F Du proto-soi social au sujet moral: rupture ou continuité?
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F Du proto-soi social au sujet moral: rupture ou continuité?
LH LANGA(;E tlf LA MC F Du proto-soi socialau sujetmoral: rupture ou continuité? Itobrice Ot.Étvrr,N.r La posture naturaliste Les sciences hunririnesollt po'r habituc* <ieconsidérer que l,apport dessciences naturellesn,estpaspertine't à l,avancement de l"ï., prop.", recherches. cet a priori.disciplinaire reposesur une croyancerarement ex_ plicitée:au coursde |histoirenaturelre, l'émergence de capacités tout à fait extraordinaires aurait pour.ainsi clirepousséles sujetshumains hors de I'ordrede la nature.cette idée,qui faitie l'espèce hurnaineun. .rp".. nà part>' a.l'avantagede flatter favorablement l'ego.1", hu-ui,r, l.l, .o-,,'. on le sait'ont beaucoupde peineà admettre leur naturea.ri-ur'" (DEcoNcHv 1993)'Par contre,en à ce penchant,les sciences humaineset -cédant socialesse condamnentà fonctionna, "n vaseclos,sanspoint de contact avecla science<engénéral>. ce chapitreviseà défendreune autremanière de concevoirra pratique dessciences socialesen revendiquantune continuité, aussibien ontorogique qu'épistémologique, entreressciences clera natureet les sciences de la culture.Cettetentatives'ancredans un constat<métaphysiquer: de nos jours, la naturedescomposants élémentaires de notre irniver, ,r,ertplus définiepar la philosophieou la religion maispar lessciences naturelles, en particulierla physique,lachimieeila biologier.Dansce contexte,il paraît pour le moins érrangede s'obstinerà adoiter d""; p;,d.;;;;'_"rrr.., en accordantun traitementdifférent,uo.uusulr, à la ùalité humainetout en admettantque les humainsne sont pas, en fin de compte,constitués d'autrechoseque de matière. Dltr lespagesqui suivent,nous allonsproposer un point de vue sur le . sujethumain et la moralitéqui peutct.e q.,ahfiede <naturaliste>. ce terme désig.etoute <démarche philosophiqueànrirtu,rt à harmoniserl,exnlica' uNous vivonsdansun nrondeentièremcntcompose c1cpa11içurg5 physiques semouvant dansdeschanrpsdc f'orces.certaines sont organi.sies en systèmes. certains de cessystèmes sont des systèmesvivants ct certirins de ce-ssystèmesvivarts ont acquis Ia conscrence au coursde l'évolution'AvecIa conscicnce vienti'intentionalité, la capacitécl,un,rganrsme à sereprésenter dcsobjetset desétatsclefaitsdu rnondelui même., isuo*.., 1996,p.7,na traduction) irvecles lois, les théories et les méthodes clessciencestle tion philclsophique ( P n o u s ' r 2 0 0 5 ) .I ) a n s u n p r e r n i e rt e m p s ,n o u s a l l o n s p r é s e n t e r la naturen qui tencl t\ expuiser le sujet humain cle la <trarditionr-rellen iu .on."ptinn de souligner la résistanceà toute forrne de permettra n.rur.. Ceci nous <point de vue du sujetr. Nous exposerons naturalisme qdentraîne le d'une démarche qui met le langageau coeLlr ensuitebrièvement I'atvantage fois mis en évidence les problèmes posés Une humaine. de la spécificité montrerons qu'il est possibled'enracinous par le paradigme linguistique, ner le sujet moral dans la nature, en insistant sur trois caractéristiquesessentiellesde la morale: l'aspect normatif des préceptesmoraux, I'exigence de réflexivité de la part du sujet moral et la prise en compte des intérêts d'autrui dans les actes(moraux). La posture que nous allons adopter, pour peu que I'on s'attacheà la socialesr,semble en un sens première partie du mot composé <sciences fait à inscrire notre compréhenrevient de Elle soi. de aller complètement et à tenter de faire disciplines autres le giron des sion de l'être humain dans avancerl'une des plus spectaculairesentrepriseshumaines: la science. Le sujet humain en apesanteur causale La question morale n'est pas le domaine oùrla perspectivenaturaliste est la plus simple à adopter. D'un point de vue grammatical, l'action morale semble être indissociable cl'une vision du sujet humain autonome, responsablede ses choix et de leurs conséquences.Cette conception est particulièrement bien illustrée chez un penseur qui a remarquablement bien étudié les ressorts de l'identité personnelle et de l'éthique: Paul RrccEun.Pour lui, le sujet a un caractèrepremier qui s'impose ou préexiste à toute analyseet qui ne peut être <réduit> à une quelconque dimension matérielle2.Le sujet (l'Homme) ne peut pas, par conséquent,être <expliquér. uExpliquer,c'est toujours rarlener le complexeau simple. Applicluée cette règle qui fait la noce des sciencesc1ela nature, à la psychologie, aboutit à construireI'homme comme une maison,c'est-i\-direà poser de I'involontirireet à couronnerccs cl'unepsychologie d'abordlesassises irppelle c1u'or.r premiersétagesde fonctionspar un étagesupplémentaire r On reconnaît ici unc tenclance très profonde c1ui, cn un sens, appartient à I'arrie:re p l a n i n c o n s c i e n t d e l a p l u p a r t d e s p h i l o s o p h e s . S u r l a t c n d a n c e à l ' a n t i t r r s y c h o l o g i s t ncet r philosophie, on peut se référer à Cr-ÉruENr 1997. \'lOlrA t.E E'l EV()LtJTI()N UIOLOG rQUE v o l o n t é . ( . . . ) l a c o r n p r é h e n s i o np r o c è d ed e h a u t e n b a s e t n o n c l eb i r s e n l.raut. Loin qu'on puisse dériver le volontaire de I'involontaire, c'est au contraire la compréhension du vcllontairequi est première dans I'homme. Je me comprenclsd'abord comme celui qui dit uje veuxu. (Rlc*un 19g3, pp.B-e). La prise de position sansambagesde RrccuR est symptomatiquede toute une tradition pour laquellele soi (le selflsesituebel et bien en-deçà - ou au-delà- de toute causalitématérielle:le sujets'autodétermine dans un gestequi serait<horsnature>.Ainsi,pour RrccuR, klaconscience n'est pasun phénomène naturel>(Rrccun 1983,p.67). cette perspective, qui susciteI'accordtacitedu senscommun,estmoins évidentequ'il n'y paraîtde prime abord.Tout d'abord,elleseheurteà une difficultéphilosophiquede taille,appeléele uproblèmede I'homonculeo. La personnesemblemue par une instanceinternequi dirigele comportement de I'organismequ'ellehabite:un homoncule.Mais qu'est-cequi, au seinde cet homoncule,estresponsable desdécisions? On ne peut qu,imaginerun autrehomoncule,et ainside suiteà I'infini! Brel le recoursà une instanceinterne susceptible d'être à I'origine des décisionsindividuelles n'estpastrèssatisfaisant d'un point de vue ontologique(DENNETT 1991). Par ailleurs,d'un point de vue épistémologique, elle sembleruiner tout espoirde recherchescientifrque <objective>. En effet,le sujet,par essence 'subjectifl n'estaccessible qu'àla premièrepersonnedu singulieret ne peut donc êtreappréhendé du point de vue de la troisièmepersonne,extérieure et impersonnel, de I'observateur (McGrNNr 99l ). or, si l'on acceptaitcette perspectivesubjectiviste,les sciencesde I'Homme seraientcondamnéesà une forme de <mystérianisme>, la compréhension desressorts psychologiquesdesindividuséchappantà l'emprisede touteétudescientiliqueobiective (CrÉr,aeNr & MlrEnsrarN 2003). Le langagecomme <objet>desscienceshumaines Afin d'échapperaux affresdu subjectivisme, lessciences humainesont vu émergerun modèlesusceptible de leur assurerun sorontologiqueplus solide:le langage.celui-ci présenteà premièrevue plusieursavantages. D'une part, il possèdeun ensemblede propriétésqui permettentde sortir de I'impasse<subjectiviste>. En un sens,il préexisteen effet aux individus qui le parlent et peut donc être étudié de l'<extérieur>, de manière objective.on peut ainsi prendrepour objet la sémantiqued'une langue (lesdictionnaires)ou sa syntaxe(lesgrammaires).Dans le même temps, T,ELANGA(;E I - ] ' TL A M O R A I , E le langageassllreà I'humanité une unicité à laquelle nous semblons tenir plus que tout. Car le langarge,en tant que systèmede signes muni d'une attribue aux mots un sensfixé par la commupart d'une sémantique c1r-ri nauté linguistique et d'autre part cl'une syntaxe qui permet cle combiner ((tuvre d'rrrt, (Roussg.tu ces signes en ensemble signi{rcatifs,est une 1990) clont la maîtrise est réservéeaux humains (TlnnacE 1979).Le langage semble ainsi apporter aux scienceshumaines cet <observable,dont ellesont tant besoin tout en préservantl'unicité du sujet humain. A ce stacle,il convient d'apporter une précision conceptuelle:le langage peut être envisagéde deux manières différentes.Tout d'aborcl, pour reprendre une délinitign du Grand Ro|tert,on peut le considérer comme uune fonction d'expressionverbale de la pensée'soit intérieure, stlit extérieure>.Cette conception, que l'on pourrait qr,ralifierd'instrunrcntale,a des ambitions théoriques relativementmodesteset il ne vaut guèrela peine de s'y arrêter car elle ne résout en rien la prroblématicluedu sujet (celui qui s'exprime, justement, au moyen du langage).Par contre, il existc'une conception beaucoup plus ambitieuse,que I'on pourrait qualifier de struct u r c l l e .S c l o n c e t t e c o n c e p t i o n ,l a l a n g a g ec o n s t i t u et t n s y s t è m ed e r c n v o i qui, pour nous autreshun-rains,médiatisenotre rapport au monde: <Le fait que dans mes explicationsconcernant le langage,je suis bien obligé d'user J., lurrgag" entier (non pas d'un préparatoire, provisoire) indique à lui seul que je ne puis produire quelque chose d'extérieur quant au langage, (WrrrcsNsrsrN 1990,S 120). Cette conception <totalisante>dtl langagea connu un succèsconsidérabledans les scienceshumaines, et elle a connu son acmé avec les ethnolinguistesEdward Saptn et Benjamin LEr Wuonp qui, fascinéspar les langues amérindiennes, furent convarincusque I'esprit humain se confond en fait avecla langue nqui le parleu.Pour Wuonp, nous clisséquonsla nature en suivant les contours dessinéspar les langages de nos cornmunautés.Lesprit, grâce auquel nous organisonsle flux kaléisensorielles,est ainsi ramené aux systèrnes doscopiquede nos impressior-rs (WuonE 19,56).Cette perspective,qui fait c1ela linguistiquesqui I'habitent langue un medium, un filtre qui non seulementnous l-netcn contact arvec l e m o n d e m a i sc o n s t i t u en o t r e t r n i v c r sa. c o n n u d a n sl e ss c i e n c ehst r n t a i r r e s et socialesun succèsconsidérable.Les travaux de Foucaulr en histoire (<episterne>), de GeEr.r'zen anthropc'rlogie(envisagerles "cultures coml11e oublier le des textes>),de Dennroe en philosophie (<intertextualité>),sitl-ts fameux ul'inconsciemtest structllré comme ut-rlangageude l,ecaN, montrent bien cornbien le langageest devenu pour beaucoup l'étalon épisténlique des sciencesde I'Hornme. v IC)RALE ET EVOLUTIoN LE LANGAGT.] I]T LA MORAI,I-] BIOI-OGIQUE Contment, darnscette conception,aborde-t-onle problème du sujet? Essentiellement en montrant qu'il correspondà une uplace)au sein d'un systène.Le sujet,c'esten fait I'occupantde la placeclu nje, dans un systèmelinguistique.Lesindividussont <appelés> par la languedans laquelleils grandissent à occupercettepremièrepersonnedu sujetet à se produire,dans un nouvement dialogique,comme le complémentd'un <tu>à la deuxièmepersonnedu singulier.Lessujets,dansla mesureoù ils seconstruisentdefactoen interaction,sont en quelquesorteinscritsdans la grammaired'une languer.C'est en apprenantune langueque I'on se trouve<invité,(<contraint>'?) à prendrelesplacesqui noussont assignées, notammentpar lespronomspersonnels. pasde sujet.Et sans Sanslangage, sujet,pasde morale. Le défi naturaliste Si le paradigmelinguistique comportepour le spécialiste dessciences socialesI'avantagede pouvoir adopter une démarchede type objective,il présenteune grossedifficultépour la perspective naturaliste.En misant sur le langage,on réintroduit en effet un fosséentre I'Homme et le reste de I'universpuisquecettecapacitésymboliqueest réservéeà l'espècehumaine.Si l'on tient à poserIa questionmorale en termesnaturalistes, il convientpar conséquentde relativiserquelquepeu I'importancedu langagedansla constitutiondu sujet.Autrementdit, si noussommeslesseuls êtresvivants(à notreconnaissance) à êtredouésd'une capacitélangagière, le défi naturalisteconsistealors à montrer qu'un certain nombre de caractéristiques présentées comme consubstantielles au langagesont - au moins partiellement présentesauprèsd'êtresdénuésde langage,qu'il s'agisse de nos prochescousinslesprimates,ou de ceuxqui ne maîtrisent pasencorele systèmelinguistique,lesenfants. Quellessontdonclespropriétésdont nousavonsbesoinpour écrireune préhistoirea-langagière du sujetmoral?Afin de lesdéterminer,on peut se tourner versI'indispensable vade-mecum proposépar ChristineClavreN (introductionà ce volume).Tout en nous précisantcombienil est difficile de déhnir la morale,celle-ciénumèreun certainnombre de ct_rmposantspermettantde circonscrire cettenotion complexe. Schématiquement, cettecomplexitépeut être réduite en ramenantces composantsà trois grandesclasses. D'une part, la morale renvoieà desnorme.s de conduite. t uQuelle est donc la réalité à laquelle se réfère ie ou Irri Uniquement une <réalité de d i s c o u r s , , q u i e s t u n e c h o s e t r è s s i n g u l i è r e .( B e N v c r r s r t 1 9 6 6 , p . 2 5 2 ) . par un grancl nombre de personnesclmnsun Ces dernièressont accepltées groupe donné, qui s'attendentà ce qu'ellessoient suiviespar chircun.Leur non-respect est ressenti- émotionnellement - comme une violation des droits d'autrui. D'arutrepart, la moralité est associéeà un acte réflexif,à une délibération sur le cours d'action a\suivre.Les comportements ne sont pas donc conçus comme étant mécaniquement déterminés:ç's5f çs ,'jqu" délibératif - au sens oùr I'on dit que deux piècescl'une machine <ont dtt jeu, - qui permet de considérer que les agentsmoraux sont responsables de leurs actions. Une fois un cours d'action accompli, il est donc présupposé que les agentsmoraux auraient eu la possibilité d'agir différemment: leur comportement n'était pas soumis à une causalitéexternedéterminlnte, o u c a r $ ep a r d e s m é c a n i s m e sq u i r e s t e r a i e nitm p e n e t r a b l e sà l a c o n s c i e n e e . Enfin, la morale est intrinsèquement liée aux intérêtsd'autrui, ou du moins de ceux qui sont considéréscomme nos semblables(SlennEn 1993).C'est sous cet angle que l'on peut qualilier les actions de moralement <justes> (respectde l'équité) ou nbonnes" (prise en compte du bien-être d'autrui). Afin d'illustrer la manière cl'aborder la question du sujet moral dans une perspectivenaturaliste,nous nous proposons de tenter de débusquer, sansprétendre à I'exhaustivité,quelques-unsdes composantsélémentaires ces composants essentielsde la morale. Tout susceptiblesde sous-ter-rdre d'abord, pour ce qui est de la dimension réflexive,nécessaireà la constitution du sujet moral, nous allons proposer une conception de la conscience de soi dont les basesne sont pas essentiellementlinguistiques.La dimension normative des actions morales seraensuite abordée en montrant que la détection et la prise en compte de la normalité existent aussi bien chez les très jeunes enfants que chez les primates. Enfin, nous rattacheronsla prise en compte des intérêts d'autrui aux travaux menés sr,rrI'empathie et Ies neurones miroirs. La conscience de soi Au sein de la perspectivenaturaliste,la notion cle <sujet>n'a pas vraiment bonne presse.Lorsqu'on y regarde de plus près, on s'etperçoiten effet que ce concept est assez mystérieux. Son étyrnologie elle-rnême (lat. subjectutn,parl. pas. de subjicere,jeter dessous)suggèrela presence d'une entité persistantequi serait à la source des actions d'un orgirnisme capable de s'exprimer et d'irgir à la première personne clu singulier. De qr"rel<bois, cette instance soLrveririnepeu11ni1-ellebien être fàite irlors que le corps (et donc le cerveau) est, i\ Ia manière du bateau de Thésée, continuellement modifié? De quelle natllre pourrait Lrienêtre cet étrange Y ORALE ET EVOI,UTION I]IOIOGIQUE <fantôme dans la machine, accompagnantI'individu tout au long de son existence? Ces dernièresannées,I'explosion des recherchessur la conscience,thème longtemps tabou en raison de sa dimension subjective,laissetoutefois espérerque I'on y verra bientôt un peu plus clair. La conscience,comme en témoignent I'intérêt accru desneuroscienceset la naissancede revuesscientifiques teffes que The Journal of ConsciousnessStudies ou Consciousness and Cognitior?,est aujourd'hui admise dans le champ du <scientifiquement correct>a.C'est donc plutôt par I'intermédiaire du phénomène de la conscienceque l'on peut tenter d'éclaircir quelque peu f interrogation qui sous-tend ce chapitre: peut-il y avoir un soi sanslangage? Commençons par une importante distinction d'ordre philosophique proposéepar Ned Brocx (1995). La notion de conscienceest en effet quelque peu polymorphe. Illocx propose de distinguer ((conscience phénoménaleu,uconscienceaccès>et <consciencede soiu. La consciencephénoménaledésigne <l'effet que cela fait> d'éprouver tel ou tel état de conscience(par exemple,lorsque vous percevezquelque chosede rouge, ou mangez un éclair au chocolat). Les philosophes analytiques de langue anglaiseutilisent le terme nqualiaupour désignercesétats conscientsqualitatifs. Il est communément admis qu'une grande part du monde animal possèdece type de conscience;pensonsà un chat qui se fait marcher sur Ia patte, ou à un chien qui, dégoûté, s'éloigne de son écuelle remplie de nourriture périmée. La consciencephénoménale n'implique donc pas le langage. La conscienceaccèsdésigne non pas I'aspectqualitatif d'une représentation, mais son contenu informationnel. Comme I'avaient déjà bien mis e n é v i d e n c el e s p h é n o m é n o l o g u e sl,a c o n s c i e n c ee s t t o u j o u r s , , c o n s c i e n c e de> et les états mentaux conscients "portent suru quelque chose d'autre qu'eux-mêmes:ils sont dits intentionnels.Dans ce contexte,lesobjetsmentaux sont qualifiés de conscientslorsqu'ils peuvent être recrutéspar I'organisme dans une sorte d'<espacede travail> interne où ils vont influencer aussi bien les types d'inférence effectuésque l'élaboration des décisions d'action. Là encore,il fait assezpeu de doute que de telles représentations, bien que souvent <envahies>par le langagechez les humains adultes,exis- { Parmi ccux tlui ont cléfinitivernerrt fait aclmettre la problématique de la conscience d a n s l c c h a r n p s c i e n t i f i q u c ,o n p e u t c i t e r A n t o n i o l ) e r , r e s r o , F r a n c i s C l n r c x c t C h r i s t o p h K o c u , F r a n c i s c o V , r n e r - e .M , ichacl (}zzlNrc;e, (lerald Eour-uAN, ou cncore Jearn-Pierre CnaNc;Eux. LE LANGAGII hl l.A MORALE tent au sein d'autres espècesanimales.Imaginez un chat qui, par exemple, ronronne et tente d'amener son maître vers I'armoire où est renfermée sa nourriture. fexplication la plus économique de ce phénornène est de dire qu'il a accèsà une représentation de ce qu'il désire (qui n'est donc pas un simple objet de sa perception) et que c'est celle-ci- avecd'autres qui organiseson comportement. Encore une fois, le langagene semble pas indispensableau fait de pouvoir convoqller mentalement certainesrepresentations afin d'être en mesure de planifier - sommairement - une action. Et même si I'on met en doute la possessionpar les animaux de telles représentations,celles-ci semblent rendre compte du comportement de très jeunes enfants qui sont bien loin encore de maîtriser le langage(Cr-ÉM s N r 2 0 0 7 ; C r É u s N r & M e r E n s r s r N 2 0 0 3 ) . C e d e r n i e r n e s e m b l ed o n c pas requis pour attribuer à un organisme une conscienceaccès. La question du langagese pose de manière beaucoup plus aiguë dans le cas de la consciencede soi. Cette dernière renvoie à la possibilité qu'a I'individu de porter son attention sur sa propre personne, de se prendre lui-même comme objet de pensée.Pour les partisans d'une conception langagièredu soi, on a typiquement affaire ici à des objets mentaux qui se mettent en place au sein d'échangesdialogiques oùr I'usagedes pronoms personnels (njer, utur, etc.) engagerait les individus sur les voies de la subjectivité. Une fois encore, on peut se demander s'il n'est pas possible d'emprunter une partie de ce chernin en I'absencedu langage.Plusieurs élémentsexpérimentaux vont en tout cas dans ce sens.Tbut d'abord, il est en un sens évident qu'un certain (sens du soiu existe chez le nourrisson dès sa naissance(si ce n'est plus tôt). Une expériencede Hespos et Rocs,q.r (1997) a par exemplemontré que les nouveau-nésréagissentdifféremment lorsqu'une stimulation de la zone qui entoure leur bouche est effectuéepar e u x - m e m e so u , a u c o n t r a i r c ,p a r u n e i l u t r e p e r s o n n e( a l l o - s t i m u l r r t i oyns autostimulation). Ce type d'expériencesmontre que le nouveau-né n'est pas, comme on I'a longtenps cru> dans un état originel d'indifférenciation: les informations qui proviennent de son corps, lieu physique de la sensutrlité,sont discriminées par rapport à celles qui lui proviennent de l'environnenent (RocHer 2002). Par ailleurs,il est ph-rsque probable que ces expériencesinitiirles soient connotées émotionnellement. Létat d'incornplétude des nouvearu-néshumains donne en effet a\ I'apprentissage une impclrtance crlrciale. Or, pour apprenclre,il far-rtêtre en rnesure de retenir les bonnes et mauvaisescclnséquences clesesactespassés.Schématiquement, les comportements clui ont des conséqr.rences positivespour la survie de I'individu sont associésà des sensatior-rs agréables,alors que ceux Y ORALE ET EVOI,U'I'ION I]IOI,O(;IQUE au contraire des qui tenclent à mettre l'orgar-rismeen danger décler-rchent é n - r o t i o n sn é g a t i v e s( F n r ) n e 1 9 8 9 ) .L a s p e c t é m o t i o n n e l e s t d o n c i n d i s s o ciable de la vie des humains en général,et des bébés en particulier. Ceci conduit Dauasro (1999) à penser que le soi primordial émergedu <dialogue) entre I'organisme et son milieu - dialogue qui n'est donc pas de nature linguistique. Certcs,il ne s'agit là que clel'ébauched'un soi, er.rcorebien peu réflexif. Pour parler véritablement de.<soi>,il faudrait au moins que I'enfànt soit en mesure de se constituer une représentationde sescaractéristiques plus ou moins permanentes.Ce moment clé où le soi est identifié et reconnu a été mis en évidence par une série d'expériencesclassiques q u i f o n t u s a g ed ' u n m i r o i r ( L e w r s & B n o o r s - G u N N 1 9 8 1 ) .L e x p é r i e n c el a plus fameuseconsistaità appliquer,complètement à leur insu, une marque rouge sur le front de jeunes enfants, qui étaient ensuite placés face à un miroir. En général,lorsque cesenfants ont moins de 18 mois, ils effectuent une simple exploration de ce qu'ils voient, comme si I'image qui est en face d'eux renvoyait à une autre personne. Quelques semainesplus tard, par contre, I'enfant confronté à son image spéculaireporte rapidement la main à son front. Cette réaction montre bien que les petits sujetsconstatentà ce moment un <écart>entre I'image qu'ils avaient d'eux-mêmes et leur reflet renvoyépar le miroir. Les enfants semblent donc bien posséderdès ce moment une représentationpermanente d'eux-mêmes - une représentation indépendantede I'occurrenced'un stimulus donné. Autrement dit, un enfant de 18 mois disposeraitdéjà d'un concept de lui-même. On pourrait certesnous rétorquer qu'un enfant de cet âge est plongé depuis un an et demi dans un univers de langage.Certes,mais c'estoublier I'origine de cette expérience,qui a tout d'abord été effectuéepar Gellue sur des chimpanzésadultes (1980). Ces derniers,eue I'on avait anesthésiés avant de les affubler d'une tache rouge entre leurs sourcils,touchaient immédiatement, une fois réveilléset placésen face d'un miroir, cette étrange modi{ication de leur apparence.Ils semblaient donc également capablesde se reconnaître dans le miroir et posséderl'équivalent d'un concept du soi. Or on sait, au moins depuis les travaux de Herbert TeRnRcnet son équipe sur le singe Nim Chimsky, que les primates non humains ne posséderont jamais un langagecomparable au nôtre (TEnnecE 1979).Par conséquent, il ne semble pas exagéréde dire que, décidément,le langagen'estpas requis pour acquérir cette forme de consciencede soi. Toutefois,bien que ces recherchessemblent suggérerI'existenced'une forme de consciencede soi qui n'est pas reliée de rnanière nécessaircau langage, il convient de relever que ce <soi> est encore assezsomrlaire. I-I] I,ANGAGI-] F]'I'LA MORALE Peut-on véritablen-rentparler, pour un enfant de 2 ans ou un chimpanzé, propriété qui constitue, on I'a vu, I'r-rnedes dimensions de nréf-lexivité>, essentiellede la morale? Afin de faire preuve d'un jugerr-rentmoral, il ne suffit - malheureusement- pas d'être surpris lorsque, au réveil, une tache rouge est apparue sur son front. En fait, il faut que le sujet rnoral puisse comparer des comportements (passésou présents) à des valeurs ou des principes considéréscomme nbons, ou <justes>.Schématiquement,il faut donc, d'une part, être en mesure de se représentersoi-même comme étant un même individu à travers le temps et, d'autre part, de comparer sesactes à des standards normatifs. De telles activités impliquent la possibilité cle recruter et d'activer des méta-représentations,c'est-à-cliredes reprequi portent sur d'autres représentations(SlEnnEn 2000). Or de sentatior-rs nombreusesrecherchestendent à montrer que cette capacitén'émergeque vers l'âge de 4 ans,en même temps que la mérnoire dite autobiographique ( B e n r H ; P o v r N n r - r r& C a N r 2 0 0 4 ) . Quel rôle joue Ie langagedans l'émergencede cette capacitéqui semble propre à l'homme? C'est une question qui est en cours de discussion,en particr,rlierpar les recherchesqui interrogent les origines de la <Théorie de I ' e s p r i t "( v o i r B n u v n R D ,c e v o l u m e ) .C e s i t r t e r r o g a t i o ncso n t e m p o r a i n e s - qui mettent notamment en avant l'avantageévolutionniste lié au fait de pouvoir se représenterles représentationsd'autrui, en particulier dans les c a sd e t r o m p e r i e ( B v n N r & W s r r E N 1 9 8 8 )- s o n t f a s c i n a n t e sm a i s c e c h a pitre est trop court pour leur renclrejustice. Langage et comportements pro-sociaux La secondeméta-catégorieque nous avons dérivéede l'analyseconceptuelle de Christine CravrEN renvoieà I'aspectnormatif de la morale. Les défenseursdu paradigme langagier,on s'en doute, jugent le langageindispensable à l'établissementdes régulations qui définissentles comportements jugés appropriés par le groupe (PoursHor 2004). Certes,il faut bien qu'il y ait des actesinstituant certainesrègles,délinissantpar là même les presc r i p t i t l n sq u i v o n t , , c o m p t e cr o m m e ' ,d e s n o r m c sc o m p o r t e m e n t a l epso u r l e sm e m b r e sd u g r o u p e ( C r É u E N r & K e u E n a N N 2 0 0 5 ) .D e p l u s , l e l a n g a g e va jouer un rôle essentieldans la transmissionde cesrègles(voir Eneno, ce volume). Enfin, c'est égalementle langagequi va permettre, grâce à I'imposition de nouvellescatégoriessur clesgroupes originellement fondés sur une parenté génétique,la constitr-rtionde <nousr,élargis reposant sur des r e l a t i o n sd e < p a r e n t év i r t u e l l e >( P o u r - s H o x2 0 0 4 ,p . 1 2 1 ) .I l r e f , c e s e r a i tl e langagequi permettrait de sortir d'une forme de coopération fondée uni- Y o R A L EE r ' É v o l u r r o N r l r o t - o c r e u E quement sur la sélectionde parentèle (kin selection),c'est-à-dired'un système fondé sur des collaborationsoir les sacrificesdes individus n'ont lieu qu'en faveur de ceux qui partagent un pourcentageélevéde gènes.En élargissantmétaphoriquementlesrelationsde parenté,le langageentraîneraitla constitution de communautés plus vastesdépassantles seulsliens de sang. Afin de lutter contre cettenouvelle rupture ontologique entre le moncle naturel et le monde des hommes, plusieurs pùrcours sont envisageables. Toutesles tentativesnaturalistesreposentsur une stratégiesimilaire: montrer qu'il peut y avoir quelque chosequi ressembleà des normes, ainsi que les sentiments associésà leur violation, mais qui ne serait pas médiatisé par le langage.Le déIi naturaliste consisteainsi à mettre en évidence des casdans lesquelsune forme de normativité est présentemême en I'absence du langage.Revenonsbrièvement sur l'expériencedu miroir. Philippe RocHAr a, de manière tout à fait ingénieuse,introduit une (petite), modihcation aux conditions expérimentalesclassiques.Il convient au préalable de mentionner un fait crucial: lorsque les enfants sont en possessiondu (concept de soi, (soit vers 18 mois), ils paraissentêtre extrêmement gênés lorsqu'ils se voient dans le miroir affublés d'une tache de couleur sur le front; leurs yeux se baissentet ils rougissenten vérifiant que cette bizarrerie passeinaperçue aux yeux des autres.Lidée de Rocs,q.ra été d'installer subrepticement un autocollant sur le front d'un enfant hors de la salleoù jouaient ses camarades.Pendant son absence,des autocollants similaires furent ouvertement collés sur chacun des enfants. Lorsque le sujet rentra dans la pièce,il setrouva avant même d'apercevoirsescamaradesdevant un miroir. En se voyant, gêné,il scruta rapidement l'environnement et s'aperçut que tout le monde partageait sa pilrticularité. Son sentiment de gêne s'effaçaimmédiatement et il reprit son activité habituelle, son autocollant sur le front (RocHer et s\.2002). Ce petit exemple,oùrle langagene joue aucun rôle causal,montre bien I'extrême sensibilitédes petits d'homme i\ la normativité: personne n'a dit à cesenfànts qr-rela norme était, ou n'était pas, d'arborer un autocollant de couleur sur le front. Et pourtant, la détection de l'état de chosesunormal> entraîne des réactions émotionnelles bien différentessuivirnt le degré de conformité ressentipar les sujets'. Les très jeunes enfants semblent donc disposer d'une capacité à détecter, en (scannant> le comportement de leurs semblables,ce qr-rirelève d'une normalité que l'on pourrait cluirli{ierde ufréquentialiste>.La réac- : ( l c t t e s e n s i t r i l i t r i-rl l l x n o n n c s p r é s c n t c s a u s e i n c l ' u n g r o u p c c s t t i g a l c n r e n ts o t r l i g n é ep a r B o Y t rc l R t ( . 1 iR l \ ( ) N( l ( ) ( ) l { ) . I , I - ]L A N ( ; A G E I]T' I,A MOI{AI,F] tion émotionnelle qui résulte de Ia prise de conscienced'une forme d'<anornalitéo montre combien les enfànts sont sensiblesaux manières de faire et d'être de ceux qui les entourent. Cette sensibilitépeut être conçue comme une forme de compétence sociale élémentaire puisque, en identifiant un trait majoritairen-rentpartagé,elle pourrait servir à détecter ce qu'il <convient de faire> dans un contextesocial donné. Quant aux normes ntorales,il n'est pas impossible qu'ellesfàssentellesaussi I'objet d'une détection précoce et universelle- et dor.tcnon dépendantedu langage.C'est d u m o i n s l a t h è s ed ' E l l i o t T u n r E r -( 1 9 8 3 ) q u i , p r o l o n g e a n tl e s t r a v a u x d e L a w r e n c eK o H l n E R c ( 1 9 8 1 ) , d i f l é r e n c i ec e r t e sl e s n o r m e s m o r a l e s d e s normes conventionnellesmais en insistant justement sur le caractèreuniverseldes premières,qu'il juge fondéesen nature (TunrEr 1983). Toutefois,ceux qui pensent que le langageest nécessaireà l'émergence de la morale pourraient accepterlesarguments qui précèdentet avancerun autre pion argumentatif. Ce qui précèdemontrerait certesqu'il existedes mécanismespermettant de détecter la normativité mais ceux-ci n'impliqueraient en rien que le langagene soit pas nécessaireàl'établissementdes règles,des prescriptions et des obligations socialesqui s'imposent ensuite aux membres d'un groupe. Pour contrecarrer cet argument, il convient donc de donner quelques exemplesde comportements qui, bien qu'ayant lieu au sein de sociétésdépourvues de langage,semblent bel et bien relever d'une forme deprcscription. C'est bien entendu auprès des sociétés de primates supérieurs que nous avons le plus de chance de détecter de tels comportements <nornatits>. Les observationset les expérimentations menéespar Frans os Waer (1989) et son équipe avaient notamment pour objectif de détecterde telles régularitéscomportementales.Ainsi, une des expériencesmenéesau centre d'étude de Yerkesconsistaà proposer,alternativement,aux chimpanzes composant ce groupe, des paquets constitués de branchageset de feuilles solidement reliés; les primates avaient donc la possibilité, lorsque c'était eux qui recevaientcette nourriture, de la garder pour eux. En fait, I'observation de 7000 interactions impliquant 9 individus a montré que les échangesentre les dyadesqui s'étaientformées étaient égalitaires.De plus, ces <trocs>ne portaient pas uniquement sur de la nourriture. En effet, les chimpanzés qui n'avaient pas reçu beaucoup de nourriture clela part des gardiensarrivaient cependantà en obtenir de la part de leurs congénèresà condition qu'ils aient auparavantpirssédu temps à les épouiller.Lépouillage servirait dans ce cas de <rnonnaie d'échanger. Ceux qui n'avaient pas sacrifié à ce rituel étaient par contre rudement mis à l'écart lorsqu'ils -v Ot-o(iIQUE IlosNaNet quémanclaient de la nourriture. l)ans une autre expérience, (2003) que les réagissent négativement ont clémontré chimparnzés rE WaRrAinsi, lorsqu'ils lorsqu'uneclistributionse fait de manièrenor-réqr"ritable. voient un expérimentateur distribuerde la nourriture plus appétissante (du raisin)à un congénère en échanged'un objet alorsqu'ilsviennentde (une tranchede concombre), moinssatisfaisante recevoirune récompense Il existe ils diminuentleursinteractior-rs d'échange avecI'expérimentateur. mêmedessituaticlns où une attentedéçue(refusde coopérerou de partaTntvEns(1971)parger)débouche sur descomportements de vengeance. (moralistic pour désigner lait d'ailleursd'nagression morale, aggression) d'actesde réconce type d'actionpunitive.Enfin,il faut noter I'existence et de rendreplus fragile ciliation,qui empêchentla situationde dégénérer I'ensembledu groupe.Il arrive même que desactesde médiationsoient par un individu (pasforcémentun mâledominant,d'ailleurs,en effectués suscepfait c'estgénéralement une femelle)afin de diminuer I'agressivité tible d'envenimerles rapportsentre certainsindividus du groupe.Dans ce genrede situations,il estimportant de soulignerque le médiateurpeut réagirde manièreimpartiale:il intervientsansprendreparti, ni pour des membresde safamille,ni pour desalliés(nEW,ter 1996). Tout sepasseainsicommesi une forme rudimentairede justiceétaità l'æuvredanslessociétés de prir-nates. Ce type de résultatstend par conséquentà corroborerI'idéeselonlaquellele sentimentd'injusticeseraitproOr qui dit justice fondémentenracinédansnotrehéritagephylogénétique. dit normescomportementales: certainstypesde comportementssont atdesémotions tendusdesmembresde la sociétéet, en casde transgression, voiredevengeance et deremiseà I'ordreémergent négatives de réprobation, au seinc1ugroupe.Il paraîtpar conséquentassezraisonnabled'admettre qu'il existedansla naturedesproto-normesen I'absence du langage. I,I] I,ANGAGE E1' I,A MORALE Le souci desautres Pour s'imposer comme un préceptemoral, cetteformule implique deux types de capacitésde la part des êtres moraux. D'une part, il faut que les indiviclLrssoient en mesure de déterminer, dans une certaine mesure,si ce qui est subi par autrui est accompagnéde plaisir ou de déplaisir.l)'autre part, on peut se demander si la Règled'Or n'est pas urelayée,par des mécanismes psychologiquesqui tendraient à diminuer les comportements entraînant une souffrance auprès d'autrui, voire même favoriseraientles actes altruistes.Cette dimension de la morale semble ainsi liée à une dimension empathique. Une question se pose alors, de manière analogue aux cas envisagésprécédemment: cette capacité<à se mettre à la place de l'autre>,à ressentirpar procuration sesémotions et à agir en conséqr.rence, est-elleréservéeau seul Sujet humain qui, grâceà un univers intérieur enrichi par le langageet à une longue expériencedialogique,serait en mesure d'adopter le point de vue de I'autre? La stratégie naturaliste, une fois encore, consiste à se demander si les processusqui sor.rs-tendent les phénomènes d'empathie ne sont pas présents, du moins sous une forme simplifiée, auprès d'organismes moins complexes et dépourvus de langage. Dans ce contexte, d'intéressantes recherchessur les pleurs des bébés ont été effectuées.Sacr et HorpuaN (1976) ont ainsi montré que les enfants <âgés>de 34 heures crient significativement plus en réponse aux cris d'un autre enfant qu'au silence ou à des cris synthétiques.Grace MaRrrN et RussellCrenx ( I 982) ont répliqué puis prolongé ces résultats;ils ont pu mettre en évidence que les enfants calmes se mettent à pleurer lorsqu'ils entendent un enregistrementsonore d'un autre enfant en pleurs. Ils ont égalementpu mettre en évidencedes résultatscomplémentairesintéressants:(a) les enfants en train de pleurer qui entendent un enregistrementde leurs propres pleurs cessentpresque complètement de pleurer,et (b) les enfantscalmesignorent les pleurs d'un chimpanzé, et même ceux d'un enfant plus âgé! Ces éléments tendent à prouver qu'une forme d'empathie peut être considérée comtlre un uré- Le troisièmecritèreque nousavonsretenupour circonscrirela difficile notion de umorale,'est lié à une forme de prise en compte de I'intérêt d'autrui.Un comportementest typiquementqualifiéd'immoral lorsqu'il apporteun bénéficeau détrimentd'autrui,qui est atteint dansson inté(<norarle>). grité physiqueou psychologique Réécritsousia forme d'une maximedéontique,cettepriseen comptede bien-êtrede I'autreest bien résuméepar la Règlecl'Or:<Nefaispast\ autrui ce quc tu ne vouclraispas qu'il te soit fait, (Rrcouun1990).Cettefbrmuleclassique met cloncau centrede Ia moralela cuestionclusoucide I'autre. flexe>émotionnel largement inné qui se déclenchede manière spécifique en présencede pairs confrontés à une situation potentiellement douloureuse.D'ailleurs>au cours de la secondeannée,l'empathie se mue en (sympirthie> et des comportements de réconfort émergent lorsque les enfants sont confiontés au spectaclede la douleur d'autrui. Cette aide devient de m o i n s e n m o i n s é g o c e n t r i q u ee t s em u e e n c e q u i p e u t ê t r ed é n o m m é l ' e m pathie cognitive (HoEru,tN 2002).Il est égalementintéressantde noter, à I'adressecleceux qui pensent que Ia possessiondu langageest inclispensable à la création d'un <nous,' de solidarité, que cette force ernpathique ne IOITALEET EVOLUTION I}IOLOGIQLIE s'exercepas de manière indiscriminée; elle porte, cortme on I'a vu dans Et une fois encore,cette caractéle cas des enfànts,sur des nsemblables>. (proto-morale, ne se limite pas aux êtres humains. En 1964 déjà, ristique MessrRueN et sescollèguesont ainsi montré que des singesrhésus arrêtaient de se nourrir si l'opération requisepour obtenir de la nourriture entraînait une douleur pour I'un de leurs congénères.Dans cescirconstances, un des singescessamême de se nourrir pendant douze jours (MnssERMAN et al. 1964).Il semble donc bien existerdes moyens très primitifs - et donc non linguistiques- permettant de former des communautés empathiques entre des individus reliéspar certainesrésonancesaffectives. Comment rendre compte de cetteforme d'empathie première?Les mécanismesphysiologiquesqui la sous-tendentpourraient être éclaircispar une découvertequi a récemment marqué I'ensembledes sciencescognitives. Léquipe italienne de Vittorio GaLLess et Giacomo Rtzzolert ont en effet mis en évidence I'existencede uneurones miroirs>. Leur expérience fondatrice (dans laquelle le hasard joua un rôle important) consistait à enregistrer,chez des singesmacaques,I'activité électrique des zonesimpliquéesdans le contrôle des mouvements de la main et de la bouche (GnrLESEet al.1996). Ils ont découvert que certainsneurones devenaientactifs aussi bien lorsque les singes effectuaient eux-mêmes une action donnée que lorsqu'ils observaient I'expérimentateur accomplir une action similaire. Cette découverte,qui a été reproduite auprès de sujets humains, est fondamentale car elle a mis le doigt sur un mécanismeconcret de ,,miseen phase, entre individus. Pour GaLLasE,I'imitation, I'empathie (voire méme le mind reading) reposeraient ainsi sur un trait commun: ils dépendent de la constitution d'un espacesignificatif intersubjectif partagé (GeuEsr 2004). Et les neurones miroirs auraient été sélectionnésprécisémentparce qu'ils remplissentcettefonction. Pour Dr,cr,rv (2001; JecxsoN et a\.2005), l'émergencede cette résonanceneurale serait due à des pressionssélectives favorisant la capacitéà ressentir et à partager les états subjectifsd'autrui. Notre système nerveux, par I'intermédiaire de ses propriétés physiologiques, permet ainsi d'entrer en résonanceaffectiveet motrice avec autrui, et ce dès la naissance6. ' l l c o n v i e n t i c i d c r e m a r q u e r q u e l ' h y p o l h è s ed e s n c u r u n c \ r t t i r o i r s ,r ' n i t t s i s t l t t r sl u r I a r é s o n a n c eà l a 1 ' " p e r s o n n c d e l a p c r c c p t i o n d e s é n - r o t i o n sd ' a u t r u i , p e u t i n s u f f l c r u n e m o t i v a t i o r r < é g o ï s t c >a u x c o m p o r t e m c n t s a l t r u i s t e s . . . I ) a n s l e f o n c l ,l c r e s s o r tc l eI ' a l t r u i s m e r é s i d e r a i t d a n s l a t e n t a t i v c d c r é c l u i r e u n i n c o n f o r t p e r s o n n e l é v e i l l é p a r l a ç r e r c e p t i o nd e l ' é t a t d e d é t r e s s cc l ' a u t r u i . P o u r c o n t r e c a r r c r c c t t c c o n c c p t i o n ' é g o ï s t e 'o, n p e u t s c r é f é r e r a u x travaux clu psychologue Daniel l3ersox ( I 99 I ). ORALE L hypothèse des neurones miroirs, dont la portée est encore à discuter (facon & JeaNNEnon2005), constitue une avancéenaturalisteimportante. Elle pourrait permettre d'éclaircir un des plus vieux problèmes philosophiqr-res,I'existencedes autres esprits, en montrant comment I'autre est <compriso dans I'architecture même de notre esprit. Si les recherchesen cours confirment I'existencede résonancesaffectives,et non seulement motrices, la prise en compte de I'intérêt d'autrui ferait alors bel et bien partie de notre <héritagebiologiquer. Conclusion Cet article avait pour objectif de montrer qu'il n'est pas absurde de penser qu'il existe, au sein d'univers dépourvus de langage,certains des composants élémentairesdu sujet moral. Afin de défendre une perspective naturaliste,nous avons montré dans un premier temps que lesjeunes enfants,et peut-être les primates supérieurs,possèdentune certaine image d'eux-mêmes, une consciencede soi,image qui peut entraîner de la gêne lorsqu'elle se trouve en <décalage)par rapport à ce qui est considérécomme unormal> par le groupe de référence.Ce proto-concept du soi corporel, bien qu'élémentairedans un premier temps (kinesthésique),sert très probablement de fondement au concept de soi des humains. Nous avons toutefois admis que le concept de sujet moral nécessitaitdes capacitéscomplémentaires.Il faut notamment avoir la possibilitéde se concevoir en tant qr"i<instanciationsrépétéesà traversle temps> (Benru & PovrNsrrr 2005), c'est-à-dire comme étant le umême> à travers le ternps et les situations. Pour ce faire, la maîtrise d'un soi autobiographique est indispensable,et cette maîtrise repose notamment sur la capacitéà rnéta-représenter. A ce niveau, la question du rôle du langagese pose de manière tout à fait pertinente; rnais elle s'inscrit dans une continuité ontologique, et non plus en i r r s t i t u a nut n e r u r p t u r et p r i o r i . Dans un second temps, nous avons indiqué un ensemble d'éléments qui laissepenser qr.rela dimension normative, qui est impliquée dans ltr définition de la morale, ne dépend pas non plus essentiellerrrent du langage.Cette normativité renvoie,notamment chez des primates supérieurs, i\ des attentescie comportements <irttendus>dans certainessituirtions sociales,i\ ce qu'il convient cle faire pour agir cle manière <juste>.Darnsce contexte,certainesémotions sont cléclenchées lorscluequ'un autre membre clu (nous) constituant la communauté est atteint clans son intégrité, ou qu'une action injuste est perpétrée envers l'un des siens (qui n'est pas forcément un proche parent biologique). Nous avons vu que la base OI-OGIQUE rnotivationnelle qui sous-tenclcet <altruisme psychologique> (Sonnn & WrlsoN 1998) por-rrrait reposer sur I'existencede neurones miroirs par lesquelsce qui arrive i\ autrui est <réverbéré>dans le cerveaude l'individu;. Notons toutefois que, une fois encore,nous nous trouvons à des lieuesdes situations humaines tragiques où le sujet moral oscille entre le bien et le rnal, ayant à I'esprit les avantageset les inconvénientsqu'une transgression comporterait. De tellesdélibérationsintérieuresmettent sansaucun doute en (æuvrele langage,rnais la mesure dans laquelle il <fbrmate>ces délibérations est encore à mettre en évidence. À I'issuede ce parcours,il resteà évoquer un trait moral qui ne manque pas de souleverdes difficultés dans une perspectivenaturaliste:Ia responsabilité. Pour dire que quelqu'un est responsable,il faut pouvoir Iui attribuer la possibilité d'avoir pu agir différemment. Comment rendre compte du choix personnel, qui semble impliquer une suspension momentanée de toutes les déterminations causales,au sein d'une perspectivescientifique? Comme le dit Daniel Dr,NNErr, ule libre-arbitre est réel, mais il n'est pas un trait préexistantà notre existence,telle la loi de la gravité. Il ne correspond pas non plus à ce que la tradition a longtemps déclaré:un pouvoir de type divin de s'exemptersoi-même des lois du monde physique.C'est une création qui a émergédes activitéset des croyanceshumaines, création qui est aussi réelle en tant que telle que les autres créations humaines comme la musique ou l'argent> (DENNETT2003, p. 13, ma traduction). Le langage est sansaucun doute essentielà cette création collectivequ'est la personne morale; mais il reste encore beaucoup à faire pour articuler son rôle avec celui des autres déterminants de notre formidable aventurehumaine. Bibliographie BnNvENrsrr,Emile 1966,Problèrne de linguistiEtegénérale 1,Paris,Gallimard. BaRru,Jochen, PovrNnLLr, DanielJ.,CaNr,JohnG.H.,2004,<BodilyOrigins of SELI;>,ln D. Berrr et al (éd.),The Selfond Memory,New York: Psychology Press,pp. I I -43. BansoN,DanielC., 1991,TheAhruisrnQuestion, Hillsdale(Nf ): Lawrence ErlbaumAssociates. 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Mais,ma perspective, parcequ'elles'inspirede WrrrcENSTErN, n'a aucune affinité avecla recherchede fondementsphilosophiques,lui préférantles j'aimeraistenter tentativesd'éclaircissement conceptuels. En I'occurrence, de mettreun peu d'ordredanslesrapportsentrelesconceptsde langage, de sujetet de morale. Autant dire que le point de vue linguistiqueque j'adopteraidans ce chapitren'aurarien de la conception<totalisante> du langageque Fabrice CrÉusNr (cevolume)prêteà WrrrcENSrErN. Pourêtrebref,le philosophe viennoisne cherchepas à tout expliquerpar les mots, mais à s'intéresserde prèsaux mots de nos explications. Et peut-ontotalementsepasser desmots dansnos explications? Toutethéoriea recours,à plus ou moins grandeéchelle,au langagenaturel.Il nous faut donc parler de mots. En I'occurrence du mot nmoraler. Une définition de la morale ChristineCrevrpN(cevolume,introduction)donneune définitionde la morale en dégageant un certainnombre de traits sémantiques qui en c o m p o s e nl al s i g n i f i c a l i odna n su n ea n a l y sqeu en e r e n i e r a i e p na t sc e r t a i n s iinguistes. D'un point de vue formel,la moraleestliée,selonelle(l ) à desnormes de conduites,donc à des prescriptions,(2) à un acte réflexif,les agents