Les Mères de la Place de Mai

Transcription

Les Mères de la Place de Mai
UNIVERSITE ROBERT SCHUMAN
INSTITUT D’ETUDES POLITIQUES DE STRASBOURG
LES MERES DE LA PLACE DE MAI,
Un nouvel acteur politique dans l’Argentine postdictatoriale.
Laetitia Dumont
Mémoire de 4ème année d’I.E.P.
Direction du mémoire : Denis Rolland et Philippe Juhem
Mai 2007
L'Université Robert Schuman n'entend donner aucune approbation ou improbation
aux opinions émises dans ce mémoire. Ces opinions doivent être considérées
comme propres à leur auteure.
2
SOMMAIRE
Introduction
…………………………………………………………………………………………5
Première partie. Une « quête de justice et de vérité » pour les disparus
de la dictature ………………………………………….………………14
Chapitre 1. La genèse du mouvement pendant la dictature (1976-1983) …………15
I. L’avènement de la dictature et la mise en place du « processus de
réorganisation nationale » ……………………………………………………15
II. La naissance du mouvement de recherche des disparus et la création de
l’association des Mères de la place de Mai ………………………………….21
III. Le développement du mouvement …………………………………………..24
IV. La fin de la dictature ………………………………………………………….29
Chapitre 2. Le retour à la démocratie et l’impunité des militaires …………………34
I. La transition démocratique sous Alfonsin …………………………………..35
II. La politique ménémiste ………………………………………………………39
Chapitre 3. Un rôle majeur dans la lutte contre l’impunité …..……………………44
I. Les Mères et le retour à la démocratie ………………………………………44
II. Une quête de justice …………………………………………………………..52
III. L’action spécifique des Grands-mères de la place de Mai ………………….61
Deuxième
partie.
Une
légitimité
réinvestie
dans
l’action
politique.........................................................................66
3
Chapitre 1. Le capital acquis ……………………………………………….………..67
I. Un capital symbolique : la notion de « mère » ………………………………67
II. Un capital éthique et moral : la lutte « pour la vérité et la justice » ………..70
III. Un capital politique …………………………………………………………..71
IV. Un capital médiatique sur la scène nationale et internationale, enjeu de
reconnaissance et de visibilité ………………………………………………..75
Chapitre 2. L’élargissement du champ d’intervention ……………….…………….78
I. Le développement de l’Association dans d’autres domaines ….…………...79
II. Les Mères sur la scène internationale ………………………………………..83
III. Un travail de mémoire : les mères face à l’oubli …………………………….90
Chapitre 3. L’engagement des Mères après la crise de 2001 …………………….....96
I. La crise de 2001 et l’arrivée de Kirchner au pouvoir ……………………….97
II. La réaction des Mères face au tournant pris par Kirchner vis-à-vis de
l’impunité …………………………………………………………………….101
III. Les 30 ans du mouvement ….……………………………………………….107
Conclusion ………………………………………………………………………......113
Sources
…………….…………………………………………………………………………117
Bibliographie
……………………………………………………………………………………….119
Annexes
………………………………………………………………………………………121
Table des Matières …………………………………………………………………140
4
« Dans une douleur de mère, l’excès toujours menace »1
Le mouvement des Mères de la place de Mai à travers les 30 dernières années de
l’histoire argentine.
L’Argentine est un véritable « laboratoire du pouvoir militaire »2. En effet,
depuis 1930, cinq régimes militaires se sont succédés. Les forces armées n’en sont
donc pas à leur banc d’essai lorsque le 24 mars 1976, une junte militaire s’installe
au pouvoir à la suite d’un coup d’Etat contre le gouvernement d’Isabel Perón. Cette
junte, dirigée par le général Videla, devient le seul organe suprême de l’État et
l’acteur principal d’une répression visant, au nom de la doctrine de la sécurité
nationale, à attaquer toutes les personnes classées dans la catégorie de
« subversifs » : militants syndicaux, membres d’associations de défense des droits de
l’homme, intellectuels, étudiants… Dans la guerre "antisubversive", l’armée
argentine met au point, avec l’aide technique d’officiers français et d’instructeurs
nord-américains, la pratique de la disparition systématique des personnes. C’est une
arme terriblement efficace, car elle permet d’effacer les traces du crime, de
soustraire les corps des victimes à leur famille, d’effacer leur existence. Son impact
est d’autant plus grand que ce procédé a été utilisé massivement.
Face au refus prolongé des autorités de répondre aux familles quant au lieu
de détention et au devenir des disparus, et malgré la peur dans laquelle vit la société
argentine, un mouvement spontané de femmes, pour la plupart des mères de
disparus, émerge. Le 30 avril 1977 à 15 h 30, elles inaugurent une nouvelle forme
de protestation : quelques femmes — elles sont 14 — marchent silencieusement
autour du monument érigé au centre de la place de Mai à Buenos-Aires, face au
palais présidentiel. Dès lors, tous les jeudis à la même heure, ces femmes, de plus en
plus nombreuses, coiffées d’un foulard blanc sur lequel est inscrit le nom de leur
1
Nicole Loraux, Les Mères en deuil, Paris, Seuil, 1990, p. 24.
Franck Lafage, L’Argentine des dictatures (1930-1983), Pouvoir militaire et idéologie contre-révolutionnaire,
Paris, L’Harmattan, 1991, p.104.
2
5
enfant disparu, viennent protester en silence. Malgré les différences de milieux
sociaux qui sont représentées au sein de leur mouvement, leur conscience politique
souvent limitée et le risque de répression, elles persistent dans leur mobilisation. En
1980, elles sont plus de 2 000 à venir protester chaque jeudi. Elles occupent alors
toute la place. Les rondes hebdomadaires de celles que les militaires ont tôt fait de
qualifier de « folles de mai » permettent de sensibiliser l’opinion publique
internationale à la question des disparus.
En 1983, la dictature prend fin. Un lourd bilan de 30 000 disparitions amène
les Mères à agir pour que la vérité éclate sur ces disparitions et que les coupables
soient punis. Toutefois, malgré la mise en place en 1985 par le président Alfonsin
d’une commission d’enquête
et la tenue d’un procès historique jugeant les
responsables de la répression, les militaires bénéficient rapidement d’une impunité
quasi-totale du fait de la promulgation des lois du « point final » et de l’« obéissance
due ». Les Mères de la place de Mai luttent dès lors contre l’amnistie quasi-totale
couvrant les crimes commis par les militaires, amnistie confirmée par le
gouvernement de Carlos Menem : en 1991 il gracie les militaires emprisonnés à la
suite du procès de 1985. De plus, elles combattent la corruption qui touche les
hommes politiques et prônent l’instauration d’une démocratie, d’« un régime
politique dans lequel la souveraineté est exercée par le peuple »1. Dans un pays
défini par l’ historien argentin Carlos Floria comme « une république incomplète
dans une démocratie précaire »2, le mouvement des Mères de la place de Mai
radicalise son discours et ses actions et étend ses revendications au domaine de la
justice sociale.
L’arrivée de Néstor Kirchner au pouvoir, à la suite des événements de
décembre 2001 en Argentine change la donne vis-à-vis des militaires responsables
de la répression. En effet, le nouveau Président, élu en 2003, décide de prendre un
tournant par rapport à ses prédécesseurs en matière d’impunité. Il abroge ainsi dès
le début de son mandat (fin 2003-début 2004) les lois garantissant l’impunité des
1
B. Badie, P. Birnbaum, P. Braud, G. Hermet, Dictionnaire de la science politique et des institutions
politiques, Paris, Armand Colin, 1994 (5ème édition), 2001.
2
Carlos Floria, « L’Argentine à l’épreuve », Etudes, n°4026, juin 2006, p. 735.
6
coupables des 30 000 disparitions. Dès lors, il s’attire les bonnes grâces du
mouvement des Mères de la place de Mai, qui salut ses initiatives.
L’évolution d’un mouvement social original.
Par mouvement social, Erik Neveu définit le mouvement social comme une
« forme d’action collective concertée en faveur d’une cause »1. L’association des
Mères de la place de Mai répond à cette définition dans la mesure où leur action est
un projet collectif volontaire et non une simple agrégation de comportements
individuels qui se construit en faveur des disparus. Les Mères dépassent en effet la
douleur personnelle d’avoir perdu un enfant en collectivisant leur lutte. Leur
combat ne se fait plus en effet pour retrouver un fils, une fille disparus, mais la
totalité des enfants enlevés. Si ce mouvement se structure par la suite et
s’institutionnalise, il est à l’origine spontané et réunit des femmes ayant une
conscience politique limitée dont le seul projet est d’éclaircir les circonstances de la
disparition de leurs enfants.
L’association des Mères de la place de Mai s’intègre par ailleurs dans
l’histoire des mouvements sociaux en Argentine qui « a contribué à consolider dans
une culture nationale de la protestation la place centrale de la manifestation, et celle
d’un site, la plaza de Mayo, point central des défilés officiels et visites de dirigeants
étrangers, située au centre de Buenos Aires, devant le siège de la présidence »2.
L’investissement par les Mères de ce lieu historique n’est donc pas neutre et révèle
l’ancrage de l’association dans l’histoire sociale argentine. Mais l’utilisation qu’elles
font de ce lieu est originale, comme le décrit Carlos Floria. En effet, la dictature
interdit toute manifestation,
« (Les Mères) vont prendre l’habitude de marcher silencieusement, 3
heures chaque jeudi, sur les allées piétonnes de la place, la tête enveloppée
comme à l’église d’un châle qui porte le nom et la date d’enlèvement du
disparu (…). Même si plusieurs de ces mères vinrent s’ajouter à la liste des
disparus, la junte ne put jamais trouver la réponse adéquate à cette forme de
1
2
Erik Neveu, Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 2000, p. 9.
Idem, p. 44.
7
reconquête de l’espace symbolique d’expression de rue, suscitant respect et
sympathie de l’opinion1 ».
Avec le retour à la démocratie et face au constat que les assassins de leurs
enfants ne sont ni jugés ni condamnés, les Mères de la place de Mai radicalisent
leur mouvement. Il faut comprendre l’évolution de cette radicalisation en fonction
de trois facteurs. En premier lieu, la conscience politique des Mères s’affirme et le
mouvement qu’elles animent se politise. En passant de la recherche d’un enfant à la
réclamation de tous les disparus « en vie », elles développent leurs exigences. En
second lieu, cette radicalisation doit être interprétée à la lumière du contexte
historique : en effet, l’association est très critique vis-à-vis des gouvernements de
Raul Alfonsin, Carlos Menem et Fernando De la Rua qui promeuvent des
politiques d’impunité, tandis qu’elle consent à coopérer avec Néstor Kirchner.
Enfin, cette radicalisation s’intègre dans un contexte social et économique
particulier. Les Mères de la place de Mai sont radicales, en comparaison avec
d’autres mouvements sociaux qui défendent la cause des disparus comme le CELS
(Centre d’Etudes Légales et Sociales) ou même le sous-groupe de Mères : Madres de
plaza de Mayo – Linea fundadora2. Les revendications de ces derniers sont moindres
(condamnation des hauts responsables de la dictature essentiellement, alors que les
Mères de la place de Mai exigent la condamnation de tous les responsables
militaires et civils), et ces groupes coopèrent avec le pouvoir politique et les
institutions judiciaires. Par ailleurs, la situation sociale et économique difficile de
l’Argentine pousse les Mères à intervenir dans un nouveau domaine : celui de la
lutte contre les inégalités sociales, domaine dans lequel elles se montrent aussi
intransigeantes.
Au final, dans l’Argentine post-dictatoriale, c'est-à-dire depuis 1983,
l’association des Mères de la place de Mai peut être considérée comme un
mouvement social de défense des droits de l’homme au sens large. En effet, en
fonction du contexte politique, elles luttent pour que le cas des disparus soit
1
Ibid.
2
Groupe de Mères de la place de Mai ayant scissionné en 1985 du fait de désaccords
quant aux actions de l’association.
8
reconnu comme un problème publique, c'est-à-dire qu’il soit « pris en charge par des
acteurs suffisamment influents pour le constituer en objet de débat sur la scène
politique institutionnelle ou médiatique »1. Mais leur combat s’élargit à tous les
droits de l’homme puisqu’elles s’engagent peu à peu à défendre tous les droits
humains, et notamment ceux des plus démunis. Afin d’atteindre leurs objectifs, les
Mères ont développé des registres d’action spécifique. Elles réussissent ainsi à se
faire entendre dans les lieux institutionnalisés comme les médias, les tribunaux, etc.
mais ont aussi leur place dans les lieux spécifiques des actions protestataires
(manifestations, campagnes d’opinion, etc.) et ce, malgré la marginalisation qu’elles
subissent du fait de leur radicalisation.
Sources et méthodologie
Les Mères de la place de Mai sont le sujet de nombreux ouvrages. Toutefois,
du fait de la forte portée émotive et symbolique du mouvement, ceux-ci traitent plus
de l’histoire originale de ces femmes argentines, de manière quasi journalistique,
qu’ils n’en font l’analyse. De fait, il m’a été impossible de trouver des statistiques
sur leur mouvement, et les chiffres donnés dans les divers ouvrages cités sont le plus
souvent ceux avancés par le mouvement des Mères lui-même que ceux d’une
organisation plus « neutre ». De plus, ces livres traitent davantage de la naissance et
de l’évolution du mouvement sous la dictature, que de son développement depuis le
retour à la démocratie. L’historique de l’organisation y est cependant très bien
développé.
La mise en perspective du mouvement des Mères de la place de Mai dans
l’Argentine post-dictatoriale s’est donc faite tout d’abord au travers d’ouvrages plus
généraux, qu’ils soient historiques ou sociologiques. De plus, j’ai été aidée dans mes
recherches par des articles analytiques parus dans des revues spécialisées qui
considèrent l’association des Mères à la lumière de divers évènements ou des
grandes tendances de l’histoire argentine et mondiale.
1
B. Badie, P. Birnbaum, P. Braud, G. Hermet, Dictionnaire de la science politique et des institutions
politiques, op. cit., p. 242.
9
La difficulté majeure éprouvée quant à la problématisation et à la rédaction
de ce mémoire a été la nécessité de considérer les sources disponibles avec le plus
d’esprit critique possible. En effet, les Mères de la place de Mai sont présentées dans
la plupart des sources que j’ai pu rassembler comme des actrices motivées avant
tout par une demande morale, et directement légitimées dans leurs revendications
par la disparition d’un enfant, alors que le mouvement social des Mères est
largement plus complexe et politique. L’absence d’analyses venant critiquer l’action
des Mères, sauf erreurs de celles-ci1, a pu ainsi pénaliser mon travail. Malgré cette
difficulté, j’ai pu considérer divers angles d’approches du mouvement des Mères
(du point de vue des droits de l’homme, féministe, social, juridique, etc.) grâce aux
sites internet que j’ai visités. Celui des Mères de la place de Mai, notamment, m’a
beaucoup servi à étudier la stratégie de communication de ces dernières et
notamment le langage spécifique qu’elles utilisent. Les sites internet que j’ai visités
sont de deux types : la première catégorie concerne les sites officiels des
mouvements sociaux étudiés. Assez complets, ils apportent une bonne vision des
actions menées par ces groupes et du discours utilisé. Toutefois, il faut les
appréhender avec du recul dans la mesure où ils ne véhiculent que les conceptions
de ces mouvements, assez radicales. La seconde catégorie concerne le site
nuncamas.org, qui propose les textes officiels (discours, documents juridiques)
relatifs à la dictature militaire argentine et à l’impunité. Ce site m’a été d’une aide
précieuse.
La lacune majeure de mes sources est le manque d’ouvrages en espagnol,
provenant d’Argentine. Je n’ai pu en effet me procurer de tels instruments de travail
du fait de la difficulté à les choisir et me les faire envoyer d’Argentine. De plus, les
bibliothèques et librairies françaises ne disposent pas de tels livres. Il m’a par
conséquent été difficile d’appréhender le sujet d’une manière plus « argentine », en
fonction des analyses propres à ce pays. L’ampleur de ce travail a donc été limitée
du fait du nombre réduit de sources utilisées.
1
Par exemple leur prise de position en faveur du mouvement basque ETA.
10
Objectifs et démarche
Le choix du sujet de ce mémoire ne s’est pas imposé de lui-même. En effet,
je me suis tout d’abord intéressée à l’Université populaire créée en 2000 par les
Mères de la place de Mai et aux techniques d’éducation populaire utilisées. Mais le
champ de cette étude était trop ténu et je manquais cruellement de sources. C’est
donc tout naturellement que j’ai élargi ma recherche à l’étude du mouvement des
Mères en général, et notamment à son histoire, ses spécificités, son action, étude
qui m’a été facilitée par la connaissance que j’ai de l’Argentine du fait de l’année
que j’y ai effectuée.
L’objectif de ce mémoire étant de mettre en perspective l’action des Mères
de la place de Mai dans l’Argentine post-dictatoriale, l’analyse a tout d’abord été
historique et a tenté de répondre à la question : comment cette association, née sous
la dictature militaire, s’est-elle constituée peu à peu comme un contre-pouvoir dans
l’Argentine post-dictatoriale, en fonction du contexte politique et socio-économique
argentin ? J’ai adopté tout au long de ce mémoire adopté une démarche
d’historienne de temps présent, expliquée notamment par le manque d’archives lié à
cette attitude. J’ai tenté par ailleurs de compléter mon analyse par une étude
sociologique du mouvement, considérant le capital acquis par les Mères lors de leur
mobilisation et son réinvestissement dans l’action sur la place publique. Au final,
l’objet de ce mémoire est d’essayer de comprendre comment un mouvement aux
motivations éthiques et morales, fondé sur la figure de l’enfant disparu, s’est peu à
peu transformé en contre-pouvoir politique aux revendications souvent jugées
idéalistes et porteur d’un discours intransigeant, dans une Argentine instable.
L’évolution du mouvement est tout d’abord marquée par une revendication
fondamentale : les Mères de la place de Mai agissent « en quête de justice et de vérité ». Bien
que ce mémoire porte sur l’Argentine post-dictatoriale, il est nécessaire d’éclairer les
circonstances de la naissance de l’organisation des Mères. En effet, la légitimité de
leurs actions depuis 1983 vient avant tout du fait qu’elles sont le symbole de la lutte
contre la dictature militaire. De plus, l’étude de cette période permet de comprendre
la constitution spontanée d’un mouvement de femmes, et de mères, autour de la
figure de l’enfant disparu. La disparition de ces enfants est en effet la cause de la
11
mobilisation des Mères qui font ensemble, de leur souffrance personnelle, une force
collective.
Avec le retour à la démocratie se pose la question du sens de la lutte des
Mères. En effet, celle-ci est avant tout dirigée contre la dictature et l’association se
voit soulagée d’en voir la fin. Toutefois, le souhait fondamental des Mères n’a pas
été exaucé : elles ne savent toujours pas ce qu’il est advenu de leur(s) enfant(s) et
qui sont les responsables de leur disparition. Dès lors, il est pour elles impensable
que leur mobilisation cesse, d’autant plus que leur action a acquis une dynamique
importante et que la découverte par la population argentine des exactions commises
par les militaires légitimise leur action au sein de la société. Elles réitèrent dès lors
leur volonté de connaître la vérité sur le sort des disparus et leur souhait que la
justice soit rendue. Elles luttent ainsi activement contre les lois d’amnistie des
militaires et les grâces présidentielles promulguées par les gouvernements
d’Alfonsin et de Menem. Cette lutte est soutenue par le sous-groupe des Grandsmères de la place de Mai, dont les filles ou belles-filles ont accouché en captivité, et
qui recherchent la trace des nouveau-nés, souvent adoptés par des familles de
militaires sous de fausses identités.
La légitimité acquise par les Mères est par la suite réinvestie dans l’action politique.
En effet, les Mères de la place de Mai ont acquis, tout au long de leur lutte un
capital fort. Celui-ci est tout d’abord symbolique : c’est la notion de « mère » qui
sous-tend l’action du mouvement et lui donne sa force. Par ailleurs, les Mères
revendiquent une lutte éthique et morale par leur quête de justice et de vérité. Elles
se constituent par ailleurs peu à peu, au fur et à mesure de leurs mobilisations, un
capital politique et médiatique important, que ce soit sur la scène nationale ou
internationale.
Cette
légitimité
acquise
permet aux Mères d’élargir leur champ
d’intervention : de la lutte en faveur du seul disparu, elles deviennent les « filles » de
leurs propres enfants et en adoptent l’idéologie. Cette idéologie est largement
marquée par les tendances de la gauche argentine (péronisme de gauche,
communisme révolutionnaire, etc.), par le contexte économique et social argentin,
et notamment le fort taux de pauvreté. A partir des années 90, leur intervention
12
dans le champ social s’accentue. Elles revendiquent plus de justice redistributive,
notamment en faveur des nombreux laissés pour compte dans une Argentine ou
plus de 50% de la population vit sous le seuil de pauvreté. Tout en continuant de se
battre pour faire condamner les coupables de la répression durant la dictature et de
lutter contre l’oubli au nom de la « réconciliation nationale » prônée par les
gouvernants, les Mères soutiennent de plus en plus de mouvements sociaux. Elles
s’illustrent particulièrement sur la scène internationale où elles apportent leur appui
à des mouvements de gauche et inspirent de nombreux militants.
A 30 ans de la naissance du mouvement, les Mères de la place de Mai,
malgré leur grand âge semblent toujours aussi actives. A la suite de la crise de 2001,
elles soutiennent la politique de Néstor Kirchner contre l’impunité tout en
apportant leur appui aux nouveaux mouvements sociaux d’une Argentine en
ébullition. Elles bénéficient par ailleurs dans leurs actions du soutien du
mouvement HIJOS, constitué notamment d’enfants de disparus, qui apporte son
dynamisme à l’association et semble s’affirmer comme l’héritier des Mères de la
place de Mai.
13
Première partie : « Une quête de Vérité et de Justice »
pour les disparus de la dictature.
La naissance spontanée du mouvement des Mères de la place de Mai durant
la dictature militaire qui toucha l’Argentine entre 1976 et 1983 s’est faite autour de
la figure de l’enfant disparu. Cette figure donne à l’association toute son originalité :
si les Mères de la place de Mai radicalisent leur discours par la suite, elles sont à
l’origine des mères au foyer naïves et souvent sans conscience politique, à la
recherche de leurs enfants. De fait, elles se sont rencontrées lors de leurs recherches
et se rendent sur la place de Mai afin de demander des comptes aux responsables
militaires.
Cette quête de la vérité au sujet des disparus va se renforcer au fur et à
mesure de l’évolution du mouvement et se doubler, avec le retour à la démocratie
d’une quête de justice. En effet, depuis 1983, les actions des Mères sont
essentiellement centrées sur l’établissement de la vérité au sujet des quelque 30 000
disparitions ayant eu lieu sous la dictature, mais aussi sur la dénonciation et la
volonté de condamnation des responsables de la répression. C’est dans cette optique
que le mouvement s’oppose vivement aux gouvernements successifs qui, au nom de
la « réconciliation nationale », assurent par des lois ou par la promulgation de
grâces présidentielles, l’immunité des militaires mis en cause pour violations des
droits de l’homme. Ces actions font du mouvement des Mères un symbole fort de
résistance à l’oppression et de lutte pour la vérité et la justice, tant au niveau
national qu’international.
14
Chapitre 1 : La genèse du mouvement pendant la dictature
Pour appréhender au mieux le mouvement des Mères de la place de Mai, il
est nécessaire d’en étudier la naissance et son contexte. La mise en place du
« Processus de Réorganisation Nationale » à la suite du coup d’Etat du 24 mars
1976 ouvre la voie à la mise en place par les militaires d’un plan systématique et
idéologique de lutte contre les personnes jugées « subversives » qui provoque, selon
les sources, entre 9 000 et 30 000 « disparitions » de personnes. Dans ce contexte,
des mères de disparus, d’abord seules, se regroupent peu à peu afin de rendre plus
efficaces la recherche de leurs enfants. Le 30 avril 1977, elles décident dans ce but
de se rendre directement devant le palais présidentiel, sur la Plaza de Mayo (place de
Mai), afin d’obtenir des renseignements du pouvoir exécutif. C’est face à
l’intervention des forces de l’ordre qu’elles commencent leur première ronde,
prémice de beaucoup d’autres. Peu à peu, le mouvement va se structure et se
renforcer et de nouvelles formes d’actions vont apparaître en son sein jusqu’à la fin
de la dictature.
I. L’avènement de la dictature et la mise en place du « Processus de
Réorganisation Nationale »
L'histoire argentine est largement caractérisée par l’intervention des forces
armées : 1930, 1943, 1955 et 1966 sont autant de dates qui marquent l'arrivée de
l'armée au pouvoir. Toutefois, le septennat tragique (1976-1983) durant lequel une
junte militaire dirigée par le général Videla a gouverné l'Argentine reste
remarquable du fait de la vaste entreprise d'épuration de la société qui a été
entreprise à travers une politique cohérente et planifiée de terrorisme d'Etat.
15
1. L'Argentine sous Isabel Perón
A la mort du général Perón, le 1er juillet 1974, sa femme et vice-présidente,
Isabel Martínez de Perón lui succède à la présidence de l’Argentine. Son mandat est
marqué par une situation économique et politique qui se détériore rapidement et
par un niveau de terrorisme (notamment du fait de mouvements d'extrême-gauche)
élevé : en 1975, 700 personnes en sont les victimes1. Les déchirements du
mouvement péroniste contaminent la vie politique et compromettent la stabilité des
institutions, en particulier les actions violentes perpétrées par les Montoneros2. Face
notamment à ces actes de terrorisme, l'extrême-droite s'organise en mettant en place
un « contre-terrorisme para étatique » en relation officieuse avec les services de
renseignement militaires et la police3.
Le pouvoir se dote lui-même de moyens d'action pour lutter contre le
terrorisme. Ainsi, Lopez Rega, « el brujo » (le sorcier), ministre du bien-être social du
gouvernement du général Perón, puis secrétaire particulier d'Isabel Perón, crée dès
1973 l'« Alliance Anticommuniste Argentine » ou « Triple A », qui sera mise à la
disposition des secteurs politiques très conservateurs. Parallèlement, l'armée,
confrontée à la guérilla se dote d'une structure opérationnelle analogue : le
« Commando libérateur de l'Amérique ». Dans la lutte contre le terrorisme
d'extrême-gauche, ce dernier et la Triple A procèdent entre 1973 et 1976 à 300
assassinats et enlèvements (leaders de la guérilla, mais aussi militants de gauche
politiques et syndicaux et défenseurs des Droits de l'Homme)4. Les différents
chiffres avancés doivent a priori être nuancés : les archives concernant cette période
de l’histoire argentine sont peu nombreuses ou du moins peu accessibles depuis
l’étranger et les données dépendent souvent de l’origine des sources.
Face à la montée en puissance de ces contre-pouvoirs et à l'absence du leader
fondateur du mouvement péronisme, Isabel Perón se retrouve désemparée, d'autant
1
Encyclopédie Encarta, « Argentine »
Péronistes de gauche, qui, en novembre 1974, ont rompu avec le régime d’Isabel Perón pour entrer
dans la clandestinité et passer à la lutte armée.
3
Franck Lafage, L’Argentine des dictatures (1930-1983), Pouvoir militaire et idéologie contre-révolutionnaire,
Paris, L’Harmattan, 1991, p.108.
4
Idem, p. 109.
2
16
plus que son gouvernement est sérieusement mis à mal par la corruption qui touche
l'entourage présidentiel. Toutefois la présidente s'entête à garder le pouvoir, malgré
les crises ministérielles répétées, l'atmosphère d'affrontement qui règne en Argentine
et l'impuissance des pouvoirs publics à résoudre les problèmes économiques et
sociaux du pays1.
Le 18 décembre 1975, le général d'aviation Capellini, lors d'une tentative de
soulèvement, exige le départ de la présidente et son remplacement par l'armée.
Toutefois, le reste des forces militaires ne se rallie pas aux putschistes, préférant
attendre que la situation soit plus mûre et apparaître ainsi comme le dernier
recours. Cela leur laisse d'autre part le temps d'améliorer leurs techniques
antisubversives en luttant contre la guérilla2.
2. La prise du pouvoir par les militaires
Le gouvernement argentin présidé par Isabel Perón est à l'agonie. Pour tenter de
le sauver, une ultime réunion a lieu le 23 mars 1976 entre les commandants des
trois armes qui exigent la démission d'Isabel. Comme la Présidente s'y refuse, le
général Jorge Rafael Videla, l'amiral Emiliano Eduardo Massera et le général
Orlando Ramon Agosti prennent le pouvoir de force à l'aube du 24 mars. Ils
légitiment leur action le lendemain, dans une déclaration radiodiffusée, par la
situation catastrophique de l'Argentine. Ils entendent gouverner « sous le signe de
l'ordre et du travail, du respect plein et entier des principes éthiques et moraux de la
Justice, de l'intégrité de la personne, de ses droits et de sa dignité ». Leur objectif
premier déclaré est la lutte contre la subversion et contre ceux qui s'opposeraient à
cette politique, afin d' « extirper les vices dont souffre le pays »3.
Ce coup d'Etat reçoit chez les Argentins un accueil plutôt positif, qui va de la
neutralité bienveillante au vif soulagement. En effet, une grande partie de l'opinion
publique était lasse du chaos qui s'était installé durant la présidence d'Isabel Perón.
1
Ibid
Idem, p. 110
3
Ibid
2
17
L'arrivée des militaires au pouvoir signifie dès lors le retour à l'ordre. Par ailleurs, la
population est largement rassurée par le fait que la prise du pouvoir par l'armée s'est
déroulée sans effusion de sang. Les leçons chiliennes ont porté leurs fruits.
3. Les objectifs fondamentaux du « Processus de Réorganisation Nationale »
Tandis que les militaires multiplient les discours pour rassurer la population1, la
junte prononce la dissolution du congrès, impose la loi martiale et gouverne par
décrets. Dès le lendemain de la prise de pouvoir, tous les mécanismes et instances
de représentation dans le pays et toutes les libertés démocratiques sont supprimées.
Le « Processus de Réorganisation Nationale », comme le nomme les militaires,
est basé sur deux objectifs majeurs qui forment le noyau du dispositif idéologique
du régime : la suprématie de la sécurité nationale et l'extirpation de la subversion et
des causes qui en favorisent l'existence2. Cette politique est proclamée dans
l' « Ordre Général de Bataille » du 24 mars 1976. Par subversif, le général Videla
entend quiconque conteste « les valeurs traditionnelles de la société argentine ». La
définition est large et la lutte embrase dès lors tout le champ social : étudiants,
journalistes, écrivains, chercheurs et professeurs sont particulièrement surveillés. La
stratégie retenue est l'élimination physique, sur une grande échelle, des « subversifs
apatrides » (c’est-à-dire de tous les opposants politiques) et l'instauration d'un
régime de terreur dans tout le pays.
Les forces armées justifient leur idéologie en affirmant qu'elles sont investies de
la mission de « réinsuffler le sens de la grandeur et de la foi à une nation infidèle ».
Selon Frank Lafage, « l'intégration dans le monde occidental et chrétien est la
contrepartie idéologique de l'action répressive du régime »3. Le subversif devient dès
lors le traître aux valeurs nationales face à l'officier dont l'action est comparée à une
1
http://www.nuncamas.org/document/document.htm, Proclama del 24 de Marzo de 1976, consulté le 10
février 2007.
2
http://www.nuncamas.org/document/document.htm, Estatuto para el Proceso de Reorganización
Nacional, Boletín Oficial, 31 mars 1976, consulté le 10 février 2007.
3
Franck Lafage, L’Argentine des dictatures (1930-1983), Pouvoir militaire et idéologie contrerévolutionnaire, op. cit., p. 118.
18
vocation
religieuse1.
Cette
information,
tirée
du
livre
de
Franck
Lafage, L’Argentine des dictatures (1930-1983), Pouvoir militaire et idéologie
contre-révolutionnaire, est toutefois à considérer avec quelque réserve dans la
mesure où l’auteur est proche des milieux religieux traditionnalistes. Toutefois,
cette proximité lui permet d’être bien informé.
Une partie de l'Eglise catholique soutient d'ailleurs le nouveau pouvoir. Ainsi, le
26 mars, le général Jorge Videla, nommé Président de la république, prête serment
en présence du nonce apostolique et de la hiérarchie de l'Eglise argentine qui
légitime par là même le coup d'Etat2. Par la suite, sauf exceptions, la junte reçoit
l'appui moral ou au moins la bienveillante neutralité de l'Eglise qui veut garder de
bonnes relations avec le pouvoir. Certains aumôniers militaires se sont en outre fait
remarquer par le zèle qu'ils apportaient à leur tâche, n’hésitant pas à motiver euxmêmes les soldats pour qu’ils mènent au mieux le travail de répression.
Parallèlement, la presse argentine est muselée. Une circulaire du 23 avril 1976
signée par le secrétaire à l'Information publique stipule que les commentaires
relatifs à la subversion reprendront les communiqués officiels.
4. La mise en place de la terreur étatique
Selon le génral Jorge Rafael Videla, « la subversion n'est pas un problème qui
nécessite seulement une action militaire, c'est un phénomène global qui requiert
aussi une stratégie de lutte globale dans tous les domaines : de la politique, de
l'économie, de la culture et de l'armée »3. Conformément à cette déclaration, une
politique de terrorisme d'Etat se met rapidement en place dans l'Argentine militaire.
La terreur devient un véritable outil politique. Elle se caractérise par l'autonomie
opérationnelle des différents acteurs de la répression ainsi que par le recours à la
clandestinité, rendant toute protection juridique impossible.
1
Idem, p. 119
José Cubero, Les Mères, un nouvel acteur politique ?, Toulouse, éd. Privat, 2001, p. 14.
3
http://www.nuncamas.org/document/document.htm, Discours de Jorge R. Videla du 25 mai 1976,
consulté le 11février 2007.
2
19
Pour mener à bien la répression, l'armée constitue des « Grupos de Tareas »,
unités spéciales dont la fonction première est de conduire dans la clandestinité des
opérations répressives, telles que l'enlèvement, la séquestration, la torture et
l'exécution des opposants politiques recensés par les renseignements civils et
militaires. Ils bénéficient pour cela de la complicité des services de police qui leur
assurent une immunité totale.
Les personnes jugées subversives sont enlevées puis détenues dans un des 340 à
365 « chupaderos » (égouts), véritables camps de concentration, où les séances de
torture pour obtenir des informations succèdent à de longues phases de claustration.
S'ils ne périssent pas du fait de la torture, les prisonniers sont le plus souvent
exécutés puis incinérés ou enterrés dans des fosses communes clandestines. Cette
répression est l'occasion d'un « pacte de sang » chez les militaires : tous les officiers
et sous-officiers ainsi qu'un grand nombre de soldats participent selon leurs
responsabilités à des enlèvements, à la surveillance des camps, à la torture, etc. La
rotation des tâches permet d'obtenir à terme le silence des militaires en cas de
procès contre leurs actions répressives. Ainsi, lors de l'exécution des prisonniers,
chaque militaire présent tire tour à tour une balle sur les condamnés. Parallèlement,
le « pacte de corruption » répartit le butin volé dans les maisons de disparus selon
un ordre hiérarchique1.
Lors de la première année de la dictature, les membres des guérillas se font
torturer pour obtenir des renseignements et anéantir les mouvements. Toutefois,
peu à peu, la torture devient un véritable moyen pour briser physiquement et
psychologiquement des individus promis à la mort. Les méthodes utilisées par les
militaires résultent souvent de la collaboration établie entre l'armée argentine et
d'anciens officiers américains ou français (de retour d'Indochine ou membre de
l'O.A.S.). Ainsi, dans un entretien, le général Ramon Camps, ancien chef de la
police de Buenos Aires déclare : « La France et les Etats-Unis ont été les grands
diffuseurs de la méthode antisubversive. Ils organisent des centres (...) pour
enseigner les principes (...), envoient des instructeurs (...) et diffusent une quantité
extraordinaire d’ouvrages »2.
1
2
Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, Paris, Desclée de Brouwer, 2000, p. 48.
La Razón, 4 juillet 1980, cité par Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, op.cit., p.52.
20
Les mouvements de guérilla sont rapidement réduits au silence. Selon les
militaires, ils ne sont qu'une minorité, la partie émergée de l'iceberg. Reste à
combattre tous ceux qui contribuent à la formation intellectuelle et spirituelle de la
nation argentine et notamment les responsables des moyens de diffusion de la
subversion : la répression devient féroce dans les domaines de la presse, de la
musique (chansons engagées et folklore), de la littérature, de l'université ou encore à
l'encontre des religieux non-alignés sur le système. Les durs de l'armée se déclarent
d'ailleurs prêts à éliminer 20 % de la population pour obtenir un véritable nettoyage
du pays.
Parallèlement à la mise en place de ce processus de répression, les affrontements
avec la guérilla et les tentatives d'évasion de prisonniers se multiplient étrangement
après la prise de pouvoir. Le bilan officiel de morts recensés en 1976 est de 14191.
II. La naissance du mouvement de recherche des disparus et la
création de l'association des Mères de la place de Mai.
La mise en place de la dictature militaire et du plan de répression de la
« subversion » devient terriblement efficace : les disparitions se multiplient tandis
que la société, plongée dans la terreur, n’ose pas se rebeller. Pourtant, les proches et
les familles de ces nombreux disparus tentent d’obtenir des renseignements auprès
de diverses instances judiciaires et étatiques au sujet de ces derniers. C’est au cours
de ces démarches que plusieurs femmes, mères de disparus vont peu à peu discuter
dans les files d’attentes, parler de leurs situations, échanger leurs impressions et se
rendre compte que leur cas n’est pas unique. Devant l’échec de leurs nombreuses
recherches, et sous l’impulsion de l’une d’entre elles, Azucena de Villaflor, elles
vont décider, un jour d’avril 1977, de se réunir sur la place de Mai, devant le palais
présidentiel, pour demander à la junte militaire où se trouvent leurs enfants.
1. La société sous la terreur
1
Jean-Pierre Bousquet, Les « folles » de la place de Mai, Paris, Stock, 1982, p. 48.
21
Pour les militaires au pouvoir, la disparition de personnes apporte de grands
avantages : elle évite de compromettre leur image au niveau international, permet
d'éliminer des milliers de personnes sans choquer l'opinion par des mises à mort
massives de personnes potentiellement protégées par leur âge, leur sexe ou leur
notoriété, et dilue les responsabilités en occultant l'identité de l'auteur : sans
victime, sans cadavre, personne ne peut être accusé1. De plus, le secret permet une
plus grande liberté d'action à l'intérieur des camps et tient le reste de la population
sous le coup de la terreur en suscitant chez les familles de disparus l'angoisse et la
peur car pour les proches des victimes, la survie est liée à leur silence. Ils sont rejetés
dans un « inframonde » où se côtoient l'absence-présence des disparus et
l’impossibilité de faire son deuil du fait de l'absence de corps2. Franck Lafage décrit
ce phénomène comme « un état de crise latente et prolongé dans lequel l'angoisse et
la douleur résultant de l'absence de la personne aimée se prolongent indéfiniment.
Le processus de deuil et de douleur affective est essentiel pour une adaptation à la
perte »3. De fait, on assiste à de véritables cas de névroses traumatiques et d'états
dépressifs chez les parents, les enfants ou les conjoints de disparus.
Au delà des familles et amis des victimes, la population argentine se comporte
tout à fait normalement, même si certains reconnaissent avoir parfaitement
conscience de ce qui se passe. Les militaires jouent sur l'égoïsme, la peur et le doute
des Argentins. Après des années d'affrontement avec l'extrême-gauche, la
population aspire au calme, quitte à fermer les yeux sur les actions de la junte en
considérant que les personnes enlevées avaient quelque chose à se reprocher. De
plus, même si les citoyens ont conscience que certaines actions des militaires sont
étranges, ils n'ont pas de vision globale d’une répression discrète qui passe dès lors
plus ou moins inaperçue.
2. L'action isolée des proches de disparus à la recherche de renseignements
1
Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, op. cit., p. 30.
José Cubero, Les Mères, un nouvel acteur politique ?, op. cit., p. 16.
3
Franck Lafage, L’Argentine des dictatures (1930-1983), Pouvoir militaire et idéologie contrerévolutionnaire, op. cit.,p. 122.
2
22
Le point faible des militaires tient au fait que certaines familles ne se résignent
pas. Des proches, et notamment des membres des familles de disparus multiplient
les dépôts d'habeas corpus et les démarches auprès de la police, de l'armée et du
ministère de l'Intérieur afin d'obtenir l'ouverture d'enquêtes sur les personnes qui
ont disparu ou de simples renseignements à leur sujet. Ces requêtes, de plus en plus
nombreuses, entraînent l'ouverture d'un registre national pour consigner les
déclarations. Toutefois les fonctionnaires qui s'en occupent ne reçoivent que quatre
à cinq personnes par jour et les personnes qui viennent d'autres provinces se
retrouvent bloquées à Buenos Aires pour un certain temps1.
Toutefois, les autorités nient ces disparitions. Elles affirment que les disparus
sont en fait des fugueurs, des subversifs passés à la clandestinité ou qu'ils se sont
enfuis à l'étranger. Ils trouvent de fait parmi les 5600 noms déposés, et qu'ils
qualifient de faux, des personnes vivant à l'étranger et deux membres de l'Ejercito
Revolucionario del Pueblo2. Les parents sont dès lors qualifiés de menteurs ou de naïfs
manipulés par les ennemis de la nation, à la solde du marxisme international, afin
de les décrédibiliser aux yeux de l’opinion publique et de les désinciter à poursuivre
leur action.
3. Le moment fondateur : la conquête de la place de mai.
Durant ces vaines démarches, diverses mères, désespérées, de tous les milieux
sociaux, se retrouvent régulièrement dans les files d'attente. Quatorze d'entre elles,
sous l'impulsion d'Azucena de Villaflor, et malgré les avertissements de ceux qui
leur conseillent d'éviter tout scandale, décident d'aller directement à la Casa
Rosada, siège du gouvernement, le samedi 30 avril 1977, demander directement au
Président Videla où se trouvent leurs enfants disparus3.
1
Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, op. cit., p. 33.
Armée Révolutionnaire du Peuple, bras armé du Parti Révolutionnaire des Travailleurs, trotskyste, qui
tente d'utiliser en Argentine les méthodes des guérillas cubaine et vietnamienne et multiplie les offensives
contre des objectifs militaires.
3
Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, op. cit., p. 36.
2
23
Toutefois, la Casa Rosada est fermée le samedi. Les quatorze femmes, rejointes
par d'autres mères, décident alors de se retrouver le jeudi suivant, à 15 heures sur les
bancs de la place de Mai, en face de la Casa Rosada. Des militaires casqués sont
envoyés pour les en déloger, sous prétexte que l'endroit est en état de siège. La
trentaine de mères présentes refuse de partir, se lève et commence à marcher brasdessus bras-dessous en tournant autour de la pyramide de briques au centre de la
place, qui commémore l'an I de l'indépendance. Agissant au grand jour, elles
contredisent formellement le principe du secret sur lequel le régime est établi. Cette
première ronde de femmes de 40 à 60 ans qui bravent l'interdiction de réunion et
manifestent leur douleur est un véritable défi. D'autant plus que la Plaza de Mayo
est l'endroit le plus surveillé de Buenos Aires et représente un véritable symbole
argentin : du balcon de la Casa Rosada a été proclamée la déchéance du Vice-roi du
Royaume de La Plata le 25 mai 1810, premier pas vers l'indépendance argentine.
La place fut par la suite le lieu des grands-messes péronistes : jusque 100 000
descamisados s'y sont rassemblés pour acclamer Evita1.
La première ronde, spontanée, de mères désespérées refusant le silence de l'Etat
quant à leurs enfants disparus est donc un acte politique fort, même si ces femmes
n'en ont pas encore conscience. A 17h30, les mères quittent la place, non sans
prendre rendez-vous pour le jeudi suivant, à la même heure, avec la consigne
d'amener d'autres parents de disparus. Cette première manifestation sera le prélude
à de nombreuses autres, faisant de la ronde autour de la Plaza de Mayo une
véritable institution2.
1
2
José Cubero, Les Mères, un nouvel acteur politique ?, op. cit., p. 19.
Idem, p. 22.
24
III.
Le développement du mouvement.
Si, à l’origine, les femmes qui se retrouvent sur la place de Mai sont de simples
mères au foyer, sans ambition politique et seulement préoccupées par le sort qui a
été réservé à leurs enfants, elles vont rapidement se révéler être de véritables
militantes. Avec la création de l’association des Mères de la place de Mai, leurs
actions vont acquérir une structure concrète et pouvoir se développer. Les Mères
vont notamment comprendre le rôle majeur de la médiatisation de leur mouvement
pour sortir de l’isolement dans lequel elles se trouvent. Mais, face à la censure qui
pèse lourdement sur les moyens de communication nationaux, c’est tout
naturellement qu’elles vont faire appel à l’opinion internationale, notamment lors
de la Coupe du Monde 1982, qui se tient en Argentine.
1. L'évolution du mouvement des Mères
Le mouvement des Mères prend une importance croissante. De plus en plus
de femmes se retrouvent ainsi tous les jeudis sur la plaza de Mayo pour répéter
hebdomadairement leur ronde. Alors qu'elles se retrouvaient jusque là dans les
locaux de la Ligue Argentine des Droits de l'Homme, elles décident en avril 1977
de se constituer en association informelle, qu'elles appellent « les Mères de place de
Mai », revendiquant par là même la conquête de ce lieu. Elles se distinguent ainsi
des membres de l'organisme des « Familiers de Disparus et de Prisonniers pour des
Motifs Politiques », soutenus par le PC argentin. Le maintien de ces deux structures
permet aux familles de disparus de trouver l'accueil qui leur convient, les Mères
étant plus rattachées à l'Eglise et les Familiers à la gauche argentine1.
Elles participent peu à peu à d'autres manifestations, tel que le pèlerinage de
Lujàn, très populaire en Argentine, en septembre 1977. Tandis qu'elles marchent et
prient, elles parlent de leur situation avec les pèlerins venant de tout le pays. Afin de
ne pas se perdre dans la foule, elles ont revêtu un foulard blanc sur la tête. Ce
1
Jean-Pierre Bousquet, Les « folles » de la place de Mai, op. cit., p. 55.
25
symbole fort (il correspond au premier lange de leur enfant, conservé selon la
tradition argentine) deviendra leur moyen de reconnaissance. Elles y brodent par la
suite le prénom de leur enfant disparu et sa date d'enlèvement1.
Parallèlement, elles commencent à enquêter sur l'identité des agresseurs,
obtenant de nombreuses informations des rares détenus libérés par la suite et fichent
les données obtenues. Horrifiées tout d'abord par leurs découvertes (à propos des
conditions de détention, la torture, etc.), elles en tirent au final de l'énergie, la
réalité de la répression stimulant leur détermination. Elles continuent par ailleurs à
multiplier les demandes devant les tribunaux, parfois en groupe, et ce, malgré les
refus constants d’enquêtes.
Les Mères de la place de Mai deviennent peu à peu une force sans équivalent
dans le pays, un véritable contre-pouvoir, un front de résistance, représentant des
milliers d'inconnus terrorisés, même si une frange de la population argentine voit en
elles des subversives et de mauvaises mères, et profitent de leurs rondes pour les
insulter et les intimider.
Toutefois, les Mères n'échappent pas à la répression. Les forces armées
collectent peu à peu des informations sur elles et certains militaires s'infiltrent dans
le mouvement. Ainsi, le lieutenant Astiz se fait passer pour le frère d'un disparu et
s'introduit dans le groupe, où il tente de reconnaître les leaders. Le 8 décembre
1977, lors d'une réunion de quelques Mères et amis de l’association dans une petite
salle derrière l'église Santa Cruz de Buenos Aires, il désigne à un commando les
futures victimes : neuf militants des mouvements de disparus sont enlevés. Deux
autres personnes sont enlevées les jours suivants. Parmi ces nouvelles disparitions
figurent Azucena de Villaflor, une des fondatrices du mouvement des Mères, ainsi
que deux religieuses françaises. Ces enlèvements font vaciller la foi des Mères en
cette fin de première année de lutte. Elles réalisent qu'il n'y a plus de limites à la
violence d'Etat. Toutefois, bien que démoralisées, elles suivent le conseil d'Azucena
de Villaflor : « Si vous baissez la garde, c'est eux qui triompheront » et continuent la
lutte, coûte que coûte, plus déterminées que jamais, car « leurs fusils ne peuvent
rien faire contre la foi d'une mère. Ils doivent nous répondre ou nous tuer ». Quant
1
Idem, p. 59.
26
au gouvernement, il met six jours à imputer ces enlèvements à la « subversion
nihiliste » fournissant des preuves qui ne trompent personne1.
2. La nécessaire médiatisation du mouvement afin de sortir de l'isolement
Alors que la popularité des Mères grandit et que la police ne les empêche plus
d'aller sur la place, la presse reste quant à elle muette. Aucun média ne parle de
l'action des Mères ou de disparus. Le pouvoir, au travers de la presse écrite, de la
radio ou de la télévision les tourne à la dérision, prétendant qu'elles sont folles (d'où
leur surnom de « folles de la place de Mai »).
Elles brisent le silence autour de leur action en faisant publier des encarts
payants dans les quotidiens nationaux La Prensa et La Nación dressant la liste de
leurs revendications. Elles tentent par ailleurs, lors du Congrès International de
Recherche sur le Cancer qu'héberge l'Argentine en 1978, de sensibiliser les
participants à leur action. Elles lancent à cette occasion un nouveau slogan : « Ils les
ont pris vivants, nous les voulons vivants ». Les slogans des Mères ont une double
force : persuasion et auto-conviction. A partir de la pure improvisation des débuts
du mouvement, nait peu à peu un véritable discours politique et éthique. Celui-ci
trouve de plus en plus un écho à l'extérieur du pays. De fait, les ambassadeurs
argentins à l'étranger sont confrontés à de nombreuses critiques2.
Cet écho est largement utile aux Mères qui ont vivement besoin de l'appui de la
communauté internationale, garantie contre une répression brutale. Elles font ainsi
appel aux journalistes étrangers pour qui les manifestations du jeudi deviennent une
étape obligatoire lors de tout reportage en Argentine. La presse étrangère
(notamment espagnole et française) fait ainsi pression sur Videla qui reconnaît le 15
septembre 1977 dans La Prensa l'existence de disparus, tout en relativisant leur
importance : s'il existe des excès dans la répression, la plupart des disparus ont selon
1
2
Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, op. cit., p. 49.
Idem, p.54
27
lui rejoint la clandestinité, et leur mort résulte d'affrontements avec les militaires et
non d'une politique délibérée de l'Etat1.
L'opinion internationale devient peu à peu un véritable relai à l'action des
Mères. A partir de 1978, quelques Mères voyagent à travers le monde (Etats-Unis,
Italie, Corée du Nord, Australie, Suède, Canada, ...) pour s'entretenir avec des
personnalités politiques et des responsables de mouvements associatifs au sujet de
la situation des disparus en Argentine. Par ailleurs, elles reçoivent le soutien
d'Amnesty International qui lance une campagne en faveur des personnes disparues
publiant une liste de 2500 noms de disparus, et qui met en valeur le « caractère
prémédité et systématique d'une répression illégale de masse menée par les forces
armées ». Enfin, des comités de soutien aux Mères se forment à l'étranger,
notamment en France et aux Pays-Bas.
3. L'Argentine à l'heure du Mundial
L'année 1978 marque un tournant dans l'action des Mères, du fait de la tenue en
Argentine de la Coupe du Monde de Football. Les militaires vont tenter de monter
à cette occasion une véritable opération de propagande en faveur du régime. Selon
Jean-Pierre Bousquet, le Mundial est « la plus grosse opération de récupération
politique du sport que l'on ait vue depuis les Jeux Olympiques de 1936 »2. Les
journalistes sont encadrés par des hôtesses sélectionnées spécialement à cette
occasion, des soldats se reconvertissent en placeurs dans les stades et en garçons de
course tandis que des policiers en civil sont placés dans tous les hôtels et centres de
presse. Les Mères deviennent dès lors des ennemies de la nation car elles risquent
de ternir l'image officielle du pays. Elles se retrouvent d'autant plus isolées qu'en
Argentine, le football est une véritable religion et que l'immense majorité de la
population soutient complètement le Mundial. La propagande instaurée par la junte
1
2
Idem, p. 58.
Jean-Pierre Bousquet, Les « folles » de la place de Mai, op. cit., p. 125.
28
provoque les résultats escomptés et les Mères se font insulter et provoquer par les
passants1.
Toutefois, elles ne peuvent laisser passer cette occasion unique : tous les médias
du monde seront présents pour retransmettre cette grande fête populaire. Tandis
que, le 1er juin 1978, le Mundial est lancé dans le stade bondé de River Plate, les
Mères entament une ronde autour de la place de Mai déserte, devant les équipes de
reportage du monde entier. D'après Jean-Pierre Bousquet, présent sur les lieux, « les
cameramen travaillent à leur aise. En passant devant les équipes qui les filment, (les
Mères) crient leurs espoirs et leurs peines devant les micros de la presse
internationale »1.
Cette manifestation rend les militaires furieux. Ils ne tardent pas à répondre à
l'action des Mères en enlevant de nombreux membres et sympathisants du
mouvement, notamment des familiers et des avocats les défendant. Mais il est trop
tard pour enrayer le développement du mouvement qui a désormais acquis une
dynamique importante.
IV.
La fin de la dictature
A l’inverse du développement du mouvement des Mères de la place de Mai, le
régime militaire s’affaiblit fortement, miné notamment par une situation
économique difficile, qui provoque un vaste mécontentement social. Par ailleurs,
les forces armées sont largement remises en cause par la communauté
internationale, à la suite du rapport effectué par la Commission Interaméricaine des
Droits de l’Homme, qui dénonce les nombreuses violations des droits de l’homme
dont est directement responsable la junte au pouvoir.
En 1982, afin notamment de détourner l’attention des Argentins de leurs
difficultés quotidiennes et d’essayer de sauver le régime en place, les militaires
décident de reprendre les îles Malouines, occupées par les Britanniques depuis
1892. Si cette opération déclenche une immense vague de patriotisme au sein de la
1
Idem, p. 126.
29
population argentine, la défaite qui s’ensuit provoque une déception à la mesure de
cet enthousiasme, qui contribue à provoquer la chute du régime militaire.
1. Le rapport de la CIDH accentue les difficultés de la junte
L'Organisation des Etats Américains (OEA) envoie en 1979 à Buenos Aires une
Commission Interaméricaine des Droits de l'Homme (CIDH), composée de juristes
internationaux, afin d'établir un rapport sur la situation des Droits de l'Homme en
Argentine. Cette invitation n'est pas spontanée mais résulte plutôt d'une condition
au déblocage en faveur de l'Argentine de crédits nord-américains. La junte, peu
avant l'arrivée de la Commission, opère un nettoyage et un vidage des lieux
susceptibles d'être visités et rédige un rapport sur le terrorisme en Argentine,
légitimant la lutte antisubversive. Parallèlement, les militaires préparent une loi
accordant une pension à toute famille de disparu depuis un an et développent une
campagne de propagande nationaliste répétant le slogan « Nosotros Argentinos somos
derechos y humanos » (Nous les Argentins sommes droits et humains). Toutefois, cela
n'empêche pas les partis politiques, syndicats, associations et particuliers de venir
très nombreux déposer leurs plaintes au lieu de séjour de la CIDH. Cette dernière
enregistre durant son séjour 5580 plaintes pour atteintes aux Droits de l'Homme
dont 4153 exprimées pour la première fois en sa présence2. Par ailleurs, elle travaille
sans relâche, recevant les plaintes et visitant les lieux dénoncés comme centres de
détention clandestins.
Le rapport remis à la junte en 1980 est accablant. Il dénonce « la violation des
droits à la vie, à la liberté, à la sécurité et à l'intégrité personnelle et du droit à la
justice et à un procès régulier » en rendant responsable l'action ou la négligence des
autorités publiques. Le rapport affirme par ailleurs que ces pratiques entraînent une
forme de torture pour la famille et les amis des disparus, causée par l'incertitude de
leur existence et par l'impossibilité de leur donner une aide légale, morale et
1
2
Idem, p. 127.
José Cubero, Les Mères, un nouvel acteur politique ?, op. cit., p. 29.
30
matérielle1. Bien que le rapport de la CIDH n'ait pas été rendu public et que la junte
s'en soit déclarée satisfaite, les milieux militaires et diplomatiques ne parlent que de
lui.
Tandis que la répression contre les Mères, qui exigent la « reaparición con vida »
(réapparition en vie) de leurs enfants, ne se relâche pas, le régime éprouve de
nombreuses difficultés. L'économie argentine demeure chaotique, ce qui incite au
remaniement du gouvernement : le général Videla est remplacé en mars 1981 par
Roberto Viola, à qui succède rapidement le général Leopoldo Galtieri, en décembre
1981. Lors de sa nomination, les Mères, rejointes par des militants des Droits de
l'Homme, restent 24 heures sur la place de Mai, inaugurant par là même leur
première « marche de la résistance » qui les mène jusqu'à la cathédrale de Quilmes,
où elles entament une grève de la faim qui durera dix jours2.
2. La guerre des Malouines
Devant les difficultés croissantes du régime et une contestation de plus en plus
grande des gouvernants au sein de la population, La Prensa constate, en février 1982
: « La seule chose qui puisse sauver ce gouvernement c'est une guerre ». C'est
apparemment aussi l'opinion des militaires qui envisagent sérieusement l'invasion
des Malouines, petit groupe d'îles situées à 450 km à l'Est du détroit de Magellan,
occupées par les Britanniques depuis 1892 et revendiquées par l'Argentine. La junte
espère bénéficier du soutien des Nord-Américains (Galtieri est en très bons termes
avec Ronald Reagan), empêchant par là même une intervention des Britanniques.
Surtout, l'avantage d'une guerre sur le plan intérieur est évident : elle permettrait de
faire diversion par rapport aux difficultés de vie des Argentins et de refédérer le pays
autour de ses chefs3. Fin mars 1982, la situation économique du pays est si sombre
que les autorités ne peuvent pas même empêcher une manifestation organisée par la
1
http://www.nuncamas.org/document/document.htm, : Rapport de la CIDH du 14 septembre 1979,
consulté le 14 avril 2007
2
Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, op. cit., p. 98.
3
Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, op. cit.,p. 100.
31
CGT dont une dizaine de milliers de militants réclament « la paix, du pain et du
travail ».
Le 2 avril 1982, malgré les avertissements du président Reagan qui demande à
Galtieri de ne pas sous-estimer son adversaire, « une femme très difficile »1, les
militaires lancent l'opération « Rosario » par laquelle une importante flotte débarque
à Port Stanley, la capitale des Malouines. Les Argentins occupent rapidement toute
l'île. Cette victoire provoque une véritable mobilisation patriotique, la population
argentine, même les plus rétifs au gouvernement militaire, célébrant ce succès.
Seules les Mères de la place de Mai, très isolées, dénoncent l'aspect manipulateur de
cette guerre2.
Toutefois, la riposte de Margaret Thatcher ne se fait pas attendre : le 1er mai une
importante expédition britannique attaque les positions adverses, et, à la mi-juin,
l'archipel retourne à ses anciens propriétaires. Cette défaite démontre l'incapacité
politique du gouvernement, et provoque chez les Argentins un fort sentiment
antimilitariste. En conséquence, le 1er juillet, Galtieri est remplacé par le général en
retraite Reinaldo Bignone, et, pour la première fois depuis des années, il est
question d'élections libres. En juillet 1982, 5000 personnes se retrouvent au meeting
politique du radical Raúl Alfonsìn et, le 5 décembre de la même année, les
syndicats organisent leur première grève générale depuis sept ans3.
3. Les militaires rendent le pouvoir sous conditions
Face à toutes ces difficultés, le rôle du général Bignone est désormais d'assurer
le retour du pouvoir aux civils dans des conditions garantissant l'impunité aux
militaires. Le 3 avril 1983, l'Armée rend ainsi public un document déguisant les
exactions commises en une guerre contre les guérillas. Le « document final de la
junte militaire sur la guerre contre la subversion et le terrorisme » assume la
responsabilité historique de la junte face à la nation et justifie l'action de celle-ci en
1
Idem, p. 103.
José Cubero, Les Mères, un nouvel acteur politique ?, op. cit., p. 27.
3
Idem, p. 28.
2
32
reconnaissant que « dans un cadre quasiment apocalyptique, des erreurs ont été
commises, qui, comme cela se produit dans toutes les belligérances, ont pu parfois
franchir les limites des droits fondamentaux ». De plus, ce document, qui parle de
« morts non identifiés » justifiés par une guerre particulière où l'ennemi n'a pas de
papiers ou d'uniforme, espère que ces ennemis recevront le pardon de Dieu1.
Bignone souhaite par ailleurs faire table rase du passé en faisant détruire un
grand nombre de documents relatifs aux actions de la junte et notamment la liste
des disparus. Le 25 septembre 1983, un mois avant les élections présidentielles, le
président signe la loi dite de « pacification nationale » appelant à la réconciliation
nationale, mais qui se révèle en fait être un texte d'autoamnistie. En effet, le texte
absout non seulement les militaires qui ont exécuté les ordres, mais aussi ceux qui
les ont donnés2. En réponse à cette loi, les Mères de la place de Mai, organisent
trois journées de lutte pour maintenir la mémoire des disparus. Avec l'aide d'un
millier de jeunes, elles découpent dans de grandes feuilles de papier 30 000
silhouettes représentant les 30 000 personnes disparues pendant la dictature
militaire, qu'elles collent sur les murs et les places publiques de Buenos Aires, afin
de rappeler que la démocratie ne doit pas les oublier.
Elles continuent d'autre part de militer pour réclamer des explications au sujet
de leurs enfants disparus et mettent en garde les partis politiques contre le projet
d'autoamnistie des militaires. Soutenues par de plus en plus d'Argentins, elles
formulent leurs exigences en trois points : libération des disparus et des prisonniers
politiques, arrestation et jugement des coupables d'enlèvements, de disparitions et
de torture et abrogation immédiate des lois de la dictature.
1
http://www.nuncamas.org/document/document.htm, "Documento Final" de la Junta militar
(Parte resolutiva) du 28 avril 1983, consulté le 14 février 2007.
2
http://www.nuncamas.org/document/document.htm, Ley de "Autoamnistía" (22.924) du 23 mars 1983,
consulté le 03 mars 2007.
33
Chapitre 2 : Le retour à la démocratie et l’impunité des
militaires
Lors de son départ en retraite, le 12 avril 1980, le général Roberto Viola déclare:
« Permettre que l'on accuse ceux qui, avec honneur et sacrifice, ont combattu
pour rendre la paix aux Argentins serait une trahison et une insulte. On ne
demande pas de comptes à une armée victorieuse ».
Si les militaires reconnaissent que « la guerre contre le terrorisme a été une
authentique guerre avec des séquelles douloureuses et inévitables de morts, de
prisonniers et de disparus », ils le justifient par le fait que « 20 millions d'Argentins
peuvent aller travailler en paix »1. Toutefois, des militaires commencent à
s'exprimer au sujet des exactions commises. Dans la presse, le général Ramon
Camps, depuis peu à la retraire, décrit son travail à la tête de la police de Buenos
Aires. Il ne nie pas les faits qui lui sont reprochés, ni le nombre de personnes dont il
a supervisé la disparition : 5000, et il explique qu'il n'existe pas de personne
disparue encore vivante en Argentine2.
Face à de telles déclarations, les Argentins prennent pleinement conscience de la
politique de répression mise en place par l’Etat militaire. La société civile soutient
dès lors les mouvements de défense des droits de l’homme, dans leur quête de
justice et leur volonté de punition des coupables. Toutefois, si le gouvernement
d’Alfonsin, élu en 1983 semble vouloir exaucer de tels souhaits, les militaires font
bientôt pression sur le nouveau Président et celui-ci fait voter des lois assurant leur
immunité quasi-totale. Il en va de même pour Carlos Menem, qui, au nom de la
« réconciliation nationale », rend, par la prononciation de grâces présidentielles, la
liberté à de hauts responsables de la dictature militaire. Au final, les militaires
coupables de violations des droits de l’homme bénéficient d’une immunité que la
1
2
Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, op. cit., p.110.
Ibid.
34
justice et le pouvoir politique ne remettent pas en cause, malgré la pression
d’associations telles que les Mères de la place de Mai.
I. La transition démocratique sous Alfonsìn.
C'est dans un contexte économique difficile, caractérisé par une dette extérieure
sans précédent et une inflation supérieure à 900% que Raul Alfonsin, le candidat
radical, remporte l'élection présidentielle d'octobre 1983, la première jamais
organisée depuis dix ans. La nation argentine renoue alors avec la démocratie : les
forces armées sont réorganisées tandis que les anciens chefs militaires et politiques
sont accusés de violations des Droits de l'Homme et envoyés devant les tribunaux.
Toutefois, malgré la bonne volonté des dirigeants, le refus des militaires de voir leur
institution remise en cause et les pressions exercées sur le gouvernement par l'armée
et ses alliés traditionnels contraignent celui-ci à la prudence et à la promulgation de
lois accordant une large amnistie aux militaires.
1. La transition démocratique
La transition démocratique a mis la justice au cœur des préoccupations des
Argentins. L'institution judiciaire, avec le processus de démocratisation a acquis
une visibilité et un potentiel pour offrir des garanties et une certaine protection
contre les excès d’un pouvoir arbitraire1. De plus, les mouvements sociaux ont
élaboré leurs actions en liaison avec les thèmes de la justice et de la lutte contre
l'impunité. Les actions collectives de dénonciation et les demandes de compte
illustrent cette quête de « vérité ». Les mouvements de défense des droits de
l'homme demandent une condamnation politique pour les violations commises
sous la dictature et réclament une traduction en justice, devant des tribunaux des
responsables de ces violations.
1
Elizabeth Jelin, Les mouvements sociaux et le pouvoir judiciaire dans la lutte contre l’impunité,
Mouvements 2006/4-5, N° 47-48, p. 83.
35
La question de la justice, des disparus et de l'inculpation des militaires a par
conséquent largement dominé la campagne de 1983, et notamment celle d'Alfonsin
dont le slogan : « Nous sommes la vie » n'était pas étranger au mouvement. Ce
dernier est élu, le 30 octobre 1983, avec 52% des suffrages. Dès lors, le nouveau
président multiplie les signaux en faveur des mouvements des Droits de l'Homme.
Le 11 décembre 1983, 24 heures après sa prise de fonction il affirme dans une
allocution télévisée sa « détermination à apporter réparation et justice » aux actions
néfastes commises sous la dictature. Le rôle du nouveau gouvernement est dès lors
double : il doit agir en faveur des victimes et construire un nouveau cadre
institutionnel permettant la protection des droits humains1. La politique du
nouveau Président est dans un premier temps largement influencée par son
engagement d'impulser des procès contre les militaires2. Cette volonté est toutefois à
nuancer au vu de la nécessité de limiter l’impact de ces procès afin de pouvoir
négocier avec des forces armées encore puissantes.
2. L'inculpation des responsables de la répression : un premier pas vers la Justice
Après avoir fait annulé par le congrès la loi d'autoamnistie des militaires3, et afin
de souligner sa volonté de justice, Raúl Alfonsín crée, le 15 décembre 1983 , la
Commission Nationale sur la Disparition de Personnes (CONADEP), présidée par
l'écrivain Ernesto Sábato et constituée de hautes autorités morales et intellectuelle
comme le militant des droits de l'homme et prix Nobel de la Paix Adolfo Pérez
Esquivel. La CONADEP durant près d'un an multiplie les enquêtes, recueille plus
de 7000 témoignages et répertorie 340 centres de détention. Le rapport de son
travail, appelé « Nunca más » (jamais plus), est remis au président de 20 septembre
1984. Il rejette la thèse des excès individuels, et se prononce en faveur d'une
1
Ibid
http://www.nuncamas.org/document/document.htm, Orden presidencial de procesar a las juntas
militares, Decreto 158/83 du 13 décembre 1983, consulté le 10 mars 2007.
3
http://www.nuncamas.org/document/document.htm, Ley que "anula" la "Autoamnistía" Ley 23.040 du
22 décembre 1983, consulté le 10 mars 2007.
2
36
politique de terreur planifiée par la junte, touchant presque toute la société sous le
prétexte de lutter contre la guérilla. Il a un impact énorme sur la société argentine.
Par la suite et malgré la ferme opposition des militaires à ce projet, le
gouvernement argentin, à l'aide des diverses preuves accumulées par la
CONADEP, va traduire en justice neuf membres des trois premières juntes pour
atteinte à la constitution et violation des Droits de l'Homme. Plusieurs leaders
guérilleros ayant opéré jusqu'en 1976 (notamment Mario Firmenich, chef
montonero) sont également poursuivis, conséquence de la « théorie des deux
démons », selon laquelle la responsabilité de la violence d'Etat n'est pas imputable
au seul régime militaire, mais aussi, sinon d'avantage aux groupes armés d'extrêmegauche1. Le Conseil Suprême des forces armées se jugeant incompétent en la
matière, c'est la Chambre Fédérale qui instruit le dossier. Le 9 décembre 1985,
après sept mois de procès, elle condamne cinq des neuf militaires accusés à des
peines de prison, allant de 3 ans et 9 mois jusqu'à la perpétuité pour Videla et
Massera. L'impact de cette sentence est immense et se traduit par un regain de
tensions sociales.
S'installe dès lors peu à peu en Argentine un précaire modus vivendi fait de
ressentiments réciproques avec des militaires toujours prêts à risquer un nouveau
coup d'Etat et un pouvoir civil prudent. Beaucoup d'hommes politiques pensent en
effet que les militaires considèreront toute autre punition comme excessive.
2. Les lois de « punto final » et d' « obéissance due » : le retour à l'impunité des militaires
De fait, le procès provoque une inquiétude croissante chez les membres des
forces armées. Cela se traduit par plusieurs soulèvements (1986 et 1987) de
militaires nationalistes auxquels le gouvernement répond par l'adoption de mesures
empêchant la tenue de tout autre procès. En effet, le nouveau pouvoir a les mains
liées et ne peut procéder à l'épuration de la fonction publique et de l'Armée sans
risquer la mise en péril de la démocratie.
1
http://www.nuncamas.org/document/document.htm, Tesis "de los dos demonios", Decreto 157 du 13
décembre 1983, consulté le 11 mars 2007.
37
Ainsi, si d'un côté, les principaux responsables de violations des droits de
l'homme durant le régime militaire ont été jugés et condamnés par la justice, le
gouvernement d'Alfonsin empêche le jugement de nombreux autres responsables.
Soumis à de fortes pressions du secteur militaire et à des tensions internes à son
parti, il cède et instaure, le 22 décembre 1986, avec le consentement de l'opposition,
la loi du « Punto final » (point final). Celle-ci est un mécanisme de prescription
anticipée qui laisse aux victimes de la dictature deux mois pour déposer une plainte
pour violation des Droits de l'Homme, les preuves devant être matérielles et
indiscutables. En conséquence de quoi, seules les personnes ayant eu un pouvoir de
décision ou ayant commis des actes aberrants ou atroces pourront être poursuivies1.
Dans les deux mois suivant la promulgation de cette loi, seuls 160 tortionnaires
répondent à de tels critères.
Par la suite, Alfonsin, qui parvient de moins en moins à gérer une Argentine
partagée entre des militaires radicaux et la farouche volonté des mouvements des
droits de l'homme d'obtenir justice, fait voter, en mai 1987 la loi de l' « Obedencia
debida » (obéissance due). Celle-ci décrète que les officiers, dont le grade est
inférieur à celui de colonel, ont agi sans possibilité d'opposition ou de résistance
aux ordres donnés du fait du devoir d'obéissance à leurs supérieurs hiérarchiques1.
En conséquence de cette loi, seule une vingtaine de généraux à la retraite et de
dirigeants de la junte peuvent être inculpés.
Malgré ces lois, proclamant ouvertement la quasi-totale impunité des forces
armés, les militaires restent sur le qui-vive, notamment les secteurs les plus
nationalistes de l'armée. Ainsi, Alfonsin doit faire face à deux nouvelles révoltes des
« carapintadas » (visages peints, nom donné aux insurgés du fait du maquillage dont
leur visage était recouvert), le 17 janvier et le 2 décembre 1988. Ces rebellions
militaires, associées aux tensions sociales et aux difficultés économiques que
traverse l'Argentine obligent Raul Alfonsin à quitter le pouvoir cinq mois avant la
fin de son mandat en 1989.
1
http://www.nuncamas.org/document/document.htm, Ley de Punto Final, Ley 23.492 du 24 décembre
1986, consulté le 20 mars 2007.
38
II. La politique ménémiste
La démission de Raul Alfonsin donne lieu à de nouvelles élections,
remportées par le péroniste Carlos Menem. Celui-ci, gouverneur de la province de
La Rioja, arrive à la présidence de la nation argentine dans une période de grave
crise économique. Il combat l’instabilité économique et financière par une politique
ultralibérale, privatisant les entreprises publiques et instaurant la convertibilité
peso/dollar qui a pour effet de diminuer l'inflation et l'afflux de capitaux étrangers.
La croissance revient en Argentine mais Carlos Menem doit faire face à la montée
de tensions sociales du fait du chômage qui reste très important, du creusement des
inégalités entre les citoyens, et de la forte mobilisation des syndicats et de la
population, hostiles à ses réformes2.
Durant son mandat, le président Carlos Menem mise au final davantage sur
l'amélioration de la situation économique, ce dont beaucoup de pays étrangers lui
savent gré, quitte à fermer les yeux sur la situation intérieure3. Au niveau militaire,
le président Menem tente de subordonner les forces armées aux autorités civiles de
façon à ce que les militaires puissent de moins en moins prétendre au statut
d'homme politique. Parallèlement, après avoir utilisé en 1990 son droit de grâce en
faveur des généraux et des chefs des trois juntes, il oppose en 1998 son veto aux
éventuelles demandes d'abrogation des lois les amnistiant.
1. La stratégie de Menem face aux militaires
Une dernière insurrection militaire a lieu en décembre 1990, alors que Carlos
Menem est au pouvoir. La réponse de ce nouveau président marque un tournant: si
le mécontentement militaire était auparavant directement lié au traitement
judiciaire des violations des droits humains pendant la dictature, il reflète désormais
1
http://www.nuncamas.org/document/document.htm, Ley de Obediencia Debida, Ley 23.521 du 8 juin
1987, consulté le 20 mars 2007.
2
Encyclopédie Encarta, « Argentine ».
3
Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, op. cit., p. 139.
39
aussi des conflits internes à l’armée. La stratégie de Menem est dès lors de séparer
ces deux dimensions.
En 1989, le président utilise ainsi sa prérogative présidentielle du droit de
grâce, « el indulto », pour libérer les militaires condamnés pour violation des droits
de l’homme pendant la dictature, pour leur attitude lors de la guerre des Malouines
et pour leur implication dans les soulèvements de 1986 et 1987. Un an plus tard, il
complète sa stratégie en accordant sa grâce aux ex-commandants des juntes
militaires et aux anciens guérilleros encore prisonniers ou sous procédure
judiciaire1. Il marque ainsi une différence avec les militaires qui s’étaient illustrés
dans le dernier soulèvement et qui ne sont pas concernés par ces grâces. La tactique
est de pardonner les crimes du passé mais de punir la désobéissance et les
soulèvements présents ou futurs.
Ces mesures sont vécues comme une défaite par les mouvements des droits
humains, qui se mobilisent fortement contre elles. Toutefois, au niveau social,
l’« indulto » de Menem n’élimine pas l’impact du rapport « Nunca más » et du procès,
deux éléments-clefs donnant à la transition une dimension éthique liée à la
reconnaissance sociale des droits humains comme droits fondamentaux et montrant
la possibilité d’un État de droit actif2.
2. Une volonté de « réconciliation nationale » ambiguë
La vie politique argentine s'est largement caractérisée, depuis le début du
XXème siècle, par une certaine forme de violence. Cette violence est tout d’abord
partisane, surtout depuis les années quarante, du fait de la bipolarisation politique
résultant des affrontements incessants entre radicaux et péronistes. Elle est ensuite
militaire, puisque, on l'a vu, l'armée argentine n'a pas hésité à prendre le pouvoir
tout au long du XXème siècle pour imposer sa vision de l'Etat. La violence est enfin
1
http://www.nuncamas.org/document/document.htm, Los Decretos de Indulto: Decreto 1002 - 7 octobre
1989 ; Decreto 1003 - 7 octobre 1989 ; Decreto 1004 - 7 octobre 1989 ;Decreto 1005 - 7 octobre 1989,
consulté le 20 mars 2007.
2
Elizabeth Jelin, Les mouvements sociaux et le pouvoir judiciaire dans la lutte contre l’impunité, article
cité, p. 90.
40
sociale, et se caractérise d’une part par les affrontements directs entre mouvements
d'extrême-gauche et groupes paramilitaires et d’autre part par les fortes tensions
entre la majorité d'Argentins vivant sous le seuil de pauvreté et le reste de la
population, vivant dans un confort relatif. Face à un tel legs de violence politique et
sociale, et dans une société où le régime démocratique reste très récent, les
gouvernants, tant Alfonsin que Menem vont tenter de promouvoir une certaine
pacification des rapports grâce à la rhétorique de la « réconciliation nationale ».
Cette politique est initiée, nous l'avons vu plus haut, par Raul Alfonsin, qui
ménage à la fois les militaires et les organisations de défense des droits de l'homme
en faisant juger quelques hauts responsables de la répression militaire, avant de
mettre un « point final » à une telle démarche. Cette politique est reprise par Carlos
Menem, qui, lors de son discours d'investiture, le 18 juillet 1989, se déclare « prêt à
payer le prix politique de la réconciliation nationale ». Peu à peu, l'idée de justice
s'efface au nom de la réconciliation. Celle-ci se traduit notamment, et ce, depuis
1984, par la diffusion dans la population du rapport de la CONADEP qui énonce
une vérité historique, celle de la théorie des deux démons, qui met dos à dos les
militaires et les organisations d'extrême-gauche dans la responsabilité des excès de
la dictature.
Selon Sandrine Lefranc, à travers cette vérité historique univoque se met en
place un arbitrage : les agents de la violence d'Etat ne sont pas poursuivis mais sont
reconnus responsables de la répression. Le pouvoir veut ainsi réintégrer les
militaires dans la société et ce de deux manière : individuellement dans une
argentine endeuillée et collectivement dans le nouveau régime démocratique1.
Quant aux parents et proches de disparus et de morts du fait de la répression, si la
justice ne leur est pas rendue, ils obtiennent toutefois le statut de victime et
bénéficient de réparations économiques.
« Les uns et les autres devaient accepter le nouveau consensus démocratique
et renoncer à mettre en avant la légitimité des causes défendues pour s'investir dans
la construction d'un avenir démocratique et prospère. Au nom de la stabilité du
régime démocratique et de la restauration de l'unité nationale, les gouvernements
démocratiques successifs ont donc rappelé les anciens ennemis à l'ordre de l'amitié
1
Sandrine Lefranc, Renoncer à l'ennemi, jeu de piste dans l'Argentine post-dictatoriale, Raisons
politiques n°5, février 2002, p.128.
41
nationale et d'un pragmatisme politique imposant, en temps de crise économique,
de considérer l'autre comme un adversaire raisonnable1 ».
Le président Menem illustre fortement cette volonté de consensus national
par une politique tentant de réconcilier les militaires et leurs victimes avec la société
argentine. En matière d'impunité, il porte tout d'abord un coup dur aux
organisations de défense des Droits de l'Homme par la prononciation en 1991 de
douze grâces présidentielles en faveur des militaires condamnés en décembre 1985.
Ces grâces conduisent notamment à la libération de Jorge Videla, reconnu coupable
de 66 assassinats, 306 enlèvements, 11 cas de torture et 7 de vol, qui était condamné
à la prison à vie, mais aussi de Roberto Viola, d'Emilio Eduardo Massera et du
dirigeant montonero Mario Firmenich2. Dans une interview donnée à une station
de radio, Carlos Menem déclare, à propos des six années d'emprisonnement -dans
des conditions très confortables- de l'ancien dictateur Videla, pour lesquelles celui-ci
réclame des dédommagements, que celles-ci sont « plus que suffisantes » avant
d'ajouter que « la grâce est le moyen d'en finir avec une page noire de l'histoire du
pays »3.
Toutefois, face aux réactions de la population, très hostile à de telles
mesures, le président argentin s'empresse de mettre en place une politique de
réparation économique en faveur des victimes de violations des droits humains
pendant la dictature militaire. Un premier décret présidentiel, en 1991, permet à
toutes les personnes qui ont été emprisonnées de manière illégitime ou détenues
selon le bon vouloir du pouvoir exécutif de bénéficier de réparations économiques4.
Ces compensations ont été étendues en 1994 aux parents, enfants et héritiers de
personnes disparues ou mortes du fait de la répression5. Enfin, en 1999, des
initiatives législatives ont été lancées afin de dédommager les personnes ayant du
1
Idem, p. 130
Le Monde, Argentine, deux des militaires libérés avaient été condamnés à la prison à vie, 1er janvier
1991.
3
Le Monde, Argentine, après sa libération, l’ancien dictateur Jorge Videla demande des
dédommagements, 02 janvier 1991.
4
http://www.nuncamas.org/document/document.htm, Ley de Indemnización a ex-presos políticos Ley
24.043 du 27 novembre 1991, consulté le 20 mars 2007.
5
Le Monde, Argentine : indemnisation des victimes de la dictature, 04 janvier 1992.
2
42
s'exiler en conséquence de la prise du pouvoir par les militaires. Toutefois ces
dernières ne se sont pas concrétisées.
De plus, malgré la mise en avant de thèmes tels que la démocratie et la
réconciliation nationale, Menem renoue avec une « tradition caudilliste ancienne »
à
travers
sa
pratique
de
l'
« hyperprésidentialisme »1.
Il
recoure
ainsi
systématiquement aux décrets présidentiels d'urgence notamment en matière de
libéralisation économique, mais aussi pour opposer son veto à certaines lois
parlementaires. Par ailleurs, en augmentant les effectifs de la Cour Suprême et en y
nommant des magistrats ménémistes, il inféode au pouvoir exécutif l'institution
judiciaire suprême de la nation argentine.
1
Elizabeth Jelin, Les mouvements sociaux et le pouvoir judiciaire dans la lutte contre l’impunité, article
cité, p.84.
43
Chapitre 3 : Un rôle majeur dans la lutte contre l'impunité
Les politiques en matière d’impunité menées par Alfonsin puis Menem
provoquent une vive déception chez les Mères de la place de Mai. Celle-ci est
d’autant plus forte que les espoirs des Mères étaient énormes du fait du retour à la
démocratie. Avec l’établissement d’un régime démocratique, elles espèrent que la
vérité sera établie quant au sort des disparus (sur lequel elles ne se font plus
d’illusions) et que les coupables seront traduits en justice.
Suite à la promulgation des lois du point final et de l’obéissance due par
Alfonsin, puis des grâces présidentielles par Menem, les Mères radicalisent leur
mouvement. Durant tout leur combat, elles mettent en avant leur volonté de justice.
Toutefois,
les
lois
assurant
l’impunité
des
militaires
sont
difficilement
contournables et les Mères vont dès lors développer des méthodes alternatives pour
dénoncer et juger les responsables de la répression. Une faille à ces lois est
découverte par les Grands-mères de la place de Mai. Ces femmes, à la recherche
d’un petit-enfant disparu réussissent en effet à inculper certains militaires pour trafic
d’enfants.
I. Les Mères et le retour à la démocratie
Les Mères de la place de Mai sont les premières à fustiger, en 1983, les lois
d'autoamnistie des militaires et à s’inquiéter du nombre croissant d’officiers qui
quittent le pays. Dans leurs discours et leurs articles, elles dénoncent la tactique des
responsables de la dictature qui souhaitent selon elles s’assurer avant leur départ
une retraite confortable dans laquelle la justice ne pourra s’immiscer. Elles
organisent par conséquent de nombreuses manifestations durant la période de
transition démocratique pour attirer l’opinion publique sur les risques d'impunité
des militaires. Elles multiplient en parallèle les gestes symboliques. Ainsi, le jour où
Bignone, après la passation de pouvoir à Alfonsin, quitte pour la dernière fois la
44
Casa Rosada, elles réussissent à lui glisser un message sous l'essuie-glace de sa
voiture : « Caïn, qu'as-tu fait de ton frère? »1.
De fait, le retour à la démocratie ne semble pas marquer la fin des
revendications des Mères de la place de Mai, qui font de l'expression, créée
quelques années plus tôt : « Aparición con vida » (apparition en vie), la formule
phare de leurs revendications. En effet, même si la majorité des Mères est
pleinement consciente du sort qui a été réservé à leurs enfants, cette demande d'
« apparition en vie » prend la forme d'une accusation : « S'ils ont pris nos enfants
vivants, qu'ils nous les rendent vivants, s'ils ne le sont pas, nous voulons savoir qui
les a tués et que les assassins soient jugés ». Le combat des Mères devient dès lors
une quête de justice et de vérité.
1. Avec le retour à la démocratie, les Mères exigent que justice soit rendue
Alors que l'Argentine se transforme en régime démocratique, se pose pour les
Mères la question du sens et de l'avenir de leur combat. Elles constatent qu'elles
n'ont toujours aucune information sur le sort des disparus (certains sont-ils vivants?)
et que les coupables sont toujours en liberté. Pour la première fois, des dissensions
apparaissent au sein du mouvement : toutes souhaitent la paix, la justice, le
châtiment des criminels et la vérité, mais toutes ne sont pas d'accord sur les moyens
pour y parvenir, et notamment sur l'attitude à adopter vis-à-vis du nouveau
gouvernement. Certaines Mères considèrent qu'il faut travailler du coté des
nouvelles autorités. Mais la majorité préfère conserver une totale indépendance visà-vis de tout pouvoir, groupe ou parti politique. Elles refusent de s'aliéner au
gouvernement d’Alfonsin et au parti radical. Les tensions au sein de l'association
durent jusqu'à ce que la rupture entre les deux groupes soit consommée en 1986. En
effet, un petit groupe de Mères, derrière Maria Adela Antokoletz, en désaccord
avec les positions de l'association mais aussi avec la personnalité d'Hebe de
Bonafini, son leader, décident à la fin de l'année 1985 de quitter le mouvement. Des
élections sont alors organisées pour trancher entre les deux listes et élire une
1
Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, op. cit., p. 107
45
présidente. L'association majoritaire reste l'organisation d'opposition radicale
Madres de Plaza de Mayo dont Hebe de Bonafini devient présidente. Le groupe
dissident, défenseur de la collaboration des Mères avec les institutions et moins
critique à l'égard du gouvernement, devient l'association Madres de la Plaza de
Mayo – Línea Fundadora (Ligne Fondatrice)1.
Au delà des affrontements internes, les Mères de la place de Mai poursuivent
leurs actions. Inquiétées par les agissements de l'armée, elles considèrent qu'il faut
conserver à leur égard une extrême vigilance et traquer les responsables de la
répression. Les rondes sur la place de Mai se poursuivent, et deviennent l'occasion
de discours de mobilisation et d'exhortation à la conscience politique. Les Mères en
profitaient par ailleurs pour distribuer des brochures demandant la « Carcel a los
genocidios » (Prison aux génocidaires). L'association devient peu à peu spécialiste
dans le maniement du langage, de plus en plus efficace. A travers de nombreux
discours et slogans, leur franc-parler et leur détermination s’affirment mais fait en
même temps d'elles aux yeux de la population « des femmes énervées et paumées »1
manipulables par les mouvements de gauche. En effet, les Argentins semblent se
lasser de la radicalisation du mouvement.
Mais il en faut plus pour décourager les Mères qui redoublent d'activité. Outre
les rondes, elles distribuent des tracts auprès des syndicats, des étudiants, des
intellectuels ou dans le milieu du spectacle. Elles refusent d'autre part de participer
aux débats dans lesquels les disparus sont classés en fonction de leur identité
religieuse, nationale ou idéologique. Enfin, elles critiquent ouvertement Ernesto
Sabato, président de la CONADEP, qui, à la suite d'un déjeuner avec le général
Videla, a déclaré qu'il était un homme « cordial et cultivé ».
Vis à vis du gouvernement de Raúl Alfonsín, les Mères de la place de Mai se
montrent de plus en plus critiques : elles condamnent son discours mettant en
parallèle la violence des groupes d'extrême-gauche et celle perpétrée par le régime
militaire (théorie des deux démons). Elles demandent à la place des procès en règle
pour tous les coupables et non une hiérarchie des responsabilités. Au sujet de la
CONADEP, dans laquelle aucune Mère n’a été invitée à participer, elles
1
http://www.madresfundadoras.org.ar, consulté le 15 mars 2007.
46
considèrent qu'elle manque de légitimité et que les moyens qui lui sont dévolus sont
par trop limités. Elles lui préfèrent la création d'une commission parlementaire
émanant directement du peuple, et engageant le président. Lors d'un meeting tenu à
Santa Fe, elles décident que chacune d'entre elles pourra si elle le souhaite
témoigner auprès de la Commission mais que l'association des Mères de la place de
Mai n'apportera pas sa collaboration à l'enquête.
2. L'intransigeance des Mères
Le mouvement se radicalise peu à peu et dénonce la démocratie factice dans
laquelle vit l'Argentine : selon le Boletín, périodique de l'association, « Alfonsín
tient le gouvernement et les forces armées tiennent le pouvoir ». Peu à peu, de fortes
tensions naissent entre le gouvernement et l'organisation des Mères : chaque
déclaration officielle, chaque prise de position, chaque loi est commentée et
critiquée par les Mères. Sur deux points surtout, l'association se montre
intransigeante : la réparation économique des familles de disparus et l'exhumation
des corps de victimes de la répression2.
En effet, malgré les demandes des Mères pour la faire abroger, Alfonsín
maintient la loi de 1979 sur les réparations économiques. Les familles de disparus
reçoivent ainsi des convocations officielles pour venir chercher les restes de leurs
enfants et percevoir une indemnité. Parfois même, les parents doivent signer un
certificat attestant que leur enfant a été tué à la suite d'affrontements armés avec les
forces de l'ordre. Au long de l'année 1985, le leitmotiv des Mères est : « Pas
d'exhumation ! Pas d'hommage posthume ! Pas de réparation économique ». Pour
persuader les familles du bien-fondé d'une telle lutte, Hebe de Bonafini déclare :
« Seriez-vous capable d'approcher la moindre nourriture de votre bouche, en
sachant que vous l'avez achetée avec l'argent qu'on vous a donné parce qu'ils ont
tué votre enfant? Et si ce n'est pas de la nourriture, un pull-over ? Ce pull va vous
peser comme une plaque d'acier ou une montagne de briques. Il va peser sur vous
1
2
Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, op. cit., p. 111.
Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, op.cit., p. 122.
47
comme la mort »1. Au delà des réparations économiques, la question de
l'exhumation est cruciale : selon les Mères, aucun examen d'ossements ne doit être
entrepris avant qu'une enquête ne détermine qui a donné l'ordre d'exécution et qui a
exécuté cet ordre.
Au sujet du procès des chefs de la junte militaire, les Mères considèrent que les
peines prononcées sont trop légères et ne touchent qu'une infime partie des
responsables de la répression. De plus, l'association accuse les juges d'avoir délivré
un double message : l'un de réassurance à l'intention des forces armées, l'autre pour
calmer un minimum les réclamations de la population en matière de justice.
La réaction des Mères est aussi considérable lors de la promulgation de la loi du
« Punto final ». Elles organisent des manifestations, alertent tous leurs contacts à
l'étranger et lâchent sur la place de Mai 30 000 ballons portant les noms des
disparus. Au sujet de la loi, Hebe de Bonafini déclare « Il faut éclairer tout ce qui se
passe dans les coulisses et ce que tout le monde voudrait dissimuler, ce qui pue ».
Le 30 avril 1997, pour fêter les 10 ans de leur mouvement, elles font signer aux
personnes qui les soutiennent des foulards blancs portant l'inscription « les assassins
en prison! » et les nouent avant de les disposer autour de la Casa Rosada.
Par la suite, tandis que le monde entier salue les avancées démocratiques de
l'Argentine, l'organisation des Mères se radicalise encore, dénonçant à la fois le
pouvoir et l'armée, dans un nouveau slogan « contre l'autoritarisme civil militaire ».
Les objectifs de l'association ne sont plus négociables, et cette dernière déclare
qu’elle ne dépendra jamais d'un parti politique. Rien, affirment les Mères, ne les
empêchera désormais d'exercer leur droit à la parole et leur action critique. Alors
qu' Hebe de Bonafini soutient que : « Les militaires demandent l'amnistie et l'Eglise
la réconciliation (...) Nous ne nous réconcilierons jamais avec les assassins ni avec
l'Eglise (...). Nous comptons sur nos propres forces, nous ne céderons pas, nous ne
nous tairons pas »1, des messes sont célébrées par des membres d'une association
dénommée « Familles de ceux assassinés par la Subversion », et des appels sont
lancés par les forces armées pour que le peuple « comprenne le rôle des militaires au
cours de la guerre sale ». Ceci illustre bien la forte opposition entre les mouvements
1
Idem, p. 124
48
de Défense des Droits de l'Homme, surtout les plus radicaux, comme les Mères de
la place de Mai, et les militaires et leurs soutiens, tous deux prenant le
gouvernement et la population à partie. Alfonsín, perdu dans ces luttes, se contente
de gouverner dans la plus extrême prudence, d'autant plus qu'au delà de ces
affrontements, la situation économique est critique.
La radicalisation du mouvement des Mères ne va pas évidemment sans lasser,
au delà des partisans du régime militaire, la population et ses représentants. Le
gouvernement supporte de plus en plus mal les attaques frontales des Mères. Les
partis s'en méfient tout comme plusieurs groupes de défense des droits humains. En
conséquence, des menaces téléphoniques anonymes se multiplient, et, en 1987, au
cours d'une manifestation d'opposition à une messe de réconciliation organisée par
les militaires, les Mères sont assaillies par les forces de l'ordre munies de matraques
et de chaînes. Leurs rondes sur la place de Mai sont aussi l'objet d'attaques et
quelques Mères sont même blessées lors des charges de la police.
3. Les Mères face à Menem
Avec l'arrivée de Menem au pouvoir en 1989, les Mères développent un
nouveau slogan : « Ni olvido, ni perdón » (pas d'oubli, ni de pardon). Leur politique
vis-à-vis du nouveau gouvernement se radicalise encore plus. Elles refusent toute
réconciliation, tous rapports policés, et font valoir que « la haine est une émotion
nécessaire »2. Il n'y a selon elles pas de conciliation possible entre les plaintes des
victimes et les exigences des « génocidaires ». Enfin, elles considèrent qu'on ne peut
rien retrancher à la légitimité des causes défendues par les disparus et les morts, et
font ainsi obstacle à la logique du compromis. Hebe de Bonafini ne déclare-t-elle
pas : « Nous avons un seul ennemi qui est l'armée, mais tous ceux qui deviennent
les amis de nos ennemis seront aussi nos ennemis ».
1
Idem, p. 128
Sandrine Lefranc, Renoncer à l'ennemi, jeu de piste dans l'Argentine post-dictatoriale, article cité, p.
135.
2
49
Avec la prononciation par Menem de l' « indulto » par lequel le président gracie
tous les membres de l'armée ou des forces de l'ordre jugés et condamnés pour leurs
activités pendant la « guerre sale », pendant la guerre des Malouines ou au cours des
divers soulèvements armés contre Alfonsin, les Mères en collaboration avec d'autres
organisations organisent une grande manifestation à laquelle participent 40 000
personnes pour protester contre leur libération1.
Elles vont par la suite élaborer une nouvelle tactique d'action. En effet, elles
annoncent publiquement qu'elles vont elles-mêmes mener à bien la chasse aux
criminels. Un groupe dirigé par Hebe de Bonafini part ainsi pour Cordoba et peint
cette inscription « Vergez assassin » devant la maison de l'ancien directeur du camp
de concentration de La Perla. Par ailleurs, l'association envoie des lettres à
l'étranger afin d'y identifier des responsables de la répression. De plus, à la fin de
l'année 1990, Juana de Pergament et Hebe de Bonafini parviennent à pénétrer dans
la Casa Rosada sans être identifiées et déposent, à l'intention du président un petit
arbre de Noël portant en décoration les photos et noms des généraux absous. Dans
un discours, Hebe de Bonafini justifie ce geste par le fait qu'un jour, ceux à qui il a
accordé son pardon pourraient bien le faire sortir du palais national.
De nouveau, la guerre est ouverte entre le gouvernement argentin et
l'association des Mères. Menem engage une procédure contre Hebe de Bonafini
pour « mépris de l'autorité » (dans une allocution publique, celle-ci a dénoncé le fait
que l'indulto a servi non seulement les intérêts militaires, mais aussi les intérêts des
politiciens et a traité Menem d'ordure). Il la présente également comme traître à son
pays. La présidente des Mères réplique immédiatement « Notre pays est différent du
sien. Son pays, c'est l'armée, l'argent, les Etats-Unis, le pouvoir, une Ferrari. Le
nôtre, ce sont des hommes et des femmes qui travaillent et donnent leur vie au
pays, ce sont des enfants, la Place, la vie, la terre ». En conséquence de cette
animosité entre le pouvoir et l’association, les Mères sont de nouveau l'objet
d'attaques. En 1991 notamment, poursuites judiciaires, intimidations, cambriolages
de leur siège, disparition de dossiers importants et d'ordinateurs, diminution de la
couverture médiatique, et menaces de morts se multiplient.
1
Le Monde, Argentine : après l’annonce de la grâce présidentielle, 40 000 personnes ont manifesté contre
la libération des anciens chefs de la dictature, 1er janvier 1991.
50
Mais dans leur lutte, les Mères ne sont pas seules. En effet, l'« indulto » de
Menem a provoqué un vif mécontentement au sein de la population argentine, et
un vaste mouvement d'indignation se lève, réunissant des syndicats, l'association
des Grands-mères de la place de Mai (cf. infra), des partis de gauche, des
associations de défense des droits de l'homme et des groupes de soutien étrangers.
Toutefois, malgré cette forte mobilisation, l'« indulto » est confirmé et voté.
4. Un soutien international
Exception faite des mobilisations lors de l'« indulto », les Mères, perçues à raison
comme de plus en plus radicales, perdent peu à peu leurs soutiens, que ce soit au
niveau médiatique, politique ou populaire. En effet, leur combat lasse l'opinion
publique. Par conséquent, comme lors de la dictature, les Mères vont chercher un
appui au niveau international. A l'occasion des 10 ans du mouvement, elles lancent
une vaste campagne internationale afin d'obtenir de nouveaux soutiens. Ceux-ci se
montrent nombreux. Ainsi, l'évêque Kurt Scharf, ancien membre de la résistance
allemande contre Hitler, invité à commenter l’action politique, déclare que, vu la
situation argentine, les Mères de la place de Mai devraient se radicaliser encore
plus1. Par ailleurs, les Mères obtiennent le soutien de nombreuses stars qui font
bénéficier leur mouvement d’une certaine visibilité. L’actrice suédoise Liv Ullman,
notamment, vient marcher avec elles sur la place de Mai. De plus, le chanteur
britannique Sting participe à des actions à leurs cotés, compose une chanson en leur
honneur et les invite à participer à l'un de ses concerts à Buenos Aires. Jane Fonda,
Pete Seeger ou encore Rafael Alberti lui apportent par ailleurs leur soutien2. Enfin,
de nombreuses associations, notamment en Europe continuent de contribuer à leurs
efforts et plusieurs villes, tel Paris se dotèrent d'une « place des Mères de la place de
Mai » en leur honneur.
Au delà du soutien de personnalités au mouvement, les visites des Mères à
l'étranger se multiplient. En Europe, elles donnent des conférences de presse et
1
2
Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, op. cit., p. 137.
José Cubero, Les Mères, un nouvel acteur politique ?, op. cit., p.55.
51
participent à des émissions télévisées, répétant inlassablement : « Il faut socialiser,
partager, distribuer l'amour ». Elles sont de surcroît récompensées par de nombreux
prix internationaux, tel que le prix de la liberté de conscience du Parlement
Européen en 1992 ou encore le prix UNESCO de l'éducation pour la Paix en 1999.
Durant la remise de ce dernier, le président de l'UNESCO vante l’action des Mères
et qualifie leur association de « mouvement éthique d'action non violente en faveur
de la paix, une paix fondée sur le respect de la vie et de ses droits fondamentaux »1.
II. Une quête de Justice
Les Mères de la place de Mai organisent désormais leurs actions et leurs
discours autour du thème de la lutte contre l’impunité. Elles se font dès lors très
critique à l’égard des gouvernants et de l’institution judiciaire qu’elles accusent de
complicité avec les militaires et de corruption. Cette méfiance vis-à-vis des instances
démocratiques les conduit à mettre en place des alternatives à la justice
traditionnelle par la création de procès populaire ou la tenue d’escraches2 avec le
mouvement HIJOS. Parallèlement, les Mères placent beaucoup d’espoir dans la
justice internationale, dans la mesure où certains juges européens, notamment
français et espagnols commencent à se pencher sur les cas des disparus.
1. Lutter contre l'impunité
Selon Geneviève Jacques, « l'impunité représente le triomphe du mensonge, du
silence et de l'oubli. Elle viole et empoisonne la mémoire des individus et des
1
Koïchiro Matsuura, discours de remise du prix UNESCO de l’éducation pour la paix, 13 décembre
1999.
2
Rassemblements bruyants devant les domiciles privés des anciens responsables de la répression, devant
leurs lieux de travail et, parfois, les anciens centres de détention et de torture. Le lieu où vit le «
génocidaire » est marqué, à l’aide de farine, d’oeufs, de peinture noire et rouge sang ; le voisinage et les
commerçants du quartier sont invités à ne plus entretenir de relations avec les bourreaux.
52
communautés »1. L'impunité représente en effet l'absence de sanctions à la suite de
la violation d'une règle de droit préétablie. Il existe trois dimensions à celle-ci : elle
est tout d'abord morale : le pardon est alors utilisé comme moyen de rétablir la
coexistence pacifique. Elle est aussi juridique, puisque les responsables de délits ne
sont pas poursuivis. Elle est enfin politique, et se justifie par la volonté d'établir la
paix sociale1.
Dans le cas argentin de violations des droits de l'homme, il y a, à la suite de la
promulgation des lois d'amnistie par Alfonsín, puis Menem, une absence de remise
en cause de la responsabilité pénale, mais aussi civile, administrative et disciplinaire
des auteurs de ces violations. Grâce à ces lois, les hauts responsables militaires
échappent en effet à toute enquête tendant à permettre leur mise en accusation,
arrestation ou jugement, et ce, malgré la ferme condamnation de la Commission
Interaméricaine des Droits de l'Homme (CIDH). En effet, en 1992, la CIDH
déclare que les lois d'amnistie violent les droits de l'homme et le devoir des Etats de
protéger les personnes, ainsi que le droit de toute personne à ce que sa cause soit
entendue par un tribunal indépendant.
En luttant contre l'impunité des responsables de la dictature, les Mères de la
place de Mai répondent à deux objectifs fondamentaux : le rétablissement de la
vérité et la sanction juridique des criminels. Le rétablissement de la vérité
correspond au fait que connaître la vérité sur le sort des victimes et sur l'histoire de
son pays est un droit pour les citoyens et un devoir pour l'Etat. Le Droit
International Public oblige ainsi les Etats à enquêter sur les violations des droits de
l'homme. Ce droit à la vérité est dès lors à la fois individuel et collectif. Il s'intègre
dans un devoir de mémoire et tend à éviter la répétition des atrocités. Cette quête de
vérité, comme l'ont compris les Mères commence par le recueil des témoignages des
victimes et de leurs familles mais aussi des responsables des crimes. Elles ont à cet
effet constitué de très nombreuses archives dont le rôle est prépondérant puisqu'elles
permettent de conserver des traces et donc une mémoire des faits historiques, afin
qu'à tout moment, la vérité puisse être consultée et que les générations futures en
1
Geneviève Jacques, Beyond impunity, an oecumenical approach to Truth, Justice and Reconciliation,
Conseil œcuménique des Eglises, Genève, 2000.
53
disposent. Une fois établie la vérité par diverses enquêtes, il est très important
qu'elle reçoive une reconnaissance officielle, jouant ainsi un rôle psychologique
irremplaçable, car « ne pas reconnaître les crimes du passé revient à nier les victimes
et leurs héritiers comme sujets, à les déposséder une seconde fois de leur
humanité »2.
Le second objectif fondamental est la sanction juridique des criminels. La tenue
de procès est dès lors essentielle. En effet, ils permettent de faire éclater la vérité,
d'identifier et de reconnaître les victimes et de souligner le caractère inacceptable
des actes commis par les bourreaux. Pour beaucoup de spécialistes, plus que la
sanction, c'est le rituel et la symbolique du procès qui importent. Ainsi, selon Pierre
Bouretz, « La justice permet de dépasser l'esprit de vengeance par la reconnaissance
publique de la souffrance (des victimes) »3. Ainsi, en Argentine, même si les
responsables de la dictature ont été graciés par Menem, la publication du rapport
Nunca Más et le procès des dirigeants des juntes ont permis au public d'entendre les
témoignages des victimes de la répression et de comprendre l’importance des crimes
du pouvoir en place.
Le devoir de réparation vis à vis des victimes est la troisième étape du processus
de lutte contre l'impunité. Selon la CIDH, l'Etat a tout d’abord l'obligation légale de
prendre les mesures suffisantes pour prévenir les atteintes aux droits de l'homme. Il
doit par ailleurs utiliser les moyens dont il dispose pour enquêter sérieusement sur
les violations commises par des personnes et en identifier les responsables. Il est
enfin chargé de prononcer des peines appropriées en veillant à ce que les victimes
bénéficient d'une réparation adéquate1. Cette réparation peut s'effectuer de diverses
manières, qui souvent sont cumulées : pleine restitution de ce qui a été dérobé ou
détruit, rétablissement de la situation antérieure, réparation des conséquences de la
violation et indemnisation des dommages (y compris du préjudice moral). Ce
devoir de réparation pose toutefois souvent problème dans la mesure où de
nombreux Etats tendent à l'utiliser pour acheter la bienveillance des proches de
1
Louis Joinet (dir.), Lutter contre l’impunité, 10 questions pour comprendre et agir, Paris, La découverte,
2002, p. 11.
2
Idem, p. 22.
3
Pierre Bouretz, Charles Leben, Alain Finkielkraut, Louis Joinet, Danièle Lochak, Jean-Marc Varau, La
prescription, Table ronde du vendredi 22 janvier 1999, Droits, n°31, Paris, PUF, 2000.
54
victimes et masquer l’impunité juridique des responsables, comme le dénoncent les
Mères de la place de Mai.
Enfin, pour de nombreux spécialistes, l'épuration des institutions est essentielle
pour garantir le retour à la paix sociale. Il semble en effet nécessaire de changer les
agents de l'Etat impliqués dans le système répressif. Toutefois, cette condition est
difficile à remplir, car, comme le souligne Louis Joinet, il est « impossible de
remplacer du jour au lendemain les anciens agents par des hommes nouveaux »2.
En effet, après plusieurs années de dictature, il n'est pas aisé de retrouver
suffisamment de personnel compétent n'ayant pas été impliqué dans la dictature
pour exercer les diverses tâches administratives, judiciaires et politiques.
2. La mise en place d'alternatives à la justice institutionnelle
Pour lutter contre ces diverses facettes de l’impunité et contrer la volonté des
gouvernants argentins de mettre en place un processus de réconciliation nationale,
quitte à amnistier les responsables de la dictature, les Mères vont réagir. En effet,
elles considèrent qu'il y a contradiction entre cette réconciliation nationale et la
recherche de la vérité et de la justice. Pour elles, on ne peut construire la paix sur la
négation de l'histoire. Devant le mauvais fonctionnement de la justice, les Mères de
la place de Mai vont chercher des punitions en dehors de l'appareil judiciaire.
Ainsi, leurs mobilisations se transforment peu à peu en pratiques de
dénonciation de l'ennemi, comme en témoignent les rondes de la place de Mai
durant lesquelles les Mères brandissent des pancartes accusant les « génocidaires ».
Deux pratiques spécifiques sont exemplaires de cette forme de dénonciation
collective. La première, qui représente l'essentiel des activités des Mères de la place
de Mai est le « projet contre l'impunité », lancé à la fin de l'année 1999, dont le but
est d’organiser et de pérenniser des actions dispersées avec pour objectif de lutter
1
2
CIDH, 29 juillet 1998, arrêt Velasquez-Rodriguez
Louis Joinet (dir.), Lutter contre l’impunité, 10 questions pour comprendre et agir, op. cit., p. 30.
55
contre l’impunité. La seconde, l'escrache1, systématisée par le goupe HIJOS2 depuis
la fin des années 1990, a pris une ampleur extraordinaire. Outre sa diffusion à
l'étranger, elle est devenue un nouveau genre de mobilisation sociale à mesure que
d'autres groupes se la réapproprient. Selon, Sandrine Lefranc, ces pratiques ont « un
principe d'action commun : nommer, localiser, exhiber les coupables »3. En effet, le
« projet contre l'impunité » se veut « un instrument permettant de savoir qui est qui
et où se trouve l'ennemi du peuple, celui-là même contre qui ont lutté les 30 000
disparus »4 : plus de 1500 noms apparaissent ainsi sur des listes d'archives
facilement consultables. L'objectif des escraches est du même ordre : à défaut de
sanction judiciaire de tous les coupables, les HIJOS veulent favoriser une « condena
social » (condamnation sociale). Quelques dizaines puis quelques centaines d'HIJOS
ont ainsi pris l'habitude de se rassembler devant les domiciles privés des anciens
responsables de la répression, devant leurs lieux de travail et parfois même devant
les anciens centres de détention et de torture. Le lieu où vit le « génocidaire » est
marqué à l'aide de farine, d'œufs, et de peinture noire et rouge. Par ailleurs, le
voisinage et les commerçants du quartier sont invités à ne plus entretenir de
relations avec la personne visée. Il s'agit de montrer « où se trouvent les assassins
d'hier qui aujourd'hui se cachent derrière une image de dignes petits grands-pères
racontant des histoires de réconciliation »5. Tout cela est fait pour condamner le
lieu, l'exposer à la visibilité la plus grande possible.
Les escraches et le « projet contre l'impunité » sont ainsi de véritables alternatives
à la justice : puisque l'institution judiciaire n'est pas capable de juger les
responsables de la répression, la punition sera sociale et le tribunal populaire. Tout
est mis en place pour faire en sorte que l'Argentine devienne la prison des
tortionnaires, quartier après quartier et le « projet contre l'impunité » devient, selon
les Mères « une nouvelle marche de la résistance infinie, éternelle, inébranlable ».
1
Le verbe escrachar est un anglicisme qui désigne à l’origine le fait de rayer le nom d’un candidat sur un
bulletin de vote.
2
Hijos por la Identidad y la Justicia contra el Olvido y el Silencio, association créée en 1994 regroupant
les enfants des disparus, et des personnes emprisonnées, torturées et exilées pendant la dictature.
3
Sandrine Lefranc, Renoncer à l'ennemi, jeu de piste dans l'Argentine post-dictatoriale, article cité, p.
140.
4
http://www.madres.org , consulté le 30 mars 2007.
5
http://www.hijos.org.ar , consulté le 30 mars 2007.
56
De plus, à partir d’argumentations judiciaires élaborées dans les années
précédentes, des audiences, organisées par les Mères et appelées « procès pour la
vérité » ou « procès populaires éthiques et politiques » commencent en 1998. Menés
dans plusieurs villes du pays, ces procès se basent sur la norme (acceptée par la
Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme) qui garantit le droit des membres des
familles des victimes au rétablissement de la vérité sur le destin des disparus et le
lieu où se trouvent leurs restes, y compris dans les cas où il est impossible de
poursuivre et de condamner les responsables parce qu’ils bénéficient d’une grâce et
d’une amnistie1. Les Mères justifient ces actions collectives par le principe selon
lequel les systèmes politique et judiciaire argentins ne sont pas capables de juger et
condamner les responsables de la dictature. En conséquence, ces elles organisent
leurs propres procès sur la place publique, où les juges sont tous ceux qui y
assistent. Ces procès sont rigoureux et réunissent les témoins et victimes de la
répression et les avocats de l'association en tant que procureurs. Seuls manquent les
avocats de la défense, dont personne ne veut jouer le rôle, de sorte que cette défense
est assurée par la voix enregistrée des personnes accusées. Le verdict, qui condamne
systématiquement les militaires démontre, selon Hebe de Bonafini que « malgré
tous les efforts des militaires pour se blanchir, malgré la complicité des politiques, le
peuple ne leur a pas pardonné »2.
3. Le rôle majeur de la justice internationale
C'est finalement largement grâce à l'intervention de magistrats étrangers qu'a
commencé la remise en cause juridique des responsables de la répression, à partir
du milieu des années 1990. C'est en effet à l'occasion des actions judiciaires
engagées pour faire la lumière sur des crimes commis à l'encontre de ressortissants
d'autres pays (notamment français, italiens et espagnols), et au nom de la
compétence universelle, qu'ont été remis sur le devant de la scène divers crimes :
« vols de la mort », durant lesquels on faisait disparaître des opposants en les jetant
1
Elizabeth Jelin, Les mouvements sociaux et le pouvoir judiciaire dans la lutte contre l’impunité, article
cité, p. 87.
2
Madres de la Plaza de Mayo, Résister c’est vaincre, Bayonne, Gatuzain, 2000, p. 64.
57
à la mer ou dans des cours d'eau depuis des avions ; torture systématisée ;
enlèvement des enfants de disparus et falsification de leur identité et assassinats
ciblés de dizaine d'opposants dans le cadre de l'opération « Condor » (coopération
entre les différentes dictatures latino-américaines en matière de répression des
« subversifs »)1.
C'est en 1990 que les tribunaux français, dans une des premières affaires de
justice internationale, condamnent à perpétuité (par contumace) l'ex-capitaine
Alfredo Astiz, coupable de la disparition des deux religieuses françaises enlevées au
même moment que des membres de l'association des Mères de la place de Mai. Par
la suite, les actions judiciaires à l'extérieur de l'Argentine se multiplient. En avril
1996, le juge espagnol Baltasar Garzón commence à poursuivre des militaires
argentins actifs pendant la dictature. En novembre 1999 ce sont 98 personnes qu'il
juge responsables de violations des droits de l'homme durant la période 1976/1983.
Dans son acte d'accusation, Baltasar Garzón affirme ainsi que, pendant les années
de la dictature, les responsables militaires des différents corps de l'armée argentine
ont élaboré un « plan systématique de disparition et d'élimination physique de
groupes de citoyens en fonction de leur idéologie, de leur race ou de leur religion ».
Il estime de plus qu'entre 1976 et 1983 « une extermination massive de citoyens »
s'est produite et « qu'un régime de terreur généralisé, à travers la mort, la
séquestration, la disparition forcée de personnes, les tortures, la réduction en
esclavage, l'appropriation et la substitution d'identité d'enfants, s'est imposé ». Le
magistrat énumère dans son acte d'inculpation jusqu'à 340 centres de détention
clandestins et inventorie ce qu'il qualifie de « réalité atroce » : la pratique
systématique de la torture, l'extermination généralisée, les enterrements dans les
fosses communes, les lancements de prisonniers depuis des avions des forces
armées, les crémations de corps, les abus sexuels et les séquestrations de 20 000 à 30
000 personnes, parmi lesquelles se trouvaient près de 600 Espagnols ou descendants
d'Espagnols, le vol de plusieurs centaines de bébés, remis ensuite à des familles de
tortionnaires2.
1
Sandrine Lefranc, L’Argentine contre ses généraux : un charivari judiciaire ?, Critique internationale
n°26, janvier 2005, p.27.
2
Le Monde, Le juge espagnol Garzon inculpe 98 militaires argentins ; l’acte d’accusation fait état de 600
victimes espagnoles, 04 novembre 1999.
58
Ces actions en justice ont créé de nombreux conflits entre la justice espagnole et
l'Etat argentin qui, au nom de la souveraineté nationale a rejeté toutes les demandes
d'extradition « pour des faits survenus sur le territoire national ou dans les endroits
soumis à la juridiction nationale » sous la dictature militaire. Le gouvernement
argentin a ainsi affirmé qu' « aucun Etat ne peut attribuer unilatéralement (...)
compétence à ses propres tribunaux pour juger des faits survenus hors de son
territoire » en vertu du principe de la « territorialité » de la justice1.
En Italie, où des procédures judiciaires ont aussi été enclenchées pour des
violations commises par les militaires dans les pays du cône sud, sept militaires
argentins ont été condamnés par contumace en décembre 2000 : quatre à perpétuité
et trois à 24 années de prison. Différentes initiatives judiciaires ont par ailleurs été
prises dans d’autres pays européens et, même si les verdicts ont finalement été peu
nombreux, ils ont contribués à rendre plus visible le fait qu'il y avait matière à
poursuivre2.
Un nouvel indice de cette volonté internationale de Justice a par ailleurs été
donné par l'UNESCO, qui, en septembre 2000, a placé en consultation libre sur
internet les documents attestant la répression du plan Condor1.
Le fait le plus marquant durant ce processus d'internationalisation de la justice
fut la mise en détention d'Augusto Pinochet à Londres en 1998, à la suite de la
demande d'extradition formulée par le juge espagnol Baltasar Garzón, pour
violation des droits de l'homme. Cette arrestation fut d'autant plus importante que
l'ancien dictateur venait se faire soigner et bénéficiait jusque-là d'une totale
immunité. Toutefois, et malgré l'acceptation de la Chambre des Lords de lever son
immunité, un examen médical conclut à la sénilité d'Augusto Pinochet qui pu ainsi
être rapatrié pour « raisons humanitaires » au Chili, où il ne pouvait plus être
poursuivi. Il faut toutefois relativiser cet échec puisque le lancement de poursuites
contre l'ancien dictateur a déclenché, notamment en Argentine un certain nombre
d’initiatives contre d’anciens tortionnaires qui, désormais, ne peuvent plus s’offrir
des exils dorés sans que pèse sur eux la menace de poursuites pour leurs
1
Libération, L’Argentine refuse d’extrader les tortionnaires, 19 décembre 2001.
Elizabeth Jelin, Les mouvements sociaux et le pouvoir judiciaire dans la lutte contre l’impunité, article
cité, p.87.
2
59
agissements lorsqu’ils étaient au pouvoir. De plus, avec la levée de l'immunité de
Pinochet par le Parlement chilien en 2000, il semble désormais acquis qu'un ancien
chef d'Etat n'a pas d'immunité pour les crimes de droit international, quelque soit la
juridiction nationale ou internationale devant laquelle il est poursuivi2.
Dans ce contexte, les Mères de la place de Mai soutiennent les magistrats
internationaux dans la mesure où elles mettent à la disposition de la justice le plus
vaste fonds documentaire sur les violations des droits de l'homme en Argentine,
qu'elles ont pu rassembler peu à peu. Cette justice internationale est très importante
pour l'association, qui, bien qu'elle critique le fait que la justice soit rendue par des
magistrats étrangers et non par les Argentins eux-mêmes, se réjouissent du fait que
les militaires argentins ne puissent plus quitter le pays impunément.
III.
L'action spécifique des Grands-mères de la place de Mai
« Las abuelas » (les grands-mères) constituent parmi les parents de disparus un
petit sous-groupe de personnes ayant perdu à la fois un enfant et un petit-enfant,
enlevé en même temps que ses parents ou vraisemblablement né en prison, la mère
étant enceinte lorsqu'elle a été enlevée. A la recherche de leurs enfants et petitsenfants, ces femmes doivent multiplier les requêtes dans les ministères et tribunaux
mais aussi dans les cliniques et hospices, afin de trouver des traces du nouveau-né.
1. Naissance du mouvement
Le 1er août 1979, deux enfants de quatre et six ans, Anatole Boris et Eva Lucia
Julien Grisona, portés disparus en Argentine depuis 1976, et enlevés en même
temps que leurs parents, sont retrouvés à Valparaiso chez une famille adoptive3.
Cette découverte démontre la culpabilité et la complicité de trois gouvernements
1
José Cubero, Les Mères, un nouvel acteur politique ?, op.cit., p. 42.
Brigitte Stern, Pinochet face à la Justice, Etudes, Tome 394, janvier 2001, p. 7-18.
3
Jean-Pierre Bousquet, Les « folles » de la place de Mai, op.cit., p. 171.
2
60
latino-américains : argentin, chilien et uruguayen (le père des enfants étant détenu
en Uruguay). Mais surtout, elle provoque un espoir fou chez les Grands-mères de la
place de Mai, qui recherchent leurs petits-enfants depuis plus de deux ans,
notamment dans la mesure où Anatole Boris Julien Grisona confirme qu'il n'était
pas le seul dans le bus l'emmenant au Chili. Cela renforce par ailleurs ce que les
Grands-mères ont toujours affirmé : pour elles, les enfants enlevés ou nés en prison
sont soit abandonnés dans des lieux éloignés, voire même à l'étranger, soit confiés à
des familles en échange d'une somme d'argent.
A la suite des retrouvailles entre les deux enfants et leur grand-mère, le sousgroupe se mobilise et multiplie les demandes groupées. Les Grands-mères de la
place de Mai constituent alors un dossier dénonçant la disparition de 47 enfants en
Argentine depuis le coup d'Etat, 8 ayant été enlevés avec leurs parents et 39 sont
supposés être nés en captivités. Toutefois, elles ne peuvent remettre ce document,
rassemblant tous les renseignements possibles à ce propos au général Videla, qui
refuse de le lire.
Avec le retour à la démocratie, la vocation de l'association des Grands-mères de
la place de Mai se fait double, et, à la différence des Mères, leur mouvement se
caractérise par leur volonté de retrouver à la fois leurs enfants et leurs petits-enfants.
2. Un nouveau combat
Estella de Carlotto est la directrice de l'association des Grands-mères de la place
de Mai. Sa fille, Laura, a disparu en 1977 alors qu'elle était enceinte et a été
séquestrée jusqu'à la naissance de son fils. Le corps de Laura a par la suite été
retrouvé, mais il n'y avait aucune trace de son enfant. Selon des personnes détenues
avec Laura et libérées par la suite, le jeune garçon, Guido, a été placé dans un
orphelinat. Son cas n'est pas unique et, du fait de cette double disparition, elle
commence avec d'autres femmes dans la même situation une nouvelle lutte :
retrouver les 186 enfants disparus selon une nouvelle estimation et punir les
responsables du trafic de ces enfants, qui ont surement été adoptés par des militaires
ou des membres de l'oligarchie.
61
Elles élaborent pour cela diverses méthodes. Tout d'abord, leur association
reçoit les plaintes et les dénonciations et procède alors à une enquête en
rapprochant diverses informations afin d'obtenir la certitude qu'un enfant a disparu,
quitte à y passer plusieurs années et à mettre en cause plusieurs personnes,
militaires ou policiers en général. Lorsque ce travail est terminé, les renseignements
sont saisis sur ordinateur par une seconde équipe. Enfin, les avocats de l'association
font une demande d'ouverture d'une information judiciaire. Afin d'ajouter des
preuves à leurs dossiers, les Grands-mères ont recours à des scientifiques,
notamment en Europe et aux Etats-Unis. Elles découvrent ainsi l'existence d'un
indice de « grande maternité » et ajoutent à leur enquête une quatrième étape : les
tests génétiques. Malgré des difficultés dues au fait qu'à l’origine ces tests se révèlent
peu sûrs, les abuelas parviennent, avec l'aide de biologistes, à obtenir en 1994, un
protocole d'examen d'hémocompatibilité dont les résultats permettent d'établir dans
99,99% des cas la filiation génétique entre un enfant et sa grand-mère1.
Pour inciter les jeunes Argentins potentiellement adoptés à se poser des
questions sur leur identité, les abuelas multiplient les actions. Par des campagnes
d'affichage, des court-métrages, des publicités télévisuelles et radiophoniques, elles
tentent d'interpeler leurs petits-enfants potentiels. Elles organisent par exemple une
exposition itinérante consacrée aux disparus où un miroir est placé entre les
portraits des deux parents disparus, pour faciliter la comparaison avec les traits des
visiteurs.
Par ailleurs, à la demande des Grands-mères, une Commission Nationale pour
le Droit à l'Identité (CNDI) est créée en 1992. Celle-ci reçoit toutes les demandes
des jeunes ayant des doutes quant à leur identité et ordonne la recherche génétique
de l'identité du demandeur. De plus, l'hôpital avec lequel les abuelas sont associées a
constitué une banque de données génétiques afin de conserver tous les tests ADN
des demandeurs, dans l'hypothèse où une nouvelle grand-mère viendrait dénoncer
la disparition de son petit-enfant. Cette banque de données conserve par ailleurs les
prélèvements sanguins des Grands-mères, qui peuvent ainsi se tranquilliser : même
après leur décès, les recherches seront toujours possibles. Ainsi, depuis 1994,
1
Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, op.cit., p. 161.
62
juristes, enquêteurs et chercheurs ont réussi à reconstituer l'identité de plusieurs
dizaines d'adolescents. Cette bataille a par ailleurs abouti à une vraie réflexion sur
les Droits de l'Enfant. Ainsi, grâce à cette action, le droit à l'identité est aujourd'hui
inscrit dans la Convention Internationale des Droits de l'Enfant.
Enfin, la lutte des Grands-mères est relayée à travers le monde par diverses
ONG qui servent de relai au travail de l'association et font à leur tour des
campagnes d'affichage et des enquêtes afin de reconnaître des enfants
potentiellement adoptés par des familles étrangères, notamment en Espagne, où des
petits-enfants ont finalement été retrouvés. Au total, en mars 2007, 87 petits-enfants
ont été identifiés1, plus de la moitié avaient été adoptés par des membres des forces
de sécurité connaissant parfaitement l'identité des enfants qu'ils s'appropriaient,
certains avaient été adoptés par des familles reconnues « de bonne foi », ignorant la
provenance des bébés qu'on leur confiait, et quelques-uns sont décédés2.
3. Les conséquences juridiques de l'action des Grands-mères de la place de Mai :
l'arrestation des responsables
Les abuelas, au delà de la recherche de leurs petits-enfants veulent obtenir la
traduction en justice des responsables de leur disparition. Elles dénoncent en effet
l'action de militaires qui, pour maintenir leur pouvoir et continuer à « purifier le
pays », ont enlevé de jeunes enfants à des femmes enceintes qu'on a par la suite fait
disparaître. Elles évaluent aujourd’hui à près de 500 les enfants ainsi confiés à des
familles d'officiers, de policiers, de proches du pouvoir, avec de faux documents
légaux, la très grande majorité étant « offerts » à des familles adoptives ou même
parfois aux tortionnaires de leurs parents. Elles dénoncent par ailleurs les
conditions inhumaines de leur naissance, rappelant que des listes d'attente étaient
dressées, notamment au camp de concentration de l'ESMA. Des familles de
militaires attendaient que des prisonnières enceintes accouchent et s’appropriaient
ce « butin de guerre ». Les mères vivaient dans des conditions déplorables en
1
2
http://www.abuelas.org.ar , consulté le 2 avril 2007.
Le Monde, Argentine : 30 ans après, les « folles de Mai » mènent l’enquête, 6 avril 2006.
63
attendant leur enfant et accouchaient parfois menottes aux mains, les yeux bandés1.
Les Grands-mères élaborent à ce titre une liste de 28 militaires concernés par ce
trafic de nouveau-nés et prennent contact avec divers magistrats à qui elles
transmettent les dossiers concernant ces enfants.
Leur bataille est largement reconnue par la justice. Ainsi, en décembre 1996, la
plainte déposée par les Grand-mères de la place de Mai pour enlèvement de
mineurs pendant la dictature militaire a des conséquences importantes. Les crimes
d’appropriation et de falsification d’identité ne peuvent en effet être prescrits (parce
qu’ils continuent d’être commis tout au long de la vie de la victime de l’enlèvement
tant que son identité ne lui a pas été restituée). Or, ces chefs d'accusation n’avaient
pas été inclus dans le procès des ex-commandants, en 19862. Des poursuites ont
donc pu être déclenchées contre les chefs les plus hauts placés de la dictature
militaire d'autant plus qu'en mars 2000, le général Martin Balza, reconnait devant la
justice que le rapt de bébés durant la dictature militaire faisait partie d'un plan
concerté. Parlant en tant que témoin volontaire devant le juge d'instruction chargé
d'instruire les plaintes contre le rapt d'enfants durant cette période, il affirme qu'il ne
s'agissait en rien « de faits isolés, mais bien d'un plan mis au point par des autorités
ayant pouvoir de décision »3.
Accusé par les Grands-mères de trafic d'enfants, le général Videla est arrêté le 9
juin 1998 à Buenos Aires, suivi bientôt par l'amiral Massera et le général Bigogne.
Au total, onze dirigeants des juntes militaires ont été poursuivis pour enlèvement et
trafic d'enfants, puisque les lois d'amnistie ne concernent pas cette accusation4. La
lutte des Grands-mères de la place de Mai permet ainsi de juger et d’emprisonner de
nouveau les hauts responsables de la dictature en contournant les lois leur assurant
l’impunité.
1
M-P. Chevance Bertin, citée par Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, op. cit., p. 162.
Elizabeth Jelin, « Les mouvements sociaux et le pouvoir judiciaire dans la lutte contre l’impunité »,
article cité, p.85.
3
Le Monde, Argentine : le rapt de bébés faisait partie d’un plan concerté durant la dictature militaire, 25
mai 2000.
4
Le Monde, La justice d’Amérique Latine encouragée par l’ « effet Pinochet », 25 août 2000.
2
64
Deuxième partie : La légitimité acquise par les Mères
de la place de Mai réinvestie dans l'action politique
La « quête de Vérité et de Justice » que les Mères revendiquent a fait d’elles
un symbole de la résistance à l’oppression. Après dix ans de lutte, tout d’abord
contre les militaires puis contre les gouvernements successifs d’Alfonsin et de
Menem, elles sont devenues un véritable contre-pouvoir en Argentine. Mères
éplorées du fait de la disparition de leurs enfants, elles ont su dépasser cette
souffrance et devenir des militantes radicales, défendant avec acharnement les
causes en lesquelles elles croient. Les capitaux symboliques acquis par les Mères au
cours de ces nombreuses années de lutte sont dès lors réinvestis par celles-ci dans
divers domaines afin de servir leurs idées. L’association sait notamment jouer de sa
forte visibilité sur la scène nationale et internationale, pour appuyer son action. Et
si les critiques vis-à-vis de ces femmes jugées excessives ne s’arrêtent pas, les Mères
de la place de Mai continuent de lutter pour connaître les responsables de la mort
de leurs enfants et pour faire en sorte qu’ils soient jugés.
Toutefois, le combat des Mères, depuis les années 90 tend à se diversifier. En
effet, elles étendent leur quête de justice pénale à la revendication d’une justice
sociale redistributive. Par ailleurs, les Mères n’hésitent pas à soutenir d’autres
mouvements sociaux, en Argentine et dans le monde. Enfin, l’association effectue
un travail de mémoire afin de lutter contre l’oubli qui menace la société argentine,
au nom de la « réconciliation nationale ».
65
Chapitre 1 : Le capital acquis
La légitimité acquise par les Mères de la place de Mai vient avant tout de
leur rébellion contre les militaires alors que la société entière n’osait émettre la
moindre protestation de peur des représailles. L’originalité de la situation de ces
femmes, ces mères, leur confère un capital symbolique : les forces armées ne
peuvent s’attaquer directement à elles, et la population argentine ne peut que
partager leur douleur d’avoir perdu un enfant. De plus, leur lutte en faveur des
disparus, « pour la justice et la vérité » ajoute à leur action une valeur éthique et
morale fondamentale. Par leur mobilisation, de plus en plus critique vis-à-vis des
hommes d’Etat, les Mères ajoutent un capital politique à leur action. Enfin, le
travail médiatique qu’elles effectuent autour de leur mouvement permet à
l’association d’acquérir un fort potentiel de reconnaissance et de visibilité.
I. Un capital symbolique : la notion de « mère »
Dans un pays latin et catholique comme l'Argentine, le rôle de la famille et
notamment de la mère comme pilier de cette famille est prépondérant. L'image de
la Vierge Marie, mater dolorosa mettant son fils dans le tombeau y est largement
vénérée, et de fait, la société argentine se doit d'accepter le questionnement de ces
mères dont le travail de deuil est impossible1. Par conséquent, au sein de la société
argentine, l'action des Mères de la place de Mai, confrontées à une double
disparition : celle d'un enfant en vie et celle de sa dépouille mortelle, est largement
légitimée par l'image de la mère. Cette image est utilisée, consciemment ou non,
pour lutter contre la dictature : en effet, les militaires ne peuvent combattre
violemment les Mères qui sont l'élément constitutif de la société. Conscientes de
cette force, les Mères de la place de Mai vont l'utiliser pour investir l’espace public.
Tout d'abord de manière symbolique, en portant notamment un foulard blanc sur la
tête, qui est en fait le premier lange de leur enfant disparu. Puis de manière
66
rhétorique, en justifiant chacune de leur action par leur volonté de mères d'obtenir
justice pour leurs enfants. Le processus de deuil tronqué, elles l'accomplissent dès
lors par une exigence de justice qui heurte parfois le désir d'oubli de la société.
Toutefois, l'atout de ces Mères réside dans le fait qu'elles ont fait de leur
douleur individuelle une force collective dans laquelle la fonction maternelle leur a
donné un véritable élan. L'irruption des Mères sur la scène politique, par la
conquête de la place de Mai a été plus que surprenant, et même imprévu pour la
junte militaire qui n'avait jamais imaginé que ces femmes éplorées allaient défier le
pouvoir en place. Cette pugnacité est le résultat s'un processus que décrit Eric
Sarner :
« Il se passe alors un renversant défi dans lequel la Mère, privée de l'enfant
peut seule reconnaître l'humanité blessée d'une autre Mère, privée de l'enfant, et
ainsi de suite. L'addition ou la juxtaposition de ces fonctions privées de sens paraît
à la source d'un mouvement où, précisément, c'est le sens qu'il s'agit de retrouver
(...). Pour les Mères, ce sens s'est retrouvé en commun. Dans le combat le plus
vigoureux et ad mortem2 ».
Ainsi, la force des Mères est avant tout leur capacité exceptionnelle à
transformer leur traumatisme personnel en un combat collectif. En partageant leur
expérience avec d'autres, en déclenchant des mécanismes d'empathie, les Mères ont
inventé une thérapie de groupe. En transgressant la règle du silence établie par les
militaires, elles peuvent maintenir comme un lien avec la personne disparue. Dans
ce que disent les Mères : « J'ai commencé par m'inquiéter pour mon enfant avant de
m'inquiéter pour tous nos enfants », on peut voir un véritable passage d'un intérêt
personnel à une préoccupation de groupe.
La construction d'un mouvement de mères autour de la figure de l'enfant
disparu est tout à fait nouvelle. C'est la première fois que des personnes, à la fois
femmes et mères sont, de façon spécifique et autonome, un véritable contrepouvoir. Et cette maternité va être investie dans un autre combat puisque les Mères
de la place de Mai se déclarent, avec le retour de la démocratie, « nées de leurs
propres enfants »3 et légitiment en cela leur nouvelle lutte, cette fois dans le
1
José Cubero, Les Mères, un nouvel acteur politique ?, op.cit., p.121.
Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, op. cit., p. 144.
3
Carlos Aznarez, in Madres de la Plaza de Mayo, Résister c’est vaincre, op. cit., p. 7.
2
67
domaine social, contre les inégalités de toutes sortes. En effet, Hebe de Bonafini
considère que « le meilleur rôle qui nous a été donné par nos enfants, c'est d'être
mères de révolutionnaires, mais aussi d'arriver à être des mères révolutionnaires »1.
L'image de la mère est aussi utilisée dans les discours des Mères de la place
de Mai : l'amour maternel y est souvent cité comme justifiant leurs actions. C'est
dans leur « grand cœur de mères » qu'elles disent puiser la force de continuer leur
lutte jour après jour, ce « grand cœur de mères » qui s'offusque de la pauvreté des
enfants des rues et réclame du gouvernement des politiques efficaces à ce sujet.
C'est aussi en tant que mères qu'elles refusent les réparations prévues par les
dirigeants argentins, car selon elles, accepter cette réparation, c'est reconnaître que
leur enfant est mort et réindividualiser leur souffrance (« divers gouvernements
constitutionnels nous ont dit au moyen de lois et de décrets : je ne peux vous rendre
justice, je peux vous donner de l'argent... La vie de nos enfants n'a pas de prix, nous
n'accepterons jamais l'indemnisation »2). Par ailleurs, comme nous l'avons vu plus
haut, les Mères de la place de Mai refusent de recevoir de l'argent, puisqu'elles ne
pourraient pas se nourrir ou se vêtir avec le symbole de la mort de leur enfant.
Toutefois, leur rôle de mères n'est pas apprécié partout de la même manière
et les proches du régime militaire ne vont pas sans critiquer, aujourd'hui encore, ces
« mauvaises mères », qui ont éduqué leurs enfants dans la haine, faisant d'eux des
terroristes.
1
Hebe de Bonafini, discours prononcé à la province de Neuquen, 24 mars 1995, in Madres de la Plaza de
Mayo, Résister c’est vaincre, op. cit., p. 34.
2
Bulletin de liaison SOLMA, mai 1999.
68
II. Un capital éthique et moral, la « quête de Justice et de vérité »
Si le mouvement des Mères est fondé sur la maternité et s'articule autour de
la figure du disparu, il incarne aussi de nombreuses valeurs éthiques et morales.
Ainsi, les Mères, pour beaucoup d'Argentins, mais aussi au niveau international
symbolisent la résistance à l'oppression. Elles ont en effet été les seules à s'insurger
pacifiquement contre un régime imposant la terreur à toute la société, et si elles
n'ont pas été directement à l'origine de la fin de la dictature, du moins ont elles
réussi à rendre visibles les failles du « Processus de Réorganisation Nationale » et à
montrer à leurs concitoyens la réalité de la politique menée par la junte militaire.
De ce fait, les Mères ont acquis une grande légitimité, due à leur courage et à leur
pugnacité, malgré les menaces qui pesaient sur elles. Elles ont réalisé l'impensable:
affronter directement ceux qui avaient assassiné leurs enfants. L'écrivain argentin
Julio Cortázar n’affirme-t-il pas : « L'irrationnel, l'inattendu, la nuée de colombes,
les Mères de la place de Mai, font irruption à n'importe quel moment pour mettre
en pièce et bouleverser les calculs les plus scientifiques de nos écoles de guerre et de
sécurité nationale.... Continuons à être fous : il n'y a pas d'autres raisons d'en finir
avec cette raison qui vocifère ses appels à l'ordre, à la discipline et au
patriotisme »1 ?
Au delà de cette image de résistance à l'oppression, les Mères représentent
aussi pour beaucoup de jeunes une des meilleures références éthiques dans un pays
qui a adopté l'impunité et l'oubli généralisé. Plus qu'une lutte contre l'oppression,
elles incarnent désormais une résistance sans faille à l'injustice et au mensonge.
Face à l'impunité dont bénéficient les militaires, elles ne cessent d'organiser des
manifestations les dénonçant, et, face à l'histoire établie par les gouvernants,
privilégiant la « réconciliation nationale » au détriment de la vérité historique, elles
se battent pour que soit reconnu le doit à la vérité de la population argentine.
Enfin, leur lutte contre les inégalités sociales et leur mobilisation en faveur
de la défense des opprimés confère à leur mouvement une étiquette de défense des
1
Julio Cortazar, « Nouvel éloge de la folie », La Republica, février 1982, cité par Eric Sarner, Mères et
« folles » sur la place de Mai, op. cit., p. 17.
69
droits de l'homme largement saluée au niveau international. Comme elles le
soulignent elles-mêmes, « le cœur des Mères est tellement, mais tellement grand,
qu'il est capable de traverser les murs épais d'une prison, de creuser la terre du Sud
au Nord, d'Est en Ouest et d'ouvrir le sillon aux dépossédés pour qu'ils commencent
à construire leur propre et digne futur »1. Au final, comme le font valoir les Mères,
leur lutte se fait contre le « dénominateur commun qu'est la mort », et elles
affirment vouloir combattre pour la vie. C'est donc sur des valeurs éthiques et
morales telles que l'amour, la dignité, la justice, la vérité ou encore le droit (à la
rébellion, à la vérité, à la vie ...) que les Mères de la place de mai fondent leurs
discours et légitimisent leurs actions.
III. Un capital politique
1. A l'origine, les Mères bénéficient de l'étiquette « apolitique »
En tant qu'organisation basant sa légitimité sur la maternité, les Mères de la
place de Mai, n'ont, à l'origine, aucune prétention politique. Venant pour la plupart
d'un milieu populaire ou petit-bourgeois, et n'ayant souvent bénéficié que d'une
éducation basique, leur rôle est avant tout celui de mère au foyer, de gardienne de
la maison. Elles ont vu avec surprise et admiration leurs enfants grandir et souvent
entrer à l'université ou s'engager dans des mouvements d'aide aux plus démunis.
Lorsque ceux-ci leur parlent de révolution, ou d'engagement politique, elles les
écoutent souvent un peu dépassées, leur niveau de conscience sociale et politique
étant souvent limité voire nul.
Toutefois, leur mouvement spontané marque l'irruption d'un nouveau collectif
politique, au sens noble du terme. En réclamant leurs enfants disparus, ces mères
entrent dans l'espace public, sur ce lieu symbolique qu'est la place de Mai pour tous
les Argentins. L'organisation n'est pas encore structurée. Les Mères, qui se sont
1
Carlos Aznarez, in Madres de la Plaza de Mayo, Résister c’est vaincre, op. cit., p. 11.
70
rencontrées dans des files d'attente, élaborent, à partir d'échanges et de réunions
improvisées, un nouveau style de revendication. Elles représentent rapidement
l'irruption dans le politique du maternel et du féminin, malgré la pression de la
société patriarcale. De même, leurs modes d'action ne sont pas définis et se mettent
en place petit à petit. A partir d'une ronde improvisée sur la place de Mai,
réunissant tout au plus 14 personnes, les mères mettent peu à peu au point de
nouvelles techniques, que ce soit au niveau de la symbolique (foulards blancs,
pancartes avec les photos des disparus, etc.) ou du discours.
Toutefois, les Mères soulignent leur volonté de n'être assimilées à aucune
formation politique. Elles se distinguent en cela des « familiares de desaparecidos »
(familiers de disparus), groupe de parents rattachés au Parti Communiste argentin.
Cette volonté d'indépendance politique est très utile dans un contexte de guerre
froide où le moindre mouvement dit « de gauche » est diabolisé et combattu,
notamment dans l'Argentine militaire. En effet, en utilisant leur maternité pour
légitimer leur lutte, ces femmes prennent au dépourvu le pouvoir pour qui cette
classe de personnes n'entre pas dans la catégorie « subversive ». Dès lors, celui-ci va
s'attacher à décrédibiliser ce mouvement, en définissant ces femmes comme
« folles » puis en les amalgamant à des « mères de terroristes », leur associant ainsi
la responsabilité des choix de leurs enfants subversifs.
Cette étiquette « apolitique » est enfin utile au niveau international puisque le
monde entier vit aussi dans un contexte de guerre froide. Ainsi, leur mouvement est
très bien accueilli aux Etats-Unis comme en Europe où elles sont présentées comme
un groupe de défense des droits de l'homme à la recherche de leurs enfants.
71
2. La radicalisation du mouvement
Toutefois, comme le souligne Sandrine Lefranc :
« Les Mères de la place de Mai souvent perçues, à tort, comme porteuses d'une
demande morale plus que politique (voire comme des acteurs mus par la pathologie
du deuil inachevé), constituent en Argentine une minorité souvent jugée radicale1 ».
En effet, le groupe des Mères de la place de Mai, surtout depuis la fin de la
dictature est devenu un acteur politique à part entière dans l'Argentine
démocratique. L'évolution du mouvement indique clairement une radicalisation de
plus en plus marquée des attitudes des Mères. Elles assument fièrement l'audace,
voire l'excès de certaines de leurs positions qui a pu conduire tel groupe (comme les
mères ayant accepté les réparations du gouvernement) ou telles personnalités à s'en
désolidariser. Cette radicalisation a été proportionnelle aux déceptions qu'elles ont
rencontrées dans leurs demandes, puis s'est élargie à des revendications de plus en
plus larges au plan sociopolitique national mais aussi international. Selon Eric
Sarner :
« A l'idée de « retrouver l'enfant perdu », a succédé celle de le « réclamer ». La
« réclamation » a pris un tour métaphorique, d'ailleurs conscient chez les mères, par
le « Aparición con vida ». L'ironie puissante de cette métaphore a traduit le rôle
définitivement critique des Mères vis à vis de tout ce qui pouvait flouer le peuple
argentin, et finalement de tout abus de pouvoir dans n'importe quel lieu du monde.
Voilà comment s'est mis en place le contre-pouvoir, unique dans l'histoire, que
représentent les « folles de mai »2.
Avec le retour de la démocratie en Argentine, les Mères de la place de Mai sont
devenues de véritables militantes revendiquant la fin de l'impunité des militaires.
Cette lutte pour la justice s'est inscrite dans un cadre résolument politique puisqu'en
réclamant la punition des responsables de la répression, elles se sont attaquées
directement
aux
différents
gouvernements
et
aux
lois
d'amnistie
qu'ils
promulguaient, et ce, malgré les intimidations et menaces de mort qu'elles ont
reçues. Par ailleurs elles se sont opposées aux lois successives leur assurant la
1
Sandrine Lefranc, « L’Argentine contre ses généraux : un charivari judiciaire ? », Critique
internationale n°26, janvier 2005, p.28.
2
Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, op. cit., p. 166.
72
possibilité de recevoir une réparation économique et de procéder à des exhumations
et des hommages posthumes de leurs enfants, justifiant ce refus par le principe : nos
enfants sont partis vivants, aussi longtemps que les tortionnaires n'auront pas
formellement avoué leurs crimes, ces « disparus » resterons vivants.
3. Les Mères deviennent les « filles » de leurs propres enfants
Au delà de cette lutte pour obtenir la justice et la vérité sur le sort de leurs
enfants disparus, les Mères de la place de Mai ont largement élargi le domaine
d'action de leur combat. Si elles continuent de tourner chaque jeudi sur la place de
Mai, elles multiplient aussi les discours à la radio et à la télévision, écrivent,
interviennent dans de nombreux débats et manifestations pour défendre leur
cause... Mais elles se préoccupent également de problèmes écologiques, de la
décomposition sociale du pays, elles dénoncent par ailleurs le chômage comme un
crime à part entière, affirment le droit à la rébellion, et défendent la liberté de la
presse. Elles sont de toutes les marches, contre une justice inféodée au pouvoir,
contre le néolibéralisme et la mondialisation, les mensonges des gouvernants, etc.
Elles traversent le pays de part en part pour défendre les associations luttant pour
les opprimés et travaillent à l'internationalisme des mouvements de lutte populaire.
Cette lutte sur tous les fronts, qui va largement au delà de la défense de la cause
de leurs enfants disparus, les Mères la justifient par le fait qu'elles sont « nées de leur
propres enfants ». C'est un véritable accouchement politique pour ces femmes qui
d'une conscience politico-sociale quasi nulle, se sont prise à défendre ce en quoi
leurs enfants croyaient vingt ans plus tôt. Ce sont les disparus qui selon elles les ont
fait naître à cette lutte « pour un monde plus juste ». Et, comme le souligne Hebe de
Bonafini : « Ils nous ont appris non seulement qu'on peut mourir pour la révolution,
mais aussi que nous devons apprendre à tuer pour la révolution ». De plus, les
mères utilisent leur légitimité et la médiatisation qui entoure leur mouvement pour
faire parler de toutes sortes d'associations qu'elles soutiennent. Ainsi, elles apportent
leur appui aux mineurs du Rio Turbio dans l'extrême-sud argentin, aux « SinTierra » de Quimili, aux fonctionnaires de Salta et Jujuy, aux enfants de la rue,
73
victimes selon elles du capitalisme sauvage, aux prisonniers politiques1 ... Malgré
leur âge, les Mères de la place de Mai ne semblent pas se fatiguer et répondent à
tous les appels qu'on leur lance, proclamant que « l'unique lutte qui se perd est celle
qu'on abandonne ».
Elles apportent au final une nouvelle image de l'action révolutionnaire. Elles ne
croient pas en l'exercice actuel du vote car « très peu souvent il s'agit de choisir ce
qui est réellement bon pour les gens du bas de l'échelle » ; elles ne parlent pas de
lutter contre la pauvreté car « la véritable bataille doit être menée contre la
richesse » ; elles sont convaincues que « le socialisme est la réponse face à la faim et
à la répression » et que « la démocratie incluant la faim et l'impunité est une farce ».
Elles misent en permanence sur la mobilisation car « le peuple dans la rue est
l'unique réponse à la terreur » et considèrent que « la politique ne devrait pas être un
vilain mot mais la plus belle des actions des personnes ». Elles croient par ailleurs
sincèrement que « dans ce monde, il est plus digne de voler pour manger que de
mendier » et déclarent que « le peuple à le droit à la rébellion »2.
IV. Un capital médiatique sur la scène nationale et internationale, enjeu
de reconnaissance et de visibilité
L'imaginativité et la créativité du mouvement des Mères de la place de Mai
sont exceptionnelles. Pour les personnes qui ont eu l'occasion de travailler avec
elles, elles dégagent « une force, une clarté et une exceptionnelle confiance en ellesmêmes » . Cette créativité se retrouve tout d'abord dans le rapport qu'on les Mères
11
au langage. Dans la mesure où elles passent leur temps à analyser les expressions
que les gouvernants utilisent, elles mènent une véritable guerre de mots, de
symboles et de langage avec les institutions étatiques. Par exemple, elles opposent
au terme « subversif » celui d'« opposant » afin de contrer la rhétorique de la junte
militaire. Le langage est pour les mères une force. Au travers de slogans répétés des
1
2
Carlos Aznarez, in Madres de la Plaza de Mayo, Résister c’est vaincre, op. cit., p. 11.
Madres de la Plaza de Mayo, Résister c’est vaincre, op. cit., pp. 14-22.
74
milliers de fois, mais aussi de discours, de débats et de conférences de presse, elles
défendent leur lutte sans rien céder à leurs opposants.
Peu à peu, les Mères, pour relayer leur opinion vont utiliser de plus en plus
d'outils médiatiques. Elles vont ainsi créer en 1980 le Boletín (Bulletin), périodique
de l'association, leur permettant de transmettre leurs idées, de justifier leurs actions,
d'informer en somme des caractéristiques de leur lutte. Elles impriment par ailleurs
des tracts qui sont distribués lors des manifestations ou dans la rue et participent à
de nombreuses émissions radiophoniques et télévisuelles. Elles savent par ailleurs
s'entourer de personnes qui diffusent leurs idées : avocats, journalistes et
cameramen. Leopoldo Brizuela, écrivain argentin s’associe même au mouvement
pour écrire avec les Mères des recueils de poèmes et de nombreux chercheurs
réalisent des relatant l'histoire de l’association. Ainsi, les Mères de la place de Mai
ont pu ouvrir une librairie qui distribue notamment les trois recueils de poèmes
qu'elles ont écrits, mais aussi des essais, des thèses à leur sujet, des livres de
penseurs dont elles partagent les idées, ou des écrits révolutionnaires. Elles
enrichissent cette librairie mais aussi la « bibliothèque populaire » qu'elles ont créée
par les ouvrages édités par leur maison d'édition. Enfin, le site internet de
l'association1 permet à celle-ci de bénéficier d'une interface au niveau national et
mondial.
Par ailleurs, les Mères voient leur action relayée par la presse nationale. En
effet, même si les journaux, suivant l’opinion publique, se sont quelque peu lassés
de la radicalisation du mouvement et de leur refus de céder quoi que ce soit aux
différents gouvernements, certains médias, surtout de gauche, couvrent largement
les événements auxquels participent les Mères, leur apportant par là même un écho
local ou national. Par ailleurs, les familles et amis de disparus insèrent chaque jour,
notamment dans le quotidien Página 12, des encarts commémorant la disparition
d'un proche1.
Mais les Mères de la place de Mai ne se limitent pas au niveau national et vont
rechercher une reconnaissance mondiale de leur mouvement, afin d'acquérir une
visibilité et un soutien plus grands encore. Le développement du mouvement à
1
http://www.madres.org
75
l’échelle internationale s'est notamment fait, nous l'avons vu, par la création de
comités de soutien aux Mères, surtout en Europe. Après la fin de la dictature, ces
comités continuent à être actifs et à rassembler des fonds afin de faciliter les actions
des Mères. Par ailleurs, ces dernières sont invitées dans de nombreuses universités
et congrès afin de parler de leur expérience, de l'Allemagne à la Corée, de la
Belgique aux Philippines, des Etats-Unis à la Bolivie... De surcroît, le journal des
Mères est traduit en plusieurs langues, permettant ainsi à celles-ci de diffuser leurs
idées dans de nombreux pays du monde. Enfin, les journalistes du monde entier
consacrent régulièrement des articles et reportages à ces « folles de mai ».
1
Pagina 12, 15 mai 1997.
76
Chapitre 2 : L'élargissement du champ d’intervention
Il peut être intéressant d’établir, bien qu’avec prudence, un parallèle entre
l’association des Mères de la place de Mai et le mouvement des résistants français
au sortir de la Seconde Guerre mondiale. En effet, tous deux utilisent la légitimité
acquise au combat durant les années de guerre ou de dictature pour imposer leurs
idées sur la scène politique au lendemain de ces temps de crise. Les deux
mouvements naissent avant tout dans le but de résister, de lutter contre
l’oppression. La vocation politique ne vient qu’après, lorsqu’avec le retour à la
démocratie, ils se retrouvent investis d’un capital politique et symbolique fort qui
leur permet de mener à bien de nouveau projets.
Ainsi, le gaullisme, après avoir été un mouvement de résistance et de
rétablissement de la démocratie est devenu un mouvement politique décidé à
soutenir les idées de Charles de Gaulle sur la nécessité d'un pouvoir démocratique
mais fort, auquel serait ajouté un volet social : la volonté d'associer le capital et le
travail. S’appuyant sur la personnalité, l’histoire et le charisme de son leader, les
militants du gaullisme n’ont pas hésité à critiquer vivement la IVème république.
De même, les Mères de la place de Mai, investie d’un capital symbolique,
éthique et politique fort, comme nous l’avons vu plus haut, décident d’investir cette
légitimité dans l’arène politique. Avec la transformation de l’Argentine en régime
démocratique, les Mères n’hésitent pas à être de tous les débats et à critiquer
ouvertement les actions des gouvernements successifs. Leur combat à l’origine pour
la justice et la vérité en faveur des disparus de la dictature est bientôt suivi par une
multitude de nouvelles luttes qu’elles assument fièrement, que ce soit dans le
domaine universitaire, de l’édition, sur la scène nationale et internationale ou
encore dans leur volonté d’effectuer en Argentine un travail de mémoire.
77
I. Le développement de l’Association dans d’autres domaines
Les Mères développent rapidement une large activité hors du domaine
purement militant de la défense des droits à la justice et la liberté. Leurs idées
politiques, sociales, mais aussi pédagogiques et littéraires s’affirment et les Mères
travaillent peu à peu à les diffuser. Révolutionnaires, elles croient de plus en plus à
la nécessité d’un homme nouveau et œuvrent à mettre en place divers moyens pour
transmettre leur idéologie. Leur influence dans le monde intellectuel se fait, nous
l’avons vu, par les débats et conférences qu’elles organisent et où elles sont invitées,
et par les articles qu’elles écrivent dans le périodique de l’association ou sur leur site
internet. Mais les Mères développent aussi, à partir de la fin des années 90 des
projets concrets pour diffuser leurs idées et former des successeurs. Ces projets
aboutissent au début des années 2000 avec la construction d’une Université
Populaire puis avec la création en son sein d’une bibliothèque et enfin avec la
fondation d’une maison d’édition. La mise en place de telles institutions montre
clairement l’ambition grandissante des Mères dans le champ intellectuel, politique
et pédagogique.
1. L'Université Populaire des Mères de la place de Mai
En 1999, les Mères de la place de Mai décident de créer un « nouvel espace de
résistance » : elles lancent dans ce but la construction d’une Université Populaire.
Ce projet donne lieu à la création de l'Université Populaire des Mères de la place de
Mai (UPMPM), qui ouvre ses portes le 6 avril 2000 à Buenos Aires. Cette nouvelle
institution répond à la volonté de l’association de stimuler chez les étudiants une
pensée critique dans le cadre de groupes de « réflexion créative » . Les Mères
1
souhaitent à travers la création de ce nouvel établissement ouvrir la théorie et la
pratique universitaire à de nouvelles dimensions, inventer de nouveaux outils
intellectuels, créer un espace dans lequel personnes et mouvements sociaux puissent
participer et imaginer des formes de construction politique. Hebe de Bonafini décrit
ainsi le fonctionnement de cette nouvelle université :
78
Dans cette université, on étudiera l'art ou le journalisme, les droits humains ou
l'économie, la psychologie ou l'histoire... Nous ne demandons pas de diplômes pour
y entrer, seulement la volonté d'étudier. Nous recevons de nombreux soutiens, des
enfants de disparus nous rejoignent, des intellectuels (...). Nous voulons faire une
université absolument indépendante, notamment du ministère de l'Education, nous
fonctionnerons avec notre propre budget. Nous proposerons des cours d'étude du
marxisme, ou sur les révolutionnaires latino-américains, Jose Marti, Mariátegui, le
Che, (...). L'objectif de l'université n'est pas de donner un diplôme pour trouver du
travail, mais d'étudier pour avoir de meilleures armes pour lutter, construire une
autre société, en finir avec le capitalisme1.
Avec le développement de cette université, les Mères de la place de Mai
inscrivent leur action dans le mouvement d'éducation populaire, c'est-à-dire qu'elles
luttent pour pouvoir « assumer la bataille culturelle contre le système
hégémonique » et désirent apporter leur contribution aux mouvements sociaux et
populaires dans le champ politico-pédagogique2. Cette université nait en effet dans
un contexte de fortes revendications populaires, dans lesquelles est prônée la mise
en place de formes de pensée alternatives à la « pensée unique imposée par le
capitalisme et le marché ».
La conception de l'éducation populaire des Mères de la place de Mai s'appuie
sur la pensée de l'écrivain brésilien Paulo Freire : la pédagogie de l'opprimé. Elles
veulent à sa suite faire de l'éducation populaire un outil pour concrétiser un
changement de la société en « construisant collectivement de nouvelles valeurs et de
nouvelles subjectivités »3. Le projet politico-pédagogique doit être fait par les
opprimés au sein de l'UPMPM. Il doit permettre d’identifier les oppresseurs et de
trouver des solutions tant sur la forme que dans le contenu pour concrétiser la lutte
de libération. A travers cette action, les Mères espèrent développer chez les
étudiants une certaine autonomie intellectuelle et lutter contre tous les types
d'oppression : économique, sexuelle, culturelle.
Ce vaste travail doit selon elles s'effectuer sous une forme particulière : plutôt
que de conserver des classes classiques dans lesquelles les élèves rangés regardent et
1
http://www.lcr-rouge.org/archives/012700/champli.html, Entretien entre Hebe de bonafini et le comité
SOLMA, consulté le 15 décembre 2006.
2
Mariano Algava, « Sainement folles et follement saines », Cahiers de l’action culturelle, vol. 3, n°1,
octobre 2000, p. 51.
3
Idem, p. 53.
79
écoutent le professeur, le travail en groupe, basé sur la communication entre tous
est privilégié. Il faut en effet selon les Mères un « changement qualitatif dans le
processus de communication afin de passer de la transmission au dialogue ». Le but
final est que le groupe construise un savoir, et qu'il obtienne par là même un
pouvoir.
Au
final,
les
Mères,
qui
se
définissent
elles-mêmes
comme
« révolutionnaires », souhaitent, au travers de cette université, créer un homme
nouveau dans une société libérée de tous rapports d'oppression : selon elles :
L’université populaire des mères enfantera des filles et des fils nouveaux afin de
lutter chaque jour pour la vie et la dignité. Nous voulons laisser pour seul héritage
l'engagement politique, la cohérence idéologique, la formation intellectuelle et la
passion pour la lutte que nous avons héritée de nos 30 000 filles et fils1.
2. La diversification des activités de l’association
Des logiques différentes à la simple mobilisation collective en faveur des
disparus semblent peser d’un poids croissant dans le fonctionnement de
l’association des Mères de la place de Mai. Cette dernière connait tout d’abord un
processus de professionnalisation qui se traduit par le développement d’un corps de
permanents et d’experts (juristes, communicateurs). Par ailleurs, pour financer et
populariser leur cause, les Mères ont développé une gamme de « produits » : livres,
tee-shirts, autocollants, vidéocassettes, etc. L’intégration de ces logiques a priori
externes au mouvement aboutit à rapprocher son organisation interne de celle
d’une entreprise de services2. Par ailleurs, à partir de la fin des années 90, les
activités des Mères se diversifient largement. Au-delà de la création de l’Université
Populaire, elles vont concentrer leurs efforts dans le domaine littéraire et
journalistique, notamment dans le but de défendre et diffuser leurs idées.
Cette diversification se traduit tout d’abord par l’inauguration en 2002 de la
Bibliothèque Populaire « Julio Huasi », en hommage au poète argentin qui était très
1
2
Idem, p. 52.
Erik Neveu, Sociologie des Mouvements Sociaux, op. cit., p. 9.
80
proche des Mères. Cette bibliothèque, dont la construction a été effectuée au sein
même de l’UPMPM est issue du travail d’étudiants de cette même université, en
collaboration avec les Mères et vient célébrer les 25 ans du mouvement. Elle
rassemble avant tout des livres, des revues et des journaux politiques traitant d’une
manière ou d’une autre du mouvement des Mères de la place de Mai, d’Amérique
Latine, des Mouvements révolutionnaires, notamment ceux des années 60 et 70, de
biographies et d’ouvrages de Che Guevara, de Cuba, de la théologie de la
libération, mais aussi de sociologie, de droits de l’homme, d’éducation populaire,
d’histoire, de philosophie et de littérature. Les Mères de la place de Mai et les
étudiants de l’UPMPM souhaitent, à travers la création de cette bibliothèque
inaugurer un espace alternatif de réflexion pour les étudiants jeunes et moins jeunes
mais aussi pour quiconque désirerait débattre avec eux1.
D’autre part, les Mères de la place de Mai ont fondé la maison d’édition
« Madres de Plaza de Mayo », dans le but de « créer toujours de nouveaux espaces
de résistance ». Plus d’une quarantaine de livres ont déjà été édité, lesquels sont
répartis entre cinq collections différentes. La première « 30 años de lucha » (30 ans de
lutte), regroupe les ouvrages consacrés au combat des Mères. La seconde « Archipiélagos » défend le travail des chercheurs en psychologie et en droits de l’homme
qui offrent un travail alternatif dans ces matières. La troisième « En movimiento » (en
mouvement), rassemble des essais sur les projets et mouvements populaires
d’Amérique Latine. La collection « Territorios de luchas y de libertades » (Territoires
de luttes et de libertés) regroupe des livres « antihistoriques ». En effet, selon les
Mères, les livres d’histoire sont réalisés en fonction de l’idéologie des personnes au
pouvoir. La collection « Territorios de luchas y de libertades » se propose dès lors
d’éditer des écrits relatant l’histoire des opprimés. Enfin, la sélection de « Sin Telón »
(sans rideau), propose une bibliographie sur le théâtre avec une sensibilité à la fois
artistique et sociale. Les livres de ces cinq collections servent avant tout à propager
les idées des Mères et à aider les modes de transmission d’une pensée alternative.
1
http://www.madres.org/biblioteca/hist_biblo/creacion/creacion.asp, consulté le 04 avril 2007.
81
Afin de diffuser ces divers ouvrages, les Mères de la place de Mai participent à de
nombreuses foires, nationales et internationales du livre1.
II. Les Mères sur la scène internationale
La diversification des activités des Mères ne se fait pas uniquement au niveau
national. En effet, avec l’affirmation et la radicalisation du mouvement, les Mères
ont développé un interventionnisme tous azimuts qui les fait voyager à travers le
monde. La médiatisation de leur mouvement permet au Mères de faire bénéficier
les associations et mouvements sociaux internationaux, mais aussi certains leaders
politiques, qu’elles « parrainent » de leur notoriété. De plus, la scène internationale
à laquelle les Mères ont de tout temps eu recours, est devenue pour elles un
nouveau lieu où répandre leurs idées : les forums, congrès et rassemblements
internationaux auxquels les Mères participent se multiplient. Enfin, l’influence
qu’ont acquise les Mères à travers le monde inspire de nombreux mouvements de
femmes et de mères qui se développent peu à peu sur le modèle de ces « folles de
mai ».
1. Le soutien des Mères à de nombreux mouvements sociaux hors Argentine
L'appui de l'organisation des Mères de la place de Mai à des mouvements
sociaux sur la scène internationale est une des conséquences des prises de position
sur tous les fronts de l'association. Après s'être engagées au niveau national dans la
défense des droits de l'homme et notamment des droits sociaux, les Mères vont
étendre leur intervention en répondant à l'appel d'ONG internationales, de
mouvements sociaux et notamment de groupes s'inspirant de leur action. Ainsi, en
1994, elles font très clairement connaître leur soutien à la révolte des indiens du
Chiapas en leur envoyant des lettres de solidarité et en réunissant des signatures
1
http://www.madres.org/editorial/catalogo/catalogo.asp, consulté le 04 avril 2007.
82
encourageant leur rébellion, mais aussi en manifestant devant l'ambassade du
Mexique pour dénoncer la répression que subit la population de cette province . Le
4
14 avril 1996, une délégation de l'association part même pour le Mexique afin de
s'entretenir avec le sous-commandant Marcos et l'armée zapatiste qui les a invitées
un mois plus tôt. Ce voyage a pour but de souligner le soutien inconditionnel des
Mères à l'EZLN (Armée Zapatiste de Libération Nationale). Les Mères ont ainsi
profité de leur présence au Chiapas pour manifester leur solidarité aux prisonniers
politiques zapatistes avant de participer, aux cotés de Danielle Mitterrand, à une
réunion avec les chefs de l'EZLN, réunion retransmise dans les journaux locaux et
internationaux. A la fin de leur séjour, les Mères sont reparties en promettant
d'informer le monde entier de « la terrible persécution et (des) provocations que
subissent les paysans de la part de l'armée mexicaine »1. De plus, ce voyage leur a
permis de rencontrer Rosario Ibarra, membre du groupe Eurêka constitué de mères
de disparus mexicains (militants enlevés par les forces policières) avec qui elles ont
dénoncé le rôle d'asile politique que joue le Mexique pour les ex-tortionnaires de
toute l'Amérique Latine, qui s'y réfugient pour bénéficier d'une totale impunité.
L'intervention des Mères de la place de Mai a aussi été forte en Espagne. Ainsi,
Hebe de Bonafini, en visite dans ce pays, a apporté son soutien aux revendications
des mineurs asturiens, dénonçant les conditions précaires de leur travail et leur
promettant de « ne pas laver son foulard taché de charbon à l'intérieur du puits (...)
et de la garder comme un symbole de lutte »2. Toutefois l'action des Mères a suscité
des critiques lors de leur intervention en avril 1996 pour soutenir les mères des
prisonniers politiques basques et dénoncer les soi-disant actes de torture et
exécutions perpétrés contre ces derniers. Lors d'une conférence à l'université de
Leioa à Bilbao, Hebe de Bonafini a demandé à l'assemblée qu'« ils ne cessent pas de
se rebeller contre le système, qu'ils ne baissent jamais la tête face à la répression »3.
Les Mères se sont par ailleurs déclarées solidaires avec « la lutte héroïque et la
courageuse résistance du peuple basque, confronté à un Etat assassin : l'Etat
espagnol ». Ces déclarations ont provoqué une large vague d'indignation en
1
« Les Madres et l’armée zapatiste, une accolade entre combattants », Diario de las Madres de Plaza de
Mayo, avril 1996.
2
Juan Gonzalez, « Le casque par-dessus le foulard », Resumen Latinoamericano, avril 1996.
3
Carlos Aznarez, in Madres de la Plaza de Mayo, Résister c’est vaincre, op. cit., p. 11.
83
Espagne, mais aussi en Europe et en Amérique latine, qui a obligé les Mères à
tempérer leur propos. Elles ont continué à soutenir les revendications des mères de
prisonniers basques, réclamant que leurs enfants soient emprisonnés en terre
basque, et à exiger la liberté de la presse et d'expression, mais ont condamné les
crimes de l'ETA1.
En France, c'est en collaboration avec leur comité de soutien parisien, le
SOLMA (Solidarité avec les Mères de la place de Mai), que les Mères ont eu l'idée
de réunir sans intermédiaire toutes les personnes et surtout les femmes qui se sont
rapprochées de leur mouvement à travers le Monde. Sous le titre « Madres que
Luchan » (Mères en lutte), une réunion a eu lieu durant trois jours entre des mères
de disparus de nombreux pays d'Amérique et d'Afrique du Nord, mais aussi avec
des mères ukrainiennes dont les enfants ont été victimes de Tchernobyl, des femmes
unies contre la mafia en Italie ou contre l’extrême-droite en Israël, des femmes qui
essayent de retrouver les victimes de la guerre en ex-Yougoslavie ou de la
répression en Palestine, des mères espagnoles qui soutiennent leurs enfants qui
refusent le service militaire ou qui s'unissent pour les sauver de la drogue. Les
diverses intervenantes, bien que venant de contextes et de combats fort différents,
ont ainsi pu échanger des idées, des témoignages, des solutions, et se sont rendues
compte, selon Hebe de Bonafini, que « nos luttes étaient un seul et même combat,
la lutte pour la vie »1. Cette nouvelle association servira par la suite à soutenir des
mouvements de femmes en Amérique latine.
2. La participation des mères à de nombreux rassemblements politiques internationaux
Parallèlement au soutien qu’elles apportent à ces mouvements en dehors de
l’Argentine, les Mères de la place de Mai se rendent régulièrement, depuis les
années 90 à divers sommets et forums, et en profitent pour défendre leur cause,
1
José Cubero, Les Mères, un nouvel acteur politique ?, op. cit., p. 43.
84
partager des opinions, et affirmer leurs idées politiques. Ainsi, dès 1993, elles
participent en Allemagne à des actions de commémoration à l'occasion du 60ème
anniversaire de l'arrivée d'Hitler au pouvoir, afin de s’associer au travail de
mémoire des Allemands et de rappeler qu’en Argentine aussi ce travail devra être
fait.
Toutefois, la participation des Mères à des rencontres internationales ne se fait
pas toujours en faveur de l’institution qui les invite. Elles se montrent ainsi très
critiques vis-à-vis de l’ONU qui organise en 1993 le congrès international des droits
de l'homme à Vienne. En effet, les Mères y dénoncent le fait que ce sont les EtatsUnis qui dirigent officieusement cette Organisation Internationale et accusent
Jimmy Carter d’impérialisme. Les Mères refusent par ailleurs de se rendre à la
rencontre internationale des femmes à Pékin organisée elle aussi par les Nations
Unies, sous le prétexte que les droits de la femme sont plus que bafoués en Chine.
Elles qualifient ce congrès de « honte pour l'humanité qui se moque des espoirs de
tant d'êtres humains qui ont rêvé de la solidarité et de l'engagement international ».
En général, les Mères se montrent largement défavorables à l'Organisation des
Nations Unies qu'elles considèrent comme un satellite de la Banque Mondiale, le
conseil de sécurité étant, selon elles « une mafia qui dirige – au bénéfice des
puissants – le destin des pauvres », et les casques bleus, « une bande de mercenaires
dont le seul objectif est de protéger les intérêts commerciaux des pays
impérialistes »2
Au-delà de ces critiques, les Mères de la place de Mai participent activement au
mouvement altermondialiste et assistent en ce sens aux nombreux contre-forums
qui s'organisent depuis les années 1990 pour dénoncer le capitalisme sauvage et les
sommets réunissant des chefs d'Etats tel que celui de Davos. Ainsi, en 2002, elles
sont les invitées d'honneur du forum social mondial de Porto Alegre durant lequel
elles participent aux débats et apportent leurs avis. Les points clés débattus les
amènent à prendre de nombreuses résolutions : contre l'ALCA (Zone de Libre
1
2
Madres de la Plaza de Mayo, Résister c’est vaincre, op. cit., p. 59.
Idem, p.161.
85
Echange des Amériques, soutenue par les Etats-Unis)1, contre le remboursement de
la dette argentine au FMI, jugée illégitime, et contre la militarisation de l'Amérique
Latine. Et, bien qu'elles reconnaissent que ces conférences mondiales mènent plus à
des débats et des conclusions théoriques qu'à l'élaboration de plan d'actions
concrets, elles soulignent le fait que de telles actions conduisent les gouvernants à
s'isoler de plus en plus du peuple, dans la peur de leur intervention2.
3. Le soutien des Mères à des leaders politiques
Au delà de la participation à de tels sommets, les Mères de la place de Mai
manifestent leurs idées politiques en affichant un clair soutien à des leaders de
divers pays. C'est notamment le cas de Fidel Castro que les Mères ont eu l'occasion
de rencontrer en 1996. Celles-ci et le líder máximo partagent en effet une
admiration réciproque : si Fidel Castro souligne l'importance du mouvement des
Mères, de leur courage et de leur dignité, les Mères expriment leur appui à sa
politique, leur solidarité aux Cubains et appellent Fidel leur « ami ». Ces dernières
sont d’ailleurs invitées régulièrement à de nombreuses rencontres sur l'île durant
lesquelles elles témoignent de leur histoire et assurent les Cubains de leur fidélité1.
Les Mères affirment par ailleurs leur soutien à Hugo Chávez, notamment
durant sa tournée latino-américaine parallèle à celle de Georges W. Bush au début
de 2007. En effet, le leader vénézuélien a largement obtenu le soutien des Mères
lors de son passage à Buenos Aires, celles-ci l’accueillant chaleureusement avec des
affiches « Bienvenue Chávez, dehors Bush!» et déclarant : « Il faut soutenir Chavez
dans sa lutte contre les mensonges de Bush ». A la radio, Hebe de Bonafini a même
été particulièrement virulente affirmant : « la principale lutte aujourd'hui est celle
contre l'impérialisme des États-Unis. Il faut leur faire comprendre que ce sont des
ordures, que nous ne les aimons pas et que n'en avons pas besoin car nous nous
suffisons à nous-mêmes. Nous sommes des pays riches, avec des peuples pauvres ».
1
La Presse canadienne, Les Mères de la Place de Mai disent non au libre-échange des Amériques, 04
avril 2001.
2
http://www.penelopes.org/xarticle.php3?id_article=895, Entretien entre Nora Cortinas, Mère de la Place
de Mai et Les Pénélopes.
86
Même si ce soutien à Hugo Chavez semble largement motivé par la lutte
contre les Etats-Unis, les Mères transmettent aussi par là leur appui à la révolution
bolivarienne que le dirigeant vénézuélien veut mettre en place, ainsi que sa
politique en faveur de l’indépendance de l’Amérique latine et des personnes
démunies2.
4. Des mouvements de Mères aux quatre coins du Monde.
Le mouvement des Mères de la place de Mai est peu à peu devenu une
référence et a inspiré d'autres mouvements. En effet, dans de nombreux pays, on a
pu observer l'émergence, du fait de crises et de conflits armés, de mouvements de
mères transformant la souffrance résultant de la mort, de l’enlèvement ou de la
disparition d’un enfant en action politique. C'est tout d'abord à Chypre qu'ont
émergé les « folles de Nicosie ». Ces femmes, qui ont perdu la trace de 1619
personnes, maris et/ou fils, à la suite du conflit turco-grec de 1974, ont multiplié les
manifestations, vêtues de noir et arborant les portraits de leurs proches disparus,
contre la « ligne Attila » qui sépare les deux communautés. Mais un tel mouvement
s'est aussi développé à la frontière de l'Argentine, au Brésil, où les « Mères d'Acari »
s'opposent aux escadrons de la mort qui, à Rio de Janeiro assassinent les enfants
des rues et des favelas.
Face à ce phénomène et pour monter leur solidarité, les Mères de la place de
Mai ont créé en 1994 l'association « Mères en lutte ». Celle-ci vise à soutenir les
Mères de guérilleros du groupe Tupac Amaru au Pérou, ainsi que celle des disparus
du mouvement Eureka au Mexique.
Les mouvements de mères se développent de plus en plus vite. Ainsi,
l' « association des familles de prisonniers et disparus sahraouis » voit le jour dans
les années 90, suivie par « les folles de Galatasaray » en Turquie, les « femmes de
1
Madres de la Plaza de Mayo, Résister c’est vaincre, op.cit., p.47.
http://www.cyberpresse.ca/article/20070310/CPMONDE/70310039/5160/CPMONDE, consulté le 07
avril 2007.
2
87
Srebrenica » en Bosnie1, les réseaux d'écoles clandestines mis en place par des mères
afghanes ou encore les « femmes en noir » qui, en Israël s'opposent à l'occupation
des territoires palestiniens. Par ailleurs, au Sri Lanka, le docteur Monorani
Saravanamuttu, mère d'un journaliste enlevé et assassiné en 1990, parvient à
organiser une importante manifestation réunissant 25 000 mères de disparus. Enfin,
l'action politique des mères peut résulter d'une réaction à une menace. Ainsi, des
mouvements de mères ont organisé des manifestations pacifistes en GrandeBretagne pour dénoncer les violences entre Irlandais et Britanniques. Parallèlement,
des mères se sont insurgées aux Etats-Unis contre la vente sans contrôle d'armes à
feu au travers des « marches des mamans ». Enfin, certaines mères se réunissent
pour tenter de trouver une solution au problème corse en disant non à la loi des
armes1.
Ainsi, même si tous ces mouvements, aux objectifs si divers, ne sont pas des
répliques exactes de l'association des Mères de la place de Mai et ne suivent pas
forcément ses modes d'action, force est de constater, à la suite des revendications du
groupe argentin, l'irruption de la sphère maternelle dans le politique et l'influence
qu'ont les Mères de la place de Mai sur nombre d'organisations. Ainsi, les Mères
argentines deviennent un exemple au niveau international et suscitent directement
ou indirectement des mouvements semblables au leur, et auxquels elles manifestent
le plus souvent leur solidarité.
III.
Un travail de mémoire : les Mères face à l'oubli
Dans leur lutte pour la justice et la vérité, les Mères de la place de Mai
soulignent la nécessité du travail de mémoire que doit faire la population argentine.
En effet, plutôt que de prôner la réconciliation nationale, les Mères considèrent
qu’il est de première importance que les Argentins, anciennes et nouvelles
générations confondues connaissent le contexte des années de dictature et la réalité
1
Le Monde, De Buenos Aires à Belgrade, les combats des Mères de la Place de Mai, 17 avril 1999.
88
de ce qu’on subit les 30 000 disparus au nom de la lutte contre les subversifs. Audelà du rétablissement de la vérité historique, elles espèrent que l’enseignement de
ces évènements permettra d’empêcher qu’une telle situation se reproduise. L’action
des Mères se fait dès lors contre l’oubli de cette période au nom de la réconciliation
nationale, et ce à travers un rappel constant de leur combat pour les 30 000
disparus. Ce travail de mémoire qu’elles tentent de favoriser se fait notamment par
la défense de monuments comme l’ESMA (Escuela Mecanica de la Armada, célèbre
camp au centre de Buenos Aires dans lequel ont transité plusieurs milliers de
disparus) que certains voudraient raser afin de faire oublier les atrocités de la
« guerre sale ».
1. Un rappel constant de leur combat
Malgré la diversification du mouvement et les nouvelles formes qu’il revêt, la
revendication principale reste la même : obtenir la justice et la vérité sur les
circonstances des disparitions survenues durant la dictature. Et cette revendication
première n’est jamais absente de toutes les activités et manifestations des Mères qui
dans chaque discours, chaque slogan, chaque allocution rappellent le pourquoi de
leur combat. Ce rappel constant, en plus de légitimer leurs actions, fonctionne
comme un outil pour favoriser le travail de mémoire de la population argentine. La
lutte s’inscrit dès lors dans un calendrier maintes fois répété depuis la création du
mouvement, à travers les mêmes slogans, les mêmes symboles, comme pour
montrer l’actualité de ce combat. Ainsi, depuis la date fondatrice du 30 avril 1977,
les Mères se retrouvent tous les jeudis à 15h30 sur la place de Mai pour leur ronde
hebdomadaire, qui est désormais devenue une étape typique pour les touristes
étrangers.
Par ailleurs, depuis 1981 et jusqu’en 2006, les Mères convoquent chaque année
une « marche de la résistance » durant laquelle elles marchent durant 24 heures sur
la place de Mai pour réaffirmer la conquête qu’elles ont fait de ce lieu et la volonté
1
José Cubero, Les Mères, un nouvel acteur politique ?,op.cit., p. 71
89
de justice vis-à-vis des disparus1. Ces longues manifestations inaugurent une
nouvelle forme d’action militante pour les Mères et sont l’occasion de montrer
qu’elles sont toujours là, persévérantes et qu’elles attendent toujours des réponses à
leurs réclamations. Ces marches s’inscrivent « dans la résistance déterminée de
notre peuple contre les plans visant à prolonger la dictature », puis « contre la
méticuleuse impunité orchestrée par l’UCR et Alfonsin », etc. Chaque année, une
nouvelle revendication : la première a pour consigne le fameux slogan « Apparition
en vie » ; « Assez des militaires » est le mot d’ordre de 1986, lors de la 6ème marche,
pour lutter contre la politique d’Alfonsín trop favorable aux militaires. En 1990, les
Mères défilent avec des pancartes avec l’inscription « L’esprit rebelle pour lutter, le
courage pour continuer » afin de souligner leur pugnacité, mais aussi pour soutenir les
principales conquêtes ouvrières qui étaient remises en cause par la politique de
Menem. Pour les Mères, « La seule lutte perdue est celle que l’on abandonne » (1995) et
cette lutte se fait avant tout en faveur de leurs enfants : « Toujours, toujours, nous
rêvons à la libération », « Ils ne sont pas seulement dans nos mémoires, ils sont une vie
ouverte », « Prison pour les génocidaires », « Tu vivras pour toujours »2 sont quelques uns
des 25 slogans de ces marches tout en luttant depuis le milieu des années 90 contre
le chômage, la misère et la faim et en réclamant la liberté pour les prisonniers
politiques pour au final « Vivre en luttant contre l’injustice »1. Même si ces marches de
la résistance sont critiquées par une partie de la population qui ne comprend pas le
sens de ces marches et jugent les Mères agressives et violentes, elles permettent pour
les Mères de réitérer chaque année leur « profession de foi » en leur lutte et de
rappeler que justice n’a toujours pas été rendue.
Enfin, les Mères rappellent constamment leur combat et leur volonté de vérité,
liée directement au nécessaire travail de mémoire dans la presse, notamment au
travers des divers encarts commémorant la disparition, chaque jour de personnes.
Ainsi le lecteur se trouve t-il sans cesse face à ces « actes de disparition » qui lui
rappellent 30 années plus tard la réalité vécue par les disparus et leurs familles.
1
2
Le Figaro, Les Mères de la Place de Mai défilent pour la dernière fois à Buenos Aires, 26 janvier 2006.
http://www.madres.org, consulté le 08 avril 2007.
90
2. La volonté d'un travail de mémoire
Utiliser la technique de la disparition est une arme de guerre terriblement
efficace. Elle permet d’effacer les traces du crime, de soustraire les corps à leur
famille, d’effacer non seulement la vie mais encore l’existence, de dissoudre la mort
elle-même. Les victimes ne sont jamais nées. Aux vivants de faire la preuve que les
séquestrés ont véritablement existé2.
De fait, la politique de terreur menée par les militaires dans une totale
clandestinité limite largement la constitution de preuves, la désignation des
coupables et favorise en cela l’oubli. En effet, la population argentine n’a pas été
durant la dictature directement confrontée, sauf pour une minorité, aux exactions
du régime. Si elle en avait vaguement conscience, elle préférait éluder le problème.
Avec le retour à la démocratie, la volonté de vérité et de justice, impulsée
notamment pas les mouvements de défense des droits de l’homme, a été vive et
s’est concrétisée avec le rapport Nunca Más et le procès des ex-dirigeants militaires.
Toutefois, cette volonté a été amoindrie par la lassitude des gouvernants et des
Argentins, aspirant à la réconciliation nationale.
Ce processus de réconciliation, et notamment sa traduction par des lois assurant
l’immunité des responsables a porté un coup dur aux mouvements de défense des
droits de l’homme pour qui le rétablissement de la vérité et les procès des coupables
sont essentiels. En effet, pour ces organisations, le travail de mémoire est nécessaire
pour que chaque Argentin prenne pleinement conscience des évènements cachés
par les militaires et de la réalité vécue par les victimes de la répression. Dans ce but,
ils soulignent l’importance d’actions fortes pour marquer les mémoires des
citoyens : plutôt que d’une justice de façade et des manœuvres à la marge, ils
militent pour des procès historiques, spectaculaires, dénonçant réellement les
exactions commises par les militaires.
Dans le cadre de cette lutte pour la justice, la vérité et contre l’impunité, les
Mères de la place de Mai lancent un nouveau slogan : « pas d'oubli, ni de pardon »
1
http://www.voltairenet.org/article134387.html, consulté le 08 avril 2007.
« La politique des Mères », in A. Brossat et J.-L. Déotte (dirs) L’époque de la disparition, Politique et
esthétique, Paris, L’Harmattan, 2000.
2
91
pour souligner leur volonté d’un travail de mémoire fondé sur la traduction en
justice des responsables. Pour elles, ce travail de mémoire doit aboutir à rendre
justice à leurs enfants disparus et à empêcher que de tels évènements se
reproduisent. Elles se dressent donc contre le principe de la réconciliation nationale
qui vient selon elles réduire tous les efforts faits pour dénoncer les militaires et
rétablir une vérité historique en plongeant les Argentins dans un sentiment
confortable de calme et d’oubli, tandis que les assassins de leurs enfants restent en
liberté. Elles dénoncent en cela ne démocratie de façade qui ne prend pas ses
responsabilités par rapport aux pages noires de l’histoire argentine et se construit
sur le mensonge et l’impunité des criminels.
Afin de soutenir le travail collectif de mémoire auquel elles aspirent, les Mères
ont constitué peu à peu un vaste fonds d’archives constitué de toutes les enquêtes
effectuées ainsi que de nombreux documents et témoignages relatifs à la période
1976/1983. Ces documents permettent notamment de prouver la culpabilité de
militaires et d’établir la vérité sur l’horreur des camps de concentration. Le long
travail effectué par les Mères se fait dans le cadre de la lutte pour la mémoire et
contre l’oubli. Elles espèrent à travers ce vaste fonds documentaire que les nouvelles
générations pourront rétablir la vérité et établir la justice lorsqu’elles ne seront plus
là. Au final, les actions des Mères se font dans un but : que l’histoire des disparus
intègre la mémoire collective et que, si les coupables n’ont pas été condamnés par la
justice, ils le soient par la société.
3. L'investissement des Mères dans des évènements plus ponctuels : l'exemple de l'ESMA
Dans ce contexte de lutte contre l’oubli, la lutte des Mères de la place de Mai
contre le rasage de l’Escuela de Mecanica de la Armada (ESMA) est emblématique.
Ce bâtiment destiné, à l’origine, au logement et à l’instruction technique des sousofficiers de l’armée est devenu pendant la dictature militaire un engrenage clé de la
machine répressive du terrorisme d’Etat : l’un des principaux centres clandestins de
détention et d’extermination d’Argentine. En effet, pendant la période dictatoriale,
le complexe ESMA fut le centre de l’activité répressive du Groupe d’action 3.3.2, la
92
structure spécialisée dans le terrorisme d’Etat. Ce groupe remplit un rôle central à la
fois dans l’élaboration de plans et la mise en place d’actions d’extermination, et
dans la production de doctrines et de méthodologies terroristes. Dans le cadre d’un
plan dirigé par les Forces Armées, la Marine commença à structurer son propre
appareil clandestin et à pratiquer le terrorisme d’Etat : séquestrations, vols,
assassinats, rapts d’enfants et disparitions forcées. L’amiral Emilio Massera,
commandant en chef de l’armée et membre de la première junte de la dictature
participa en personne à l’action répressive1.
Par ailleurs, une maternité clandestine fut mise en service dans le Casino des
Officiers de l'ESMA pour les femmes enceintes prisonnières du Groupe d’action
3.3.2 et d’autres centres clandestins. Les femmes étaient séquestrées dans une
chambre jusqu’au moment de l’accouchement. Elles étaient alors assistées par des
médecins et infirmiers de l'ESMA et par d’autres prisonnières. En cas de
complications, elles étaient transportées à l’Hôpital naval. Après l’accouchement, la
mère était obligée d’écrire à sa famille à qui était soi-disant remis l’enfant. Peu de
temps après, la mère était séparée de son enfant et transférée. Les enfants nés en
captivité, dans la plupart des cas, furent adoptés par des marins ou des membres
d’autres forces répressives.
Au final, autour de 5000 personnes furent séquestrées dans l'ESMA, ce qui
donna une réputation tristement célèbre à l’édifice. En 1998, au nom de la
réconciliation nationale, Carlos Menem décida de raser le bâtiment afin d’y
installer un espace vert, afin, considérait-il d’effacer ce lieu d’horreur2. Les Mères de
la place de Mai s’opposèrent vivement à ce projet, qui selon elles faisait partie d’une
politique de l’oubli et multiplièrent les manifestations pour exiger qu’ont fasse de
cet « édifice de la mort »3 un lieu garant d’une mémoire collective.
Face à la pression sociale, le gouvernement de Menem dut renoncer à son
projet. Toutefois, il faudra attendre 2004 pour le gouvernement de Kirchner rende
justice à l’action des Mères en y autorisant l’installation d’un musée de la mémoire
1
http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2006/amerique_
latine/reportage_themes.php?report_id=165010050&atheme=1, consulté le 08 avril 2007.
2
Reuters, Carlos Menem veut transformer un centre de torture en parc, 07 janvier 1998.
3
Discours prononcé par Hebe de Bonafini le 23 mars 1995 devant l’ESMA, in Madres de la Plaza de
Mayo, Résister c’est vaincre, op. cit., p. 76.
93
dédié aux disparus : l’Espace pour la Mémoire et pour la Promotion et la Défense
des Droits de l’Homme1. Cette décision est très importante car elle répond à la
demande historique des organismes de Droits de l’Homme, des familles de
victimes, notamment les Mères de la place de Mai, et des survivants des centres
clandestins de détention. Elle constitue de plus une reconnaissance explicite de la
responsabilité de l’Etat concernant son activité répressive illégale sur la période de
1976 à 1983.
1
Agence France Presse, Argentine, 28 ans après la dictature, la sinistre ESMA devient un musée, 24
mars 2004.
94
Chapitre 3 : L’engagement des Mères après la crise argentine
de 2001
La crise argentine de 2001, causée par une situation économique critique et
des tensions sociales marquées, provoque une grave remise en cause de la sphère
politique qui se traduit par la succession à la tête de la république argentine de
quatre présidents en l’espace d’un mois. Les élections de mai 2003 marquent
l’arrivée de Néstor Kirchner au pouvoir. Ce péroniste de centre gauche, gouverneur
de la province de Santa Cruz en Patagonie, prête serment le 25 mai 2003, au
moment où l'Argentine sort de la pire crise économique de son histoire : une
monnaie dévaluée d’environ 75% vis-à-vis du dollar et la cessation de paiements de
la dette publique la plus importante de l'histoire mondiale. Sa politique en matière
des droits de l’homme lui assure le soutien de nombreux mouvements sociaux et
notamment de groupes radicaux comme les Mères de la place de Mai. En effet, le
président annule les lois d'amnistie des militaires de la dictature et affirme qu’il ne
s'opposera pas à ce qu'ils soient jugés. De plus, il modifie la composition de la Cour
Suprême de Justice, accusée d'être trop ménémiste.
Dans ce contexte, la position des Mères de la place de Mai vis-à-vis du
pouvoir évolue. Par sa politique, et malgré quelques désaccords, Néstor Kirchner
s’attire les bonnes grâces du mouvement. En effet, si les Mères n’obtiennent pas la
tenue d’un procès exemplaire jugeant tous les responsables militaires et civils de la
répression, elles s’affirment du moins satisfaites des avancées en matière
d’impunité. Au-delà de ce soutien au président argentin, les Mères continuent leur
lutte en matière de justice sociale et soutiennent en ce sens les nombreux
mouvements sociaux qui apparaissent depuis la crise de 2001. Elles comptent pour
ce faire sur l’appui du groupe HIJOS, qui apporte à l’association un regain
d’énergie.
95
I.
La crise de 2001 et l’arrivée de Néstor Kirchner au pouvoir
Après l’échec du congrès national du Parti justicialiste en juillet 1998 et
plusieurs démissions au sein de son gouvernement en mai 1999, le président
Menem renonce à briguer un nouveau mandat. L’Alliance d’opposition, coalition
réunissant le Parti radical et le centre gauche, désigne Fernando De la Rúa, de
l’UCR (parti radical), comme candidat. Celui-ci remporte en novembre 1998 les
élections primaires puis, en octobre 1999, l’élection présidentielle. Son mandat
présidentiel intervient dans un conteste socio-économique difficile qui oblige le
nouveau gouvernement à mener une politique austère à laquelle la population est
très défavorable. De plus, à la crise sociale et économique argentine s’ajoute une
remise en cause générale de la représentation politique. Tous ces facteurs entrainent
l’exaspération de la population et la crise argentine de décembre 2001.
1. La présidence de De la Rúa
Après les années du « miracle argentin », le nouveau président doit faire face à
une situation économique et sociale qui se dégrade sérieusement. L’Argentine est
en effet sérieusement touchée par la crise financière internationale, notamment celle
du Brésil, son premier partenaire commercial au sein du Mercosur, contraint de
dévaluer sa monnaie. Un nouveau programme d’austérité est lancé en avril 1999 en
accord avec le FMI. Un second plan d’austérité est proposé en janvier 2001, mais
celui-ci est rejeté par les députés et entraîne la démission de plusieurs ministres et
l’éclatement de la coalition au pouvoir. La valeur du peso étant calée sur celle du
dollar par un système de parité fixe, la compétitivité de l’économie argentine
s’affaiblit sans qu’il soit possible d’ajuster le taux de change pour rompre ce
processus. La situation paraissant sans issue et le pouvoir étant extrêmement
fragilisé, Fernando de la Rúa décide de nommer, en mars 2001, aux fonctions de
96
ministre de l’Économie Domingo Cavallo, ancien ministre de Menem, très
impopulaire en Argentine du fait de sa politique ultralibérale. Celui-ci lance un plan
de compétitivité tout en réduisant les dépenses publiques, afin de rassurer les
investisseurs sur la capacité de l’Argentine à rembourser sa dette extérieure très
élevée. Mais l’Argentine, cinquième pays exportateur mondial de viande, est
touchée en 2001 par l’épizootie de fièvre aphteuse, qui fragilise considérablement ce
secteur important de l’économie du pays.
Dans un contexte économique toujours plus dégradé, la politique du « déficit
fiscal zéro » du ministre de l'Économie suscite à partir du mois de juillet 2001 une
vive opposition de la population. Elle s’exprime au mois d’octobre lors des élections
législatives et sénatoriales. L’Alliance, la coalition de centre gauche au pouvoir,
perd la majorité au Sénat et à l'Assemblée fédérale au profit du parti péroniste, le
Parti justicialiste. En outre, le vote-sanction atteint une ampleur inédite. Dans un
pays où le vote est obligatoire, les votes blancs ou nuls atteignent près de 21 %. Le
président Fernando De la Rúa affirme toutefois qu’il entend maintenir le cap des
réformes économiques, mais il doit désormais gouverner dans le cadre d’une
cohabitation avec les péronistes1.
2. La crise de 2001 : une crise économique, sociale et politique
Les dirigeants politiques qui se sont succédé depuis le milieu des années
1980 en Argentine apparaissent aux yeux de la population comme les responsables
de la gestion catastrophique, aggravée par la corruption, qui a conduit le pays à la
faillite. L’Argentine s’est enfoncée dans la récession depuis juillet 1998 et la dette
atteint 141 milliards de dollars. Près de la moitié de la population est affectée par la
pauvreté (14 millions de démunis sur 36 millions d’habitants fin 2001) tandis que le
taux de chômage atteint officiellement 18,3 % (octobre 2001)2.
1
2
Encyclopédie Encarta, « Argentine ».
Idem.
97
Dans ce contexte, le FMI n’entend pas continuer à cautionner une politique
économique qu’il juge inadaptée. Au début du mois de décembre 2001, il refuse
d’accorder un nouveau prêt à l’Argentine de 1,3 milliard de dollars, destiné à payer
les intérêts de la dette. Cela entraîne l’annonce d’une baisse du budget de 20 %.
Venant après de nombreuses mesures de restriction, cette décision provoque
l’exaspération de la population, notamment des classes moyennes, peu enclines
jusqu’alors à manifester mais touchées en masse par la paupérisation.
Cette situation économique entraîne une véritable crise de la représentation
politique. En effet, après s’être traduit par le vote, le mécontentement de la
population s’exprime dans la rue, par des émeutes, des pillages et des « concerts de
casseroles » (cacerolazos) au cours desquels les manifestants conspuent les dirigeants
politiques. Les affrontements avec la police font trente morts tandis que cinq
présidents se succèdent à la tête de l’État en quelques jours.
Le ministre de l’Économie, Domingo Cavallo, est le premier à démissionner,
bientôt suivi par le président Fernando De la Rúa le 20 décembre. Le président du
Sénat, qui assure l’intérim, remet sa démission au bout de quarante-huit heures.
Adolfo Rodríguez Saá annonce la suspension du paiement de la dette et la création
d’une nouvelle monnaie, mais il renonce à son tour au bout d’une semaine. Il est
remplacé par le président de l’Assemblée nationale, avant qu’Eduardo Duhalde soit
finalement investi à la présidence de la République le 2 janvier 20021.
Eduardo Duhalde, professeur de droit public, candidat malheureux à la
présidentielle de 1999, forme un gouvernement dominé par les péronistes. Dès son
arrivée au pouvoir, il promulgue une loi d’urgence économique qui entraîne la
dévaluation du peso, la fin de la parité peso-dollar et la mise en place de mesures
protectionnistes afin de restructurer l’économie du pays. Un double de taux de
change est instauré, l’un officiel à 1,40 peso pour 1 dollar et l’autre libre.
Alors que le chômage atteint des niveaux dramatiques (24 % selon les
chiffres officiels en mars 2002) et que plus de la moitié des Argentins (52 %) vit sous
le seuil de pauvreté, la malnutrition frappe plusieurs régions du pays. Cette
1
Idem.
98
catastrophe économique et sociale alimente un très fort mécontentement à travers
tout le pays, mais fait naître aussi des formes originales de mobilisation sociale et de
solidarité : mouvements de chômeurs (surnommés les piqueteros) capables de
paralyser les transports et la circulation de marchandises, associations de quartier à
l’origine de « clubs de troc » permettant d’échanger des biens et des services, etc.
Sur le plan politique, la population argentine exprime un rejet et un dégoût à
l’égard de tous les partis, considérés comme responsables en bloc de la grave crise
que traverse le pays en raison de leur incapacité à gouverner et de leur corruption.
La classe politique, quant à elle, profondément divisée, apparaît surtout attachée à
conserver ses parcelles de pouvoir.
3. Néstor Kirchner
L’élection présidentielle de mai 2003 donne lieu à une bataille politique dont le
principal protagoniste est le Parti justicialiste (péroniste). Elle est marquée par le
retour sur le devant de la scène politique argentine de l’ancien président Carlos
Menem. Parvenu en tête au premier tour du scrutin avec 24,3 % des suffrages, ce
dernier décide de se retirer de la compétition électorale alors que les sondages lui
prédisent une défaite cuisante. Conformément à la Constitution argentine, la
présidence de la République revient alors par défaut au candidat arrivé en seconde
position, Néstor Kirchner (22 % des suffrages), également péroniste. Cette élection
est marquée par le taux d’abstention le plus élevé de l’histoire argentine et par
l’anéantissement du deuxième parti du pays, l’Union civique radicale (UCR, centregauche), dont le candidat recueille seulement 2,3 % des suffrages.
Déterminé à rompre avec la politique des années 1990, le président Kirchner
lance une série de mesures visant à redonner du crédit aux institutions politiques.
Parmi ses mesures figure la destitution de personnalités impliquées dans l’ancienne
dictature militaire ou dans les scandales de corruption. Faisant des droits de
l’homme l’une de ses priorités, Néstor Kirchner fait annuler les lois amnistiant les
99
anciens tortionnaires de la dictature. En politique étrangère, il se détache des ÉtatsUnis pour se rapprocher des pays du Mercosur (en particulier le Brésil). En
septembre 2003, il parvient à un accord avantageux avec le FMI sur le report du
remboursement d’une partie de la dette argentine et sur la concession d’un nouveau
prêt1.
II.
La réaction des Mères face au tournant pris par Kirchner vis-à-vis
de l’impunité
La politique de Kirchner en matière d’impunité marque un véritable tournant
puisque celui-ci décide de mener une véritable croisade contre les 1 000 à 2 000
militaires de haut rang et les quelques civils qui furent les organisateurs et les
exécutants de la politique de répression durant la dictature. En l’espace d’un an, le
gouvernement au pouvoir a en effet levé un grand nombre d’obstacles à l’exercice
de l’institution judiciaire jusque là très limité par les lois d’amnistie des précédents
gouvernements. De plus, le Président de la République a multiplié les hommages
aux victimes du « Processus de réorganisation nationale » et fourni à plusieurs
reprises les preuves de sa volonté de poser des limites à l’armée. Selon Sandrine
Lefranc :
« Tous ces actes sont autant de signes d’une remise en cause du système de «
pactes » qui permettait jusque là aux élites de maintenir leur pouvoir en toute
impunité. D’aucuns veulent y voir la preuve que la justice (pénale) finit toujours
par triompher, même si sa mise en œuvre a dû être différée pour les besoins de
la construction démocratique. Dans cette perspective, à l’état d’exception qu’est
supposée avoir connu l’Argentine en 2002 succéderait aujourd’hui une politique
tout aussi exceptionnelle conduite par un homme « à la hauteur des
circonstances historiques »1.
1
Idem
100
1. Un contexte favorable
La politique de Kirchner vis-à-vis des militaires est certes courageuse et marque
une rupture avec les gouvernements précédents, mais il faut toutefois souligner le
fait que le nouveau président argentin bénéficie d’un contexte favorable. Tout
d’abord, la situation de l’armée au sein de la société n’est plus la même. En effet,
force est de constater, malgré la forte tradition de prise du pouvoir par les militaires
en Argentine, que les forces armées ne sont pas intervenue lors de la crise de 2001
pour rétablir l’ordre. Ainsi, « Les événements de décembre 2001 auraient (…)
constitué une épreuve dont l’institution militaire serait sortie régénérée par son
acceptation nouvelle du statut d’armée professionnelle, capable de résister à la
tentation d’un retour en politique même lorsque la situation semble friser le chaos et
que la police semble en perdre le contrôle »2. De fait, les forces armées se sont
abstenues de se poser en tant que recours montrant ainsi leur recentrage sur leurs
fonctions traditionnelles de défense du pays. Par ailleurs, les militaires n’ont
défendu que très discrètement les officiers remis en cause par la nouvelle politique
de Kirchner contre l’impunité alors que nombreux sont ceux qui s’étaient mutinés,
une quinzaine d’années plus tôt pour obtenir le vote de la loi d’« obéissance due ».
Plus que par un changement radical des mentalités des forces armées argentines,
ce nouveau contexte militaire s’explique plus largement par le passage du temps. En
effet, si en 1980, les prévenus potentiels constituaient l’essentiel des forces armées,
ils n’en représentent dans les années 2000 plus qu’une minorité, souvent à la
retraite, et les militaires placés en détention préventive sont souvent octogénaires.
La deuxième raison écartant la possibilité d’un retour autoritaire est le changement
du contexte international. En effet, malgré la persistance de conflits, la pression est
grande pour que l’Amérique Latine reste une zone de paix et que le Brésil,
l’Argentine, le Chili et les Etats-Unis prennent des initiatives en ce sens. Enfin, les
Argentins sont désormais largement défavorables à un retour des militaires sur la
scène politique. En effet, ils sont de plus en plus attachés au principe de légitimité
1
2
Sandrine Lefranc, « L’Argentine contre ses généraux : un charivari judiciaire ? », article cité, p. 28.
Idem, p. 29.
101
démocratique, et prêts à le défendre, même s’ils continuent à s’interroger sur la
manière optimale de gérer cette démocratie1.
2. Une volonté politique et des gestes symboliques
Dans ce contexte favorable où l’intervention des forces armées est plus
qu’improbable, Néstor Kirchner bénéficie d’une marge de manœuvre largement
plus vaste que ses prédécesseurs en matière de lutte contre l’impunité, même s’il ne
faut pas lui retirer un certain courage politique dans une Argentine où la question
de la « guerre sale » continue à diviser les citoyens. La politique du président
argentin s’est faite en trois phases. Il a tout d’abord épuré le haut commandement
des forces armées ainsi que la police fédérale, qui avait été impliquée dans la
répression. La même logique d’épuration a été appliquée, plus progressivement
toutefois, au système judiciaire. Au nom de la primauté du droit pénal
international, il a ensuite rompu avec le souverainisme de ses prédécesseurs en
matière d’extraditions, facilitant ainsi la tâche aux magistrats étrangers qui
instruisaient des poursuites à l’encontre des militaires argentins. Enfin, il a incité le
Parlement à annuler purement et simplement – au lieu de les abroger sans portée
rétroactive – les deux lois de quasi-amnistie promulguées en 1986 et 1987 sous la
présidence de Raúl Alfonsín : la loi du « Point final » et celle de l’« Obéissance due
». Par ailleurs, en mars 2004, le juge Rodolfo Canicoba Corral a annulé pour
inconstitutionnalité deux décrets de grâce dont avaient bénéficié six militaires, et il
semble aujourd’hui possible que ce rempart juridique érigé par Menem en 19891990, se trouve également contesté par le Parlement. Selon Sandrine Lefranc :
« En trois temps, Kirchner a ainsi levé les principaux obstacles juridiques qui
interdisaient l’administration d’une justice pénale pleine et entière, c’est-à-dire
punissant tous les actes constitutifs d’une violation des droits de l’homme et
poursuivant tous les responsables et leurs complices1 ».
La portée symbolique de ces mesures est très importante dans la mesure où
Néstor Kirchner multiplie dans les discours accompagnant sa politique les
1
Carlos Floria, « L’argentine à l’épreuve », Etudes, n°4026, Juin 2006, p. 732.
102
hommages aux victimes de la répression. Il s’adresse ainsi en tant que « compañero »
(compagnon, camarade) aux Mères de la place de Mai et aux HIJOS réunis pour le
28ème anniversaire du coup d’Etat de 1976. En outre :
« Le Président a qualifié tous les responsables de la violence d’État d’«
assassins » (quand Alfonsín avait opté pour un classement plus subtil, en ne faisant
peser de condamnation morale – et éventuellement judiciaire – que sur un petit
nombre d’entre eux). Ce label de « droit commun » marque une rupture ostensible
avec le statut d’interlocuteurs politiques traditionnellement reconnu aux militaires2».
Enfin, Kirchner a récusé officiellement la théorie des « deux démons »,
marquant en cela un net virage par rapport aux déclarations d’Alfonsin et Menem
qui avalisaient un tel discours.
3. Kirchner et les Mères de la place de Mai
En présentant les mouvements de défense des droits de l’homme comme acteurs
d’une « lutte exemplaire » et en s’adressant à ceux-ci comme « compagnon »
(militant du péronisme de gauche, il a brièvement été emprisonné durant la
dictature), Nestor Kirchner parvient à s’attirer les bonnes grâces des deux groupes
les plus radicaux que sont les Mères de la place de Mai et les HIJOS. L’abrogation
des lois d’amnistie par la Cour Suprême provoque chez les Mères et les Grandsmères un grand espoir : celui que les responsables de la disparition de leurs enfants
soient enfin jugés : « devant le palais de justice, elles riaient et applaudissaient à
l’énoncé de ce verdict historique »3. Les Mères saluent par ailleurs l’initiative du
gouvernement argentin d’adhérer à la Convention sur les Crimes de l’humanité, qui
rend imprescriptible les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité, et
notamment la disparition forcée de personnes, et ce, malgré le fait que la frange
conservatrice de la société clame l’inutilité de « rouvrir les plaies du passé »1.
Cette acceptation de la politique de Kirchner par le mouvement des Mères est
d’autant plus exceptionnelle que depuis plus de 15 ans, toutes leurs revendications
1
Sandrine Lefranc, « L’Argentine contre ses généraux : un charivari judiciaire ? », article cité, p. 29.
Idem, p. 32.
3
Libération, Plus de pardon en Argentin, 16 juin 2005.
2
103
se font ouvertement contre les gouvernements successifs et qu’elles ont développé
un discours radical de dénonciation des élites dont le « que se vayan todos, que no
quede ni un solo » (Qu’ils s’en aillent tous, qu’il n’en reste pas un seul) est
représentatif. Ce discours est repris par le président lui-même qui dénonce la
corruption des hommes politiques et des forces de l’ordre, et attaque directement les
politiques d’impunité mises en place par ces prédécesseurs. En effet, « ce n’est pas
pour les crimes commis par la répression que Kirchner a demandé « pardon » au
nom de l’État, le 24 mars 2004, mais « pour la honte d’avoir tu pendant vingt ans
autant d’atrocités » : ce ne sont donc pas en premier lieu les bourreaux qui sont
désignés comme coupables, mais bien les hommes politiques et les mesures qu’ils
ont prises depuis l’établissement du régime démocratique2. De fait, la lutte contre
l’impunité mise en place depuis 2003 a un caractère éminemment politique : on
assiste à une véritable « déménémisation » des institutions et du pouvoir. Les
changements de juges au sein de la Cour Suprême (jusque là largement inféodés à
Carlos Menem) ainsi qu’au Conseil de la magistrature marque un tournant au
niveau du fonctionnement du système judiciaire, désormais plus autonome et
transparent.
De surcroît, Kirchner obtient les faveurs des Mères de la place de Mai du fait de
sa politique sociale et notamment de sa croyance en une justice redistributive. En
effet, nous l’avons vu, les revendications des Mères se sont largement diversifiées et
leur mouvement se fait le défenseur des plus déshérités. Le dialogue entre le
gouvernement et le mouvement des Mères sert les intérêts des deux parties puisque
l’association peut favoriser l’établissement d’une passerelle entre la cause des
victimes de la répression et les revendications de justice redistributive. Cela permet
au gouvernement de « jeter les bases d’une alliance future avec certaines
composantes du mouvement social, et ce tout en conservant un caractère
ostensiblement moral, puisque sa démarche est motivée par la douleur des mères et
des enfants »1.
1
2
Le Figaro, Kirchner met fin à l’impunité pour les ex-tortionnaires, 13 août 2003.
Sandrine Lefranc, « L’Argentine contre ses généraux : un charivari judiciaire ? », article cité, p.33.
104
4.Un soutien à nuancer
Toutefois, la justice rendue n’est pas entièrement conforme aux attentes des
Mères de la place de Mai. En effet, ce que celles-ci revendiquent, c’est une justice
extraordinaire, concernant certes les militaires mais aussi toutes les personnes qui
ont collaboré, d’une manière ou d’une autre à la mise en place du régime dictatorial
et à la disparition des 30 000 victimes. Or, le processus de « lutte contre l’impunité »
initié par Kirchner remet en cause avant tout les bourreaux et est limité par la rareté
des preuves. De plus, les sanctions ne sont pas exemplaires comme l’espéraient les
Mères, mais adoucies par l’âge des officiers traduits en justice, le Code pénal
prévoyant un régime de détention et des moyens de défense particuliers au-delà de
70 ans. Ainsi, le général Massera a-t-il tenté de faire valoir son « incompétence
mentale », à l’instar de Pinochet ou de Papon lors de son jugement. Bien
qu’importante, la portée de la justice ainsi rendue demeure donc symbolique, ce qui
ne satisfait pas pleinement les Mères.
La politique de Néstor Kirchner est par ailleurs « prise entre deux feux »2. En
effet, sa politique ne contente pas tout le monde et le président argentin essuie de
nombreuses critiques. De la part des militaires et d’une minorité de la société
argentine tout d’abord, qui continuent à prôner la réconciliation nationale et ne
considèrent pas qu’il soit opportun de rouvrir de tels dossiers. D’autre part, la
politique kirchnériste provoque des tensions au sein même du parti péroniste dont
les caciques dénoncent la trop grande ampleur. Cette tension a trouvé son apogée
lors des cérémonies de commémoration du 24ème anniversaire du coup d’Etat de
1976 présidée par le président argentin dans les locaux de l’ESMA, auxquelles cinq
gouverneurs péronistes qui dirigent les plus importantes provinces du pays n’ont
pas assisté, tandis qu’Hebe de Bonafini menaçait de ne pas se rendre à cette
célébration si ces gouverneurs, « complices » selon elles de la dictature s’y
rendaient. Ainsi, Nestor Kirchner est réellement partagé, puisque, dans un régime
fédéral, il ne peut se passer de l’appui des gouverneurs des cinq plus importantes
1
2
Idem, p. 35.
Le Monde, En Argentine, Néstor Kirchner dénonce les crimes de la dictature militaire , 27 mars 2004.
105
provinces, et qu’il ne peut pas non plus « se mettre à dos les Mères de la place de
Mai, symbole de la lutte contre la dictature »1.
Enfin, la décision de M. Kirchner en 2006 de transformer en jour férié
national le 24 mars, date du coup d’Etat militaire a provoqué une vive polémique
parmi les défenseurs des droits de l’homme et dans le monde politique argentin.
Pour certains, comme Adolfo Perez Esquivel, prix Nobel de la Paix « le jour férié
n’aide pas à la mémoire (…), le 24 mars ne doit pas être un jour festif, mais un jour
de réflexion et d’analyse de ce qui s’est passé en Argentine, sur les lieux de travail,
dans les universités et dans les écoles »2. Quant aux Mères de la place de Mai , elles
rejettent unanimement l’établissement de ce jour férié, en témoigne Beatriz Lewin,
membre de l’organisation : « Comment peut-on fêter l’anniversaire d’un coup
d’Etat ? (…) C’est une décision précipitée qui reflète l’institutionnalisation et
l’appropriation politique de la mémoire. La vérité sur la dictature, le combat pour la
justice sont des thèmes d’Etat. Ils n’ont pas à être utilisés par un gouvernement qui
veut se faire bien voir »3.
III.
Les 30 ans du mouvement
Le 30 avril 2007, les Mères de la place de Mai fêtent les 30 ans de leur
mouvement. Durant ces 30 ans de luttes, ces femmes qui, de mères au foyer sont
devenues des militantes acharnées des droits de l’homme, ont exploré divers
registres de mobilisation, n’hésitant pas à se montrer intransigeantes avec leurs
adversaires. Aujourd’hui, et malgré leur grand âge, les Mères continuent le combat
sur tous les fronts, et notamment au niveau social, dans lequel elles sont de plus en
plus impliquées. Elles collaborent dans leurs actions avec le groupe HIJOS qui
semble être l’héritier de leur mobilisation.
1
Idem.
Le Monde, Polémique sur le mémoire du coup d’Etat de 1976, 25 mars 2006.
3
Libération, Déchirures argentines sur la mémoire, 27 mars 2006.
2
106
1. 30 ans après, les Mères de la place de Mai continuent la lutte
Le changement de politique quant à l’impunité a attiré en faveur du nouveau
président argentin les bonnes grâces des Mères, ce qui marque un tournant décisif
dans le sens de leur combat. En effet, si Kirchner et les Mères ne sont pas d’accord
sur tous les points, force est de constater une avancée extraordinaire dans les
relations entre l’association et le pouvoir politique. C’est la première fois qu’Hebe
de Bonafini coopère avec un chef d’Etat depuis le retour de la démocratie argentine,
déclarant même à propos du chef de gouvernement : « c’est l’un de nos fils ». Pour
elle, la tâche n’est en effet plus de « résister, mais de soutenir la construction d’un
nouveau pays »1.
Cette construction peut pourtant sembler difficile pour ces femmes dont l’âge
oscille entre 76 et 93 ans. Toutefois, comme le déclare la présidente de l’association,
78 ans : « Je ne suis jamais fatiguée car je ne me fatigue pas de vivre ! ». Et, de fait,
comme les autres membres de l’association, elle va de réunion en réunion, voyage à
l’étranger, défiant les crises d’asthme et de diabète2. Elle continue de présenter tous
les lundis une émission radiophonique, « La radio des Mères » et bien sûr se rend
tous les jeudis sur la place de Mai pour la ronde hebdomadaire de ces foulards
blancs. De fait, la Maison des Mères continue d’être une vraie ruche : outre leur
émission radiophonique, elles continuent de publier leur journal mensuel, de faire
fonctionner leur imprimerie, d’animer leur université et de développer leurs
archives, qui vont être digitalisées grâce à un accord avec le ministère de
l’éducation. Il en est de même pour les Grands-mères de la place de Mai, pour qui
« le combat se poursuit ». En effet, si elles ont réussi à retrouver 86 de leurs petits
enfants, des centaines d’autres cas d’enlèvements doivent être élucidés3.
Ainsi, même si la mobilisation des Mères de la place de Mai irrite de nombreux
Argentins, notamment à cause de leur soutien à la guérilla FARC ou de leur refus
de condamner les attentats du 11 septembre, mais aussi du fait de leur radicalisation
incessante qui lasse la population, la plupart des Argentins saluent ces Mères
1
Le Monde, Les Mères de la Place de Mai politisent leur mouvement, 22 juin 2006.
Idem.
3
Le Matin, Rencontre avec des enfants volés sous la dictature, 19 mars 2006.
2
107
comme « le symbole de la résistance démocratique dans un pays longtemps marqué
par la dictature militaire »1.
2. Le soutien des Mères aux nouveaux mouvements sociaux
Bien que l’abrogation des lois instaurant une quasi-amnistie des militaires
responsables de la répression ait été une victoire pour les Mères de la place de Mai,
celles-ci n’abandonnent pas pour autant la lutte. En effet, elles réclament toujours
plus de justice, contre les militaires et leurs complices civils durant la dictature,
mais aussi au niveau de la redistribution des ressources dans un pays largement
touché par la pauvreté. En effet, comme le souligne Hebe de Bonafini, « Notre lutte
s’est politisée : nous exigeons la justice sociale, nous soutenons la lutte des plus
démunis. Nos enfants sont morts pour un idéal, nous continuons leur lutte ». Si les
Mères montrent leur optimisme, au moment où « L’Amérique latine vit un moment
historique, avec l’arrivée au pouvoir des gouvernements de gauche dans plusieurs
pays qui affrontent l’impérialisme américain » et revendiquent leur amitié avec H.
Chavez, E. Morales et F. Castro2, elles continuent de lutter aux cotés de nombreux
mouvements sociaux.
En effet, les Mères apportent largement leur soutien aux nouveaux mouvements
sociaux nés dans une Argentine en ébullition depuis 2001. Elles se montrent très
enthousiasmées par la « reconstruction du lien politique et social » et par
« l’affirmation d’une nouvelle conscience citoyenne », prélude selon elles à une
véritable démocratie. Elles contribuent ainsi des mobilisations diverses qui
renouvellent les répertoires d’action : concerts de casseroles, barrages de chômeurs,
occupations illégales de terres en milieu urbain, etc. D’autre part, elles s’investissent
dans les nouvelles assemblées de quartiers qui gèrent les problèmes locaux et sont
parfois pourvus d’une dimension redistributive lorsque les groupes militants gèrent
1
2
La Presse canadienne, Les Mères de la Place de Mai célèbrent leur 25ème anniversaire, 01 mai 2002.
Le Monde, Les Mères de la Place de Mai politisent leur mouvement, article cité.
108
des ressources publiques. En bref, elles coopèrent au véritable « laboratoire de la
démocratie sociale » qu’est l’Argentine. Les Mères, mais aussi les HIJOS
participent d’ailleurs directement à l’élaboration de nouveaux registres de
mobilisations collectives notamment avec la nouvelle forme de manifestation qu’est
l’escrache, repris par la suite à plus large échelle.
Cette effervescence sociale de l’Argentine est toutefois à nuancer : les cacerolazos
(concerts de casseroles) ont pratiquement disparu, les asembleas barriales (assemblées
de quartier) se sont à la fois raréfiées et institutionnalisées, et le clivage entre «
négociateurs » et « radicaux » s’est accentué au sein des piqueteros (mouvements
radicaux de chômeurs), qui en sont rapidement venus à jouer le rôle de
gestionnaires des politiques sociales à destination des chômeurs1.
Cependant, si la mobilisation sociale qui a suivi la crise de 2001 s’est quelque
peu essoufflée, les Mères de la place de Mai n’ont pas abandonné leur lutte pour
autant et continuent de multiplier les manifestations, les discours, les slogans
revendiquant plus de justice sociale. Cette mobilisation se constate d’ailleurs à
l’échelle de la politique internationale. En effet, les Mères de la place de Mai
continuent à dénoncer l’impérialisme américain et l’ALCA. Elles montrent
d’ailleurs leur rejet de la politique de Georges W. Bush en participant en novembre
2005 au contre-sommet organisé à Mar del Plata, au sud de Buenos Aires protestant
contre la venue du président en Argentine2.
3. Le mouvement HIJOS
« Nous voulons que la jeune génération continue notre combat, afin que lorsque
nous ne serons plus des Mères des jeunes gens continueront à se battre pour la vie,
la liberté et la justice » déclarait Hebe de Bonafini en 2002. En effet, pour les Mères
de la place de Mai, la pérennisation de leur mouvement et de leur lutte est une
1
Sandrine Lefranc, « L’Argentine contre ses généraux : un charivari judiciaire ? », article cité, p.34.
Agence France Presse, Les mères de la Place de Mai à Mar del Plata pour dire non à Bush, 03
novembre 2005.
2
109
préoccupation réelle dans la mesure où, d’ici à 20 ans plus aucune d’entre elles ne
sera en vie. Dans ce but, les Mères comptent largement sur la jeune génération et sa
volonté de justice tant pénale que sociale. Dans ce contexte, le goupe H.I.J.O.S.
(Hijos e hijas por la Identidad y la Justicia contra el Olvido y el Silencio : Fils et filles pour
l’Identité et la Justice contre l’Oubli et le silence) semble être le plus probable
héritier du combat mené par les Mères depuis 30 ans.
H.I.J.O.S. est une organisation politique de défense des droits humains créée en
1995 qui travaille dans les différentes provinces argentine, chaque siège ayant une
totale autonomie quant à ses activités bien que ces dernières doivent s’inscrire dans
un cadre politique préétabli. Les Membres de H.I.J.O.S. sont des jeunes qui ont été
les victimes directes de la répression militaire (enfants de disparus, de fusillés, de
prisonniers politiques et d’exilés), mais aussi des militants actifs ayant les mêmes
idées que les autres adhérents. L’objectif de l’association, à l’origine, était une quête
identitaire. Souvent touchés par la disparition d’un proche, parfois d’un parent, les
HIJOS ont commencé par réfléchir sur leur identité et le sens de leur action en
fonction de leur passé et de l’héritage de leurs proches disparus. Cette réflexion s’est
peu à peu transformée en nécessité de lutter dans l’arène politique. Dès lors, les
objectifs de l’association sont devenus la reconstruction historique des processus
politiques des dernières décennies et la dénonciation des violations des droits de
l’homme du passé et du présent, le but final étant de contribuer à l’édification d’une
société plus démocratique et juste1.
Les liens familiaux qu’ont ces jeunes adultes avec les disparus voire même avec
les Mères et Grands-mères de la place de Mai rend leur combat très proche de celui
de leurs aînées. Et, de fait, depuis la création du mouvement, Mères et HIJOS se
sont régulièrement retrouvés afin de préparer ensemble des manifestations, d’écrire
des tracts, etc. Les Mères apportent aux HIJOS leur expérience, leur courage et leur
assurance tandis que ces derniers insufflent de la jeunesse, des idées nouvelles et
même encore plus de radicalité dans leurs actions. Ces dernières sont nombreuses :
les HIJOS multiplient les moyens de faire connaitre leurs mobilisations : tracts,
journaux, site internet, etc. Mais ils misent surtout sur l’action et participent à de
1
http://www.hijos.org.ar, consulté le 10 avril 2007.
110
très nombreuses manifestations en faveur des disparus mais aussi de plus de justice
sociale dans lesquelles ils se distinguent par leur discours particulièrement virulent.
L’escrache est le registre privilégié d’action des membres de HIJOS qui, grâce à ce
nouveau moyen de mobilisation collective veulent stigmatiser les responsables de la
répression qui n’ont pas été condamné ou l’ont été mais à des peines trop légères
selon eux, tel le général Videla, qui, du fait de son âge, purge sa peine à son
domicile dans un quartier chic de Buenos Aires. Au final, les HIJOS apportent du
dynamisme à l’action des Mères et prolongent leur action en donnant à travers les
escraches plus de visibilité aux dénonciations qu’effectuent les Mères depuis des
années.
111
Conclusion
Le mouvement des Mères de la place de Mai n’est pas totalement original en
soi. En effet, ses principes d’action, sa structure, ses luttes internes se retrouvent
dans bien des associations. Par ailleurs ses objectifs, ses prises de positions ne sont
pas uniques : nombreux sont les organismes de défense des droits de l’homme qui
militent pour que la lumière soit faite sur la répression menée lors de la dictature
militaire. Toutefois, le mouvement des Mères bénéficie d’une puissance symbolique
inédite dans la mesure où il regroupe des mères en deuil. Cette caractéristique lui
donne une légitimité importante et marque l’irruption du maternel et du féminin
dans l’arène politique. Mais la singularité du mouvement des Mères de la place de
Mai relève aussi d’autres facteurs : sa fondation, autour de la figure du « disparu »,
sa résistance aux menaces du régime militaire, sa créativité en trouvant toujours de
nouveaux moyens d’action, son irruption sur la scène politique en tant que contrepouvoir dans une période de l’histoire argentine où toute dissension était
violemment réprimée. Toutes ces caractéristiques font du mouvement un acteur
unique et nouveau dans l’Argentine post-dictatoriale.
Par ailleurs, leur unicité vient de leur pugnacité et de leur intransigeance.
Même après la fin de la dictature, leur énergie et leur militantisme continuent : elles
sont au premier rang dans la contestation contre les lois d’amnistie qui
garantissaient l’impunité aux responsables des disparitions, au contraire d’autres
mouvements, elles refusent de coopérer avec les pouvoirs publics, tant que leurs
revendications ne seront pas prises en compte.
Par ailleurs, la radicalité des Mères de la place de Mai, si elle a
conduit le mouvement à s’isoler de la population argentine, a aussi fait du
mouvement une référence pour beaucoup. En effet, leur lutte intransigeante est
devenue un repère dans une Argentine instable, souvent marquée par
l’opportunisme et la corruption. De plus, nombreux sont les mouvements d’extrême
gauche notamment, qui se revendiquent en partie de l’héritage des Mères.
112
L’objet de ce mémoire a été de montrer les différentes facettes du
mouvement des Mères et en ce sens leur unicité, et ce, dans une perspective
d’historienne du temps présent. L’apport de ce travail à la bibliographie,
notamment française existant sur ce sujet est double : il permet d’appréhender
l’action de l’Association argentine en dehors de l’analyse qui en est faite en général.
C’est-à-dire qu’il permet d’envisager la lutte des Mères dans un contexte plus
global : les Mères de la place de Mai ne sont pas les mères éplorées et naïves que
l’on présente souvent, mais de redoutables combattantes. Elles sont peu à peu
devenues un acteur politique à part entière dont le discours radical dérange. Par
ailleurs, ce travail permet d’envisager l’évolution de l’Association depuis la crise
argentine de 2001 et notamment son changement de posture vis-à-vis du pouvoir
politique depuis l’accession au pouvoir de Néstor Kirchner en 2003. En effet, les
ouvrages se limitent en général à l’an 2000 et insistent beaucoup plus largement sur
la création et l’action du mouvement sous la dictature argentine que sur son
évolution après 1983.
La difficulté majeure que j’ai rencontrée lors de la rédaction de ce travail a
été l’absence de sources venant critiquer l’action des Mères et notamment leur
discours radical. C’est en ce sens aussi la principale limite de ce travail qui
n’envisage que trop peu les acteurs se positionnant contre l’action des Mères de la
place de Mai : les militaires, mais aussi la droite conservatrice et plus largement la
part des Argentins que l’intransigeance des Mères lasse.
Perspectives
Aujourd’hui, à 30 ans de leur création, les Mères sont toujours là, sur la
place de Mai, non seulement pour défendre leur cause première, la vérité sur les
disparitions et les sanctions des responsables, mais également pour dénoncer les
inégalités dans les domaines social et économique, sur le plan national et
international. Les Mères de la Pace de Mai font partie désormais du paysage
politique argentin et représentent un modèle unique dans l’histoire de la résistance
et de l’action autonome contre le pouvoir. Elles sont aussi devenues la référence
113
privilégiée de ce que peuvent faire les femmes avec leur force et leur courage.
L’évolution de leurs revendications, d’une justice pénale pour les tortionnaires de
leurs enfants à une justice sociale pour tous, permet par ailleurs aux Mères de la
place de Mai de pérenniser leur mouvement. En effet, les hauts-responsables de la
répression ont été jugés et condamnés (ou sont en cours de jugement), et il est peu
probable qu’on assiste, comme le désirent les Mères à une remise en cause de toutes
les personnes qui ont, de prêt ou de loin, pris part au régime militaire. Par
conséquent, même si les Mères continuent à lutter contre la tentation de l’oubli de
cette page noire de l’histoire dans la société argentine, et de se battre pour la vérité,
arguant que « pour tourner une page, il faut l’avoir lue », il semble que très peu
puisse encore être fait en Argentine au niveau de la justice pénale. Dès lors, leur
engagement social, aux côtés des piqueteros, ou des ouvriers licenciés réinvestissant
leur usine abandonnée, mais aussi contre G. Bush, etc. permet à leur lutte de
s’actualiser. Au final, des femmes à la conscience politique limitée ont su utiliser les
capitaux dont elles disposaient pour développer un mouvement social sans
précédent, qui s’est instauré en véritable contre-pouvoir et se pérennise à travers une
lutte toujours plus actuelle : celle contre l’injustice sociale.
La question reste toutefois posée : que va devenir le mouvement des Mères
de la place de Mai sans les Mères de la place de Mai ? Si les institutions créées par
les Mères vont surement continuer à fonctionner, du fait des nombreux amis qui
soutiennent l’action des Mères, notamment dans l’Université populaire, il semble
cependant que l’association elle-même ne puisse survivre à la disparition de ses
membres. En effet, celle-ci n’a, par essence, accueilli aucune autre personne que les
mères de disparus, et celles-ci venant à mourir, c’est tout le mouvement qui est
remis en cause. Restent cependant les autres organismes de défense des droits de
l’homme qui militent comme les Mères pour l’établissement de la vérité et la
justice, mais aussi tous les mouvements sociaux qui défendent une autre idée de
justice sociale, et s’inspirent parfois directement, tels les HIJOS, de l’action de leurs
ainées.
La mobilisation des Mères reste essentielle dans un pays qui semble renouer
avec les vieux démons de la dictature. En effet, plus de 20 ans après la fin de la
114
dictature, un plaignant et témoin clé au procès de l’ancien tortionnaire Miguel
Etchecolatz , Jorge Julio Lopez, a disparu à sont tour1, alors que s’ouvrent en
Argentine près d’un millier de procédures pour crimes contre l’humanité,
concernant plus de 500 personnes, souvent militaires ou policiers. C’est la
deuxième fois que Julio Lopez disparait : il avait été enlevé en octobre 1976 et
détenu dans les casernes de La Plata où il avait été torturé par Michel Etchecolatz,
alors commissaire de la police provinciale. Trente ans plus tard, son témoignage a
amené la condamnation de son bourreau à perpétuité, mais un jour avant le verdict,
le témoin a disparu une seconde fois. La presse nationale ne parle plus que
d’enlèvement et de complicité de la police locale et les associations de lutte contre
l’impunité comme les Mères de la place de Mai se sont mobilisées en une
manifestation réunissant plus de 15 000 personnes. Beaucoup redoutent que cet
enlèvement ne ralentisse le travail de la justice. En effet, cette disparition fait frémir
magistrats et témoins qui ont peur que se concrétisent les menaces téléphoniques et
les lettres anonymes qu’ils reçoivent. Au final, même si le gouvernement de Néstor
Kirchner a beaucoup fait en matière d’impunité, il semble qu’une minorité
d’Argentins ne soient pas prêts à laisser agir la justice impunément.
1
L’Hebdo, Le spectre de la dictature argentine, 30 novembre 2006.
115
SOURCES
Textes juridiques
-
-
Loi d’autoamnistie (n° 22.924) du 23 mars 1983.
Orden presidencial de procesar a las juntas militares, Décret 158/83 du 13 décembre
1983.
Thèse des “deux démons” : Décret 157 du 13 décembre 1983.
Loi annulant l’autoamnistie : Loi 23.040 du 22 décembre 1983.
Loi du Point Final, Loi 23.492 du 24 décembre 1986.
Loi de l’Obéissance due, Loi 23.521 du 8 juin1987.
Décrets de l’indulto: Décret 1002 du 7 octobre 1989 ; Décret 1003 du 7 octobre
1989 ; Décret 1004 du 7 octobre 1989 ;Décret 1005 - 7 octobre 1989.
Presse
-
Le Monde, Paris: 1991 – 2007
Le Matin, Genève : 19 mars 2006
La Presse Canadienne, Montréal : 2001 – 2002
Agence France Presse : 1995 – 2007
Le Figaro, Paris : 1999 – 2007
Libération, Paris : 1997 – 2006
(consultés directement grâce à la base de données Factiva de l’IEP)
Pagina 12, Buenos Aires : 1997-2006
Bulletin de liaison SOLMA : mai 1999.
Diario de las Madres de plaza de Mayo : 2004 – 2006
(consultés sur les sites internet relatifs)
Sites internet (consultés entre novembre 2006 et avril 2007)
-
Fonds documentaire relatif à la dictature argentine et aux lois d’impunité des
militaires : http://www.nuncamas.org/document/document.htm
-
Entretien entre Nora Cortinas, Mère de la Place de Mai et Les Pénélopes.
(mouvement féministe français) :
http://www.penelopes.org/xarticle.php3?id_article=895
116
-
Entretien entre Hebe de Bonafini et le comité SOLMA : http://www.lcrrouge.org/archives/012700/champli.html
Les mères de la place de mai : http://www.madres.org/
Madres Fundadoras : http://www.madresfundadoras.org.ar/
Association Latino américaine des parents de détenus et disparus :
http://www.desaparecidos.org/fedefam/
Les grands-mères de la place de mai : http://www.abuelas.org.ar/
Association H.I.J.O.S (fils et filles de disparus) : http://www.hijos.org.ar/
Association des ex-détenus durant la dictature :
http://www.exdesaparecidos.org.ar/aedd/example2.php
Association des parents de détenus et disparus durant la dictature :
http://www.desaparecidos.org/familiares/
Commémoration des 30 ans après le coup d’Etat du 24 mars 1976 :
http://www.30anios.org.ar/
Documents audiovisuels
-
-
La Dignité du peuple, documentaire de Fernando Solanas, Argentine-BrésilSuisse, 2005, production Cinesur SA, 120 minutes. Sortie dans les salles
françaises le 27 septembre 2006.
Nombreuses vidéos de plus ou moins bonne qualité sur http://youtube.com
montrant les Mères de la place de Mai lors de diverses manifestations,
notamment lors de la Coupe du Monde de football de 1978 ou de la
commémoration des 30 ans du coup d’Etat militaire, le 24 mars 2006.
117
BIBLIOGRAPHIE
Instruments de travail
Livres :
- B. Badie, P. Birnbaum, P. Braud, G. Hermet, Dictionnaire de la science politique et
des institutions politiques, Paris, Armand Colin, 1994 (5ème édition), 2001.
-
Bernard Bruneteau, Le siècle des génocides, Paris, A. Colin, 2004, 252 p.
Geneviève Jacques, Beyond impunity, an oecumenical approach to Truth, Justice and
Reconciliation, Conseil œcuménique des Eglises, Genève, 2000.
Louis Joinet (dir.), Lutter contre l’impunité, 10 questions pour comprendre et agir,
Paris, La découverte, 2002, 142 p.
Erik Neveu, Sociologie des Mouvements Sociaux, Paris, La Découverte, 2000, 125p.
Articles de périodiques :
- Bouretz, Charles Leben, Alain Finkielkraut, Louis Joinet, Danièle Lochak,
Jean-Marc Varau, « La prescription, Table ronde du vendredi 22 janvier 1999 »,
Droits, n°31, Paris, PUF, 2000.
Ouvrages sur l’Argentine
Livres :
-
Franck Lafage, L'Argentine des dictatures (1930-1983), pouvoir militaire et
idéologie contre-révolutionnaire, L'Harmattan, 1991, 141 p.
Articles de périodiques :
- Carlos Floria, « L’argentine à l’épreuve », Etudes, n°4026, Juin 2006, p. 732-740
- Elizabeth Jelin, « Les mouvements sociaux et le pouvoir judiciaire dans la lutte
contre l’impunité », Mouvements, 2006/4-5, N° 47-48, p. 82-9.
- Sandrine Lefranc, « Renoncer à l'ennemi, jeu de piste dans l'Argentine postdictatoriale », Raisons politiques n°5, février 2002, p.127-143
118
-
Sandrine Lefranc, « L’Argentine contre ses généraux : un charivari judiciaire ? »,
Critique internationale n°26, janvier 2005, p.27-37
Brigitte Stern, « Pinochet face à la Justice », Etudes, Tome 394, janvier 2001, p.
7-18
Ouvrages sur les Mères de la place de Mai
Livres :
- Jean-Pierre Bousquet, Les « folles » de la place de Mai, Paris, Stock, 1982, 259 p.
- José Cubero, Les Mères, un nouvel acteur politique ? , Toulouse, éd. Privat, 2001,
126p.
- Nicole Loraux, Les Mères en deuil, Paris, Seuil, 1990.
- Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, Paris, Desclée de Brouwer, 2000,
175 p.
Recueil d’articles et de discours de et sur les Mères de la place de Mai :
- Madres de la Plaza de Mayo, Résister c’est vaincre, Bayonne, Gatuzain, 2000,
187p.
Articles de périodiques
- Mariano Algava, « Sainement folles et follement saines », Cahiers de l'action
culturelle, vol.3, n°1, octobre 2000, pp. 50-54
119
ANNEXES
Annexe 1. Chronologie indicative des évènements argentins et des actions des
Mères de la place de Mai entre 1974 et 2007……………………………………….123
Annexe 2. « Nous voulons la liste des assassins », Discours prononcé par Hebe de
Bonafini sur la place de Mai, le 23 mars 1995, 19ème anniversaire du coup d’Etat
militaire……………………………………………………………………………….126
Annexe 3. Photographies des Mères de la place de Mai ………………………….128
Annexe 4. Liste des condamnés graciés par le président Carlos Menem ………..130
Annexe 5. Le Monde, Samedi 20 février 1999, « Les militaires argentins accusés de
vol d'enfants pendant la dictature. Une enquête judiciaire périlleuse », Christine
Legrand ………………………………………………………………………………132
Annexe 6. Le Figaro, jeudi 26 janvier 2006, p. 2, « Les mères de la place de Mai
défilent pour la dernière fois à Buenos Aires », Catherine Dabadie………………135
Annexe 7. Tract et Photographies d’escraches………….…………………………...137
120
Annexe 1. Chronologie indicative des évènements argentins et
des actions des Mères de la place de Mai entre 1974 et 2007
(établie au fur et à mesure de la rédaction de ce mémoire et à l’aide de
la chronologie établie par Eric Sarner en ce qui concerne la chronologie
de l’histoire argentine1)
1974 : Mort du général Péron, Isabel Péron au pouvoir. La Triple A (Alliance
Anticommuniste Argentine), groupe paramilitaire d’extrême-droite séquestre et tue
entre 600 et 2500 personnes.
1976 : Coup d’Etat de la junte militaire, le général Videla est choisi comme
Président. Mise en place du « processus de réorganisation nationale ».
1977. 1ère marche sur la place de Mai regroupant 14 mères. Ces rondes se
reproduisent chaque jeudi. Pèlerinage des Mères à Lujan, avec leurs foulards
blancs. Création du sous-groupe des Grands-mères de la place de Mai. Enlèvement
des responsables du mouvement des Mères de la place de Mai.
1978. Coupe du Monde en Argentine.
1979. Remise du rapport de la CIDH à la junte militaire. Création officielle de
l’association des Madres de plaza de Mayo.
1980. L’Argentin Adolfo Pérez Ezquivel est prix Nobel de la Paix pour son action
en faveur des droits de l’homme.
1981 : Le général Viola remplace le général Videla. 1ère marche de la résistance des
Mères de la place de Mai.
1982 : Le général Galtieri prend le pouvoir. Guerre des Malouines contre la
Grande-Bretagne. Défaite de l’Argentine. Le général Bignone accède à la
Présidence.
Bilan de la dictature (estimation des associations de défense des droits de
l’homme) : 30 000 détenus disparus, 500 enfants volés, 1 million d’exilés
dans le monde.
1
Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, op. cit., p. 169.
121
1983 : Elections démocratiques. Le nouveau président, Raul Alfonsin (Parti
Radical), crée la Commission Nationale sur la Disparition des Personnes
(CONADEP). Publication du rapport de la CONADEP : Nunca más.
1985 : La Chambre fédérale argentine condamne, après 8 mois de délibérations, le
général Videla et l’amiral Massera à la réclusion à perpétuité ainsi que d’autres
responsables de la répression à des peines de prison moindres.
1986. Le gouvernement adopte la loi du « Point final ». Les Mères refusent les
réparations économiques et l’exhumation des corps de disparus.
1987. Loi de l’« Obéissance due ».
1989. Elections démocratiques. Victoire de Carlos Menem (Parti Justicialiste).
1990. Par décret présidentiel, le nouveau président donne le pardon aux militaires.
Ceux qui ont été condamnés en 1985 sont graciés. La France condamne par
contumace le capitaine Astiz pour l’enlèvement, la torture et la disparition de deux
religieuses françaises pendant la dictature. Refus de l’Argentine d’opérer
l’extradition.
1994. Naissance du groupe HIJOS.
1995. Réélection de Carlos Menem.
1997. Des juges allemands, italiens, suisses, américains et espagnols entament des
recherches sur le sort des disparus au cours de la dictature argentine. En Espagne, le
juge Garzon entame les enquêtes sur les crimes contre l’humanité commis par le
terrorisme d’Etat entre 1976 et 1983 en Argentine.
1998. Le Congrès argentin abroge les lois du « Point final » et de l’ « Obéissance
due », mais sans portée rétroactive. Arrestation du général Videla, accusé de
« détournement d’enfants nés en captivité et modification de leur identité ».
1999. 32 militaires de haut-rang sont inculpés pour vol d’enfants.
2000. Les Mères de la place de Mai inaugurent leur propre université.
2001. Crise économique, sociale et politique. Succession de 4 présidents à la tête de
la nation. Les Mères se solidarisent avec les groupes de « piqueteros » qui
manifestent dans les rues.
2003. Elections présidentielles. Victoire de Néstor Kirchner (Parti Justicialiste).
Abrogation avec portée rétroactive des lois de « Point final » et d’« Obéissance
due ».
122
2004. Inauguration du musée de la mémoire au sein de l’ESMA (Ecole de
Mécanique de la Marine).
2005. L’ONU adopte une Convention internationale sur les disparitions forcées
faisant des enlèvements massifs et systématiques des crimes contre l’humanité
imprescriptibles.
2006. Le 24 mars devient jour férié du fait de la commémoration du coupe d’Etat
de 1976. Disparition d’un témoin clé après l’arrestation de l’ancien tortionnaire
Etchecolatz.
2007. Les Mères de la place de Mai fêtent les 30 ans de leur mouvement.
123
Annexe 2. « Nous voulons la liste des assassins », Discours
prononcé par Hebe de Bonafini sur la place de Mai, le 23 mars
1995, 19ème anniversaire du coup d’Etat militaire1.
Carlos Saul Menem, nous ne voulons pas la liste des morts. Ne soyez pas
hypocrite, nous voulons la liste des assassins, de beaucoup de ceux qui travaillent
avec vous, de ceux qui soutiennent ce système économique de perversion. La liste
des assassins, c’est ce que nous, les Mères, nous voulons. La liste des morts ne nous
intéresse pas, nous la donner ne nous servira à rien puisqu’il s’agit de nos propres
enfants, ceux-là même qui ont été assassinés par ceux que vous avez pardonnés,
que vous avez graciés. Nous ne voulons pas qu’ils fassent de la politique, nous ne
voulons les voir sur aucun banc de députés. Une fois pour toutes, dites la vérité,
vous voulez en finir avec les Mères, c’est pour cette raison que vous tenez à donner
la liste des morts. Mais tant qu’il restera un seul jeune pour se souvenir de nos
enfants, ils ne mourront pas, même si vous avez envie de les tuer.
Cela nous rend folles de penser que les membres des Abuelas et du CELS
seraient prêts à s’asseoir sur la même chaise et à la même table que les assassins.
Nous, jamais nous ne nous assoirons avec eux car nous ne sommes pas pareils, ils
appartiennent à une race de maudits.
Nous voulons savoir qui sont les curés qui les ont confessés, lorsqu’ils
descendaient de leurs avions après avoir tiré sur nos enfants et leur disaient : « Dieu
vous pardonnera ». Nous allons le savoir car nous y travaillons et menons notre
enquête. Nous voulons connaître le nom de chaque militaire qui a torturé, de
chacun de ceux qui ont été à vos côtés dans cette maison pleine d’ordures. Ordures,
ordures, ordures.
Aujourd’hui, à 17h30, nous serons devant la Escuela de Torturadores y Asesinos
de Mécanica de la Armada, l’école des tortionnaires et des assassins qui construisent
ce système, qui défendent le système économique de Cavallo et compagnie, qui
vont d’abord acheter des armes aux Etats-Unis pour ensuite les donner à des pays
1
Madres de Plaza de Mayo, Résister, c’est vaincre, op. cit., p. 67.
124
en guerre. Ils n’ont aucune honte. Ils mettent nos vies en danger et ils s’en moquent.
En fait, ce qui coûte le moins cher dans ce pays, c’est la vie des êtres humains.
Peu importe le nombre de listes que demandent certains, peu importe que
quelques personnes aient accepté une réparation économique. Jamais nous
n’accepterons de réparation par l’argent alors qu’une réparation par la justice
s’impose. Mères, nous aimons nos enfants ; nous les aimons par-dessus tout, et
pour nous, ils ne mourront jamais. Jamais nous ne les laisserons pour morts, même
si beaucoup se remplissent la bouche en disant : nous voulons la liste des morts.
Nous, qui sommes convaincues et savons ce qui s’est passé, nous ne sommes pas
folles, nous ne demandons pas l’impossible. L’apparition en vie est un slogan
éthique de principe. Tant qu’il y aura un seul assassin dans la rue, nos enfants
vivront pour le condamner par nos bouches et par les vôtres.
125
Annexe 3. Photographies des Mères de la place de Mai
(ici, lors
des manifestations commémorant les 30 ans de coup d’Etat militaire, le 24 mars
2006)1.
[Signalement bibliographique rajouté par : URS – SICD]
Photographies des Mères de la place de Mai
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auteur.
Il est possible de consulter le mémoire sous forme papier à la Bibliothèque de l’IEP :
[email protected]
126
[Signalement bibliographique rajouté par : URS – SICD]
Photographies des Mères de la place de Mai
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auteur.
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127
Annexe 4. Liste des condamnés graciés par le président Carlos
Menem (cf. Le Monde, Mardi 1 janvier 1991).
Jorge Videla, soixante-cinq ans, ancien commandant de l'armée, président de
l'Argentine de 1976 à 1981, reconnu coupable en décembre 1985 de 66 assassinats,
306 enlèvements, 97 cas de torture et 26 vols. Il avait été condamné à perpétuité.
Roberto Viola, soixante-six ans, successeur de Jorge Videla comme commandant
de l'armée, président de l'Argentine en 1981, condamné en décembre 1985 pour 86
enlèvements, 11 cas de torture et trois de vol. Il purgeait une peine de dix-sept ans
de prison.
Emilio Eduardo Massera, soixante-cinq ans, ancien chef d'état-major de la marine
et membre de la première junte militaire, condamné en décembre 1985 pour trois
assassinats, 69 enlèvements, 12 cas de torture et sept de vol. Il était condamné à la
prison à vie.
Carlos Suarez Mason, soixante-six ans, ancien commandant du 1 corps d'armée
(Buenos-Aires), accusé de 39 assassinats. Il avait fui l'Argentine en 1984 et été
extradé des Etats-Unis en 1988. Emprisonné, il n'avait pas encore été jugé.
Armando Lambruschini, ancien chef d'état-major de la marine et membre de la
junte, condamné en décembre 1985 à huit ans de prison pour 10 cas de torture et 35
enlèvements. Il avait été libéré en février 1990 après avoir purgé les deux tiers de sa
peine.
Orlando Agosti, ancien chef d'état-major de l'armée de l'air et membre de la junte,
condamné à trois ans de prison pour huit cas de torture et trois vols. Il avait été
relâché en avril 1989.
Pablo Riccheri, ancien chef de la police de Buenos- Aires, reconnu coupable de 20
cas de torture. Il purgeait une peine de quatorze années d'incarcération.
128
Ramon Camps, soixante-trois ans, ancien chef de la police de la province de
Buenos-Aires. Déclaré coupable de 73 cas de torture, il avait été condamné à vingtcinq ans de prison.
José Martinez de Hoz, ministre de l'économie durant la plus grande partie de la
dictature (1976-1983). Il avait été déclaré coupable de l'arrestation illégale de deux
Argentines et brièvement incarcéré en 1988.
Norman Kennedy, cinquante-sept ans, condamné en 1987 pour fraude envers l'Etat
argentin et libéré depuis.
Duilio Brunello, condamné pour détournement de fonds publics et libéré depuis.
Mario Eduardo Firmenich, quarante-deux ans, cofondateur du mouvement de
guérilla d'extrême gauche Montonero. Extradé du Brésil en 1984 à la demande du
gouvernement de M. Alfonsin et reconnu coupable de quatre assassinats, il avait été
condamné à trente ans de prison.- (AFP, AP.)
129
Annexe 5. Le Monde, Samedi 20 février 1999, p. 3
« Les militaires argentins accusés de vol d'enfants pendant la
dictature. Une enquête judiciaire périlleuse », Christine
Legrand.
[Signalement bibliographique rajouté par : URS – SICD]
Les militaires argentins accusés de vol d’enfants pendant la dictature. Une
enquête judiciaire périlleuse
Legrand, Christine
Le Monde, 20-02-1999, p. 3
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130
[Signalement bibliographique rajouté par : URS – SICD]
Les militaires argentins accusés de vol d’enfants pendant la dictature. Une
enquête judiciaire périlleuse
Legrand, Christine
Le Monde, 20-02-1999, p. 3
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131
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Les militaires argentins accusés de vol d’enfants pendant la dictature. Une
enquête judiciaire périlleuse
Legrand, Christine
Le Monde, 20-02-1999, p. 3
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132
Annexe 6. Le Figaro, jeudi 26 janvier 2006, « Les mères de la
place de Mai défilent pour la dernière fois à Buenos Aires »,
Catherine Dabadie.
[Signalement bibliographique rajouté par : URS – SICD]
Les mères de la place de Mai défilent pour la dernière fois à Buenos Aires
Dabadie, Catherine
Le Figaro, 26-01-2006
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133
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Les mères de la place de Mai défilent pour la dernière fois à Buenos Aires
Dabadie, Catherine
Le Figaro, 26-01-2006
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134
Annexe 7. Tract et Photographies d’escraches.
1.Tract distribué lors de l’escrache contre le cardinal Aramburu et
Roberto Alemann, le 23 mars 2002.
[Signalement bibliographique rajouté par : URS – SICD]
Tract contre le cardinal Aramburu et Roberto Alemann
23-03-2002
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135
2. Photographies d’escraches ayant eu lieu entre 2002 et 2006)
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Photographies d’escraches
2002-2006
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136
TABLE DES MATIERES
Introduction……………………………………………………………………………..5
Première partie. Une « quête de justice et de vérité » pour les disparus
de la dictature …………………………………………………………..14
Chapitre 1. La genèse du mouvement pendant la dictature (1976-1983) .....15
I. L’avènement de la dictature et la mise en place du « processus de
réorganisation nationale »………………………………………………...15
1) L’Argentine sous Isabel Perón …………………………………………………..16
2) La prise du pouvoir par les militaires ……………………………………………17
3) Les objectifs fondamentaux du « processus de réorganisation nationale »
……………………………………………………………………………………..18
4) La mise en place de la répression ………………………………………………..19
II. La naissance du mouvement de recherche des disparus et la création de
l’association des Mères de la place de Mai ……………………………...21
1) La société sous la terreur ………………………………………………………...21
2) L’action isolée des proches de disparus à la recherche de renseignements
……………………………………………………………………………………..22
3) Le moment fondateur : la conquête de la place de Mai ………………………..22
III. Le développement du mouvement …………………………………………..24
1) L’évolution du mouvement ……………………………………………………...25
137
2) La nécessaire médiatisation du mouvement afin de sortir de l’isolement …….26
3) L’Argentine à l’heure du Mundial ……………………………………………….28
IV. La
fin
de
la
dictature
……………………..............................................................................29
1) Le rapport de la CIDH accentue les difficultés de la junte …………………….29
2) La guerre des Malouines …………………………………………………………31
3) Les militaires rendent le pouvoir sous conditions ……………………………...32
Chapitre 2. Le retour à la démocratie et l’impunité des militaires ………….....34
I. La transition démocratique sous Alfonsin …………………………………..35
1) La transition démocratique ……………………………………………………...35
2) L’inculpation des responsables de la répression : un premier par vers la justice
……………………………………………………………………………………..36
3) Les lois du « point final » et d’« obéissance due » : le retour à l’impunité des
militaires ………………………………………………………………………….37
II. La politique ménémiste ………………………………………………………39
1) La stratégie de Menem face aux militaires ……………………………………..39
2) Une volonté de « réconciliation nationale » ambigüe ………………………….40
138
Chapitre 3. Un rôle majeur dans la lutte contre l’impunité …………….………44
I. Les Mères de la place de Mai et le retour à la démocratie …………………44
1) Avec le retour de la démocratie, les Mères exigent la justice ………………….45
2) L’intransigeance des Mères …………………………………………….………..47
3) Les Mères de la place de Mai face à Menem …………………………………...49
4) Un soutien international …………………………………………………………51
II. Une quête de justice …………………………………………………………..52
1) Lutter contre l’impunité ………………………………………………………….53
2) La mise en place d’alternatives à la justice institutionnelle ……………………55
3) Le rôle majeur de la justice internationale …………………………………… ..58
III. L’action spécifique des Grands-mères de la place de Mai …………….……61
1) La naissance du mouvement …………………………………………………….61
2) Un nouveau combat ……………………………………………………………..62
3) Les conséquences juridiques de l’action des Grands-mères de la place de Mai :
l’arrestation des responsables ……………………………………………………64
Deuxième partie. Une légitimité réinvestie dans l’action politique
……………………………………………………………………………
Chapitre 1. Le capital acquis ……………………………………………………….67
139
I. Un capital symbolique : la notion de « mère »……………………………….67
II. Un capital éthique et moral : la lutte « pour la vérité et la justice » ………..70
III. Un capital politique …………………………………………………………..71
1) A l’origine, les Mères bénéficient de l’étiquette « apolitique » ……………….. 71
2) La radicalisation du mouvement ………………………………………………..73
3) Les Mères de la place de Mai deviennent les filles de leurs propres enfants … 74
IV. Un capital médiatique sur la scène nationale et internationale, enjeu de
reconnaissance et de visibilité ……………………………………………75
Chapitre 2. L’élargissement du champ d’intervention ……………….………….78
I. Le développement de l’Association dans d’autres domaines ………………79
1) L’Université populaire des Mères de la place de Mai ………………………….79
2) La diversification de l’association ……………………………………………….81
II. Les Mères de la place de Mai sur la scène internationale …………………..83
1) Le soutien des Mères à des mouvements sur la scène internationale …………83
2) La participation des Mères à de nombreux rassemblements internationaux
……………………………………………………………………………………..84
140
3) Le soutien des Mères à des chefs d’Etat ………………………………………...87
4) Des Mères aux quatre coins du monde …………………………………………88
III. Un travail de mémoire : les Mères face à l’oubli ……………………………90
1) Un rappel constant de leur combat ……………………………………………..90
2) Gouvernement après gouvernement, une volonté de savoir …...……………...91
3) L’investissement dans des évènements plus ponctuels : l’exemple de l’ESMA
……………………………………………………………………………………..93
Chapitre 3. L’engagement et l’avenir des Mères après la crise argentine de 2001
………………………………………………………………………………………….96
I. La
crise
de
2001
et
l’arrivée
de
Kirchner
au
pouvoir
……………………………………………………………………………...97
1)
La présidence de De la Rua …………………………………………………….97
2) La crise de 2001, une crise économique sociale et politique ……………..……98
3) Néstor Kirchner …………………………………………………………………100
II. La réaction des Mères face au tournant pris par Kirchner vis-à-vis de
l’impunité ………………………………………………………………..101
1) Un contexte favorable ………………………………………………………….102
2) Une volonté politique et des gestes symboliques ……………………………..103
3) Kirchner et les Mères de la place de Mai ……………………………………...104
141
4) Un soutien à nuancer …………………………………………………………...106
III. Les 30 ans du mouvement …………………………………………………..107
1) 30 ans après, les Mères de la place de Mai continuent la lutte ………………108
2) Le soutien des Mères aux nouveaux mouvements sociaux…………………...109
3) Le mouvement HIJOS ………………………………………………………….111
Conclusion
………………………………………………………………………………………...113
Sources………………………………………………………………………………..117
Bibliographie…………………………………………………….…………………...119
Annexes
………………………………………………………………………………………...121
Table des Matières ……………………………………………..……………………140
142
A la suite de la prise du pouvoir par les forces armées en mars 1976, les
militaires développent en Argentine une guerre « antisubversive » destinée à
annihiler leurs opposants politiques. Les mères des jeunes victimes de cette
répression se réunissent, à partir d’avril 1977, sur la place de Mai, donnant ainsi vie
à un extraordinaire mouvement de résistance à la dictature. Avec le retour à la
démocratie en 1983, ces « Mères de la place de Mai » n’abandonnent pas le combat
et réclament aux gouvernements successifs la vérité sur le sort de leurs enfants
disparus et la condamnation des coupables. Alors que le mouvement se radicalise,
cette lutte contre l’impunité des responsables de la répression se double de
revendications de justice sociale à l’égard des plus démunis, en Argentine, mais
aussi au niveau international.
Following the seizure of power by the militaries in March 1976, the soldiers
develop in Argentina an “antisubversive” war which intends to destroy their
political opponents. Since April 1977 the mothers of the young victims of this
repression organize meetings on the place of May, creating an extraordinary
movement of resistance to the dictatorship. With the return to the democracy in
1983, these “Mothers of the place of May” do not give up the combat and claim
with the successive governments the truth on the fate of their missing children and
the judgment of the culprits. Whereas the movement is radicalised, this fight against
the impunity of the persons in charge for repression is linked to social claims with
regard to the most stripped, in Argentina, but also at the international level.
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