La souffrance, mystère de l`homme
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La souffrance, mystère de l`homme
La souffrance, mystère de l’homme Certains disent inhumaine la souffrance. Toute l’expérience proteste contre cette affirmation. A mon sens, elle est signe d’humanité et donc propre à l’homme ; elle est terriblement humaine : qu’elle soit scandale (ce n’est que trop vrai) au moins au double sens d’occasions d’errance ou d’indignation ; qu’elle soit révolte (ce n’est que trop légitime), au sens où elle est mobilisation et soulèvement violent contre une oppression ; qu’elle soit misère (ce n’est que trop juste), au sens où elle est malheur et indigence ; qu’elle soit ceci ou cela, qu’importe ? nul n’y échappe : moins il sera « brute », plus il sera souffrant ; moins il sera insensible, plus il sera humain. La souffrance n’est ni un bien ni un mal ni une punition ni une récompense. Elle est partie intégrante, sinon intégrée, de la nature humaine ; elle ne peut s’en dissocier. Mystère d’humanité, elle ne s’explique pas mais se vit dans un pèlerinage étrange qui se situe entre deux temps incertains celui de l’origine et celui de la fin dernière. * Prendre le risque de différencier douleurs et souffrance est une nécessaire gageure : elles ne sont pas du même ordre, les unes et l’autre s’engendrent réciproquement et se potentialisent mais ne se confondent pas. S’il convient de tout faire pour calmer les douleurs par des analgésiques et même par des pratiques inspirées de la sophrologie, la souffrance, elle, résiste aux artifices ; il faut négocier avec elle comme on négocie avec soi-même. Une certaine rébellion contre la souffrance se présente comme dissidence de la nature humaine, mais il est vrai aussi que la révolte vaut mieux que la servitude. Les thérapeutiques médicales ou du comportement visent à calmer les douleurs ; elles y parviennent souvent mais, au-delà de leurs pratiques immédiates, elles permettent une proximité des personnes et contribuent de ce fait à l’apaisement de la souffrance. Lorsqu’il se laisse faire, compatit à lui-même et s’en remet à la dureté du temps, l’homme réduit la souffrance et peut-être la berne. Elle s’atténue sous l’effet du soin : bataille d’altérité. Soigné, on devient alors cher et précieux à quelqu’un qui entre dans la lutte de la souffrance. Les soignants de toutes sortes, alliés objectifs du patient, pactisent avec lui. Ils affrontent ensemble les aléas des jours et des nuits pour assumer le réel : obscurité et lumière. En même temps, ils abordent au dérisoire et au sublime, et se gardent réciproquement du naufrage de l’absurdité. Point n’est besoin d’être certain d’un résultat pour entreprendre ; on peut se masquer la réalité, mais l’on sait d’avance qu’il est vain de tricher avec elle. L’homme, être de souffrance, ne se libérera pas de sa nécessaire étreinte par des rêves éveillés que d’autres appellent fuites, mais par la bienveillante présence de quelques-uns dont la vraie pitié est acquise non pas par condescendance mais à cause de l’égalité fraternelle. On ne s’évadera pas de la souffrance ; on la traversera ensemble. Escorté et pressé par peur et angoisse, le souffrant trouve en ses deux compagnes une sorte de dérivatif car il peut les analyser, les désigner et les nommer. Même si elles conduisent à des comportements fous, elles engendrent l’action et débloquent l’étau de souffrance intense. * Inéluctable, la souffrance n’est pourtant pas du domaine de la fatalité. Délivrée de la démission et de la résignation par l’acceptation du réel, elle suscite le combat et appelle la nécessaire consolation dont les humains ont besoin pour vivre. Signe de la proximité de l’autre, la consolation n’est pas un en plus dont on pourrait se passer. L’homme a beau inventer des machines, des appareils, il a beau les approcher le plus près possible du mystère de la souffrance, non seulement le stratagème et la ruse ne vaincront pas le mal mais, s’il le déshumanise par la « machination », il le rendra encore plus profond. L’équipement trop sophistiqué a-t-il été mis en place pour faire vivre ou pour faire écran ?... Y a-t-il des machines à escamoter la souffrance ?... Lorsque des appareils se dressent entre lui et les autres, le souffrant, en effet, sent se renforcer la solitude et s’éloigner la consolation. Poussée par cette conviction, la cité organise les soins. Soigner sous toutes ses formes est une des conditions du maintien de la vie humaine et de sa grandeur. Cette action ne vise pas d’abord à guérir mais à permettre de vivre ou de mourir en homme. Soigner manifeste l’affection et la solidarité d’autrui, et lorsqu’il joint la compétence à la proximité il signifie encore plus la grandeur de la nécessaire consolation. Même si la souffrance demeure à jamais, la grandeur de l’homme et de la société n’est pas de se résigner : c’est d’y consentir en acceptant le combat. Christian Montfalcon