Les Mères de la Place de Mai
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Les Mères de la Place de Mai
UNIVERSITE ROBERT SCHUMAN INSTITUT D’ETUDES POLITIQUES DE STRASBOURG LES MERES DE LA PLACE DE MAI, Un nouvel acteur politique dans l’Argentine postdictatoriale. Laetitia Dumont Mémoire de 4ème année d’I.E.P. Direction du mémoire : Denis Rolland et Philippe Juhem Mai 2007 L'Université Robert Schuman n'entend donner aucune approbation ou improbation aux opinions émises dans ce mémoire. Ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteure. 2 SOMMAIRE Introduction …………………………………………………………………………………………5 Première partie. Une « quête de justice et de vérité » pour les disparus de la dictature ………………………………………….………………14 Chapitre 1. La genèse du mouvement pendant la dictature (1976-1983) …………15 I. L’avènement de la dictature et la mise en place du « processus de réorganisation nationale » ……………………………………………………15 II. La naissance du mouvement de recherche des disparus et la création de l’association des Mères de la place de Mai ………………………………….21 III. Le développement du mouvement …………………………………………..24 IV. La fin de la dictature ………………………………………………………….29 Chapitre 2. Le retour à la démocratie et l’impunité des militaires …………………34 I. La transition démocratique sous Alfonsin …………………………………..35 II. La politique ménémiste ………………………………………………………39 Chapitre 3. Un rôle majeur dans la lutte contre l’impunité …..……………………44 I. Les Mères et le retour à la démocratie ………………………………………44 II. Une quête de justice …………………………………………………………..52 III. L’action spécifique des Grands-mères de la place de Mai ………………….61 Deuxième partie. Une légitimité réinvestie dans l’action politique.........................................................................66 3 Chapitre 1. Le capital acquis ……………………………………………….………..67 I. Un capital symbolique : la notion de « mère » ………………………………67 II. Un capital éthique et moral : la lutte « pour la vérité et la justice » ………..70 III. Un capital politique …………………………………………………………..71 IV. Un capital médiatique sur la scène nationale et internationale, enjeu de reconnaissance et de visibilité ………………………………………………..75 Chapitre 2. L’élargissement du champ d’intervention ……………….…………….78 I. Le développement de l’Association dans d’autres domaines ….…………...79 II. Les Mères sur la scène internationale ………………………………………..83 III. Un travail de mémoire : les mères face à l’oubli …………………………….90 Chapitre 3. L’engagement des Mères après la crise de 2001 …………………….....96 I. La crise de 2001 et l’arrivée de Kirchner au pouvoir ……………………….97 II. La réaction des Mères face au tournant pris par Kirchner vis-à-vis de l’impunité …………………………………………………………………….101 III. Les 30 ans du mouvement ….……………………………………………….107 Conclusion ………………………………………………………………………......113 Sources …………….…………………………………………………………………………117 Bibliographie ……………………………………………………………………………………….119 Annexes ………………………………………………………………………………………121 Table des Matières …………………………………………………………………140 4 « Dans une douleur de mère, l’excès toujours menace »1 Le mouvement des Mères de la place de Mai à travers les 30 dernières années de l’histoire argentine. L’Argentine est un véritable « laboratoire du pouvoir militaire »2. En effet, depuis 1930, cinq régimes militaires se sont succédés. Les forces armées n’en sont donc pas à leur banc d’essai lorsque le 24 mars 1976, une junte militaire s’installe au pouvoir à la suite d’un coup d’Etat contre le gouvernement d’Isabel Perón. Cette junte, dirigée par le général Videla, devient le seul organe suprême de l’État et l’acteur principal d’une répression visant, au nom de la doctrine de la sécurité nationale, à attaquer toutes les personnes classées dans la catégorie de « subversifs » : militants syndicaux, membres d’associations de défense des droits de l’homme, intellectuels, étudiants… Dans la guerre "antisubversive", l’armée argentine met au point, avec l’aide technique d’officiers français et d’instructeurs nord-américains, la pratique de la disparition systématique des personnes. C’est une arme terriblement efficace, car elle permet d’effacer les traces du crime, de soustraire les corps des victimes à leur famille, d’effacer leur existence. Son impact est d’autant plus grand que ce procédé a été utilisé massivement. Face au refus prolongé des autorités de répondre aux familles quant au lieu de détention et au devenir des disparus, et malgré la peur dans laquelle vit la société argentine, un mouvement spontané de femmes, pour la plupart des mères de disparus, émerge. Le 30 avril 1977 à 15 h 30, elles inaugurent une nouvelle forme de protestation : quelques femmes — elles sont 14 — marchent silencieusement autour du monument érigé au centre de la place de Mai à Buenos-Aires, face au palais présidentiel. Dès lors, tous les jeudis à la même heure, ces femmes, de plus en plus nombreuses, coiffées d’un foulard blanc sur lequel est inscrit le nom de leur 1 Nicole Loraux, Les Mères en deuil, Paris, Seuil, 1990, p. 24. Franck Lafage, L’Argentine des dictatures (1930-1983), Pouvoir militaire et idéologie contre-révolutionnaire, Paris, L’Harmattan, 1991, p.104. 2 5 enfant disparu, viennent protester en silence. Malgré les différences de milieux sociaux qui sont représentées au sein de leur mouvement, leur conscience politique souvent limitée et le risque de répression, elles persistent dans leur mobilisation. En 1980, elles sont plus de 2 000 à venir protester chaque jeudi. Elles occupent alors toute la place. Les rondes hebdomadaires de celles que les militaires ont tôt fait de qualifier de « folles de mai » permettent de sensibiliser l’opinion publique internationale à la question des disparus. En 1983, la dictature prend fin. Un lourd bilan de 30 000 disparitions amène les Mères à agir pour que la vérité éclate sur ces disparitions et que les coupables soient punis. Toutefois, malgré la mise en place en 1985 par le président Alfonsin d’une commission d’enquête et la tenue d’un procès historique jugeant les responsables de la répression, les militaires bénéficient rapidement d’une impunité quasi-totale du fait de la promulgation des lois du « point final » et de l’« obéissance due ». Les Mères de la place de Mai luttent dès lors contre l’amnistie quasi-totale couvrant les crimes commis par les militaires, amnistie confirmée par le gouvernement de Carlos Menem : en 1991 il gracie les militaires emprisonnés à la suite du procès de 1985. De plus, elles combattent la corruption qui touche les hommes politiques et prônent l’instauration d’une démocratie, d’« un régime politique dans lequel la souveraineté est exercée par le peuple »1. Dans un pays défini par l’ historien argentin Carlos Floria comme « une république incomplète dans une démocratie précaire »2, le mouvement des Mères de la place de Mai radicalise son discours et ses actions et étend ses revendications au domaine de la justice sociale. L’arrivée de Néstor Kirchner au pouvoir, à la suite des événements de décembre 2001 en Argentine change la donne vis-à-vis des militaires responsables de la répression. En effet, le nouveau Président, élu en 2003, décide de prendre un tournant par rapport à ses prédécesseurs en matière d’impunité. Il abroge ainsi dès le début de son mandat (fin 2003-début 2004) les lois garantissant l’impunité des 1 B. Badie, P. Birnbaum, P. Braud, G. Hermet, Dictionnaire de la science politique et des institutions politiques, Paris, Armand Colin, 1994 (5ème édition), 2001. 2 Carlos Floria, « L’Argentine à l’épreuve », Etudes, n°4026, juin 2006, p. 735. 6 coupables des 30 000 disparitions. Dès lors, il s’attire les bonnes grâces du mouvement des Mères de la place de Mai, qui salut ses initiatives. L’évolution d’un mouvement social original. Par mouvement social, Erik Neveu définit le mouvement social comme une « forme d’action collective concertée en faveur d’une cause »1. L’association des Mères de la place de Mai répond à cette définition dans la mesure où leur action est un projet collectif volontaire et non une simple agrégation de comportements individuels qui se construit en faveur des disparus. Les Mères dépassent en effet la douleur personnelle d’avoir perdu un enfant en collectivisant leur lutte. Leur combat ne se fait plus en effet pour retrouver un fils, une fille disparus, mais la totalité des enfants enlevés. Si ce mouvement se structure par la suite et s’institutionnalise, il est à l’origine spontané et réunit des femmes ayant une conscience politique limitée dont le seul projet est d’éclaircir les circonstances de la disparition de leurs enfants. L’association des Mères de la place de Mai s’intègre par ailleurs dans l’histoire des mouvements sociaux en Argentine qui « a contribué à consolider dans une culture nationale de la protestation la place centrale de la manifestation, et celle d’un site, la plaza de Mayo, point central des défilés officiels et visites de dirigeants étrangers, située au centre de Buenos Aires, devant le siège de la présidence »2. L’investissement par les Mères de ce lieu historique n’est donc pas neutre et révèle l’ancrage de l’association dans l’histoire sociale argentine. Mais l’utilisation qu’elles font de ce lieu est originale, comme le décrit Carlos Floria. En effet, la dictature interdit toute manifestation, « (Les Mères) vont prendre l’habitude de marcher silencieusement, 3 heures chaque jeudi, sur les allées piétonnes de la place, la tête enveloppée comme à l’église d’un châle qui porte le nom et la date d’enlèvement du disparu (…). Même si plusieurs de ces mères vinrent s’ajouter à la liste des disparus, la junte ne put jamais trouver la réponse adéquate à cette forme de 1 2 Erik Neveu, Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 2000, p. 9. Idem, p. 44. 7 reconquête de l’espace symbolique d’expression de rue, suscitant respect et sympathie de l’opinion1 ». Avec le retour à la démocratie et face au constat que les assassins de leurs enfants ne sont ni jugés ni condamnés, les Mères de la place de Mai radicalisent leur mouvement. Il faut comprendre l’évolution de cette radicalisation en fonction de trois facteurs. En premier lieu, la conscience politique des Mères s’affirme et le mouvement qu’elles animent se politise. En passant de la recherche d’un enfant à la réclamation de tous les disparus « en vie », elles développent leurs exigences. En second lieu, cette radicalisation doit être interprétée à la lumière du contexte historique : en effet, l’association est très critique vis-à-vis des gouvernements de Raul Alfonsin, Carlos Menem et Fernando De la Rua qui promeuvent des politiques d’impunité, tandis qu’elle consent à coopérer avec Néstor Kirchner. Enfin, cette radicalisation s’intègre dans un contexte social et économique particulier. Les Mères de la place de Mai sont radicales, en comparaison avec d’autres mouvements sociaux qui défendent la cause des disparus comme le CELS (Centre d’Etudes Légales et Sociales) ou même le sous-groupe de Mères : Madres de plaza de Mayo – Linea fundadora2. Les revendications de ces derniers sont moindres (condamnation des hauts responsables de la dictature essentiellement, alors que les Mères de la place de Mai exigent la condamnation de tous les responsables militaires et civils), et ces groupes coopèrent avec le pouvoir politique et les institutions judiciaires. Par ailleurs, la situation sociale et économique difficile de l’Argentine pousse les Mères à intervenir dans un nouveau domaine : celui de la lutte contre les inégalités sociales, domaine dans lequel elles se montrent aussi intransigeantes. Au final, dans l’Argentine post-dictatoriale, c'est-à-dire depuis 1983, l’association des Mères de la place de Mai peut être considérée comme un mouvement social de défense des droits de l’homme au sens large. En effet, en fonction du contexte politique, elles luttent pour que le cas des disparus soit 1 Ibid. 2 Groupe de Mères de la place de Mai ayant scissionné en 1985 du fait de désaccords quant aux actions de l’association. 8 reconnu comme un problème publique, c'est-à-dire qu’il soit « pris en charge par des acteurs suffisamment influents pour le constituer en objet de débat sur la scène politique institutionnelle ou médiatique »1. Mais leur combat s’élargit à tous les droits de l’homme puisqu’elles s’engagent peu à peu à défendre tous les droits humains, et notamment ceux des plus démunis. Afin d’atteindre leurs objectifs, les Mères ont développé des registres d’action spécifique. Elles réussissent ainsi à se faire entendre dans les lieux institutionnalisés comme les médias, les tribunaux, etc. mais ont aussi leur place dans les lieux spécifiques des actions protestataires (manifestations, campagnes d’opinion, etc.) et ce, malgré la marginalisation qu’elles subissent du fait de leur radicalisation. Sources et méthodologie Les Mères de la place de Mai sont le sujet de nombreux ouvrages. Toutefois, du fait de la forte portée émotive et symbolique du mouvement, ceux-ci traitent plus de l’histoire originale de ces femmes argentines, de manière quasi journalistique, qu’ils n’en font l’analyse. De fait, il m’a été impossible de trouver des statistiques sur leur mouvement, et les chiffres donnés dans les divers ouvrages cités sont le plus souvent ceux avancés par le mouvement des Mères lui-même que ceux d’une organisation plus « neutre ». De plus, ces livres traitent davantage de la naissance et de l’évolution du mouvement sous la dictature, que de son développement depuis le retour à la démocratie. L’historique de l’organisation y est cependant très bien développé. La mise en perspective du mouvement des Mères de la place de Mai dans l’Argentine post-dictatoriale s’est donc faite tout d’abord au travers d’ouvrages plus généraux, qu’ils soient historiques ou sociologiques. De plus, j’ai été aidée dans mes recherches par des articles analytiques parus dans des revues spécialisées qui considèrent l’association des Mères à la lumière de divers évènements ou des grandes tendances de l’histoire argentine et mondiale. 1 B. Badie, P. Birnbaum, P. Braud, G. Hermet, Dictionnaire de la science politique et des institutions politiques, op. cit., p. 242. 9 La difficulté majeure éprouvée quant à la problématisation et à la rédaction de ce mémoire a été la nécessité de considérer les sources disponibles avec le plus d’esprit critique possible. En effet, les Mères de la place de Mai sont présentées dans la plupart des sources que j’ai pu rassembler comme des actrices motivées avant tout par une demande morale, et directement légitimées dans leurs revendications par la disparition d’un enfant, alors que le mouvement social des Mères est largement plus complexe et politique. L’absence d’analyses venant critiquer l’action des Mères, sauf erreurs de celles-ci1, a pu ainsi pénaliser mon travail. Malgré cette difficulté, j’ai pu considérer divers angles d’approches du mouvement des Mères (du point de vue des droits de l’homme, féministe, social, juridique, etc.) grâce aux sites internet que j’ai visités. Celui des Mères de la place de Mai, notamment, m’a beaucoup servi à étudier la stratégie de communication de ces dernières et notamment le langage spécifique qu’elles utilisent. Les sites internet que j’ai visités sont de deux types : la première catégorie concerne les sites officiels des mouvements sociaux étudiés. Assez complets, ils apportent une bonne vision des actions menées par ces groupes et du discours utilisé. Toutefois, il faut les appréhender avec du recul dans la mesure où ils ne véhiculent que les conceptions de ces mouvements, assez radicales. La seconde catégorie concerne le site nuncamas.org, qui propose les textes officiels (discours, documents juridiques) relatifs à la dictature militaire argentine et à l’impunité. Ce site m’a été d’une aide précieuse. La lacune majeure de mes sources est le manque d’ouvrages en espagnol, provenant d’Argentine. Je n’ai pu en effet me procurer de tels instruments de travail du fait de la difficulté à les choisir et me les faire envoyer d’Argentine. De plus, les bibliothèques et librairies françaises ne disposent pas de tels livres. Il m’a par conséquent été difficile d’appréhender le sujet d’une manière plus « argentine », en fonction des analyses propres à ce pays. L’ampleur de ce travail a donc été limitée du fait du nombre réduit de sources utilisées. 1 Par exemple leur prise de position en faveur du mouvement basque ETA. 10 Objectifs et démarche Le choix du sujet de ce mémoire ne s’est pas imposé de lui-même. En effet, je me suis tout d’abord intéressée à l’Université populaire créée en 2000 par les Mères de la place de Mai et aux techniques d’éducation populaire utilisées. Mais le champ de cette étude était trop ténu et je manquais cruellement de sources. C’est donc tout naturellement que j’ai élargi ma recherche à l’étude du mouvement des Mères en général, et notamment à son histoire, ses spécificités, son action, étude qui m’a été facilitée par la connaissance que j’ai de l’Argentine du fait de l’année que j’y ai effectuée. L’objectif de ce mémoire étant de mettre en perspective l’action des Mères de la place de Mai dans l’Argentine post-dictatoriale, l’analyse a tout d’abord été historique et a tenté de répondre à la question : comment cette association, née sous la dictature militaire, s’est-elle constituée peu à peu comme un contre-pouvoir dans l’Argentine post-dictatoriale, en fonction du contexte politique et socio-économique argentin ? J’ai adopté tout au long de ce mémoire adopté une démarche d’historienne de temps présent, expliquée notamment par le manque d’archives lié à cette attitude. J’ai tenté par ailleurs de compléter mon analyse par une étude sociologique du mouvement, considérant le capital acquis par les Mères lors de leur mobilisation et son réinvestissement dans l’action sur la place publique. Au final, l’objet de ce mémoire est d’essayer de comprendre comment un mouvement aux motivations éthiques et morales, fondé sur la figure de l’enfant disparu, s’est peu à peu transformé en contre-pouvoir politique aux revendications souvent jugées idéalistes et porteur d’un discours intransigeant, dans une Argentine instable. L’évolution du mouvement est tout d’abord marquée par une revendication fondamentale : les Mères de la place de Mai agissent « en quête de justice et de vérité ». Bien que ce mémoire porte sur l’Argentine post-dictatoriale, il est nécessaire d’éclairer les circonstances de la naissance de l’organisation des Mères. En effet, la légitimité de leurs actions depuis 1983 vient avant tout du fait qu’elles sont le symbole de la lutte contre la dictature militaire. De plus, l’étude de cette période permet de comprendre la constitution spontanée d’un mouvement de femmes, et de mères, autour de la figure de l’enfant disparu. La disparition de ces enfants est en effet la cause de la 11 mobilisation des Mères qui font ensemble, de leur souffrance personnelle, une force collective. Avec le retour à la démocratie se pose la question du sens de la lutte des Mères. En effet, celle-ci est avant tout dirigée contre la dictature et l’association se voit soulagée d’en voir la fin. Toutefois, le souhait fondamental des Mères n’a pas été exaucé : elles ne savent toujours pas ce qu’il est advenu de leur(s) enfant(s) et qui sont les responsables de leur disparition. Dès lors, il est pour elles impensable que leur mobilisation cesse, d’autant plus que leur action a acquis une dynamique importante et que la découverte par la population argentine des exactions commises par les militaires légitimise leur action au sein de la société. Elles réitèrent dès lors leur volonté de connaître la vérité sur le sort des disparus et leur souhait que la justice soit rendue. Elles luttent ainsi activement contre les lois d’amnistie des militaires et les grâces présidentielles promulguées par les gouvernements d’Alfonsin et de Menem. Cette lutte est soutenue par le sous-groupe des Grandsmères de la place de Mai, dont les filles ou belles-filles ont accouché en captivité, et qui recherchent la trace des nouveau-nés, souvent adoptés par des familles de militaires sous de fausses identités. La légitimité acquise par les Mères est par la suite réinvestie dans l’action politique. En effet, les Mères de la place de Mai ont acquis, tout au long de leur lutte un capital fort. Celui-ci est tout d’abord symbolique : c’est la notion de « mère » qui sous-tend l’action du mouvement et lui donne sa force. Par ailleurs, les Mères revendiquent une lutte éthique et morale par leur quête de justice et de vérité. Elles se constituent par ailleurs peu à peu, au fur et à mesure de leurs mobilisations, un capital politique et médiatique important, que ce soit sur la scène nationale ou internationale. Cette légitimité acquise permet aux Mères d’élargir leur champ d’intervention : de la lutte en faveur du seul disparu, elles deviennent les « filles » de leurs propres enfants et en adoptent l’idéologie. Cette idéologie est largement marquée par les tendances de la gauche argentine (péronisme de gauche, communisme révolutionnaire, etc.), par le contexte économique et social argentin, et notamment le fort taux de pauvreté. A partir des années 90, leur intervention 12 dans le champ social s’accentue. Elles revendiquent plus de justice redistributive, notamment en faveur des nombreux laissés pour compte dans une Argentine ou plus de 50% de la population vit sous le seuil de pauvreté. Tout en continuant de se battre pour faire condamner les coupables de la répression durant la dictature et de lutter contre l’oubli au nom de la « réconciliation nationale » prônée par les gouvernants, les Mères soutiennent de plus en plus de mouvements sociaux. Elles s’illustrent particulièrement sur la scène internationale où elles apportent leur appui à des mouvements de gauche et inspirent de nombreux militants. A 30 ans de la naissance du mouvement, les Mères de la place de Mai, malgré leur grand âge semblent toujours aussi actives. A la suite de la crise de 2001, elles soutiennent la politique de Néstor Kirchner contre l’impunité tout en apportant leur appui aux nouveaux mouvements sociaux d’une Argentine en ébullition. Elles bénéficient par ailleurs dans leurs actions du soutien du mouvement HIJOS, constitué notamment d’enfants de disparus, qui apporte son dynamisme à l’association et semble s’affirmer comme l’héritier des Mères de la place de Mai. 13 Première partie : « Une quête de Vérité et de Justice » pour les disparus de la dictature. La naissance spontanée du mouvement des Mères de la place de Mai durant la dictature militaire qui toucha l’Argentine entre 1976 et 1983 s’est faite autour de la figure de l’enfant disparu. Cette figure donne à l’association toute son originalité : si les Mères de la place de Mai radicalisent leur discours par la suite, elles sont à l’origine des mères au foyer naïves et souvent sans conscience politique, à la recherche de leurs enfants. De fait, elles se sont rencontrées lors de leurs recherches et se rendent sur la place de Mai afin de demander des comptes aux responsables militaires. Cette quête de la vérité au sujet des disparus va se renforcer au fur et à mesure de l’évolution du mouvement et se doubler, avec le retour à la démocratie d’une quête de justice. En effet, depuis 1983, les actions des Mères sont essentiellement centrées sur l’établissement de la vérité au sujet des quelque 30 000 disparitions ayant eu lieu sous la dictature, mais aussi sur la dénonciation et la volonté de condamnation des responsables de la répression. C’est dans cette optique que le mouvement s’oppose vivement aux gouvernements successifs qui, au nom de la « réconciliation nationale », assurent par des lois ou par la promulgation de grâces présidentielles, l’immunité des militaires mis en cause pour violations des droits de l’homme. Ces actions font du mouvement des Mères un symbole fort de résistance à l’oppression et de lutte pour la vérité et la justice, tant au niveau national qu’international. 14 Chapitre 1 : La genèse du mouvement pendant la dictature Pour appréhender au mieux le mouvement des Mères de la place de Mai, il est nécessaire d’en étudier la naissance et son contexte. La mise en place du « Processus de Réorganisation Nationale » à la suite du coup d’Etat du 24 mars 1976 ouvre la voie à la mise en place par les militaires d’un plan systématique et idéologique de lutte contre les personnes jugées « subversives » qui provoque, selon les sources, entre 9 000 et 30 000 « disparitions » de personnes. Dans ce contexte, des mères de disparus, d’abord seules, se regroupent peu à peu afin de rendre plus efficaces la recherche de leurs enfants. Le 30 avril 1977, elles décident dans ce but de se rendre directement devant le palais présidentiel, sur la Plaza de Mayo (place de Mai), afin d’obtenir des renseignements du pouvoir exécutif. C’est face à l’intervention des forces de l’ordre qu’elles commencent leur première ronde, prémice de beaucoup d’autres. Peu à peu, le mouvement va se structure et se renforcer et de nouvelles formes d’actions vont apparaître en son sein jusqu’à la fin de la dictature. I. L’avènement de la dictature et la mise en place du « Processus de Réorganisation Nationale » L'histoire argentine est largement caractérisée par l’intervention des forces armées : 1930, 1943, 1955 et 1966 sont autant de dates qui marquent l'arrivée de l'armée au pouvoir. Toutefois, le septennat tragique (1976-1983) durant lequel une junte militaire dirigée par le général Videla a gouverné l'Argentine reste remarquable du fait de la vaste entreprise d'épuration de la société qui a été entreprise à travers une politique cohérente et planifiée de terrorisme d'Etat. 15 1. L'Argentine sous Isabel Perón A la mort du général Perón, le 1er juillet 1974, sa femme et vice-présidente, Isabel Martínez de Perón lui succède à la présidence de l’Argentine. Son mandat est marqué par une situation économique et politique qui se détériore rapidement et par un niveau de terrorisme (notamment du fait de mouvements d'extrême-gauche) élevé : en 1975, 700 personnes en sont les victimes1. Les déchirements du mouvement péroniste contaminent la vie politique et compromettent la stabilité des institutions, en particulier les actions violentes perpétrées par les Montoneros2. Face notamment à ces actes de terrorisme, l'extrême-droite s'organise en mettant en place un « contre-terrorisme para étatique » en relation officieuse avec les services de renseignement militaires et la police3. Le pouvoir se dote lui-même de moyens d'action pour lutter contre le terrorisme. Ainsi, Lopez Rega, « el brujo » (le sorcier), ministre du bien-être social du gouvernement du général Perón, puis secrétaire particulier d'Isabel Perón, crée dès 1973 l'« Alliance Anticommuniste Argentine » ou « Triple A », qui sera mise à la disposition des secteurs politiques très conservateurs. Parallèlement, l'armée, confrontée à la guérilla se dote d'une structure opérationnelle analogue : le « Commando libérateur de l'Amérique ». Dans la lutte contre le terrorisme d'extrême-gauche, ce dernier et la Triple A procèdent entre 1973 et 1976 à 300 assassinats et enlèvements (leaders de la guérilla, mais aussi militants de gauche politiques et syndicaux et défenseurs des Droits de l'Homme)4. Les différents chiffres avancés doivent a priori être nuancés : les archives concernant cette période de l’histoire argentine sont peu nombreuses ou du moins peu accessibles depuis l’étranger et les données dépendent souvent de l’origine des sources. Face à la montée en puissance de ces contre-pouvoirs et à l'absence du leader fondateur du mouvement péronisme, Isabel Perón se retrouve désemparée, d'autant 1 Encyclopédie Encarta, « Argentine » Péronistes de gauche, qui, en novembre 1974, ont rompu avec le régime d’Isabel Perón pour entrer dans la clandestinité et passer à la lutte armée. 3 Franck Lafage, L’Argentine des dictatures (1930-1983), Pouvoir militaire et idéologie contre-révolutionnaire, Paris, L’Harmattan, 1991, p.108. 4 Idem, p. 109. 2 16 plus que son gouvernement est sérieusement mis à mal par la corruption qui touche l'entourage présidentiel. Toutefois la présidente s'entête à garder le pouvoir, malgré les crises ministérielles répétées, l'atmosphère d'affrontement qui règne en Argentine et l'impuissance des pouvoirs publics à résoudre les problèmes économiques et sociaux du pays1. Le 18 décembre 1975, le général d'aviation Capellini, lors d'une tentative de soulèvement, exige le départ de la présidente et son remplacement par l'armée. Toutefois, le reste des forces militaires ne se rallie pas aux putschistes, préférant attendre que la situation soit plus mûre et apparaître ainsi comme le dernier recours. Cela leur laisse d'autre part le temps d'améliorer leurs techniques antisubversives en luttant contre la guérilla2. 2. La prise du pouvoir par les militaires Le gouvernement argentin présidé par Isabel Perón est à l'agonie. Pour tenter de le sauver, une ultime réunion a lieu le 23 mars 1976 entre les commandants des trois armes qui exigent la démission d'Isabel. Comme la Présidente s'y refuse, le général Jorge Rafael Videla, l'amiral Emiliano Eduardo Massera et le général Orlando Ramon Agosti prennent le pouvoir de force à l'aube du 24 mars. Ils légitiment leur action le lendemain, dans une déclaration radiodiffusée, par la situation catastrophique de l'Argentine. Ils entendent gouverner « sous le signe de l'ordre et du travail, du respect plein et entier des principes éthiques et moraux de la Justice, de l'intégrité de la personne, de ses droits et de sa dignité ». Leur objectif premier déclaré est la lutte contre la subversion et contre ceux qui s'opposeraient à cette politique, afin d' « extirper les vices dont souffre le pays »3. Ce coup d'Etat reçoit chez les Argentins un accueil plutôt positif, qui va de la neutralité bienveillante au vif soulagement. En effet, une grande partie de l'opinion publique était lasse du chaos qui s'était installé durant la présidence d'Isabel Perón. 1 Ibid Idem, p. 110 3 Ibid 2 17 L'arrivée des militaires au pouvoir signifie dès lors le retour à l'ordre. Par ailleurs, la population est largement rassurée par le fait que la prise du pouvoir par l'armée s'est déroulée sans effusion de sang. Les leçons chiliennes ont porté leurs fruits. 3. Les objectifs fondamentaux du « Processus de Réorganisation Nationale » Tandis que les militaires multiplient les discours pour rassurer la population1, la junte prononce la dissolution du congrès, impose la loi martiale et gouverne par décrets. Dès le lendemain de la prise de pouvoir, tous les mécanismes et instances de représentation dans le pays et toutes les libertés démocratiques sont supprimées. Le « Processus de Réorganisation Nationale », comme le nomme les militaires, est basé sur deux objectifs majeurs qui forment le noyau du dispositif idéologique du régime : la suprématie de la sécurité nationale et l'extirpation de la subversion et des causes qui en favorisent l'existence2. Cette politique est proclamée dans l' « Ordre Général de Bataille » du 24 mars 1976. Par subversif, le général Videla entend quiconque conteste « les valeurs traditionnelles de la société argentine ». La définition est large et la lutte embrase dès lors tout le champ social : étudiants, journalistes, écrivains, chercheurs et professeurs sont particulièrement surveillés. La stratégie retenue est l'élimination physique, sur une grande échelle, des « subversifs apatrides » (c’est-à-dire de tous les opposants politiques) et l'instauration d'un régime de terreur dans tout le pays. Les forces armées justifient leur idéologie en affirmant qu'elles sont investies de la mission de « réinsuffler le sens de la grandeur et de la foi à une nation infidèle ». Selon Frank Lafage, « l'intégration dans le monde occidental et chrétien est la contrepartie idéologique de l'action répressive du régime »3. Le subversif devient dès lors le traître aux valeurs nationales face à l'officier dont l'action est comparée à une 1 http://www.nuncamas.org/document/document.htm, Proclama del 24 de Marzo de 1976, consulté le 10 février 2007. 2 http://www.nuncamas.org/document/document.htm, Estatuto para el Proceso de Reorganización Nacional, Boletín Oficial, 31 mars 1976, consulté le 10 février 2007. 3 Franck Lafage, L’Argentine des dictatures (1930-1983), Pouvoir militaire et idéologie contrerévolutionnaire, op. cit., p. 118. 18 vocation religieuse1. Cette information, tirée du livre de Franck Lafage, L’Argentine des dictatures (1930-1983), Pouvoir militaire et idéologie contre-révolutionnaire, est toutefois à considérer avec quelque réserve dans la mesure où l’auteur est proche des milieux religieux traditionnalistes. Toutefois, cette proximité lui permet d’être bien informé. Une partie de l'Eglise catholique soutient d'ailleurs le nouveau pouvoir. Ainsi, le 26 mars, le général Jorge Videla, nommé Président de la république, prête serment en présence du nonce apostolique et de la hiérarchie de l'Eglise argentine qui légitime par là même le coup d'Etat2. Par la suite, sauf exceptions, la junte reçoit l'appui moral ou au moins la bienveillante neutralité de l'Eglise qui veut garder de bonnes relations avec le pouvoir. Certains aumôniers militaires se sont en outre fait remarquer par le zèle qu'ils apportaient à leur tâche, n’hésitant pas à motiver euxmêmes les soldats pour qu’ils mènent au mieux le travail de répression. Parallèlement, la presse argentine est muselée. Une circulaire du 23 avril 1976 signée par le secrétaire à l'Information publique stipule que les commentaires relatifs à la subversion reprendront les communiqués officiels. 4. La mise en place de la terreur étatique Selon le génral Jorge Rafael Videla, « la subversion n'est pas un problème qui nécessite seulement une action militaire, c'est un phénomène global qui requiert aussi une stratégie de lutte globale dans tous les domaines : de la politique, de l'économie, de la culture et de l'armée »3. Conformément à cette déclaration, une politique de terrorisme d'Etat se met rapidement en place dans l'Argentine militaire. La terreur devient un véritable outil politique. Elle se caractérise par l'autonomie opérationnelle des différents acteurs de la répression ainsi que par le recours à la clandestinité, rendant toute protection juridique impossible. 1 Idem, p. 119 José Cubero, Les Mères, un nouvel acteur politique ?, Toulouse, éd. Privat, 2001, p. 14. 3 http://www.nuncamas.org/document/document.htm, Discours de Jorge R. Videla du 25 mai 1976, consulté le 11février 2007. 2 19 Pour mener à bien la répression, l'armée constitue des « Grupos de Tareas », unités spéciales dont la fonction première est de conduire dans la clandestinité des opérations répressives, telles que l'enlèvement, la séquestration, la torture et l'exécution des opposants politiques recensés par les renseignements civils et militaires. Ils bénéficient pour cela de la complicité des services de police qui leur assurent une immunité totale. Les personnes jugées subversives sont enlevées puis détenues dans un des 340 à 365 « chupaderos » (égouts), véritables camps de concentration, où les séances de torture pour obtenir des informations succèdent à de longues phases de claustration. S'ils ne périssent pas du fait de la torture, les prisonniers sont le plus souvent exécutés puis incinérés ou enterrés dans des fosses communes clandestines. Cette répression est l'occasion d'un « pacte de sang » chez les militaires : tous les officiers et sous-officiers ainsi qu'un grand nombre de soldats participent selon leurs responsabilités à des enlèvements, à la surveillance des camps, à la torture, etc. La rotation des tâches permet d'obtenir à terme le silence des militaires en cas de procès contre leurs actions répressives. Ainsi, lors de l'exécution des prisonniers, chaque militaire présent tire tour à tour une balle sur les condamnés. Parallèlement, le « pacte de corruption » répartit le butin volé dans les maisons de disparus selon un ordre hiérarchique1. Lors de la première année de la dictature, les membres des guérillas se font torturer pour obtenir des renseignements et anéantir les mouvements. Toutefois, peu à peu, la torture devient un véritable moyen pour briser physiquement et psychologiquement des individus promis à la mort. Les méthodes utilisées par les militaires résultent souvent de la collaboration établie entre l'armée argentine et d'anciens officiers américains ou français (de retour d'Indochine ou membre de l'O.A.S.). Ainsi, dans un entretien, le général Ramon Camps, ancien chef de la police de Buenos Aires déclare : « La France et les Etats-Unis ont été les grands diffuseurs de la méthode antisubversive. Ils organisent des centres (...) pour enseigner les principes (...), envoient des instructeurs (...) et diffusent une quantité extraordinaire d’ouvrages »2. 1 2 Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, Paris, Desclée de Brouwer, 2000, p. 48. La Razón, 4 juillet 1980, cité par Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, op.cit., p.52. 20 Les mouvements de guérilla sont rapidement réduits au silence. Selon les militaires, ils ne sont qu'une minorité, la partie émergée de l'iceberg. Reste à combattre tous ceux qui contribuent à la formation intellectuelle et spirituelle de la nation argentine et notamment les responsables des moyens de diffusion de la subversion : la répression devient féroce dans les domaines de la presse, de la musique (chansons engagées et folklore), de la littérature, de l'université ou encore à l'encontre des religieux non-alignés sur le système. Les durs de l'armée se déclarent d'ailleurs prêts à éliminer 20 % de la population pour obtenir un véritable nettoyage du pays. Parallèlement à la mise en place de ce processus de répression, les affrontements avec la guérilla et les tentatives d'évasion de prisonniers se multiplient étrangement après la prise de pouvoir. Le bilan officiel de morts recensés en 1976 est de 14191. II. La naissance du mouvement de recherche des disparus et la création de l'association des Mères de la place de Mai. La mise en place de la dictature militaire et du plan de répression de la « subversion » devient terriblement efficace : les disparitions se multiplient tandis que la société, plongée dans la terreur, n’ose pas se rebeller. Pourtant, les proches et les familles de ces nombreux disparus tentent d’obtenir des renseignements auprès de diverses instances judiciaires et étatiques au sujet de ces derniers. C’est au cours de ces démarches que plusieurs femmes, mères de disparus vont peu à peu discuter dans les files d’attentes, parler de leurs situations, échanger leurs impressions et se rendre compte que leur cas n’est pas unique. Devant l’échec de leurs nombreuses recherches, et sous l’impulsion de l’une d’entre elles, Azucena de Villaflor, elles vont décider, un jour d’avril 1977, de se réunir sur la place de Mai, devant le palais présidentiel, pour demander à la junte militaire où se trouvent leurs enfants. 1. La société sous la terreur 1 Jean-Pierre Bousquet, Les « folles » de la place de Mai, Paris, Stock, 1982, p. 48. 21 Pour les militaires au pouvoir, la disparition de personnes apporte de grands avantages : elle évite de compromettre leur image au niveau international, permet d'éliminer des milliers de personnes sans choquer l'opinion par des mises à mort massives de personnes potentiellement protégées par leur âge, leur sexe ou leur notoriété, et dilue les responsabilités en occultant l'identité de l'auteur : sans victime, sans cadavre, personne ne peut être accusé1. De plus, le secret permet une plus grande liberté d'action à l'intérieur des camps et tient le reste de la population sous le coup de la terreur en suscitant chez les familles de disparus l'angoisse et la peur car pour les proches des victimes, la survie est liée à leur silence. Ils sont rejetés dans un « inframonde » où se côtoient l'absence-présence des disparus et l’impossibilité de faire son deuil du fait de l'absence de corps2. Franck Lafage décrit ce phénomène comme « un état de crise latente et prolongé dans lequel l'angoisse et la douleur résultant de l'absence de la personne aimée se prolongent indéfiniment. Le processus de deuil et de douleur affective est essentiel pour une adaptation à la perte »3. De fait, on assiste à de véritables cas de névroses traumatiques et d'états dépressifs chez les parents, les enfants ou les conjoints de disparus. Au delà des familles et amis des victimes, la population argentine se comporte tout à fait normalement, même si certains reconnaissent avoir parfaitement conscience de ce qui se passe. Les militaires jouent sur l'égoïsme, la peur et le doute des Argentins. Après des années d'affrontement avec l'extrême-gauche, la population aspire au calme, quitte à fermer les yeux sur les actions de la junte en considérant que les personnes enlevées avaient quelque chose à se reprocher. De plus, même si les citoyens ont conscience que certaines actions des militaires sont étranges, ils n'ont pas de vision globale d’une répression discrète qui passe dès lors plus ou moins inaperçue. 2. L'action isolée des proches de disparus à la recherche de renseignements 1 Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, op. cit., p. 30. José Cubero, Les Mères, un nouvel acteur politique ?, op. cit., p. 16. 3 Franck Lafage, L’Argentine des dictatures (1930-1983), Pouvoir militaire et idéologie contrerévolutionnaire, op. cit.,p. 122. 2 22 Le point faible des militaires tient au fait que certaines familles ne se résignent pas. Des proches, et notamment des membres des familles de disparus multiplient les dépôts d'habeas corpus et les démarches auprès de la police, de l'armée et du ministère de l'Intérieur afin d'obtenir l'ouverture d'enquêtes sur les personnes qui ont disparu ou de simples renseignements à leur sujet. Ces requêtes, de plus en plus nombreuses, entraînent l'ouverture d'un registre national pour consigner les déclarations. Toutefois les fonctionnaires qui s'en occupent ne reçoivent que quatre à cinq personnes par jour et les personnes qui viennent d'autres provinces se retrouvent bloquées à Buenos Aires pour un certain temps1. Toutefois, les autorités nient ces disparitions. Elles affirment que les disparus sont en fait des fugueurs, des subversifs passés à la clandestinité ou qu'ils se sont enfuis à l'étranger. Ils trouvent de fait parmi les 5600 noms déposés, et qu'ils qualifient de faux, des personnes vivant à l'étranger et deux membres de l'Ejercito Revolucionario del Pueblo2. Les parents sont dès lors qualifiés de menteurs ou de naïfs manipulés par les ennemis de la nation, à la solde du marxisme international, afin de les décrédibiliser aux yeux de l’opinion publique et de les désinciter à poursuivre leur action. 3. Le moment fondateur : la conquête de la place de mai. Durant ces vaines démarches, diverses mères, désespérées, de tous les milieux sociaux, se retrouvent régulièrement dans les files d'attente. Quatorze d'entre elles, sous l'impulsion d'Azucena de Villaflor, et malgré les avertissements de ceux qui leur conseillent d'éviter tout scandale, décident d'aller directement à la Casa Rosada, siège du gouvernement, le samedi 30 avril 1977, demander directement au Président Videla où se trouvent leurs enfants disparus3. 1 Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, op. cit., p. 33. Armée Révolutionnaire du Peuple, bras armé du Parti Révolutionnaire des Travailleurs, trotskyste, qui tente d'utiliser en Argentine les méthodes des guérillas cubaine et vietnamienne et multiplie les offensives contre des objectifs militaires. 3 Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, op. cit., p. 36. 2 23 Toutefois, la Casa Rosada est fermée le samedi. Les quatorze femmes, rejointes par d'autres mères, décident alors de se retrouver le jeudi suivant, à 15 heures sur les bancs de la place de Mai, en face de la Casa Rosada. Des militaires casqués sont envoyés pour les en déloger, sous prétexte que l'endroit est en état de siège. La trentaine de mères présentes refuse de partir, se lève et commence à marcher brasdessus bras-dessous en tournant autour de la pyramide de briques au centre de la place, qui commémore l'an I de l'indépendance. Agissant au grand jour, elles contredisent formellement le principe du secret sur lequel le régime est établi. Cette première ronde de femmes de 40 à 60 ans qui bravent l'interdiction de réunion et manifestent leur douleur est un véritable défi. D'autant plus que la Plaza de Mayo est l'endroit le plus surveillé de Buenos Aires et représente un véritable symbole argentin : du balcon de la Casa Rosada a été proclamée la déchéance du Vice-roi du Royaume de La Plata le 25 mai 1810, premier pas vers l'indépendance argentine. La place fut par la suite le lieu des grands-messes péronistes : jusque 100 000 descamisados s'y sont rassemblés pour acclamer Evita1. La première ronde, spontanée, de mères désespérées refusant le silence de l'Etat quant à leurs enfants disparus est donc un acte politique fort, même si ces femmes n'en ont pas encore conscience. A 17h30, les mères quittent la place, non sans prendre rendez-vous pour le jeudi suivant, à la même heure, avec la consigne d'amener d'autres parents de disparus. Cette première manifestation sera le prélude à de nombreuses autres, faisant de la ronde autour de la Plaza de Mayo une véritable institution2. 1 2 José Cubero, Les Mères, un nouvel acteur politique ?, op. cit., p. 19. Idem, p. 22. 24 III. Le développement du mouvement. Si, à l’origine, les femmes qui se retrouvent sur la place de Mai sont de simples mères au foyer, sans ambition politique et seulement préoccupées par le sort qui a été réservé à leurs enfants, elles vont rapidement se révéler être de véritables militantes. Avec la création de l’association des Mères de la place de Mai, leurs actions vont acquérir une structure concrète et pouvoir se développer. Les Mères vont notamment comprendre le rôle majeur de la médiatisation de leur mouvement pour sortir de l’isolement dans lequel elles se trouvent. Mais, face à la censure qui pèse lourdement sur les moyens de communication nationaux, c’est tout naturellement qu’elles vont faire appel à l’opinion internationale, notamment lors de la Coupe du Monde 1982, qui se tient en Argentine. 1. L'évolution du mouvement des Mères Le mouvement des Mères prend une importance croissante. De plus en plus de femmes se retrouvent ainsi tous les jeudis sur la plaza de Mayo pour répéter hebdomadairement leur ronde. Alors qu'elles se retrouvaient jusque là dans les locaux de la Ligue Argentine des Droits de l'Homme, elles décident en avril 1977 de se constituer en association informelle, qu'elles appellent « les Mères de place de Mai », revendiquant par là même la conquête de ce lieu. Elles se distinguent ainsi des membres de l'organisme des « Familiers de Disparus et de Prisonniers pour des Motifs Politiques », soutenus par le PC argentin. Le maintien de ces deux structures permet aux familles de disparus de trouver l'accueil qui leur convient, les Mères étant plus rattachées à l'Eglise et les Familiers à la gauche argentine1. Elles participent peu à peu à d'autres manifestations, tel que le pèlerinage de Lujàn, très populaire en Argentine, en septembre 1977. Tandis qu'elles marchent et prient, elles parlent de leur situation avec les pèlerins venant de tout le pays. Afin de ne pas se perdre dans la foule, elles ont revêtu un foulard blanc sur la tête. Ce 1 Jean-Pierre Bousquet, Les « folles » de la place de Mai, op. cit., p. 55. 25 symbole fort (il correspond au premier lange de leur enfant, conservé selon la tradition argentine) deviendra leur moyen de reconnaissance. Elles y brodent par la suite le prénom de leur enfant disparu et sa date d'enlèvement1. Parallèlement, elles commencent à enquêter sur l'identité des agresseurs, obtenant de nombreuses informations des rares détenus libérés par la suite et fichent les données obtenues. Horrifiées tout d'abord par leurs découvertes (à propos des conditions de détention, la torture, etc.), elles en tirent au final de l'énergie, la réalité de la répression stimulant leur détermination. Elles continuent par ailleurs à multiplier les demandes devant les tribunaux, parfois en groupe, et ce, malgré les refus constants d’enquêtes. Les Mères de la place de Mai deviennent peu à peu une force sans équivalent dans le pays, un véritable contre-pouvoir, un front de résistance, représentant des milliers d'inconnus terrorisés, même si une frange de la population argentine voit en elles des subversives et de mauvaises mères, et profitent de leurs rondes pour les insulter et les intimider. Toutefois, les Mères n'échappent pas à la répression. Les forces armées collectent peu à peu des informations sur elles et certains militaires s'infiltrent dans le mouvement. Ainsi, le lieutenant Astiz se fait passer pour le frère d'un disparu et s'introduit dans le groupe, où il tente de reconnaître les leaders. Le 8 décembre 1977, lors d'une réunion de quelques Mères et amis de l’association dans une petite salle derrière l'église Santa Cruz de Buenos Aires, il désigne à un commando les futures victimes : neuf militants des mouvements de disparus sont enlevés. Deux autres personnes sont enlevées les jours suivants. Parmi ces nouvelles disparitions figurent Azucena de Villaflor, une des fondatrices du mouvement des Mères, ainsi que deux religieuses françaises. Ces enlèvements font vaciller la foi des Mères en cette fin de première année de lutte. Elles réalisent qu'il n'y a plus de limites à la violence d'Etat. Toutefois, bien que démoralisées, elles suivent le conseil d'Azucena de Villaflor : « Si vous baissez la garde, c'est eux qui triompheront » et continuent la lutte, coûte que coûte, plus déterminées que jamais, car « leurs fusils ne peuvent rien faire contre la foi d'une mère. Ils doivent nous répondre ou nous tuer ». Quant 1 Idem, p. 59. 26 au gouvernement, il met six jours à imputer ces enlèvements à la « subversion nihiliste » fournissant des preuves qui ne trompent personne1. 2. La nécessaire médiatisation du mouvement afin de sortir de l'isolement Alors que la popularité des Mères grandit et que la police ne les empêche plus d'aller sur la place, la presse reste quant à elle muette. Aucun média ne parle de l'action des Mères ou de disparus. Le pouvoir, au travers de la presse écrite, de la radio ou de la télévision les tourne à la dérision, prétendant qu'elles sont folles (d'où leur surnom de « folles de la place de Mai »). Elles brisent le silence autour de leur action en faisant publier des encarts payants dans les quotidiens nationaux La Prensa et La Nación dressant la liste de leurs revendications. Elles tentent par ailleurs, lors du Congrès International de Recherche sur le Cancer qu'héberge l'Argentine en 1978, de sensibiliser les participants à leur action. Elles lancent à cette occasion un nouveau slogan : « Ils les ont pris vivants, nous les voulons vivants ». Les slogans des Mères ont une double force : persuasion et auto-conviction. A partir de la pure improvisation des débuts du mouvement, nait peu à peu un véritable discours politique et éthique. Celui-ci trouve de plus en plus un écho à l'extérieur du pays. De fait, les ambassadeurs argentins à l'étranger sont confrontés à de nombreuses critiques2. Cet écho est largement utile aux Mères qui ont vivement besoin de l'appui de la communauté internationale, garantie contre une répression brutale. Elles font ainsi appel aux journalistes étrangers pour qui les manifestations du jeudi deviennent une étape obligatoire lors de tout reportage en Argentine. La presse étrangère (notamment espagnole et française) fait ainsi pression sur Videla qui reconnaît le 15 septembre 1977 dans La Prensa l'existence de disparus, tout en relativisant leur importance : s'il existe des excès dans la répression, la plupart des disparus ont selon 1 2 Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, op. cit., p. 49. Idem, p.54 27 lui rejoint la clandestinité, et leur mort résulte d'affrontements avec les militaires et non d'une politique délibérée de l'Etat1. L'opinion internationale devient peu à peu un véritable relai à l'action des Mères. A partir de 1978, quelques Mères voyagent à travers le monde (Etats-Unis, Italie, Corée du Nord, Australie, Suède, Canada, ...) pour s'entretenir avec des personnalités politiques et des responsables de mouvements associatifs au sujet de la situation des disparus en Argentine. Par ailleurs, elles reçoivent le soutien d'Amnesty International qui lance une campagne en faveur des personnes disparues publiant une liste de 2500 noms de disparus, et qui met en valeur le « caractère prémédité et systématique d'une répression illégale de masse menée par les forces armées ». Enfin, des comités de soutien aux Mères se forment à l'étranger, notamment en France et aux Pays-Bas. 3. L'Argentine à l'heure du Mundial L'année 1978 marque un tournant dans l'action des Mères, du fait de la tenue en Argentine de la Coupe du Monde de Football. Les militaires vont tenter de monter à cette occasion une véritable opération de propagande en faveur du régime. Selon Jean-Pierre Bousquet, le Mundial est « la plus grosse opération de récupération politique du sport que l'on ait vue depuis les Jeux Olympiques de 1936 »2. Les journalistes sont encadrés par des hôtesses sélectionnées spécialement à cette occasion, des soldats se reconvertissent en placeurs dans les stades et en garçons de course tandis que des policiers en civil sont placés dans tous les hôtels et centres de presse. Les Mères deviennent dès lors des ennemies de la nation car elles risquent de ternir l'image officielle du pays. Elles se retrouvent d'autant plus isolées qu'en Argentine, le football est une véritable religion et que l'immense majorité de la population soutient complètement le Mundial. La propagande instaurée par la junte 1 2 Idem, p. 58. Jean-Pierre Bousquet, Les « folles » de la place de Mai, op. cit., p. 125. 28 provoque les résultats escomptés et les Mères se font insulter et provoquer par les passants1. Toutefois, elles ne peuvent laisser passer cette occasion unique : tous les médias du monde seront présents pour retransmettre cette grande fête populaire. Tandis que, le 1er juin 1978, le Mundial est lancé dans le stade bondé de River Plate, les Mères entament une ronde autour de la place de Mai déserte, devant les équipes de reportage du monde entier. D'après Jean-Pierre Bousquet, présent sur les lieux, « les cameramen travaillent à leur aise. En passant devant les équipes qui les filment, (les Mères) crient leurs espoirs et leurs peines devant les micros de la presse internationale »1. Cette manifestation rend les militaires furieux. Ils ne tardent pas à répondre à l'action des Mères en enlevant de nombreux membres et sympathisants du mouvement, notamment des familiers et des avocats les défendant. Mais il est trop tard pour enrayer le développement du mouvement qui a désormais acquis une dynamique importante. IV. La fin de la dictature A l’inverse du développement du mouvement des Mères de la place de Mai, le régime militaire s’affaiblit fortement, miné notamment par une situation économique difficile, qui provoque un vaste mécontentement social. Par ailleurs, les forces armées sont largement remises en cause par la communauté internationale, à la suite du rapport effectué par la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme, qui dénonce les nombreuses violations des droits de l’homme dont est directement responsable la junte au pouvoir. En 1982, afin notamment de détourner l’attention des Argentins de leurs difficultés quotidiennes et d’essayer de sauver le régime en place, les militaires décident de reprendre les îles Malouines, occupées par les Britanniques depuis 1892. Si cette opération déclenche une immense vague de patriotisme au sein de la 1 Idem, p. 126. 29 population argentine, la défaite qui s’ensuit provoque une déception à la mesure de cet enthousiasme, qui contribue à provoquer la chute du régime militaire. 1. Le rapport de la CIDH accentue les difficultés de la junte L'Organisation des Etats Américains (OEA) envoie en 1979 à Buenos Aires une Commission Interaméricaine des Droits de l'Homme (CIDH), composée de juristes internationaux, afin d'établir un rapport sur la situation des Droits de l'Homme en Argentine. Cette invitation n'est pas spontanée mais résulte plutôt d'une condition au déblocage en faveur de l'Argentine de crédits nord-américains. La junte, peu avant l'arrivée de la Commission, opère un nettoyage et un vidage des lieux susceptibles d'être visités et rédige un rapport sur le terrorisme en Argentine, légitimant la lutte antisubversive. Parallèlement, les militaires préparent une loi accordant une pension à toute famille de disparu depuis un an et développent une campagne de propagande nationaliste répétant le slogan « Nosotros Argentinos somos derechos y humanos » (Nous les Argentins sommes droits et humains). Toutefois, cela n'empêche pas les partis politiques, syndicats, associations et particuliers de venir très nombreux déposer leurs plaintes au lieu de séjour de la CIDH. Cette dernière enregistre durant son séjour 5580 plaintes pour atteintes aux Droits de l'Homme dont 4153 exprimées pour la première fois en sa présence2. Par ailleurs, elle travaille sans relâche, recevant les plaintes et visitant les lieux dénoncés comme centres de détention clandestins. Le rapport remis à la junte en 1980 est accablant. Il dénonce « la violation des droits à la vie, à la liberté, à la sécurité et à l'intégrité personnelle et du droit à la justice et à un procès régulier » en rendant responsable l'action ou la négligence des autorités publiques. Le rapport affirme par ailleurs que ces pratiques entraînent une forme de torture pour la famille et les amis des disparus, causée par l'incertitude de leur existence et par l'impossibilité de leur donner une aide légale, morale et 1 2 Idem, p. 127. José Cubero, Les Mères, un nouvel acteur politique ?, op. cit., p. 29. 30 matérielle1. Bien que le rapport de la CIDH n'ait pas été rendu public et que la junte s'en soit déclarée satisfaite, les milieux militaires et diplomatiques ne parlent que de lui. Tandis que la répression contre les Mères, qui exigent la « reaparición con vida » (réapparition en vie) de leurs enfants, ne se relâche pas, le régime éprouve de nombreuses difficultés. L'économie argentine demeure chaotique, ce qui incite au remaniement du gouvernement : le général Videla est remplacé en mars 1981 par Roberto Viola, à qui succède rapidement le général Leopoldo Galtieri, en décembre 1981. Lors de sa nomination, les Mères, rejointes par des militants des Droits de l'Homme, restent 24 heures sur la place de Mai, inaugurant par là même leur première « marche de la résistance » qui les mène jusqu'à la cathédrale de Quilmes, où elles entament une grève de la faim qui durera dix jours2. 2. La guerre des Malouines Devant les difficultés croissantes du régime et une contestation de plus en plus grande des gouvernants au sein de la population, La Prensa constate, en février 1982 : « La seule chose qui puisse sauver ce gouvernement c'est une guerre ». C'est apparemment aussi l'opinion des militaires qui envisagent sérieusement l'invasion des Malouines, petit groupe d'îles situées à 450 km à l'Est du détroit de Magellan, occupées par les Britanniques depuis 1892 et revendiquées par l'Argentine. La junte espère bénéficier du soutien des Nord-Américains (Galtieri est en très bons termes avec Ronald Reagan), empêchant par là même une intervention des Britanniques. Surtout, l'avantage d'une guerre sur le plan intérieur est évident : elle permettrait de faire diversion par rapport aux difficultés de vie des Argentins et de refédérer le pays autour de ses chefs3. Fin mars 1982, la situation économique du pays est si sombre que les autorités ne peuvent pas même empêcher une manifestation organisée par la 1 http://www.nuncamas.org/document/document.htm, : Rapport de la CIDH du 14 septembre 1979, consulté le 14 avril 2007 2 Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, op. cit., p. 98. 3 Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, op. cit.,p. 100. 31 CGT dont une dizaine de milliers de militants réclament « la paix, du pain et du travail ». Le 2 avril 1982, malgré les avertissements du président Reagan qui demande à Galtieri de ne pas sous-estimer son adversaire, « une femme très difficile »1, les militaires lancent l'opération « Rosario » par laquelle une importante flotte débarque à Port Stanley, la capitale des Malouines. Les Argentins occupent rapidement toute l'île. Cette victoire provoque une véritable mobilisation patriotique, la population argentine, même les plus rétifs au gouvernement militaire, célébrant ce succès. Seules les Mères de la place de Mai, très isolées, dénoncent l'aspect manipulateur de cette guerre2. Toutefois, la riposte de Margaret Thatcher ne se fait pas attendre : le 1er mai une importante expédition britannique attaque les positions adverses, et, à la mi-juin, l'archipel retourne à ses anciens propriétaires. Cette défaite démontre l'incapacité politique du gouvernement, et provoque chez les Argentins un fort sentiment antimilitariste. En conséquence, le 1er juillet, Galtieri est remplacé par le général en retraite Reinaldo Bignone, et, pour la première fois depuis des années, il est question d'élections libres. En juillet 1982, 5000 personnes se retrouvent au meeting politique du radical Raúl Alfonsìn et, le 5 décembre de la même année, les syndicats organisent leur première grève générale depuis sept ans3. 3. Les militaires rendent le pouvoir sous conditions Face à toutes ces difficultés, le rôle du général Bignone est désormais d'assurer le retour du pouvoir aux civils dans des conditions garantissant l'impunité aux militaires. Le 3 avril 1983, l'Armée rend ainsi public un document déguisant les exactions commises en une guerre contre les guérillas. Le « document final de la junte militaire sur la guerre contre la subversion et le terrorisme » assume la responsabilité historique de la junte face à la nation et justifie l'action de celle-ci en 1 Idem, p. 103. José Cubero, Les Mères, un nouvel acteur politique ?, op. cit., p. 27. 3 Idem, p. 28. 2 32 reconnaissant que « dans un cadre quasiment apocalyptique, des erreurs ont été commises, qui, comme cela se produit dans toutes les belligérances, ont pu parfois franchir les limites des droits fondamentaux ». De plus, ce document, qui parle de « morts non identifiés » justifiés par une guerre particulière où l'ennemi n'a pas de papiers ou d'uniforme, espère que ces ennemis recevront le pardon de Dieu1. Bignone souhaite par ailleurs faire table rase du passé en faisant détruire un grand nombre de documents relatifs aux actions de la junte et notamment la liste des disparus. Le 25 septembre 1983, un mois avant les élections présidentielles, le président signe la loi dite de « pacification nationale » appelant à la réconciliation nationale, mais qui se révèle en fait être un texte d'autoamnistie. En effet, le texte absout non seulement les militaires qui ont exécuté les ordres, mais aussi ceux qui les ont donnés2. En réponse à cette loi, les Mères de la place de Mai, organisent trois journées de lutte pour maintenir la mémoire des disparus. Avec l'aide d'un millier de jeunes, elles découpent dans de grandes feuilles de papier 30 000 silhouettes représentant les 30 000 personnes disparues pendant la dictature militaire, qu'elles collent sur les murs et les places publiques de Buenos Aires, afin de rappeler que la démocratie ne doit pas les oublier. Elles continuent d'autre part de militer pour réclamer des explications au sujet de leurs enfants disparus et mettent en garde les partis politiques contre le projet d'autoamnistie des militaires. Soutenues par de plus en plus d'Argentins, elles formulent leurs exigences en trois points : libération des disparus et des prisonniers politiques, arrestation et jugement des coupables d'enlèvements, de disparitions et de torture et abrogation immédiate des lois de la dictature. 1 http://www.nuncamas.org/document/document.htm, "Documento Final" de la Junta militar (Parte resolutiva) du 28 avril 1983, consulté le 14 février 2007. 2 http://www.nuncamas.org/document/document.htm, Ley de "Autoamnistía" (22.924) du 23 mars 1983, consulté le 03 mars 2007. 33 Chapitre 2 : Le retour à la démocratie et l’impunité des militaires Lors de son départ en retraite, le 12 avril 1980, le général Roberto Viola déclare: « Permettre que l'on accuse ceux qui, avec honneur et sacrifice, ont combattu pour rendre la paix aux Argentins serait une trahison et une insulte. On ne demande pas de comptes à une armée victorieuse ». Si les militaires reconnaissent que « la guerre contre le terrorisme a été une authentique guerre avec des séquelles douloureuses et inévitables de morts, de prisonniers et de disparus », ils le justifient par le fait que « 20 millions d'Argentins peuvent aller travailler en paix »1. Toutefois, des militaires commencent à s'exprimer au sujet des exactions commises. Dans la presse, le général Ramon Camps, depuis peu à la retraire, décrit son travail à la tête de la police de Buenos Aires. Il ne nie pas les faits qui lui sont reprochés, ni le nombre de personnes dont il a supervisé la disparition : 5000, et il explique qu'il n'existe pas de personne disparue encore vivante en Argentine2. Face à de telles déclarations, les Argentins prennent pleinement conscience de la politique de répression mise en place par l’Etat militaire. La société civile soutient dès lors les mouvements de défense des droits de l’homme, dans leur quête de justice et leur volonté de punition des coupables. Toutefois, si le gouvernement d’Alfonsin, élu en 1983 semble vouloir exaucer de tels souhaits, les militaires font bientôt pression sur le nouveau Président et celui-ci fait voter des lois assurant leur immunité quasi-totale. Il en va de même pour Carlos Menem, qui, au nom de la « réconciliation nationale », rend, par la prononciation de grâces présidentielles, la liberté à de hauts responsables de la dictature militaire. Au final, les militaires coupables de violations des droits de l’homme bénéficient d’une immunité que la 1 2 Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, op. cit., p.110. Ibid. 34 justice et le pouvoir politique ne remettent pas en cause, malgré la pression d’associations telles que les Mères de la place de Mai. I. La transition démocratique sous Alfonsìn. C'est dans un contexte économique difficile, caractérisé par une dette extérieure sans précédent et une inflation supérieure à 900% que Raul Alfonsin, le candidat radical, remporte l'élection présidentielle d'octobre 1983, la première jamais organisée depuis dix ans. La nation argentine renoue alors avec la démocratie : les forces armées sont réorganisées tandis que les anciens chefs militaires et politiques sont accusés de violations des Droits de l'Homme et envoyés devant les tribunaux. Toutefois, malgré la bonne volonté des dirigeants, le refus des militaires de voir leur institution remise en cause et les pressions exercées sur le gouvernement par l'armée et ses alliés traditionnels contraignent celui-ci à la prudence et à la promulgation de lois accordant une large amnistie aux militaires. 1. La transition démocratique La transition démocratique a mis la justice au cœur des préoccupations des Argentins. L'institution judiciaire, avec le processus de démocratisation a acquis une visibilité et un potentiel pour offrir des garanties et une certaine protection contre les excès d’un pouvoir arbitraire1. De plus, les mouvements sociaux ont élaboré leurs actions en liaison avec les thèmes de la justice et de la lutte contre l'impunité. Les actions collectives de dénonciation et les demandes de compte illustrent cette quête de « vérité ». Les mouvements de défense des droits de l'homme demandent une condamnation politique pour les violations commises sous la dictature et réclament une traduction en justice, devant des tribunaux des responsables de ces violations. 1 Elizabeth Jelin, Les mouvements sociaux et le pouvoir judiciaire dans la lutte contre l’impunité, Mouvements 2006/4-5, N° 47-48, p. 83. 35 La question de la justice, des disparus et de l'inculpation des militaires a par conséquent largement dominé la campagne de 1983, et notamment celle d'Alfonsin dont le slogan : « Nous sommes la vie » n'était pas étranger au mouvement. Ce dernier est élu, le 30 octobre 1983, avec 52% des suffrages. Dès lors, le nouveau président multiplie les signaux en faveur des mouvements des Droits de l'Homme. Le 11 décembre 1983, 24 heures après sa prise de fonction il affirme dans une allocution télévisée sa « détermination à apporter réparation et justice » aux actions néfastes commises sous la dictature. Le rôle du nouveau gouvernement est dès lors double : il doit agir en faveur des victimes et construire un nouveau cadre institutionnel permettant la protection des droits humains1. La politique du nouveau Président est dans un premier temps largement influencée par son engagement d'impulser des procès contre les militaires2. Cette volonté est toutefois à nuancer au vu de la nécessité de limiter l’impact de ces procès afin de pouvoir négocier avec des forces armées encore puissantes. 2. L'inculpation des responsables de la répression : un premier pas vers la Justice Après avoir fait annulé par le congrès la loi d'autoamnistie des militaires3, et afin de souligner sa volonté de justice, Raúl Alfonsín crée, le 15 décembre 1983 , la Commission Nationale sur la Disparition de Personnes (CONADEP), présidée par l'écrivain Ernesto Sábato et constituée de hautes autorités morales et intellectuelle comme le militant des droits de l'homme et prix Nobel de la Paix Adolfo Pérez Esquivel. La CONADEP durant près d'un an multiplie les enquêtes, recueille plus de 7000 témoignages et répertorie 340 centres de détention. Le rapport de son travail, appelé « Nunca más » (jamais plus), est remis au président de 20 septembre 1984. Il rejette la thèse des excès individuels, et se prononce en faveur d'une 1 Ibid http://www.nuncamas.org/document/document.htm, Orden presidencial de procesar a las juntas militares, Decreto 158/83 du 13 décembre 1983, consulté le 10 mars 2007. 3 http://www.nuncamas.org/document/document.htm, Ley que "anula" la "Autoamnistía" Ley 23.040 du 22 décembre 1983, consulté le 10 mars 2007. 2 36 politique de terreur planifiée par la junte, touchant presque toute la société sous le prétexte de lutter contre la guérilla. Il a un impact énorme sur la société argentine. Par la suite et malgré la ferme opposition des militaires à ce projet, le gouvernement argentin, à l'aide des diverses preuves accumulées par la CONADEP, va traduire en justice neuf membres des trois premières juntes pour atteinte à la constitution et violation des Droits de l'Homme. Plusieurs leaders guérilleros ayant opéré jusqu'en 1976 (notamment Mario Firmenich, chef montonero) sont également poursuivis, conséquence de la « théorie des deux démons », selon laquelle la responsabilité de la violence d'Etat n'est pas imputable au seul régime militaire, mais aussi, sinon d'avantage aux groupes armés d'extrêmegauche1. Le Conseil Suprême des forces armées se jugeant incompétent en la matière, c'est la Chambre Fédérale qui instruit le dossier. Le 9 décembre 1985, après sept mois de procès, elle condamne cinq des neuf militaires accusés à des peines de prison, allant de 3 ans et 9 mois jusqu'à la perpétuité pour Videla et Massera. L'impact de cette sentence est immense et se traduit par un regain de tensions sociales. S'installe dès lors peu à peu en Argentine un précaire modus vivendi fait de ressentiments réciproques avec des militaires toujours prêts à risquer un nouveau coup d'Etat et un pouvoir civil prudent. Beaucoup d'hommes politiques pensent en effet que les militaires considèreront toute autre punition comme excessive. 2. Les lois de « punto final » et d' « obéissance due » : le retour à l'impunité des militaires De fait, le procès provoque une inquiétude croissante chez les membres des forces armées. Cela se traduit par plusieurs soulèvements (1986 et 1987) de militaires nationalistes auxquels le gouvernement répond par l'adoption de mesures empêchant la tenue de tout autre procès. En effet, le nouveau pouvoir a les mains liées et ne peut procéder à l'épuration de la fonction publique et de l'Armée sans risquer la mise en péril de la démocratie. 1 http://www.nuncamas.org/document/document.htm, Tesis "de los dos demonios", Decreto 157 du 13 décembre 1983, consulté le 11 mars 2007. 37 Ainsi, si d'un côté, les principaux responsables de violations des droits de l'homme durant le régime militaire ont été jugés et condamnés par la justice, le gouvernement d'Alfonsin empêche le jugement de nombreux autres responsables. Soumis à de fortes pressions du secteur militaire et à des tensions internes à son parti, il cède et instaure, le 22 décembre 1986, avec le consentement de l'opposition, la loi du « Punto final » (point final). Celle-ci est un mécanisme de prescription anticipée qui laisse aux victimes de la dictature deux mois pour déposer une plainte pour violation des Droits de l'Homme, les preuves devant être matérielles et indiscutables. En conséquence de quoi, seules les personnes ayant eu un pouvoir de décision ou ayant commis des actes aberrants ou atroces pourront être poursuivies1. Dans les deux mois suivant la promulgation de cette loi, seuls 160 tortionnaires répondent à de tels critères. Par la suite, Alfonsin, qui parvient de moins en moins à gérer une Argentine partagée entre des militaires radicaux et la farouche volonté des mouvements des droits de l'homme d'obtenir justice, fait voter, en mai 1987 la loi de l' « Obedencia debida » (obéissance due). Celle-ci décrète que les officiers, dont le grade est inférieur à celui de colonel, ont agi sans possibilité d'opposition ou de résistance aux ordres donnés du fait du devoir d'obéissance à leurs supérieurs hiérarchiques1. En conséquence de cette loi, seule une vingtaine de généraux à la retraite et de dirigeants de la junte peuvent être inculpés. Malgré ces lois, proclamant ouvertement la quasi-totale impunité des forces armés, les militaires restent sur le qui-vive, notamment les secteurs les plus nationalistes de l'armée. Ainsi, Alfonsin doit faire face à deux nouvelles révoltes des « carapintadas » (visages peints, nom donné aux insurgés du fait du maquillage dont leur visage était recouvert), le 17 janvier et le 2 décembre 1988. Ces rebellions militaires, associées aux tensions sociales et aux difficultés économiques que traverse l'Argentine obligent Raul Alfonsin à quitter le pouvoir cinq mois avant la fin de son mandat en 1989. 1 http://www.nuncamas.org/document/document.htm, Ley de Punto Final, Ley 23.492 du 24 décembre 1986, consulté le 20 mars 2007. 38 II. La politique ménémiste La démission de Raul Alfonsin donne lieu à de nouvelles élections, remportées par le péroniste Carlos Menem. Celui-ci, gouverneur de la province de La Rioja, arrive à la présidence de la nation argentine dans une période de grave crise économique. Il combat l’instabilité économique et financière par une politique ultralibérale, privatisant les entreprises publiques et instaurant la convertibilité peso/dollar qui a pour effet de diminuer l'inflation et l'afflux de capitaux étrangers. La croissance revient en Argentine mais Carlos Menem doit faire face à la montée de tensions sociales du fait du chômage qui reste très important, du creusement des inégalités entre les citoyens, et de la forte mobilisation des syndicats et de la population, hostiles à ses réformes2. Durant son mandat, le président Carlos Menem mise au final davantage sur l'amélioration de la situation économique, ce dont beaucoup de pays étrangers lui savent gré, quitte à fermer les yeux sur la situation intérieure3. Au niveau militaire, le président Menem tente de subordonner les forces armées aux autorités civiles de façon à ce que les militaires puissent de moins en moins prétendre au statut d'homme politique. Parallèlement, après avoir utilisé en 1990 son droit de grâce en faveur des généraux et des chefs des trois juntes, il oppose en 1998 son veto aux éventuelles demandes d'abrogation des lois les amnistiant. 1. La stratégie de Menem face aux militaires Une dernière insurrection militaire a lieu en décembre 1990, alors que Carlos Menem est au pouvoir. La réponse de ce nouveau président marque un tournant: si le mécontentement militaire était auparavant directement lié au traitement judiciaire des violations des droits humains pendant la dictature, il reflète désormais 1 http://www.nuncamas.org/document/document.htm, Ley de Obediencia Debida, Ley 23.521 du 8 juin 1987, consulté le 20 mars 2007. 2 Encyclopédie Encarta, « Argentine ». 3 Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, op. cit., p. 139. 39 aussi des conflits internes à l’armée. La stratégie de Menem est dès lors de séparer ces deux dimensions. En 1989, le président utilise ainsi sa prérogative présidentielle du droit de grâce, « el indulto », pour libérer les militaires condamnés pour violation des droits de l’homme pendant la dictature, pour leur attitude lors de la guerre des Malouines et pour leur implication dans les soulèvements de 1986 et 1987. Un an plus tard, il complète sa stratégie en accordant sa grâce aux ex-commandants des juntes militaires et aux anciens guérilleros encore prisonniers ou sous procédure judiciaire1. Il marque ainsi une différence avec les militaires qui s’étaient illustrés dans le dernier soulèvement et qui ne sont pas concernés par ces grâces. La tactique est de pardonner les crimes du passé mais de punir la désobéissance et les soulèvements présents ou futurs. Ces mesures sont vécues comme une défaite par les mouvements des droits humains, qui se mobilisent fortement contre elles. Toutefois, au niveau social, l’« indulto » de Menem n’élimine pas l’impact du rapport « Nunca más » et du procès, deux éléments-clefs donnant à la transition une dimension éthique liée à la reconnaissance sociale des droits humains comme droits fondamentaux et montrant la possibilité d’un État de droit actif2. 2. Une volonté de « réconciliation nationale » ambiguë La vie politique argentine s'est largement caractérisée, depuis le début du XXème siècle, par une certaine forme de violence. Cette violence est tout d’abord partisane, surtout depuis les années quarante, du fait de la bipolarisation politique résultant des affrontements incessants entre radicaux et péronistes. Elle est ensuite militaire, puisque, on l'a vu, l'armée argentine n'a pas hésité à prendre le pouvoir tout au long du XXème siècle pour imposer sa vision de l'Etat. La violence est enfin 1 http://www.nuncamas.org/document/document.htm, Los Decretos de Indulto: Decreto 1002 - 7 octobre 1989 ; Decreto 1003 - 7 octobre 1989 ; Decreto 1004 - 7 octobre 1989 ;Decreto 1005 - 7 octobre 1989, consulté le 20 mars 2007. 2 Elizabeth Jelin, Les mouvements sociaux et le pouvoir judiciaire dans la lutte contre l’impunité, article cité, p. 90. 40 sociale, et se caractérise d’une part par les affrontements directs entre mouvements d'extrême-gauche et groupes paramilitaires et d’autre part par les fortes tensions entre la majorité d'Argentins vivant sous le seuil de pauvreté et le reste de la population, vivant dans un confort relatif. Face à un tel legs de violence politique et sociale, et dans une société où le régime démocratique reste très récent, les gouvernants, tant Alfonsin que Menem vont tenter de promouvoir une certaine pacification des rapports grâce à la rhétorique de la « réconciliation nationale ». Cette politique est initiée, nous l'avons vu plus haut, par Raul Alfonsin, qui ménage à la fois les militaires et les organisations de défense des droits de l'homme en faisant juger quelques hauts responsables de la répression militaire, avant de mettre un « point final » à une telle démarche. Cette politique est reprise par Carlos Menem, qui, lors de son discours d'investiture, le 18 juillet 1989, se déclare « prêt à payer le prix politique de la réconciliation nationale ». Peu à peu, l'idée de justice s'efface au nom de la réconciliation. Celle-ci se traduit notamment, et ce, depuis 1984, par la diffusion dans la population du rapport de la CONADEP qui énonce une vérité historique, celle de la théorie des deux démons, qui met dos à dos les militaires et les organisations d'extrême-gauche dans la responsabilité des excès de la dictature. Selon Sandrine Lefranc, à travers cette vérité historique univoque se met en place un arbitrage : les agents de la violence d'Etat ne sont pas poursuivis mais sont reconnus responsables de la répression. Le pouvoir veut ainsi réintégrer les militaires dans la société et ce de deux manière : individuellement dans une argentine endeuillée et collectivement dans le nouveau régime démocratique1. Quant aux parents et proches de disparus et de morts du fait de la répression, si la justice ne leur est pas rendue, ils obtiennent toutefois le statut de victime et bénéficient de réparations économiques. « Les uns et les autres devaient accepter le nouveau consensus démocratique et renoncer à mettre en avant la légitimité des causes défendues pour s'investir dans la construction d'un avenir démocratique et prospère. Au nom de la stabilité du régime démocratique et de la restauration de l'unité nationale, les gouvernements démocratiques successifs ont donc rappelé les anciens ennemis à l'ordre de l'amitié 1 Sandrine Lefranc, Renoncer à l'ennemi, jeu de piste dans l'Argentine post-dictatoriale, Raisons politiques n°5, février 2002, p.128. 41 nationale et d'un pragmatisme politique imposant, en temps de crise économique, de considérer l'autre comme un adversaire raisonnable1 ». Le président Menem illustre fortement cette volonté de consensus national par une politique tentant de réconcilier les militaires et leurs victimes avec la société argentine. En matière d'impunité, il porte tout d'abord un coup dur aux organisations de défense des Droits de l'Homme par la prononciation en 1991 de douze grâces présidentielles en faveur des militaires condamnés en décembre 1985. Ces grâces conduisent notamment à la libération de Jorge Videla, reconnu coupable de 66 assassinats, 306 enlèvements, 11 cas de torture et 7 de vol, qui était condamné à la prison à vie, mais aussi de Roberto Viola, d'Emilio Eduardo Massera et du dirigeant montonero Mario Firmenich2. Dans une interview donnée à une station de radio, Carlos Menem déclare, à propos des six années d'emprisonnement -dans des conditions très confortables- de l'ancien dictateur Videla, pour lesquelles celui-ci réclame des dédommagements, que celles-ci sont « plus que suffisantes » avant d'ajouter que « la grâce est le moyen d'en finir avec une page noire de l'histoire du pays »3. Toutefois, face aux réactions de la population, très hostile à de telles mesures, le président argentin s'empresse de mettre en place une politique de réparation économique en faveur des victimes de violations des droits humains pendant la dictature militaire. Un premier décret présidentiel, en 1991, permet à toutes les personnes qui ont été emprisonnées de manière illégitime ou détenues selon le bon vouloir du pouvoir exécutif de bénéficier de réparations économiques4. Ces compensations ont été étendues en 1994 aux parents, enfants et héritiers de personnes disparues ou mortes du fait de la répression5. Enfin, en 1999, des initiatives législatives ont été lancées afin de dédommager les personnes ayant du 1 Idem, p. 130 Le Monde, Argentine, deux des militaires libérés avaient été condamnés à la prison à vie, 1er janvier 1991. 3 Le Monde, Argentine, après sa libération, l’ancien dictateur Jorge Videla demande des dédommagements, 02 janvier 1991. 4 http://www.nuncamas.org/document/document.htm, Ley de Indemnización a ex-presos políticos Ley 24.043 du 27 novembre 1991, consulté le 20 mars 2007. 5 Le Monde, Argentine : indemnisation des victimes de la dictature, 04 janvier 1992. 2 42 s'exiler en conséquence de la prise du pouvoir par les militaires. Toutefois ces dernières ne se sont pas concrétisées. De plus, malgré la mise en avant de thèmes tels que la démocratie et la réconciliation nationale, Menem renoue avec une « tradition caudilliste ancienne » à travers sa pratique de l' « hyperprésidentialisme »1. Il recoure ainsi systématiquement aux décrets présidentiels d'urgence notamment en matière de libéralisation économique, mais aussi pour opposer son veto à certaines lois parlementaires. Par ailleurs, en augmentant les effectifs de la Cour Suprême et en y nommant des magistrats ménémistes, il inféode au pouvoir exécutif l'institution judiciaire suprême de la nation argentine. 1 Elizabeth Jelin, Les mouvements sociaux et le pouvoir judiciaire dans la lutte contre l’impunité, article cité, p.84. 43 Chapitre 3 : Un rôle majeur dans la lutte contre l'impunité Les politiques en matière d’impunité menées par Alfonsin puis Menem provoquent une vive déception chez les Mères de la place de Mai. Celle-ci est d’autant plus forte que les espoirs des Mères étaient énormes du fait du retour à la démocratie. Avec l’établissement d’un régime démocratique, elles espèrent que la vérité sera établie quant au sort des disparus (sur lequel elles ne se font plus d’illusions) et que les coupables seront traduits en justice. Suite à la promulgation des lois du point final et de l’obéissance due par Alfonsin, puis des grâces présidentielles par Menem, les Mères radicalisent leur mouvement. Durant tout leur combat, elles mettent en avant leur volonté de justice. Toutefois, les lois assurant l’impunité des militaires sont difficilement contournables et les Mères vont dès lors développer des méthodes alternatives pour dénoncer et juger les responsables de la répression. Une faille à ces lois est découverte par les Grands-mères de la place de Mai. Ces femmes, à la recherche d’un petit-enfant disparu réussissent en effet à inculper certains militaires pour trafic d’enfants. I. Les Mères et le retour à la démocratie Les Mères de la place de Mai sont les premières à fustiger, en 1983, les lois d'autoamnistie des militaires et à s’inquiéter du nombre croissant d’officiers qui quittent le pays. Dans leurs discours et leurs articles, elles dénoncent la tactique des responsables de la dictature qui souhaitent selon elles s’assurer avant leur départ une retraite confortable dans laquelle la justice ne pourra s’immiscer. Elles organisent par conséquent de nombreuses manifestations durant la période de transition démocratique pour attirer l’opinion publique sur les risques d'impunité des militaires. Elles multiplient en parallèle les gestes symboliques. Ainsi, le jour où Bignone, après la passation de pouvoir à Alfonsin, quitte pour la dernière fois la 44 Casa Rosada, elles réussissent à lui glisser un message sous l'essuie-glace de sa voiture : « Caïn, qu'as-tu fait de ton frère? »1. De fait, le retour à la démocratie ne semble pas marquer la fin des revendications des Mères de la place de Mai, qui font de l'expression, créée quelques années plus tôt : « Aparición con vida » (apparition en vie), la formule phare de leurs revendications. En effet, même si la majorité des Mères est pleinement consciente du sort qui a été réservé à leurs enfants, cette demande d' « apparition en vie » prend la forme d'une accusation : « S'ils ont pris nos enfants vivants, qu'ils nous les rendent vivants, s'ils ne le sont pas, nous voulons savoir qui les a tués et que les assassins soient jugés ». Le combat des Mères devient dès lors une quête de justice et de vérité. 1. Avec le retour à la démocratie, les Mères exigent que justice soit rendue Alors que l'Argentine se transforme en régime démocratique, se pose pour les Mères la question du sens et de l'avenir de leur combat. Elles constatent qu'elles n'ont toujours aucune information sur le sort des disparus (certains sont-ils vivants?) et que les coupables sont toujours en liberté. Pour la première fois, des dissensions apparaissent au sein du mouvement : toutes souhaitent la paix, la justice, le châtiment des criminels et la vérité, mais toutes ne sont pas d'accord sur les moyens pour y parvenir, et notamment sur l'attitude à adopter vis-à-vis du nouveau gouvernement. Certaines Mères considèrent qu'il faut travailler du coté des nouvelles autorités. Mais la majorité préfère conserver une totale indépendance visà-vis de tout pouvoir, groupe ou parti politique. Elles refusent de s'aliéner au gouvernement d’Alfonsin et au parti radical. Les tensions au sein de l'association durent jusqu'à ce que la rupture entre les deux groupes soit consommée en 1986. En effet, un petit groupe de Mères, derrière Maria Adela Antokoletz, en désaccord avec les positions de l'association mais aussi avec la personnalité d'Hebe de Bonafini, son leader, décident à la fin de l'année 1985 de quitter le mouvement. Des élections sont alors organisées pour trancher entre les deux listes et élire une 1 Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, op. cit., p. 107 45 présidente. L'association majoritaire reste l'organisation d'opposition radicale Madres de Plaza de Mayo dont Hebe de Bonafini devient présidente. Le groupe dissident, défenseur de la collaboration des Mères avec les institutions et moins critique à l'égard du gouvernement, devient l'association Madres de la Plaza de Mayo – Línea Fundadora (Ligne Fondatrice)1. Au delà des affrontements internes, les Mères de la place de Mai poursuivent leurs actions. Inquiétées par les agissements de l'armée, elles considèrent qu'il faut conserver à leur égard une extrême vigilance et traquer les responsables de la répression. Les rondes sur la place de Mai se poursuivent, et deviennent l'occasion de discours de mobilisation et d'exhortation à la conscience politique. Les Mères en profitaient par ailleurs pour distribuer des brochures demandant la « Carcel a los genocidios » (Prison aux génocidaires). L'association devient peu à peu spécialiste dans le maniement du langage, de plus en plus efficace. A travers de nombreux discours et slogans, leur franc-parler et leur détermination s’affirment mais fait en même temps d'elles aux yeux de la population « des femmes énervées et paumées »1 manipulables par les mouvements de gauche. En effet, les Argentins semblent se lasser de la radicalisation du mouvement. Mais il en faut plus pour décourager les Mères qui redoublent d'activité. Outre les rondes, elles distribuent des tracts auprès des syndicats, des étudiants, des intellectuels ou dans le milieu du spectacle. Elles refusent d'autre part de participer aux débats dans lesquels les disparus sont classés en fonction de leur identité religieuse, nationale ou idéologique. Enfin, elles critiquent ouvertement Ernesto Sabato, président de la CONADEP, qui, à la suite d'un déjeuner avec le général Videla, a déclaré qu'il était un homme « cordial et cultivé ». Vis à vis du gouvernement de Raúl Alfonsín, les Mères de la place de Mai se montrent de plus en plus critiques : elles condamnent son discours mettant en parallèle la violence des groupes d'extrême-gauche et celle perpétrée par le régime militaire (théorie des deux démons). Elles demandent à la place des procès en règle pour tous les coupables et non une hiérarchie des responsabilités. Au sujet de la CONADEP, dans laquelle aucune Mère n’a été invitée à participer, elles 1 http://www.madresfundadoras.org.ar, consulté le 15 mars 2007. 46 considèrent qu'elle manque de légitimité et que les moyens qui lui sont dévolus sont par trop limités. Elles lui préfèrent la création d'une commission parlementaire émanant directement du peuple, et engageant le président. Lors d'un meeting tenu à Santa Fe, elles décident que chacune d'entre elles pourra si elle le souhaite témoigner auprès de la Commission mais que l'association des Mères de la place de Mai n'apportera pas sa collaboration à l'enquête. 2. L'intransigeance des Mères Le mouvement se radicalise peu à peu et dénonce la démocratie factice dans laquelle vit l'Argentine : selon le Boletín, périodique de l'association, « Alfonsín tient le gouvernement et les forces armées tiennent le pouvoir ». Peu à peu, de fortes tensions naissent entre le gouvernement et l'organisation des Mères : chaque déclaration officielle, chaque prise de position, chaque loi est commentée et critiquée par les Mères. Sur deux points surtout, l'association se montre intransigeante : la réparation économique des familles de disparus et l'exhumation des corps de victimes de la répression2. En effet, malgré les demandes des Mères pour la faire abroger, Alfonsín maintient la loi de 1979 sur les réparations économiques. Les familles de disparus reçoivent ainsi des convocations officielles pour venir chercher les restes de leurs enfants et percevoir une indemnité. Parfois même, les parents doivent signer un certificat attestant que leur enfant a été tué à la suite d'affrontements armés avec les forces de l'ordre. Au long de l'année 1985, le leitmotiv des Mères est : « Pas d'exhumation ! Pas d'hommage posthume ! Pas de réparation économique ». Pour persuader les familles du bien-fondé d'une telle lutte, Hebe de Bonafini déclare : « Seriez-vous capable d'approcher la moindre nourriture de votre bouche, en sachant que vous l'avez achetée avec l'argent qu'on vous a donné parce qu'ils ont tué votre enfant? Et si ce n'est pas de la nourriture, un pull-over ? Ce pull va vous peser comme une plaque d'acier ou une montagne de briques. Il va peser sur vous 1 2 Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, op. cit., p. 111. Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, op.cit., p. 122. 47 comme la mort »1. Au delà des réparations économiques, la question de l'exhumation est cruciale : selon les Mères, aucun examen d'ossements ne doit être entrepris avant qu'une enquête ne détermine qui a donné l'ordre d'exécution et qui a exécuté cet ordre. Au sujet du procès des chefs de la junte militaire, les Mères considèrent que les peines prononcées sont trop légères et ne touchent qu'une infime partie des responsables de la répression. De plus, l'association accuse les juges d'avoir délivré un double message : l'un de réassurance à l'intention des forces armées, l'autre pour calmer un minimum les réclamations de la population en matière de justice. La réaction des Mères est aussi considérable lors de la promulgation de la loi du « Punto final ». Elles organisent des manifestations, alertent tous leurs contacts à l'étranger et lâchent sur la place de Mai 30 000 ballons portant les noms des disparus. Au sujet de la loi, Hebe de Bonafini déclare « Il faut éclairer tout ce qui se passe dans les coulisses et ce que tout le monde voudrait dissimuler, ce qui pue ». Le 30 avril 1997, pour fêter les 10 ans de leur mouvement, elles font signer aux personnes qui les soutiennent des foulards blancs portant l'inscription « les assassins en prison! » et les nouent avant de les disposer autour de la Casa Rosada. Par la suite, tandis que le monde entier salue les avancées démocratiques de l'Argentine, l'organisation des Mères se radicalise encore, dénonçant à la fois le pouvoir et l'armée, dans un nouveau slogan « contre l'autoritarisme civil militaire ». Les objectifs de l'association ne sont plus négociables, et cette dernière déclare qu’elle ne dépendra jamais d'un parti politique. Rien, affirment les Mères, ne les empêchera désormais d'exercer leur droit à la parole et leur action critique. Alors qu' Hebe de Bonafini soutient que : « Les militaires demandent l'amnistie et l'Eglise la réconciliation (...) Nous ne nous réconcilierons jamais avec les assassins ni avec l'Eglise (...). Nous comptons sur nos propres forces, nous ne céderons pas, nous ne nous tairons pas »1, des messes sont célébrées par des membres d'une association dénommée « Familles de ceux assassinés par la Subversion », et des appels sont lancés par les forces armées pour que le peuple « comprenne le rôle des militaires au cours de la guerre sale ». Ceci illustre bien la forte opposition entre les mouvements 1 Idem, p. 124 48 de Défense des Droits de l'Homme, surtout les plus radicaux, comme les Mères de la place de Mai, et les militaires et leurs soutiens, tous deux prenant le gouvernement et la population à partie. Alfonsín, perdu dans ces luttes, se contente de gouverner dans la plus extrême prudence, d'autant plus qu'au delà de ces affrontements, la situation économique est critique. La radicalisation du mouvement des Mères ne va pas évidemment sans lasser, au delà des partisans du régime militaire, la population et ses représentants. Le gouvernement supporte de plus en plus mal les attaques frontales des Mères. Les partis s'en méfient tout comme plusieurs groupes de défense des droits humains. En conséquence, des menaces téléphoniques anonymes se multiplient, et, en 1987, au cours d'une manifestation d'opposition à une messe de réconciliation organisée par les militaires, les Mères sont assaillies par les forces de l'ordre munies de matraques et de chaînes. Leurs rondes sur la place de Mai sont aussi l'objet d'attaques et quelques Mères sont même blessées lors des charges de la police. 3. Les Mères face à Menem Avec l'arrivée de Menem au pouvoir en 1989, les Mères développent un nouveau slogan : « Ni olvido, ni perdón » (pas d'oubli, ni de pardon). Leur politique vis-à-vis du nouveau gouvernement se radicalise encore plus. Elles refusent toute réconciliation, tous rapports policés, et font valoir que « la haine est une émotion nécessaire »2. Il n'y a selon elles pas de conciliation possible entre les plaintes des victimes et les exigences des « génocidaires ». Enfin, elles considèrent qu'on ne peut rien retrancher à la légitimité des causes défendues par les disparus et les morts, et font ainsi obstacle à la logique du compromis. Hebe de Bonafini ne déclare-t-elle pas : « Nous avons un seul ennemi qui est l'armée, mais tous ceux qui deviennent les amis de nos ennemis seront aussi nos ennemis ». 1 Idem, p. 128 Sandrine Lefranc, Renoncer à l'ennemi, jeu de piste dans l'Argentine post-dictatoriale, article cité, p. 135. 2 49 Avec la prononciation par Menem de l' « indulto » par lequel le président gracie tous les membres de l'armée ou des forces de l'ordre jugés et condamnés pour leurs activités pendant la « guerre sale », pendant la guerre des Malouines ou au cours des divers soulèvements armés contre Alfonsin, les Mères en collaboration avec d'autres organisations organisent une grande manifestation à laquelle participent 40 000 personnes pour protester contre leur libération1. Elles vont par la suite élaborer une nouvelle tactique d'action. En effet, elles annoncent publiquement qu'elles vont elles-mêmes mener à bien la chasse aux criminels. Un groupe dirigé par Hebe de Bonafini part ainsi pour Cordoba et peint cette inscription « Vergez assassin » devant la maison de l'ancien directeur du camp de concentration de La Perla. Par ailleurs, l'association envoie des lettres à l'étranger afin d'y identifier des responsables de la répression. De plus, à la fin de l'année 1990, Juana de Pergament et Hebe de Bonafini parviennent à pénétrer dans la Casa Rosada sans être identifiées et déposent, à l'intention du président un petit arbre de Noël portant en décoration les photos et noms des généraux absous. Dans un discours, Hebe de Bonafini justifie ce geste par le fait qu'un jour, ceux à qui il a accordé son pardon pourraient bien le faire sortir du palais national. De nouveau, la guerre est ouverte entre le gouvernement argentin et l'association des Mères. Menem engage une procédure contre Hebe de Bonafini pour « mépris de l'autorité » (dans une allocution publique, celle-ci a dénoncé le fait que l'indulto a servi non seulement les intérêts militaires, mais aussi les intérêts des politiciens et a traité Menem d'ordure). Il la présente également comme traître à son pays. La présidente des Mères réplique immédiatement « Notre pays est différent du sien. Son pays, c'est l'armée, l'argent, les Etats-Unis, le pouvoir, une Ferrari. Le nôtre, ce sont des hommes et des femmes qui travaillent et donnent leur vie au pays, ce sont des enfants, la Place, la vie, la terre ». En conséquence de cette animosité entre le pouvoir et l’association, les Mères sont de nouveau l'objet d'attaques. En 1991 notamment, poursuites judiciaires, intimidations, cambriolages de leur siège, disparition de dossiers importants et d'ordinateurs, diminution de la couverture médiatique, et menaces de morts se multiplient. 1 Le Monde, Argentine : après l’annonce de la grâce présidentielle, 40 000 personnes ont manifesté contre la libération des anciens chefs de la dictature, 1er janvier 1991. 50 Mais dans leur lutte, les Mères ne sont pas seules. En effet, l'« indulto » de Menem a provoqué un vif mécontentement au sein de la population argentine, et un vaste mouvement d'indignation se lève, réunissant des syndicats, l'association des Grands-mères de la place de Mai (cf. infra), des partis de gauche, des associations de défense des droits de l'homme et des groupes de soutien étrangers. Toutefois, malgré cette forte mobilisation, l'« indulto » est confirmé et voté. 4. Un soutien international Exception faite des mobilisations lors de l'« indulto », les Mères, perçues à raison comme de plus en plus radicales, perdent peu à peu leurs soutiens, que ce soit au niveau médiatique, politique ou populaire. En effet, leur combat lasse l'opinion publique. Par conséquent, comme lors de la dictature, les Mères vont chercher un appui au niveau international. A l'occasion des 10 ans du mouvement, elles lancent une vaste campagne internationale afin d'obtenir de nouveaux soutiens. Ceux-ci se montrent nombreux. Ainsi, l'évêque Kurt Scharf, ancien membre de la résistance allemande contre Hitler, invité à commenter l’action politique, déclare que, vu la situation argentine, les Mères de la place de Mai devraient se radicaliser encore plus1. Par ailleurs, les Mères obtiennent le soutien de nombreuses stars qui font bénéficier leur mouvement d’une certaine visibilité. L’actrice suédoise Liv Ullman, notamment, vient marcher avec elles sur la place de Mai. De plus, le chanteur britannique Sting participe à des actions à leurs cotés, compose une chanson en leur honneur et les invite à participer à l'un de ses concerts à Buenos Aires. Jane Fonda, Pete Seeger ou encore Rafael Alberti lui apportent par ailleurs leur soutien2. Enfin, de nombreuses associations, notamment en Europe continuent de contribuer à leurs efforts et plusieurs villes, tel Paris se dotèrent d'une « place des Mères de la place de Mai » en leur honneur. Au delà du soutien de personnalités au mouvement, les visites des Mères à l'étranger se multiplient. En Europe, elles donnent des conférences de presse et 1 2 Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, op. cit., p. 137. José Cubero, Les Mères, un nouvel acteur politique ?, op. cit., p.55. 51 participent à des émissions télévisées, répétant inlassablement : « Il faut socialiser, partager, distribuer l'amour ». Elles sont de surcroît récompensées par de nombreux prix internationaux, tel que le prix de la liberté de conscience du Parlement Européen en 1992 ou encore le prix UNESCO de l'éducation pour la Paix en 1999. Durant la remise de ce dernier, le président de l'UNESCO vante l’action des Mères et qualifie leur association de « mouvement éthique d'action non violente en faveur de la paix, une paix fondée sur le respect de la vie et de ses droits fondamentaux »1. II. Une quête de Justice Les Mères de la place de Mai organisent désormais leurs actions et leurs discours autour du thème de la lutte contre l’impunité. Elles se font dès lors très critique à l’égard des gouvernants et de l’institution judiciaire qu’elles accusent de complicité avec les militaires et de corruption. Cette méfiance vis-à-vis des instances démocratiques les conduit à mettre en place des alternatives à la justice traditionnelle par la création de procès populaire ou la tenue d’escraches2 avec le mouvement HIJOS. Parallèlement, les Mères placent beaucoup d’espoir dans la justice internationale, dans la mesure où certains juges européens, notamment français et espagnols commencent à se pencher sur les cas des disparus. 1. Lutter contre l'impunité Selon Geneviève Jacques, « l'impunité représente le triomphe du mensonge, du silence et de l'oubli. Elle viole et empoisonne la mémoire des individus et des 1 Koïchiro Matsuura, discours de remise du prix UNESCO de l’éducation pour la paix, 13 décembre 1999. 2 Rassemblements bruyants devant les domiciles privés des anciens responsables de la répression, devant leurs lieux de travail et, parfois, les anciens centres de détention et de torture. Le lieu où vit le « génocidaire » est marqué, à l’aide de farine, d’oeufs, de peinture noire et rouge sang ; le voisinage et les commerçants du quartier sont invités à ne plus entretenir de relations avec les bourreaux. 52 communautés »1. L'impunité représente en effet l'absence de sanctions à la suite de la violation d'une règle de droit préétablie. Il existe trois dimensions à celle-ci : elle est tout d'abord morale : le pardon est alors utilisé comme moyen de rétablir la coexistence pacifique. Elle est aussi juridique, puisque les responsables de délits ne sont pas poursuivis. Elle est enfin politique, et se justifie par la volonté d'établir la paix sociale1. Dans le cas argentin de violations des droits de l'homme, il y a, à la suite de la promulgation des lois d'amnistie par Alfonsín, puis Menem, une absence de remise en cause de la responsabilité pénale, mais aussi civile, administrative et disciplinaire des auteurs de ces violations. Grâce à ces lois, les hauts responsables militaires échappent en effet à toute enquête tendant à permettre leur mise en accusation, arrestation ou jugement, et ce, malgré la ferme condamnation de la Commission Interaméricaine des Droits de l'Homme (CIDH). En effet, en 1992, la CIDH déclare que les lois d'amnistie violent les droits de l'homme et le devoir des Etats de protéger les personnes, ainsi que le droit de toute personne à ce que sa cause soit entendue par un tribunal indépendant. En luttant contre l'impunité des responsables de la dictature, les Mères de la place de Mai répondent à deux objectifs fondamentaux : le rétablissement de la vérité et la sanction juridique des criminels. Le rétablissement de la vérité correspond au fait que connaître la vérité sur le sort des victimes et sur l'histoire de son pays est un droit pour les citoyens et un devoir pour l'Etat. Le Droit International Public oblige ainsi les Etats à enquêter sur les violations des droits de l'homme. Ce droit à la vérité est dès lors à la fois individuel et collectif. Il s'intègre dans un devoir de mémoire et tend à éviter la répétition des atrocités. Cette quête de vérité, comme l'ont compris les Mères commence par le recueil des témoignages des victimes et de leurs familles mais aussi des responsables des crimes. Elles ont à cet effet constitué de très nombreuses archives dont le rôle est prépondérant puisqu'elles permettent de conserver des traces et donc une mémoire des faits historiques, afin qu'à tout moment, la vérité puisse être consultée et que les générations futures en 1 Geneviève Jacques, Beyond impunity, an oecumenical approach to Truth, Justice and Reconciliation, Conseil œcuménique des Eglises, Genève, 2000. 53 disposent. Une fois établie la vérité par diverses enquêtes, il est très important qu'elle reçoive une reconnaissance officielle, jouant ainsi un rôle psychologique irremplaçable, car « ne pas reconnaître les crimes du passé revient à nier les victimes et leurs héritiers comme sujets, à les déposséder une seconde fois de leur humanité »2. Le second objectif fondamental est la sanction juridique des criminels. La tenue de procès est dès lors essentielle. En effet, ils permettent de faire éclater la vérité, d'identifier et de reconnaître les victimes et de souligner le caractère inacceptable des actes commis par les bourreaux. Pour beaucoup de spécialistes, plus que la sanction, c'est le rituel et la symbolique du procès qui importent. Ainsi, selon Pierre Bouretz, « La justice permet de dépasser l'esprit de vengeance par la reconnaissance publique de la souffrance (des victimes) »3. Ainsi, en Argentine, même si les responsables de la dictature ont été graciés par Menem, la publication du rapport Nunca Más et le procès des dirigeants des juntes ont permis au public d'entendre les témoignages des victimes de la répression et de comprendre l’importance des crimes du pouvoir en place. Le devoir de réparation vis à vis des victimes est la troisième étape du processus de lutte contre l'impunité. Selon la CIDH, l'Etat a tout d’abord l'obligation légale de prendre les mesures suffisantes pour prévenir les atteintes aux droits de l'homme. Il doit par ailleurs utiliser les moyens dont il dispose pour enquêter sérieusement sur les violations commises par des personnes et en identifier les responsables. Il est enfin chargé de prononcer des peines appropriées en veillant à ce que les victimes bénéficient d'une réparation adéquate1. Cette réparation peut s'effectuer de diverses manières, qui souvent sont cumulées : pleine restitution de ce qui a été dérobé ou détruit, rétablissement de la situation antérieure, réparation des conséquences de la violation et indemnisation des dommages (y compris du préjudice moral). Ce devoir de réparation pose toutefois souvent problème dans la mesure où de nombreux Etats tendent à l'utiliser pour acheter la bienveillance des proches de 1 Louis Joinet (dir.), Lutter contre l’impunité, 10 questions pour comprendre et agir, Paris, La découverte, 2002, p. 11. 2 Idem, p. 22. 3 Pierre Bouretz, Charles Leben, Alain Finkielkraut, Louis Joinet, Danièle Lochak, Jean-Marc Varau, La prescription, Table ronde du vendredi 22 janvier 1999, Droits, n°31, Paris, PUF, 2000. 54 victimes et masquer l’impunité juridique des responsables, comme le dénoncent les Mères de la place de Mai. Enfin, pour de nombreux spécialistes, l'épuration des institutions est essentielle pour garantir le retour à la paix sociale. Il semble en effet nécessaire de changer les agents de l'Etat impliqués dans le système répressif. Toutefois, cette condition est difficile à remplir, car, comme le souligne Louis Joinet, il est « impossible de remplacer du jour au lendemain les anciens agents par des hommes nouveaux »2. En effet, après plusieurs années de dictature, il n'est pas aisé de retrouver suffisamment de personnel compétent n'ayant pas été impliqué dans la dictature pour exercer les diverses tâches administratives, judiciaires et politiques. 2. La mise en place d'alternatives à la justice institutionnelle Pour lutter contre ces diverses facettes de l’impunité et contrer la volonté des gouvernants argentins de mettre en place un processus de réconciliation nationale, quitte à amnistier les responsables de la dictature, les Mères vont réagir. En effet, elles considèrent qu'il y a contradiction entre cette réconciliation nationale et la recherche de la vérité et de la justice. Pour elles, on ne peut construire la paix sur la négation de l'histoire. Devant le mauvais fonctionnement de la justice, les Mères de la place de Mai vont chercher des punitions en dehors de l'appareil judiciaire. Ainsi, leurs mobilisations se transforment peu à peu en pratiques de dénonciation de l'ennemi, comme en témoignent les rondes de la place de Mai durant lesquelles les Mères brandissent des pancartes accusant les « génocidaires ». Deux pratiques spécifiques sont exemplaires de cette forme de dénonciation collective. La première, qui représente l'essentiel des activités des Mères de la place de Mai est le « projet contre l'impunité », lancé à la fin de l'année 1999, dont le but est d’organiser et de pérenniser des actions dispersées avec pour objectif de lutter 1 2 CIDH, 29 juillet 1998, arrêt Velasquez-Rodriguez Louis Joinet (dir.), Lutter contre l’impunité, 10 questions pour comprendre et agir, op. cit., p. 30. 55 contre l’impunité. La seconde, l'escrache1, systématisée par le goupe HIJOS2 depuis la fin des années 1990, a pris une ampleur extraordinaire. Outre sa diffusion à l'étranger, elle est devenue un nouveau genre de mobilisation sociale à mesure que d'autres groupes se la réapproprient. Selon, Sandrine Lefranc, ces pratiques ont « un principe d'action commun : nommer, localiser, exhiber les coupables »3. En effet, le « projet contre l'impunité » se veut « un instrument permettant de savoir qui est qui et où se trouve l'ennemi du peuple, celui-là même contre qui ont lutté les 30 000 disparus »4 : plus de 1500 noms apparaissent ainsi sur des listes d'archives facilement consultables. L'objectif des escraches est du même ordre : à défaut de sanction judiciaire de tous les coupables, les HIJOS veulent favoriser une « condena social » (condamnation sociale). Quelques dizaines puis quelques centaines d'HIJOS ont ainsi pris l'habitude de se rassembler devant les domiciles privés des anciens responsables de la répression, devant leurs lieux de travail et parfois même devant les anciens centres de détention et de torture. Le lieu où vit le « génocidaire » est marqué à l'aide de farine, d'œufs, et de peinture noire et rouge. Par ailleurs, le voisinage et les commerçants du quartier sont invités à ne plus entretenir de relations avec la personne visée. Il s'agit de montrer « où se trouvent les assassins d'hier qui aujourd'hui se cachent derrière une image de dignes petits grands-pères racontant des histoires de réconciliation »5. Tout cela est fait pour condamner le lieu, l'exposer à la visibilité la plus grande possible. Les escraches et le « projet contre l'impunité » sont ainsi de véritables alternatives à la justice : puisque l'institution judiciaire n'est pas capable de juger les responsables de la répression, la punition sera sociale et le tribunal populaire. Tout est mis en place pour faire en sorte que l'Argentine devienne la prison des tortionnaires, quartier après quartier et le « projet contre l'impunité » devient, selon les Mères « une nouvelle marche de la résistance infinie, éternelle, inébranlable ». 1 Le verbe escrachar est un anglicisme qui désigne à l’origine le fait de rayer le nom d’un candidat sur un bulletin de vote. 2 Hijos por la Identidad y la Justicia contra el Olvido y el Silencio, association créée en 1994 regroupant les enfants des disparus, et des personnes emprisonnées, torturées et exilées pendant la dictature. 3 Sandrine Lefranc, Renoncer à l'ennemi, jeu de piste dans l'Argentine post-dictatoriale, article cité, p. 140. 4 http://www.madres.org , consulté le 30 mars 2007. 5 http://www.hijos.org.ar , consulté le 30 mars 2007. 56 De plus, à partir d’argumentations judiciaires élaborées dans les années précédentes, des audiences, organisées par les Mères et appelées « procès pour la vérité » ou « procès populaires éthiques et politiques » commencent en 1998. Menés dans plusieurs villes du pays, ces procès se basent sur la norme (acceptée par la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme) qui garantit le droit des membres des familles des victimes au rétablissement de la vérité sur le destin des disparus et le lieu où se trouvent leurs restes, y compris dans les cas où il est impossible de poursuivre et de condamner les responsables parce qu’ils bénéficient d’une grâce et d’une amnistie1. Les Mères justifient ces actions collectives par le principe selon lequel les systèmes politique et judiciaire argentins ne sont pas capables de juger et condamner les responsables de la dictature. En conséquence, ces elles organisent leurs propres procès sur la place publique, où les juges sont tous ceux qui y assistent. Ces procès sont rigoureux et réunissent les témoins et victimes de la répression et les avocats de l'association en tant que procureurs. Seuls manquent les avocats de la défense, dont personne ne veut jouer le rôle, de sorte que cette défense est assurée par la voix enregistrée des personnes accusées. Le verdict, qui condamne systématiquement les militaires démontre, selon Hebe de Bonafini que « malgré tous les efforts des militaires pour se blanchir, malgré la complicité des politiques, le peuple ne leur a pas pardonné »2. 3. Le rôle majeur de la justice internationale C'est finalement largement grâce à l'intervention de magistrats étrangers qu'a commencé la remise en cause juridique des responsables de la répression, à partir du milieu des années 1990. C'est en effet à l'occasion des actions judiciaires engagées pour faire la lumière sur des crimes commis à l'encontre de ressortissants d'autres pays (notamment français, italiens et espagnols), et au nom de la compétence universelle, qu'ont été remis sur le devant de la scène divers crimes : « vols de la mort », durant lesquels on faisait disparaître des opposants en les jetant 1 Elizabeth Jelin, Les mouvements sociaux et le pouvoir judiciaire dans la lutte contre l’impunité, article cité, p. 87. 2 Madres de la Plaza de Mayo, Résister c’est vaincre, Bayonne, Gatuzain, 2000, p. 64. 57 à la mer ou dans des cours d'eau depuis des avions ; torture systématisée ; enlèvement des enfants de disparus et falsification de leur identité et assassinats ciblés de dizaine d'opposants dans le cadre de l'opération « Condor » (coopération entre les différentes dictatures latino-américaines en matière de répression des « subversifs »)1. C'est en 1990 que les tribunaux français, dans une des premières affaires de justice internationale, condamnent à perpétuité (par contumace) l'ex-capitaine Alfredo Astiz, coupable de la disparition des deux religieuses françaises enlevées au même moment que des membres de l'association des Mères de la place de Mai. Par la suite, les actions judiciaires à l'extérieur de l'Argentine se multiplient. En avril 1996, le juge espagnol Baltasar Garzón commence à poursuivre des militaires argentins actifs pendant la dictature. En novembre 1999 ce sont 98 personnes qu'il juge responsables de violations des droits de l'homme durant la période 1976/1983. Dans son acte d'accusation, Baltasar Garzón affirme ainsi que, pendant les années de la dictature, les responsables militaires des différents corps de l'armée argentine ont élaboré un « plan systématique de disparition et d'élimination physique de groupes de citoyens en fonction de leur idéologie, de leur race ou de leur religion ». Il estime de plus qu'entre 1976 et 1983 « une extermination massive de citoyens » s'est produite et « qu'un régime de terreur généralisé, à travers la mort, la séquestration, la disparition forcée de personnes, les tortures, la réduction en esclavage, l'appropriation et la substitution d'identité d'enfants, s'est imposé ». Le magistrat énumère dans son acte d'inculpation jusqu'à 340 centres de détention clandestins et inventorie ce qu'il qualifie de « réalité atroce » : la pratique systématique de la torture, l'extermination généralisée, les enterrements dans les fosses communes, les lancements de prisonniers depuis des avions des forces armées, les crémations de corps, les abus sexuels et les séquestrations de 20 000 à 30 000 personnes, parmi lesquelles se trouvaient près de 600 Espagnols ou descendants d'Espagnols, le vol de plusieurs centaines de bébés, remis ensuite à des familles de tortionnaires2. 1 Sandrine Lefranc, L’Argentine contre ses généraux : un charivari judiciaire ?, Critique internationale n°26, janvier 2005, p.27. 2 Le Monde, Le juge espagnol Garzon inculpe 98 militaires argentins ; l’acte d’accusation fait état de 600 victimes espagnoles, 04 novembre 1999. 58 Ces actions en justice ont créé de nombreux conflits entre la justice espagnole et l'Etat argentin qui, au nom de la souveraineté nationale a rejeté toutes les demandes d'extradition « pour des faits survenus sur le territoire national ou dans les endroits soumis à la juridiction nationale » sous la dictature militaire. Le gouvernement argentin a ainsi affirmé qu' « aucun Etat ne peut attribuer unilatéralement (...) compétence à ses propres tribunaux pour juger des faits survenus hors de son territoire » en vertu du principe de la « territorialité » de la justice1. En Italie, où des procédures judiciaires ont aussi été enclenchées pour des violations commises par les militaires dans les pays du cône sud, sept militaires argentins ont été condamnés par contumace en décembre 2000 : quatre à perpétuité et trois à 24 années de prison. Différentes initiatives judiciaires ont par ailleurs été prises dans d’autres pays européens et, même si les verdicts ont finalement été peu nombreux, ils ont contribués à rendre plus visible le fait qu'il y avait matière à poursuivre2. Un nouvel indice de cette volonté internationale de Justice a par ailleurs été donné par l'UNESCO, qui, en septembre 2000, a placé en consultation libre sur internet les documents attestant la répression du plan Condor1. Le fait le plus marquant durant ce processus d'internationalisation de la justice fut la mise en détention d'Augusto Pinochet à Londres en 1998, à la suite de la demande d'extradition formulée par le juge espagnol Baltasar Garzón, pour violation des droits de l'homme. Cette arrestation fut d'autant plus importante que l'ancien dictateur venait se faire soigner et bénéficiait jusque-là d'une totale immunité. Toutefois, et malgré l'acceptation de la Chambre des Lords de lever son immunité, un examen médical conclut à la sénilité d'Augusto Pinochet qui pu ainsi être rapatrié pour « raisons humanitaires » au Chili, où il ne pouvait plus être poursuivi. Il faut toutefois relativiser cet échec puisque le lancement de poursuites contre l'ancien dictateur a déclenché, notamment en Argentine un certain nombre d’initiatives contre d’anciens tortionnaires qui, désormais, ne peuvent plus s’offrir des exils dorés sans que pèse sur eux la menace de poursuites pour leurs 1 Libération, L’Argentine refuse d’extrader les tortionnaires, 19 décembre 2001. Elizabeth Jelin, Les mouvements sociaux et le pouvoir judiciaire dans la lutte contre l’impunité, article cité, p.87. 2 59 agissements lorsqu’ils étaient au pouvoir. De plus, avec la levée de l'immunité de Pinochet par le Parlement chilien en 2000, il semble désormais acquis qu'un ancien chef d'Etat n'a pas d'immunité pour les crimes de droit international, quelque soit la juridiction nationale ou internationale devant laquelle il est poursuivi2. Dans ce contexte, les Mères de la place de Mai soutiennent les magistrats internationaux dans la mesure où elles mettent à la disposition de la justice le plus vaste fonds documentaire sur les violations des droits de l'homme en Argentine, qu'elles ont pu rassembler peu à peu. Cette justice internationale est très importante pour l'association, qui, bien qu'elle critique le fait que la justice soit rendue par des magistrats étrangers et non par les Argentins eux-mêmes, se réjouissent du fait que les militaires argentins ne puissent plus quitter le pays impunément. III. L'action spécifique des Grands-mères de la place de Mai « Las abuelas » (les grands-mères) constituent parmi les parents de disparus un petit sous-groupe de personnes ayant perdu à la fois un enfant et un petit-enfant, enlevé en même temps que ses parents ou vraisemblablement né en prison, la mère étant enceinte lorsqu'elle a été enlevée. A la recherche de leurs enfants et petitsenfants, ces femmes doivent multiplier les requêtes dans les ministères et tribunaux mais aussi dans les cliniques et hospices, afin de trouver des traces du nouveau-né. 1. Naissance du mouvement Le 1er août 1979, deux enfants de quatre et six ans, Anatole Boris et Eva Lucia Julien Grisona, portés disparus en Argentine depuis 1976, et enlevés en même temps que leurs parents, sont retrouvés à Valparaiso chez une famille adoptive3. Cette découverte démontre la culpabilité et la complicité de trois gouvernements 1 José Cubero, Les Mères, un nouvel acteur politique ?, op.cit., p. 42. Brigitte Stern, Pinochet face à la Justice, Etudes, Tome 394, janvier 2001, p. 7-18. 3 Jean-Pierre Bousquet, Les « folles » de la place de Mai, op.cit., p. 171. 2 60 latino-américains : argentin, chilien et uruguayen (le père des enfants étant détenu en Uruguay). Mais surtout, elle provoque un espoir fou chez les Grands-mères de la place de Mai, qui recherchent leurs petits-enfants depuis plus de deux ans, notamment dans la mesure où Anatole Boris Julien Grisona confirme qu'il n'était pas le seul dans le bus l'emmenant au Chili. Cela renforce par ailleurs ce que les Grands-mères ont toujours affirmé : pour elles, les enfants enlevés ou nés en prison sont soit abandonnés dans des lieux éloignés, voire même à l'étranger, soit confiés à des familles en échange d'une somme d'argent. A la suite des retrouvailles entre les deux enfants et leur grand-mère, le sousgroupe se mobilise et multiplie les demandes groupées. Les Grands-mères de la place de Mai constituent alors un dossier dénonçant la disparition de 47 enfants en Argentine depuis le coup d'Etat, 8 ayant été enlevés avec leurs parents et 39 sont supposés être nés en captivités. Toutefois, elles ne peuvent remettre ce document, rassemblant tous les renseignements possibles à ce propos au général Videla, qui refuse de le lire. Avec le retour à la démocratie, la vocation de l'association des Grands-mères de la place de Mai se fait double, et, à la différence des Mères, leur mouvement se caractérise par leur volonté de retrouver à la fois leurs enfants et leurs petits-enfants. 2. Un nouveau combat Estella de Carlotto est la directrice de l'association des Grands-mères de la place de Mai. Sa fille, Laura, a disparu en 1977 alors qu'elle était enceinte et a été séquestrée jusqu'à la naissance de son fils. Le corps de Laura a par la suite été retrouvé, mais il n'y avait aucune trace de son enfant. Selon des personnes détenues avec Laura et libérées par la suite, le jeune garçon, Guido, a été placé dans un orphelinat. Son cas n'est pas unique et, du fait de cette double disparition, elle commence avec d'autres femmes dans la même situation une nouvelle lutte : retrouver les 186 enfants disparus selon une nouvelle estimation et punir les responsables du trafic de ces enfants, qui ont surement été adoptés par des militaires ou des membres de l'oligarchie. 61 Elles élaborent pour cela diverses méthodes. Tout d'abord, leur association reçoit les plaintes et les dénonciations et procède alors à une enquête en rapprochant diverses informations afin d'obtenir la certitude qu'un enfant a disparu, quitte à y passer plusieurs années et à mettre en cause plusieurs personnes, militaires ou policiers en général. Lorsque ce travail est terminé, les renseignements sont saisis sur ordinateur par une seconde équipe. Enfin, les avocats de l'association font une demande d'ouverture d'une information judiciaire. Afin d'ajouter des preuves à leurs dossiers, les Grands-mères ont recours à des scientifiques, notamment en Europe et aux Etats-Unis. Elles découvrent ainsi l'existence d'un indice de « grande maternité » et ajoutent à leur enquête une quatrième étape : les tests génétiques. Malgré des difficultés dues au fait qu'à l’origine ces tests se révèlent peu sûrs, les abuelas parviennent, avec l'aide de biologistes, à obtenir en 1994, un protocole d'examen d'hémocompatibilité dont les résultats permettent d'établir dans 99,99% des cas la filiation génétique entre un enfant et sa grand-mère1. Pour inciter les jeunes Argentins potentiellement adoptés à se poser des questions sur leur identité, les abuelas multiplient les actions. Par des campagnes d'affichage, des court-métrages, des publicités télévisuelles et radiophoniques, elles tentent d'interpeler leurs petits-enfants potentiels. Elles organisent par exemple une exposition itinérante consacrée aux disparus où un miroir est placé entre les portraits des deux parents disparus, pour faciliter la comparaison avec les traits des visiteurs. Par ailleurs, à la demande des Grands-mères, une Commission Nationale pour le Droit à l'Identité (CNDI) est créée en 1992. Celle-ci reçoit toutes les demandes des jeunes ayant des doutes quant à leur identité et ordonne la recherche génétique de l'identité du demandeur. De plus, l'hôpital avec lequel les abuelas sont associées a constitué une banque de données génétiques afin de conserver tous les tests ADN des demandeurs, dans l'hypothèse où une nouvelle grand-mère viendrait dénoncer la disparition de son petit-enfant. Cette banque de données conserve par ailleurs les prélèvements sanguins des Grands-mères, qui peuvent ainsi se tranquilliser : même après leur décès, les recherches seront toujours possibles. Ainsi, depuis 1994, 1 Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, op.cit., p. 161. 62 juristes, enquêteurs et chercheurs ont réussi à reconstituer l'identité de plusieurs dizaines d'adolescents. Cette bataille a par ailleurs abouti à une vraie réflexion sur les Droits de l'Enfant. Ainsi, grâce à cette action, le droit à l'identité est aujourd'hui inscrit dans la Convention Internationale des Droits de l'Enfant. Enfin, la lutte des Grands-mères est relayée à travers le monde par diverses ONG qui servent de relai au travail de l'association et font à leur tour des campagnes d'affichage et des enquêtes afin de reconnaître des enfants potentiellement adoptés par des familles étrangères, notamment en Espagne, où des petits-enfants ont finalement été retrouvés. Au total, en mars 2007, 87 petits-enfants ont été identifiés1, plus de la moitié avaient été adoptés par des membres des forces de sécurité connaissant parfaitement l'identité des enfants qu'ils s'appropriaient, certains avaient été adoptés par des familles reconnues « de bonne foi », ignorant la provenance des bébés qu'on leur confiait, et quelques-uns sont décédés2. 3. Les conséquences juridiques de l'action des Grands-mères de la place de Mai : l'arrestation des responsables Les abuelas, au delà de la recherche de leurs petits-enfants veulent obtenir la traduction en justice des responsables de leur disparition. Elles dénoncent en effet l'action de militaires qui, pour maintenir leur pouvoir et continuer à « purifier le pays », ont enlevé de jeunes enfants à des femmes enceintes qu'on a par la suite fait disparaître. Elles évaluent aujourd’hui à près de 500 les enfants ainsi confiés à des familles d'officiers, de policiers, de proches du pouvoir, avec de faux documents légaux, la très grande majorité étant « offerts » à des familles adoptives ou même parfois aux tortionnaires de leurs parents. Elles dénoncent par ailleurs les conditions inhumaines de leur naissance, rappelant que des listes d'attente étaient dressées, notamment au camp de concentration de l'ESMA. Des familles de militaires attendaient que des prisonnières enceintes accouchent et s’appropriaient ce « butin de guerre ». Les mères vivaient dans des conditions déplorables en 1 2 http://www.abuelas.org.ar , consulté le 2 avril 2007. Le Monde, Argentine : 30 ans après, les « folles de Mai » mènent l’enquête, 6 avril 2006. 63 attendant leur enfant et accouchaient parfois menottes aux mains, les yeux bandés1. Les Grands-mères élaborent à ce titre une liste de 28 militaires concernés par ce trafic de nouveau-nés et prennent contact avec divers magistrats à qui elles transmettent les dossiers concernant ces enfants. Leur bataille est largement reconnue par la justice. Ainsi, en décembre 1996, la plainte déposée par les Grand-mères de la place de Mai pour enlèvement de mineurs pendant la dictature militaire a des conséquences importantes. Les crimes d’appropriation et de falsification d’identité ne peuvent en effet être prescrits (parce qu’ils continuent d’être commis tout au long de la vie de la victime de l’enlèvement tant que son identité ne lui a pas été restituée). Or, ces chefs d'accusation n’avaient pas été inclus dans le procès des ex-commandants, en 19862. Des poursuites ont donc pu être déclenchées contre les chefs les plus hauts placés de la dictature militaire d'autant plus qu'en mars 2000, le général Martin Balza, reconnait devant la justice que le rapt de bébés durant la dictature militaire faisait partie d'un plan concerté. Parlant en tant que témoin volontaire devant le juge d'instruction chargé d'instruire les plaintes contre le rapt d'enfants durant cette période, il affirme qu'il ne s'agissait en rien « de faits isolés, mais bien d'un plan mis au point par des autorités ayant pouvoir de décision »3. Accusé par les Grands-mères de trafic d'enfants, le général Videla est arrêté le 9 juin 1998 à Buenos Aires, suivi bientôt par l'amiral Massera et le général Bigogne. Au total, onze dirigeants des juntes militaires ont été poursuivis pour enlèvement et trafic d'enfants, puisque les lois d'amnistie ne concernent pas cette accusation4. La lutte des Grands-mères de la place de Mai permet ainsi de juger et d’emprisonner de nouveau les hauts responsables de la dictature en contournant les lois leur assurant l’impunité. 1 M-P. Chevance Bertin, citée par Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, op. cit., p. 162. Elizabeth Jelin, « Les mouvements sociaux et le pouvoir judiciaire dans la lutte contre l’impunité », article cité, p.85. 3 Le Monde, Argentine : le rapt de bébés faisait partie d’un plan concerté durant la dictature militaire, 25 mai 2000. 4 Le Monde, La justice d’Amérique Latine encouragée par l’ « effet Pinochet », 25 août 2000. 2 64 Deuxième partie : La légitimité acquise par les Mères de la place de Mai réinvestie dans l'action politique La « quête de Vérité et de Justice » que les Mères revendiquent a fait d’elles un symbole de la résistance à l’oppression. Après dix ans de lutte, tout d’abord contre les militaires puis contre les gouvernements successifs d’Alfonsin et de Menem, elles sont devenues un véritable contre-pouvoir en Argentine. Mères éplorées du fait de la disparition de leurs enfants, elles ont su dépasser cette souffrance et devenir des militantes radicales, défendant avec acharnement les causes en lesquelles elles croient. Les capitaux symboliques acquis par les Mères au cours de ces nombreuses années de lutte sont dès lors réinvestis par celles-ci dans divers domaines afin de servir leurs idées. L’association sait notamment jouer de sa forte visibilité sur la scène nationale et internationale, pour appuyer son action. Et si les critiques vis-à-vis de ces femmes jugées excessives ne s’arrêtent pas, les Mères de la place de Mai continuent de lutter pour connaître les responsables de la mort de leurs enfants et pour faire en sorte qu’ils soient jugés. Toutefois, le combat des Mères, depuis les années 90 tend à se diversifier. En effet, elles étendent leur quête de justice pénale à la revendication d’une justice sociale redistributive. Par ailleurs, les Mères n’hésitent pas à soutenir d’autres mouvements sociaux, en Argentine et dans le monde. Enfin, l’association effectue un travail de mémoire afin de lutter contre l’oubli qui menace la société argentine, au nom de la « réconciliation nationale ». 65 Chapitre 1 : Le capital acquis La légitimité acquise par les Mères de la place de Mai vient avant tout de leur rébellion contre les militaires alors que la société entière n’osait émettre la moindre protestation de peur des représailles. L’originalité de la situation de ces femmes, ces mères, leur confère un capital symbolique : les forces armées ne peuvent s’attaquer directement à elles, et la population argentine ne peut que partager leur douleur d’avoir perdu un enfant. De plus, leur lutte en faveur des disparus, « pour la justice et la vérité » ajoute à leur action une valeur éthique et morale fondamentale. Par leur mobilisation, de plus en plus critique vis-à-vis des hommes d’Etat, les Mères ajoutent un capital politique à leur action. Enfin, le travail médiatique qu’elles effectuent autour de leur mouvement permet à l’association d’acquérir un fort potentiel de reconnaissance et de visibilité. I. Un capital symbolique : la notion de « mère » Dans un pays latin et catholique comme l'Argentine, le rôle de la famille et notamment de la mère comme pilier de cette famille est prépondérant. L'image de la Vierge Marie, mater dolorosa mettant son fils dans le tombeau y est largement vénérée, et de fait, la société argentine se doit d'accepter le questionnement de ces mères dont le travail de deuil est impossible1. Par conséquent, au sein de la société argentine, l'action des Mères de la place de Mai, confrontées à une double disparition : celle d'un enfant en vie et celle de sa dépouille mortelle, est largement légitimée par l'image de la mère. Cette image est utilisée, consciemment ou non, pour lutter contre la dictature : en effet, les militaires ne peuvent combattre violemment les Mères qui sont l'élément constitutif de la société. Conscientes de cette force, les Mères de la place de Mai vont l'utiliser pour investir l’espace public. Tout d'abord de manière symbolique, en portant notamment un foulard blanc sur la tête, qui est en fait le premier lange de leur enfant disparu. Puis de manière 66 rhétorique, en justifiant chacune de leur action par leur volonté de mères d'obtenir justice pour leurs enfants. Le processus de deuil tronqué, elles l'accomplissent dès lors par une exigence de justice qui heurte parfois le désir d'oubli de la société. Toutefois, l'atout de ces Mères réside dans le fait qu'elles ont fait de leur douleur individuelle une force collective dans laquelle la fonction maternelle leur a donné un véritable élan. L'irruption des Mères sur la scène politique, par la conquête de la place de Mai a été plus que surprenant, et même imprévu pour la junte militaire qui n'avait jamais imaginé que ces femmes éplorées allaient défier le pouvoir en place. Cette pugnacité est le résultat s'un processus que décrit Eric Sarner : « Il se passe alors un renversant défi dans lequel la Mère, privée de l'enfant peut seule reconnaître l'humanité blessée d'une autre Mère, privée de l'enfant, et ainsi de suite. L'addition ou la juxtaposition de ces fonctions privées de sens paraît à la source d'un mouvement où, précisément, c'est le sens qu'il s'agit de retrouver (...). Pour les Mères, ce sens s'est retrouvé en commun. Dans le combat le plus vigoureux et ad mortem2 ». Ainsi, la force des Mères est avant tout leur capacité exceptionnelle à transformer leur traumatisme personnel en un combat collectif. En partageant leur expérience avec d'autres, en déclenchant des mécanismes d'empathie, les Mères ont inventé une thérapie de groupe. En transgressant la règle du silence établie par les militaires, elles peuvent maintenir comme un lien avec la personne disparue. Dans ce que disent les Mères : « J'ai commencé par m'inquiéter pour mon enfant avant de m'inquiéter pour tous nos enfants », on peut voir un véritable passage d'un intérêt personnel à une préoccupation de groupe. La construction d'un mouvement de mères autour de la figure de l'enfant disparu est tout à fait nouvelle. C'est la première fois que des personnes, à la fois femmes et mères sont, de façon spécifique et autonome, un véritable contrepouvoir. Et cette maternité va être investie dans un autre combat puisque les Mères de la place de Mai se déclarent, avec le retour de la démocratie, « nées de leurs propres enfants »3 et légitiment en cela leur nouvelle lutte, cette fois dans le 1 José Cubero, Les Mères, un nouvel acteur politique ?, op.cit., p.121. Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, op. cit., p. 144. 3 Carlos Aznarez, in Madres de la Plaza de Mayo, Résister c’est vaincre, op. cit., p. 7. 2 67 domaine social, contre les inégalités de toutes sortes. En effet, Hebe de Bonafini considère que « le meilleur rôle qui nous a été donné par nos enfants, c'est d'être mères de révolutionnaires, mais aussi d'arriver à être des mères révolutionnaires »1. L'image de la mère est aussi utilisée dans les discours des Mères de la place de Mai : l'amour maternel y est souvent cité comme justifiant leurs actions. C'est dans leur « grand cœur de mères » qu'elles disent puiser la force de continuer leur lutte jour après jour, ce « grand cœur de mères » qui s'offusque de la pauvreté des enfants des rues et réclame du gouvernement des politiques efficaces à ce sujet. C'est aussi en tant que mères qu'elles refusent les réparations prévues par les dirigeants argentins, car selon elles, accepter cette réparation, c'est reconnaître que leur enfant est mort et réindividualiser leur souffrance (« divers gouvernements constitutionnels nous ont dit au moyen de lois et de décrets : je ne peux vous rendre justice, je peux vous donner de l'argent... La vie de nos enfants n'a pas de prix, nous n'accepterons jamais l'indemnisation »2). Par ailleurs, comme nous l'avons vu plus haut, les Mères de la place de Mai refusent de recevoir de l'argent, puisqu'elles ne pourraient pas se nourrir ou se vêtir avec le symbole de la mort de leur enfant. Toutefois, leur rôle de mères n'est pas apprécié partout de la même manière et les proches du régime militaire ne vont pas sans critiquer, aujourd'hui encore, ces « mauvaises mères », qui ont éduqué leurs enfants dans la haine, faisant d'eux des terroristes. 1 Hebe de Bonafini, discours prononcé à la province de Neuquen, 24 mars 1995, in Madres de la Plaza de Mayo, Résister c’est vaincre, op. cit., p. 34. 2 Bulletin de liaison SOLMA, mai 1999. 68 II. Un capital éthique et moral, la « quête de Justice et de vérité » Si le mouvement des Mères est fondé sur la maternité et s'articule autour de la figure du disparu, il incarne aussi de nombreuses valeurs éthiques et morales. Ainsi, les Mères, pour beaucoup d'Argentins, mais aussi au niveau international symbolisent la résistance à l'oppression. Elles ont en effet été les seules à s'insurger pacifiquement contre un régime imposant la terreur à toute la société, et si elles n'ont pas été directement à l'origine de la fin de la dictature, du moins ont elles réussi à rendre visibles les failles du « Processus de Réorganisation Nationale » et à montrer à leurs concitoyens la réalité de la politique menée par la junte militaire. De ce fait, les Mères ont acquis une grande légitimité, due à leur courage et à leur pugnacité, malgré les menaces qui pesaient sur elles. Elles ont réalisé l'impensable: affronter directement ceux qui avaient assassiné leurs enfants. L'écrivain argentin Julio Cortázar n’affirme-t-il pas : « L'irrationnel, l'inattendu, la nuée de colombes, les Mères de la place de Mai, font irruption à n'importe quel moment pour mettre en pièce et bouleverser les calculs les plus scientifiques de nos écoles de guerre et de sécurité nationale.... Continuons à être fous : il n'y a pas d'autres raisons d'en finir avec cette raison qui vocifère ses appels à l'ordre, à la discipline et au patriotisme »1 ? Au delà de cette image de résistance à l'oppression, les Mères représentent aussi pour beaucoup de jeunes une des meilleures références éthiques dans un pays qui a adopté l'impunité et l'oubli généralisé. Plus qu'une lutte contre l'oppression, elles incarnent désormais une résistance sans faille à l'injustice et au mensonge. Face à l'impunité dont bénéficient les militaires, elles ne cessent d'organiser des manifestations les dénonçant, et, face à l'histoire établie par les gouvernants, privilégiant la « réconciliation nationale » au détriment de la vérité historique, elles se battent pour que soit reconnu le doit à la vérité de la population argentine. Enfin, leur lutte contre les inégalités sociales et leur mobilisation en faveur de la défense des opprimés confère à leur mouvement une étiquette de défense des 1 Julio Cortazar, « Nouvel éloge de la folie », La Republica, février 1982, cité par Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, op. cit., p. 17. 69 droits de l'homme largement saluée au niveau international. Comme elles le soulignent elles-mêmes, « le cœur des Mères est tellement, mais tellement grand, qu'il est capable de traverser les murs épais d'une prison, de creuser la terre du Sud au Nord, d'Est en Ouest et d'ouvrir le sillon aux dépossédés pour qu'ils commencent à construire leur propre et digne futur »1. Au final, comme le font valoir les Mères, leur lutte se fait contre le « dénominateur commun qu'est la mort », et elles affirment vouloir combattre pour la vie. C'est donc sur des valeurs éthiques et morales telles que l'amour, la dignité, la justice, la vérité ou encore le droit (à la rébellion, à la vérité, à la vie ...) que les Mères de la place de mai fondent leurs discours et légitimisent leurs actions. III. Un capital politique 1. A l'origine, les Mères bénéficient de l'étiquette « apolitique » En tant qu'organisation basant sa légitimité sur la maternité, les Mères de la place de Mai, n'ont, à l'origine, aucune prétention politique. Venant pour la plupart d'un milieu populaire ou petit-bourgeois, et n'ayant souvent bénéficié que d'une éducation basique, leur rôle est avant tout celui de mère au foyer, de gardienne de la maison. Elles ont vu avec surprise et admiration leurs enfants grandir et souvent entrer à l'université ou s'engager dans des mouvements d'aide aux plus démunis. Lorsque ceux-ci leur parlent de révolution, ou d'engagement politique, elles les écoutent souvent un peu dépassées, leur niveau de conscience sociale et politique étant souvent limité voire nul. Toutefois, leur mouvement spontané marque l'irruption d'un nouveau collectif politique, au sens noble du terme. En réclamant leurs enfants disparus, ces mères entrent dans l'espace public, sur ce lieu symbolique qu'est la place de Mai pour tous les Argentins. L'organisation n'est pas encore structurée. Les Mères, qui se sont 1 Carlos Aznarez, in Madres de la Plaza de Mayo, Résister c’est vaincre, op. cit., p. 11. 70 rencontrées dans des files d'attente, élaborent, à partir d'échanges et de réunions improvisées, un nouveau style de revendication. Elles représentent rapidement l'irruption dans le politique du maternel et du féminin, malgré la pression de la société patriarcale. De même, leurs modes d'action ne sont pas définis et se mettent en place petit à petit. A partir d'une ronde improvisée sur la place de Mai, réunissant tout au plus 14 personnes, les mères mettent peu à peu au point de nouvelles techniques, que ce soit au niveau de la symbolique (foulards blancs, pancartes avec les photos des disparus, etc.) ou du discours. Toutefois, les Mères soulignent leur volonté de n'être assimilées à aucune formation politique. Elles se distinguent en cela des « familiares de desaparecidos » (familiers de disparus), groupe de parents rattachés au Parti Communiste argentin. Cette volonté d'indépendance politique est très utile dans un contexte de guerre froide où le moindre mouvement dit « de gauche » est diabolisé et combattu, notamment dans l'Argentine militaire. En effet, en utilisant leur maternité pour légitimer leur lutte, ces femmes prennent au dépourvu le pouvoir pour qui cette classe de personnes n'entre pas dans la catégorie « subversive ». Dès lors, celui-ci va s'attacher à décrédibiliser ce mouvement, en définissant ces femmes comme « folles » puis en les amalgamant à des « mères de terroristes », leur associant ainsi la responsabilité des choix de leurs enfants subversifs. Cette étiquette « apolitique » est enfin utile au niveau international puisque le monde entier vit aussi dans un contexte de guerre froide. Ainsi, leur mouvement est très bien accueilli aux Etats-Unis comme en Europe où elles sont présentées comme un groupe de défense des droits de l'homme à la recherche de leurs enfants. 71 2. La radicalisation du mouvement Toutefois, comme le souligne Sandrine Lefranc : « Les Mères de la place de Mai souvent perçues, à tort, comme porteuses d'une demande morale plus que politique (voire comme des acteurs mus par la pathologie du deuil inachevé), constituent en Argentine une minorité souvent jugée radicale1 ». En effet, le groupe des Mères de la place de Mai, surtout depuis la fin de la dictature est devenu un acteur politique à part entière dans l'Argentine démocratique. L'évolution du mouvement indique clairement une radicalisation de plus en plus marquée des attitudes des Mères. Elles assument fièrement l'audace, voire l'excès de certaines de leurs positions qui a pu conduire tel groupe (comme les mères ayant accepté les réparations du gouvernement) ou telles personnalités à s'en désolidariser. Cette radicalisation a été proportionnelle aux déceptions qu'elles ont rencontrées dans leurs demandes, puis s'est élargie à des revendications de plus en plus larges au plan sociopolitique national mais aussi international. Selon Eric Sarner : « A l'idée de « retrouver l'enfant perdu », a succédé celle de le « réclamer ». La « réclamation » a pris un tour métaphorique, d'ailleurs conscient chez les mères, par le « Aparición con vida ». L'ironie puissante de cette métaphore a traduit le rôle définitivement critique des Mères vis à vis de tout ce qui pouvait flouer le peuple argentin, et finalement de tout abus de pouvoir dans n'importe quel lieu du monde. Voilà comment s'est mis en place le contre-pouvoir, unique dans l'histoire, que représentent les « folles de mai »2. Avec le retour de la démocratie en Argentine, les Mères de la place de Mai sont devenues de véritables militantes revendiquant la fin de l'impunité des militaires. Cette lutte pour la justice s'est inscrite dans un cadre résolument politique puisqu'en réclamant la punition des responsables de la répression, elles se sont attaquées directement aux différents gouvernements et aux lois d'amnistie qu'ils promulguaient, et ce, malgré les intimidations et menaces de mort qu'elles ont reçues. Par ailleurs elles se sont opposées aux lois successives leur assurant la 1 Sandrine Lefranc, « L’Argentine contre ses généraux : un charivari judiciaire ? », Critique internationale n°26, janvier 2005, p.28. 2 Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, op. cit., p. 166. 72 possibilité de recevoir une réparation économique et de procéder à des exhumations et des hommages posthumes de leurs enfants, justifiant ce refus par le principe : nos enfants sont partis vivants, aussi longtemps que les tortionnaires n'auront pas formellement avoué leurs crimes, ces « disparus » resterons vivants. 3. Les Mères deviennent les « filles » de leurs propres enfants Au delà de cette lutte pour obtenir la justice et la vérité sur le sort de leurs enfants disparus, les Mères de la place de Mai ont largement élargi le domaine d'action de leur combat. Si elles continuent de tourner chaque jeudi sur la place de Mai, elles multiplient aussi les discours à la radio et à la télévision, écrivent, interviennent dans de nombreux débats et manifestations pour défendre leur cause... Mais elles se préoccupent également de problèmes écologiques, de la décomposition sociale du pays, elles dénoncent par ailleurs le chômage comme un crime à part entière, affirment le droit à la rébellion, et défendent la liberté de la presse. Elles sont de toutes les marches, contre une justice inféodée au pouvoir, contre le néolibéralisme et la mondialisation, les mensonges des gouvernants, etc. Elles traversent le pays de part en part pour défendre les associations luttant pour les opprimés et travaillent à l'internationalisme des mouvements de lutte populaire. Cette lutte sur tous les fronts, qui va largement au delà de la défense de la cause de leurs enfants disparus, les Mères la justifient par le fait qu'elles sont « nées de leur propres enfants ». C'est un véritable accouchement politique pour ces femmes qui d'une conscience politico-sociale quasi nulle, se sont prise à défendre ce en quoi leurs enfants croyaient vingt ans plus tôt. Ce sont les disparus qui selon elles les ont fait naître à cette lutte « pour un monde plus juste ». Et, comme le souligne Hebe de Bonafini : « Ils nous ont appris non seulement qu'on peut mourir pour la révolution, mais aussi que nous devons apprendre à tuer pour la révolution ». De plus, les mères utilisent leur légitimité et la médiatisation qui entoure leur mouvement pour faire parler de toutes sortes d'associations qu'elles soutiennent. Ainsi, elles apportent leur appui aux mineurs du Rio Turbio dans l'extrême-sud argentin, aux « SinTierra » de Quimili, aux fonctionnaires de Salta et Jujuy, aux enfants de la rue, 73 victimes selon elles du capitalisme sauvage, aux prisonniers politiques1 ... Malgré leur âge, les Mères de la place de Mai ne semblent pas se fatiguer et répondent à tous les appels qu'on leur lance, proclamant que « l'unique lutte qui se perd est celle qu'on abandonne ». Elles apportent au final une nouvelle image de l'action révolutionnaire. Elles ne croient pas en l'exercice actuel du vote car « très peu souvent il s'agit de choisir ce qui est réellement bon pour les gens du bas de l'échelle » ; elles ne parlent pas de lutter contre la pauvreté car « la véritable bataille doit être menée contre la richesse » ; elles sont convaincues que « le socialisme est la réponse face à la faim et à la répression » et que « la démocratie incluant la faim et l'impunité est une farce ». Elles misent en permanence sur la mobilisation car « le peuple dans la rue est l'unique réponse à la terreur » et considèrent que « la politique ne devrait pas être un vilain mot mais la plus belle des actions des personnes ». Elles croient par ailleurs sincèrement que « dans ce monde, il est plus digne de voler pour manger que de mendier » et déclarent que « le peuple à le droit à la rébellion »2. IV. Un capital médiatique sur la scène nationale et internationale, enjeu de reconnaissance et de visibilité L'imaginativité et la créativité du mouvement des Mères de la place de Mai sont exceptionnelles. Pour les personnes qui ont eu l'occasion de travailler avec elles, elles dégagent « une force, une clarté et une exceptionnelle confiance en ellesmêmes » . Cette créativité se retrouve tout d'abord dans le rapport qu'on les Mères 11 au langage. Dans la mesure où elles passent leur temps à analyser les expressions que les gouvernants utilisent, elles mènent une véritable guerre de mots, de symboles et de langage avec les institutions étatiques. Par exemple, elles opposent au terme « subversif » celui d'« opposant » afin de contrer la rhétorique de la junte militaire. Le langage est pour les mères une force. Au travers de slogans répétés des 1 2 Carlos Aznarez, in Madres de la Plaza de Mayo, Résister c’est vaincre, op. cit., p. 11. Madres de la Plaza de Mayo, Résister c’est vaincre, op. cit., pp. 14-22. 74 milliers de fois, mais aussi de discours, de débats et de conférences de presse, elles défendent leur lutte sans rien céder à leurs opposants. Peu à peu, les Mères, pour relayer leur opinion vont utiliser de plus en plus d'outils médiatiques. Elles vont ainsi créer en 1980 le Boletín (Bulletin), périodique de l'association, leur permettant de transmettre leurs idées, de justifier leurs actions, d'informer en somme des caractéristiques de leur lutte. Elles impriment par ailleurs des tracts qui sont distribués lors des manifestations ou dans la rue et participent à de nombreuses émissions radiophoniques et télévisuelles. Elles savent par ailleurs s'entourer de personnes qui diffusent leurs idées : avocats, journalistes et cameramen. Leopoldo Brizuela, écrivain argentin s’associe même au mouvement pour écrire avec les Mères des recueils de poèmes et de nombreux chercheurs réalisent des relatant l'histoire de l’association. Ainsi, les Mères de la place de Mai ont pu ouvrir une librairie qui distribue notamment les trois recueils de poèmes qu'elles ont écrits, mais aussi des essais, des thèses à leur sujet, des livres de penseurs dont elles partagent les idées, ou des écrits révolutionnaires. Elles enrichissent cette librairie mais aussi la « bibliothèque populaire » qu'elles ont créée par les ouvrages édités par leur maison d'édition. Enfin, le site internet de l'association1 permet à celle-ci de bénéficier d'une interface au niveau national et mondial. Par ailleurs, les Mères voient leur action relayée par la presse nationale. En effet, même si les journaux, suivant l’opinion publique, se sont quelque peu lassés de la radicalisation du mouvement et de leur refus de céder quoi que ce soit aux différents gouvernements, certains médias, surtout de gauche, couvrent largement les événements auxquels participent les Mères, leur apportant par là même un écho local ou national. Par ailleurs, les familles et amis de disparus insèrent chaque jour, notamment dans le quotidien Página 12, des encarts commémorant la disparition d'un proche1. Mais les Mères de la place de Mai ne se limitent pas au niveau national et vont rechercher une reconnaissance mondiale de leur mouvement, afin d'acquérir une visibilité et un soutien plus grands encore. Le développement du mouvement à 1 http://www.madres.org 75 l’échelle internationale s'est notamment fait, nous l'avons vu, par la création de comités de soutien aux Mères, surtout en Europe. Après la fin de la dictature, ces comités continuent à être actifs et à rassembler des fonds afin de faciliter les actions des Mères. Par ailleurs, ces dernières sont invitées dans de nombreuses universités et congrès afin de parler de leur expérience, de l'Allemagne à la Corée, de la Belgique aux Philippines, des Etats-Unis à la Bolivie... De surcroît, le journal des Mères est traduit en plusieurs langues, permettant ainsi à celles-ci de diffuser leurs idées dans de nombreux pays du monde. Enfin, les journalistes du monde entier consacrent régulièrement des articles et reportages à ces « folles de mai ». 1 Pagina 12, 15 mai 1997. 76 Chapitre 2 : L'élargissement du champ d’intervention Il peut être intéressant d’établir, bien qu’avec prudence, un parallèle entre l’association des Mères de la place de Mai et le mouvement des résistants français au sortir de la Seconde Guerre mondiale. En effet, tous deux utilisent la légitimité acquise au combat durant les années de guerre ou de dictature pour imposer leurs idées sur la scène politique au lendemain de ces temps de crise. Les deux mouvements naissent avant tout dans le but de résister, de lutter contre l’oppression. La vocation politique ne vient qu’après, lorsqu’avec le retour à la démocratie, ils se retrouvent investis d’un capital politique et symbolique fort qui leur permet de mener à bien de nouveau projets. Ainsi, le gaullisme, après avoir été un mouvement de résistance et de rétablissement de la démocratie est devenu un mouvement politique décidé à soutenir les idées de Charles de Gaulle sur la nécessité d'un pouvoir démocratique mais fort, auquel serait ajouté un volet social : la volonté d'associer le capital et le travail. S’appuyant sur la personnalité, l’histoire et le charisme de son leader, les militants du gaullisme n’ont pas hésité à critiquer vivement la IVème république. De même, les Mères de la place de Mai, investie d’un capital symbolique, éthique et politique fort, comme nous l’avons vu plus haut, décident d’investir cette légitimité dans l’arène politique. Avec la transformation de l’Argentine en régime démocratique, les Mères n’hésitent pas à être de tous les débats et à critiquer ouvertement les actions des gouvernements successifs. Leur combat à l’origine pour la justice et la vérité en faveur des disparus de la dictature est bientôt suivi par une multitude de nouvelles luttes qu’elles assument fièrement, que ce soit dans le domaine universitaire, de l’édition, sur la scène nationale et internationale ou encore dans leur volonté d’effectuer en Argentine un travail de mémoire. 77 I. Le développement de l’Association dans d’autres domaines Les Mères développent rapidement une large activité hors du domaine purement militant de la défense des droits à la justice et la liberté. Leurs idées politiques, sociales, mais aussi pédagogiques et littéraires s’affirment et les Mères travaillent peu à peu à les diffuser. Révolutionnaires, elles croient de plus en plus à la nécessité d’un homme nouveau et œuvrent à mettre en place divers moyens pour transmettre leur idéologie. Leur influence dans le monde intellectuel se fait, nous l’avons vu, par les débats et conférences qu’elles organisent et où elles sont invitées, et par les articles qu’elles écrivent dans le périodique de l’association ou sur leur site internet. Mais les Mères développent aussi, à partir de la fin des années 90 des projets concrets pour diffuser leurs idées et former des successeurs. Ces projets aboutissent au début des années 2000 avec la construction d’une Université Populaire puis avec la création en son sein d’une bibliothèque et enfin avec la fondation d’une maison d’édition. La mise en place de telles institutions montre clairement l’ambition grandissante des Mères dans le champ intellectuel, politique et pédagogique. 1. L'Université Populaire des Mères de la place de Mai En 1999, les Mères de la place de Mai décident de créer un « nouvel espace de résistance » : elles lancent dans ce but la construction d’une Université Populaire. Ce projet donne lieu à la création de l'Université Populaire des Mères de la place de Mai (UPMPM), qui ouvre ses portes le 6 avril 2000 à Buenos Aires. Cette nouvelle institution répond à la volonté de l’association de stimuler chez les étudiants une pensée critique dans le cadre de groupes de « réflexion créative » . Les Mères 1 souhaitent à travers la création de ce nouvel établissement ouvrir la théorie et la pratique universitaire à de nouvelles dimensions, inventer de nouveaux outils intellectuels, créer un espace dans lequel personnes et mouvements sociaux puissent participer et imaginer des formes de construction politique. Hebe de Bonafini décrit ainsi le fonctionnement de cette nouvelle université : 78 Dans cette université, on étudiera l'art ou le journalisme, les droits humains ou l'économie, la psychologie ou l'histoire... Nous ne demandons pas de diplômes pour y entrer, seulement la volonté d'étudier. Nous recevons de nombreux soutiens, des enfants de disparus nous rejoignent, des intellectuels (...). Nous voulons faire une université absolument indépendante, notamment du ministère de l'Education, nous fonctionnerons avec notre propre budget. Nous proposerons des cours d'étude du marxisme, ou sur les révolutionnaires latino-américains, Jose Marti, Mariátegui, le Che, (...). L'objectif de l'université n'est pas de donner un diplôme pour trouver du travail, mais d'étudier pour avoir de meilleures armes pour lutter, construire une autre société, en finir avec le capitalisme1. Avec le développement de cette université, les Mères de la place de Mai inscrivent leur action dans le mouvement d'éducation populaire, c'est-à-dire qu'elles luttent pour pouvoir « assumer la bataille culturelle contre le système hégémonique » et désirent apporter leur contribution aux mouvements sociaux et populaires dans le champ politico-pédagogique2. Cette université nait en effet dans un contexte de fortes revendications populaires, dans lesquelles est prônée la mise en place de formes de pensée alternatives à la « pensée unique imposée par le capitalisme et le marché ». La conception de l'éducation populaire des Mères de la place de Mai s'appuie sur la pensée de l'écrivain brésilien Paulo Freire : la pédagogie de l'opprimé. Elles veulent à sa suite faire de l'éducation populaire un outil pour concrétiser un changement de la société en « construisant collectivement de nouvelles valeurs et de nouvelles subjectivités »3. Le projet politico-pédagogique doit être fait par les opprimés au sein de l'UPMPM. Il doit permettre d’identifier les oppresseurs et de trouver des solutions tant sur la forme que dans le contenu pour concrétiser la lutte de libération. A travers cette action, les Mères espèrent développer chez les étudiants une certaine autonomie intellectuelle et lutter contre tous les types d'oppression : économique, sexuelle, culturelle. Ce vaste travail doit selon elles s'effectuer sous une forme particulière : plutôt que de conserver des classes classiques dans lesquelles les élèves rangés regardent et 1 http://www.lcr-rouge.org/archives/012700/champli.html, Entretien entre Hebe de bonafini et le comité SOLMA, consulté le 15 décembre 2006. 2 Mariano Algava, « Sainement folles et follement saines », Cahiers de l’action culturelle, vol. 3, n°1, octobre 2000, p. 51. 3 Idem, p. 53. 79 écoutent le professeur, le travail en groupe, basé sur la communication entre tous est privilégié. Il faut en effet selon les Mères un « changement qualitatif dans le processus de communication afin de passer de la transmission au dialogue ». Le but final est que le groupe construise un savoir, et qu'il obtienne par là même un pouvoir. Au final, les Mères, qui se définissent elles-mêmes comme « révolutionnaires », souhaitent, au travers de cette université, créer un homme nouveau dans une société libérée de tous rapports d'oppression : selon elles : L’université populaire des mères enfantera des filles et des fils nouveaux afin de lutter chaque jour pour la vie et la dignité. Nous voulons laisser pour seul héritage l'engagement politique, la cohérence idéologique, la formation intellectuelle et la passion pour la lutte que nous avons héritée de nos 30 000 filles et fils1. 2. La diversification des activités de l’association Des logiques différentes à la simple mobilisation collective en faveur des disparus semblent peser d’un poids croissant dans le fonctionnement de l’association des Mères de la place de Mai. Cette dernière connait tout d’abord un processus de professionnalisation qui se traduit par le développement d’un corps de permanents et d’experts (juristes, communicateurs). Par ailleurs, pour financer et populariser leur cause, les Mères ont développé une gamme de « produits » : livres, tee-shirts, autocollants, vidéocassettes, etc. L’intégration de ces logiques a priori externes au mouvement aboutit à rapprocher son organisation interne de celle d’une entreprise de services2. Par ailleurs, à partir de la fin des années 90, les activités des Mères se diversifient largement. Au-delà de la création de l’Université Populaire, elles vont concentrer leurs efforts dans le domaine littéraire et journalistique, notamment dans le but de défendre et diffuser leurs idées. Cette diversification se traduit tout d’abord par l’inauguration en 2002 de la Bibliothèque Populaire « Julio Huasi », en hommage au poète argentin qui était très 1 2 Idem, p. 52. Erik Neveu, Sociologie des Mouvements Sociaux, op. cit., p. 9. 80 proche des Mères. Cette bibliothèque, dont la construction a été effectuée au sein même de l’UPMPM est issue du travail d’étudiants de cette même université, en collaboration avec les Mères et vient célébrer les 25 ans du mouvement. Elle rassemble avant tout des livres, des revues et des journaux politiques traitant d’une manière ou d’une autre du mouvement des Mères de la place de Mai, d’Amérique Latine, des Mouvements révolutionnaires, notamment ceux des années 60 et 70, de biographies et d’ouvrages de Che Guevara, de Cuba, de la théologie de la libération, mais aussi de sociologie, de droits de l’homme, d’éducation populaire, d’histoire, de philosophie et de littérature. Les Mères de la place de Mai et les étudiants de l’UPMPM souhaitent, à travers la création de cette bibliothèque inaugurer un espace alternatif de réflexion pour les étudiants jeunes et moins jeunes mais aussi pour quiconque désirerait débattre avec eux1. D’autre part, les Mères de la place de Mai ont fondé la maison d’édition « Madres de Plaza de Mayo », dans le but de « créer toujours de nouveaux espaces de résistance ». Plus d’une quarantaine de livres ont déjà été édité, lesquels sont répartis entre cinq collections différentes. La première « 30 años de lucha » (30 ans de lutte), regroupe les ouvrages consacrés au combat des Mères. La seconde « Archipiélagos » défend le travail des chercheurs en psychologie et en droits de l’homme qui offrent un travail alternatif dans ces matières. La troisième « En movimiento » (en mouvement), rassemble des essais sur les projets et mouvements populaires d’Amérique Latine. La collection « Territorios de luchas y de libertades » (Territoires de luttes et de libertés) regroupe des livres « antihistoriques ». En effet, selon les Mères, les livres d’histoire sont réalisés en fonction de l’idéologie des personnes au pouvoir. La collection « Territorios de luchas y de libertades » se propose dès lors d’éditer des écrits relatant l’histoire des opprimés. Enfin, la sélection de « Sin Telón » (sans rideau), propose une bibliographie sur le théâtre avec une sensibilité à la fois artistique et sociale. Les livres de ces cinq collections servent avant tout à propager les idées des Mères et à aider les modes de transmission d’une pensée alternative. 1 http://www.madres.org/biblioteca/hist_biblo/creacion/creacion.asp, consulté le 04 avril 2007. 81 Afin de diffuser ces divers ouvrages, les Mères de la place de Mai participent à de nombreuses foires, nationales et internationales du livre1. II. Les Mères sur la scène internationale La diversification des activités des Mères ne se fait pas uniquement au niveau national. En effet, avec l’affirmation et la radicalisation du mouvement, les Mères ont développé un interventionnisme tous azimuts qui les fait voyager à travers le monde. La médiatisation de leur mouvement permet au Mères de faire bénéficier les associations et mouvements sociaux internationaux, mais aussi certains leaders politiques, qu’elles « parrainent » de leur notoriété. De plus, la scène internationale à laquelle les Mères ont de tout temps eu recours, est devenue pour elles un nouveau lieu où répandre leurs idées : les forums, congrès et rassemblements internationaux auxquels les Mères participent se multiplient. Enfin, l’influence qu’ont acquise les Mères à travers le monde inspire de nombreux mouvements de femmes et de mères qui se développent peu à peu sur le modèle de ces « folles de mai ». 1. Le soutien des Mères à de nombreux mouvements sociaux hors Argentine L'appui de l'organisation des Mères de la place de Mai à des mouvements sociaux sur la scène internationale est une des conséquences des prises de position sur tous les fronts de l'association. Après s'être engagées au niveau national dans la défense des droits de l'homme et notamment des droits sociaux, les Mères vont étendre leur intervention en répondant à l'appel d'ONG internationales, de mouvements sociaux et notamment de groupes s'inspirant de leur action. Ainsi, en 1994, elles font très clairement connaître leur soutien à la révolte des indiens du Chiapas en leur envoyant des lettres de solidarité et en réunissant des signatures 1 http://www.madres.org/editorial/catalogo/catalogo.asp, consulté le 04 avril 2007. 82 encourageant leur rébellion, mais aussi en manifestant devant l'ambassade du Mexique pour dénoncer la répression que subit la population de cette province . Le 4 14 avril 1996, une délégation de l'association part même pour le Mexique afin de s'entretenir avec le sous-commandant Marcos et l'armée zapatiste qui les a invitées un mois plus tôt. Ce voyage a pour but de souligner le soutien inconditionnel des Mères à l'EZLN (Armée Zapatiste de Libération Nationale). Les Mères ont ainsi profité de leur présence au Chiapas pour manifester leur solidarité aux prisonniers politiques zapatistes avant de participer, aux cotés de Danielle Mitterrand, à une réunion avec les chefs de l'EZLN, réunion retransmise dans les journaux locaux et internationaux. A la fin de leur séjour, les Mères sont reparties en promettant d'informer le monde entier de « la terrible persécution et (des) provocations que subissent les paysans de la part de l'armée mexicaine »1. De plus, ce voyage leur a permis de rencontrer Rosario Ibarra, membre du groupe Eurêka constitué de mères de disparus mexicains (militants enlevés par les forces policières) avec qui elles ont dénoncé le rôle d'asile politique que joue le Mexique pour les ex-tortionnaires de toute l'Amérique Latine, qui s'y réfugient pour bénéficier d'une totale impunité. L'intervention des Mères de la place de Mai a aussi été forte en Espagne. Ainsi, Hebe de Bonafini, en visite dans ce pays, a apporté son soutien aux revendications des mineurs asturiens, dénonçant les conditions précaires de leur travail et leur promettant de « ne pas laver son foulard taché de charbon à l'intérieur du puits (...) et de la garder comme un symbole de lutte »2. Toutefois l'action des Mères a suscité des critiques lors de leur intervention en avril 1996 pour soutenir les mères des prisonniers politiques basques et dénoncer les soi-disant actes de torture et exécutions perpétrés contre ces derniers. Lors d'une conférence à l'université de Leioa à Bilbao, Hebe de Bonafini a demandé à l'assemblée qu'« ils ne cessent pas de se rebeller contre le système, qu'ils ne baissent jamais la tête face à la répression »3. Les Mères se sont par ailleurs déclarées solidaires avec « la lutte héroïque et la courageuse résistance du peuple basque, confronté à un Etat assassin : l'Etat espagnol ». Ces déclarations ont provoqué une large vague d'indignation en 1 « Les Madres et l’armée zapatiste, une accolade entre combattants », Diario de las Madres de Plaza de Mayo, avril 1996. 2 Juan Gonzalez, « Le casque par-dessus le foulard », Resumen Latinoamericano, avril 1996. 3 Carlos Aznarez, in Madres de la Plaza de Mayo, Résister c’est vaincre, op. cit., p. 11. 83 Espagne, mais aussi en Europe et en Amérique latine, qui a obligé les Mères à tempérer leur propos. Elles ont continué à soutenir les revendications des mères de prisonniers basques, réclamant que leurs enfants soient emprisonnés en terre basque, et à exiger la liberté de la presse et d'expression, mais ont condamné les crimes de l'ETA1. En France, c'est en collaboration avec leur comité de soutien parisien, le SOLMA (Solidarité avec les Mères de la place de Mai), que les Mères ont eu l'idée de réunir sans intermédiaire toutes les personnes et surtout les femmes qui se sont rapprochées de leur mouvement à travers le Monde. Sous le titre « Madres que Luchan » (Mères en lutte), une réunion a eu lieu durant trois jours entre des mères de disparus de nombreux pays d'Amérique et d'Afrique du Nord, mais aussi avec des mères ukrainiennes dont les enfants ont été victimes de Tchernobyl, des femmes unies contre la mafia en Italie ou contre l’extrême-droite en Israël, des femmes qui essayent de retrouver les victimes de la guerre en ex-Yougoslavie ou de la répression en Palestine, des mères espagnoles qui soutiennent leurs enfants qui refusent le service militaire ou qui s'unissent pour les sauver de la drogue. Les diverses intervenantes, bien que venant de contextes et de combats fort différents, ont ainsi pu échanger des idées, des témoignages, des solutions, et se sont rendues compte, selon Hebe de Bonafini, que « nos luttes étaient un seul et même combat, la lutte pour la vie »1. Cette nouvelle association servira par la suite à soutenir des mouvements de femmes en Amérique latine. 2. La participation des mères à de nombreux rassemblements politiques internationaux Parallèlement au soutien qu’elles apportent à ces mouvements en dehors de l’Argentine, les Mères de la place de Mai se rendent régulièrement, depuis les années 90 à divers sommets et forums, et en profitent pour défendre leur cause, 1 José Cubero, Les Mères, un nouvel acteur politique ?, op. cit., p. 43. 84 partager des opinions, et affirmer leurs idées politiques. Ainsi, dès 1993, elles participent en Allemagne à des actions de commémoration à l'occasion du 60ème anniversaire de l'arrivée d'Hitler au pouvoir, afin de s’associer au travail de mémoire des Allemands et de rappeler qu’en Argentine aussi ce travail devra être fait. Toutefois, la participation des Mères à des rencontres internationales ne se fait pas toujours en faveur de l’institution qui les invite. Elles se montrent ainsi très critiques vis-à-vis de l’ONU qui organise en 1993 le congrès international des droits de l'homme à Vienne. En effet, les Mères y dénoncent le fait que ce sont les EtatsUnis qui dirigent officieusement cette Organisation Internationale et accusent Jimmy Carter d’impérialisme. Les Mères refusent par ailleurs de se rendre à la rencontre internationale des femmes à Pékin organisée elle aussi par les Nations Unies, sous le prétexte que les droits de la femme sont plus que bafoués en Chine. Elles qualifient ce congrès de « honte pour l'humanité qui se moque des espoirs de tant d'êtres humains qui ont rêvé de la solidarité et de l'engagement international ». En général, les Mères se montrent largement défavorables à l'Organisation des Nations Unies qu'elles considèrent comme un satellite de la Banque Mondiale, le conseil de sécurité étant, selon elles « une mafia qui dirige – au bénéfice des puissants – le destin des pauvres », et les casques bleus, « une bande de mercenaires dont le seul objectif est de protéger les intérêts commerciaux des pays impérialistes »2 Au-delà de ces critiques, les Mères de la place de Mai participent activement au mouvement altermondialiste et assistent en ce sens aux nombreux contre-forums qui s'organisent depuis les années 1990 pour dénoncer le capitalisme sauvage et les sommets réunissant des chefs d'Etats tel que celui de Davos. Ainsi, en 2002, elles sont les invitées d'honneur du forum social mondial de Porto Alegre durant lequel elles participent aux débats et apportent leurs avis. Les points clés débattus les amènent à prendre de nombreuses résolutions : contre l'ALCA (Zone de Libre 1 2 Madres de la Plaza de Mayo, Résister c’est vaincre, op. cit., p. 59. Idem, p.161. 85 Echange des Amériques, soutenue par les Etats-Unis)1, contre le remboursement de la dette argentine au FMI, jugée illégitime, et contre la militarisation de l'Amérique Latine. Et, bien qu'elles reconnaissent que ces conférences mondiales mènent plus à des débats et des conclusions théoriques qu'à l'élaboration de plan d'actions concrets, elles soulignent le fait que de telles actions conduisent les gouvernants à s'isoler de plus en plus du peuple, dans la peur de leur intervention2. 3. Le soutien des Mères à des leaders politiques Au delà de la participation à de tels sommets, les Mères de la place de Mai manifestent leurs idées politiques en affichant un clair soutien à des leaders de divers pays. C'est notamment le cas de Fidel Castro que les Mères ont eu l'occasion de rencontrer en 1996. Celles-ci et le líder máximo partagent en effet une admiration réciproque : si Fidel Castro souligne l'importance du mouvement des Mères, de leur courage et de leur dignité, les Mères expriment leur appui à sa politique, leur solidarité aux Cubains et appellent Fidel leur « ami ». Ces dernières sont d’ailleurs invitées régulièrement à de nombreuses rencontres sur l'île durant lesquelles elles témoignent de leur histoire et assurent les Cubains de leur fidélité1. Les Mères affirment par ailleurs leur soutien à Hugo Chávez, notamment durant sa tournée latino-américaine parallèle à celle de Georges W. Bush au début de 2007. En effet, le leader vénézuélien a largement obtenu le soutien des Mères lors de son passage à Buenos Aires, celles-ci l’accueillant chaleureusement avec des affiches « Bienvenue Chávez, dehors Bush!» et déclarant : « Il faut soutenir Chavez dans sa lutte contre les mensonges de Bush ». A la radio, Hebe de Bonafini a même été particulièrement virulente affirmant : « la principale lutte aujourd'hui est celle contre l'impérialisme des États-Unis. Il faut leur faire comprendre que ce sont des ordures, que nous ne les aimons pas et que n'en avons pas besoin car nous nous suffisons à nous-mêmes. Nous sommes des pays riches, avec des peuples pauvres ». 1 La Presse canadienne, Les Mères de la Place de Mai disent non au libre-échange des Amériques, 04 avril 2001. 2 http://www.penelopes.org/xarticle.php3?id_article=895, Entretien entre Nora Cortinas, Mère de la Place de Mai et Les Pénélopes. 86 Même si ce soutien à Hugo Chavez semble largement motivé par la lutte contre les Etats-Unis, les Mères transmettent aussi par là leur appui à la révolution bolivarienne que le dirigeant vénézuélien veut mettre en place, ainsi que sa politique en faveur de l’indépendance de l’Amérique latine et des personnes démunies2. 4. Des mouvements de Mères aux quatre coins du Monde. Le mouvement des Mères de la place de Mai est peu à peu devenu une référence et a inspiré d'autres mouvements. En effet, dans de nombreux pays, on a pu observer l'émergence, du fait de crises et de conflits armés, de mouvements de mères transformant la souffrance résultant de la mort, de l’enlèvement ou de la disparition d’un enfant en action politique. C'est tout d'abord à Chypre qu'ont émergé les « folles de Nicosie ». Ces femmes, qui ont perdu la trace de 1619 personnes, maris et/ou fils, à la suite du conflit turco-grec de 1974, ont multiplié les manifestations, vêtues de noir et arborant les portraits de leurs proches disparus, contre la « ligne Attila » qui sépare les deux communautés. Mais un tel mouvement s'est aussi développé à la frontière de l'Argentine, au Brésil, où les « Mères d'Acari » s'opposent aux escadrons de la mort qui, à Rio de Janeiro assassinent les enfants des rues et des favelas. Face à ce phénomène et pour monter leur solidarité, les Mères de la place de Mai ont créé en 1994 l'association « Mères en lutte ». Celle-ci vise à soutenir les Mères de guérilleros du groupe Tupac Amaru au Pérou, ainsi que celle des disparus du mouvement Eureka au Mexique. Les mouvements de mères se développent de plus en plus vite. Ainsi, l' « association des familles de prisonniers et disparus sahraouis » voit le jour dans les années 90, suivie par « les folles de Galatasaray » en Turquie, les « femmes de 1 Madres de la Plaza de Mayo, Résister c’est vaincre, op.cit., p.47. http://www.cyberpresse.ca/article/20070310/CPMONDE/70310039/5160/CPMONDE, consulté le 07 avril 2007. 2 87 Srebrenica » en Bosnie1, les réseaux d'écoles clandestines mis en place par des mères afghanes ou encore les « femmes en noir » qui, en Israël s'opposent à l'occupation des territoires palestiniens. Par ailleurs, au Sri Lanka, le docteur Monorani Saravanamuttu, mère d'un journaliste enlevé et assassiné en 1990, parvient à organiser une importante manifestation réunissant 25 000 mères de disparus. Enfin, l'action politique des mères peut résulter d'une réaction à une menace. Ainsi, des mouvements de mères ont organisé des manifestations pacifistes en GrandeBretagne pour dénoncer les violences entre Irlandais et Britanniques. Parallèlement, des mères se sont insurgées aux Etats-Unis contre la vente sans contrôle d'armes à feu au travers des « marches des mamans ». Enfin, certaines mères se réunissent pour tenter de trouver une solution au problème corse en disant non à la loi des armes1. Ainsi, même si tous ces mouvements, aux objectifs si divers, ne sont pas des répliques exactes de l'association des Mères de la place de Mai et ne suivent pas forcément ses modes d'action, force est de constater, à la suite des revendications du groupe argentin, l'irruption de la sphère maternelle dans le politique et l'influence qu'ont les Mères de la place de Mai sur nombre d'organisations. Ainsi, les Mères argentines deviennent un exemple au niveau international et suscitent directement ou indirectement des mouvements semblables au leur, et auxquels elles manifestent le plus souvent leur solidarité. III. Un travail de mémoire : les Mères face à l'oubli Dans leur lutte pour la justice et la vérité, les Mères de la place de Mai soulignent la nécessité du travail de mémoire que doit faire la population argentine. En effet, plutôt que de prôner la réconciliation nationale, les Mères considèrent qu’il est de première importance que les Argentins, anciennes et nouvelles générations confondues connaissent le contexte des années de dictature et la réalité 1 Le Monde, De Buenos Aires à Belgrade, les combats des Mères de la Place de Mai, 17 avril 1999. 88 de ce qu’on subit les 30 000 disparus au nom de la lutte contre les subversifs. Audelà du rétablissement de la vérité historique, elles espèrent que l’enseignement de ces évènements permettra d’empêcher qu’une telle situation se reproduise. L’action des Mères se fait dès lors contre l’oubli de cette période au nom de la réconciliation nationale, et ce à travers un rappel constant de leur combat pour les 30 000 disparus. Ce travail de mémoire qu’elles tentent de favoriser se fait notamment par la défense de monuments comme l’ESMA (Escuela Mecanica de la Armada, célèbre camp au centre de Buenos Aires dans lequel ont transité plusieurs milliers de disparus) que certains voudraient raser afin de faire oublier les atrocités de la « guerre sale ». 1. Un rappel constant de leur combat Malgré la diversification du mouvement et les nouvelles formes qu’il revêt, la revendication principale reste la même : obtenir la justice et la vérité sur les circonstances des disparitions survenues durant la dictature. Et cette revendication première n’est jamais absente de toutes les activités et manifestations des Mères qui dans chaque discours, chaque slogan, chaque allocution rappellent le pourquoi de leur combat. Ce rappel constant, en plus de légitimer leurs actions, fonctionne comme un outil pour favoriser le travail de mémoire de la population argentine. La lutte s’inscrit dès lors dans un calendrier maintes fois répété depuis la création du mouvement, à travers les mêmes slogans, les mêmes symboles, comme pour montrer l’actualité de ce combat. Ainsi, depuis la date fondatrice du 30 avril 1977, les Mères se retrouvent tous les jeudis à 15h30 sur la place de Mai pour leur ronde hebdomadaire, qui est désormais devenue une étape typique pour les touristes étrangers. Par ailleurs, depuis 1981 et jusqu’en 2006, les Mères convoquent chaque année une « marche de la résistance » durant laquelle elles marchent durant 24 heures sur la place de Mai pour réaffirmer la conquête qu’elles ont fait de ce lieu et la volonté 1 José Cubero, Les Mères, un nouvel acteur politique ?,op.cit., p. 71 89 de justice vis-à-vis des disparus1. Ces longues manifestations inaugurent une nouvelle forme d’action militante pour les Mères et sont l’occasion de montrer qu’elles sont toujours là, persévérantes et qu’elles attendent toujours des réponses à leurs réclamations. Ces marches s’inscrivent « dans la résistance déterminée de notre peuple contre les plans visant à prolonger la dictature », puis « contre la méticuleuse impunité orchestrée par l’UCR et Alfonsin », etc. Chaque année, une nouvelle revendication : la première a pour consigne le fameux slogan « Apparition en vie » ; « Assez des militaires » est le mot d’ordre de 1986, lors de la 6ème marche, pour lutter contre la politique d’Alfonsín trop favorable aux militaires. En 1990, les Mères défilent avec des pancartes avec l’inscription « L’esprit rebelle pour lutter, le courage pour continuer » afin de souligner leur pugnacité, mais aussi pour soutenir les principales conquêtes ouvrières qui étaient remises en cause par la politique de Menem. Pour les Mères, « La seule lutte perdue est celle que l’on abandonne » (1995) et cette lutte se fait avant tout en faveur de leurs enfants : « Toujours, toujours, nous rêvons à la libération », « Ils ne sont pas seulement dans nos mémoires, ils sont une vie ouverte », « Prison pour les génocidaires », « Tu vivras pour toujours »2 sont quelques uns des 25 slogans de ces marches tout en luttant depuis le milieu des années 90 contre le chômage, la misère et la faim et en réclamant la liberté pour les prisonniers politiques pour au final « Vivre en luttant contre l’injustice »1. Même si ces marches de la résistance sont critiquées par une partie de la population qui ne comprend pas le sens de ces marches et jugent les Mères agressives et violentes, elles permettent pour les Mères de réitérer chaque année leur « profession de foi » en leur lutte et de rappeler que justice n’a toujours pas été rendue. Enfin, les Mères rappellent constamment leur combat et leur volonté de vérité, liée directement au nécessaire travail de mémoire dans la presse, notamment au travers des divers encarts commémorant la disparition, chaque jour de personnes. Ainsi le lecteur se trouve t-il sans cesse face à ces « actes de disparition » qui lui rappellent 30 années plus tard la réalité vécue par les disparus et leurs familles. 1 2 Le Figaro, Les Mères de la Place de Mai défilent pour la dernière fois à Buenos Aires, 26 janvier 2006. http://www.madres.org, consulté le 08 avril 2007. 90 2. La volonté d'un travail de mémoire Utiliser la technique de la disparition est une arme de guerre terriblement efficace. Elle permet d’effacer les traces du crime, de soustraire les corps à leur famille, d’effacer non seulement la vie mais encore l’existence, de dissoudre la mort elle-même. Les victimes ne sont jamais nées. Aux vivants de faire la preuve que les séquestrés ont véritablement existé2. De fait, la politique de terreur menée par les militaires dans une totale clandestinité limite largement la constitution de preuves, la désignation des coupables et favorise en cela l’oubli. En effet, la population argentine n’a pas été durant la dictature directement confrontée, sauf pour une minorité, aux exactions du régime. Si elle en avait vaguement conscience, elle préférait éluder le problème. Avec le retour à la démocratie, la volonté de vérité et de justice, impulsée notamment pas les mouvements de défense des droits de l’homme, a été vive et s’est concrétisée avec le rapport Nunca Más et le procès des ex-dirigeants militaires. Toutefois, cette volonté a été amoindrie par la lassitude des gouvernants et des Argentins, aspirant à la réconciliation nationale. Ce processus de réconciliation, et notamment sa traduction par des lois assurant l’immunité des responsables a porté un coup dur aux mouvements de défense des droits de l’homme pour qui le rétablissement de la vérité et les procès des coupables sont essentiels. En effet, pour ces organisations, le travail de mémoire est nécessaire pour que chaque Argentin prenne pleinement conscience des évènements cachés par les militaires et de la réalité vécue par les victimes de la répression. Dans ce but, ils soulignent l’importance d’actions fortes pour marquer les mémoires des citoyens : plutôt que d’une justice de façade et des manœuvres à la marge, ils militent pour des procès historiques, spectaculaires, dénonçant réellement les exactions commises par les militaires. Dans le cadre de cette lutte pour la justice, la vérité et contre l’impunité, les Mères de la place de Mai lancent un nouveau slogan : « pas d'oubli, ni de pardon » 1 http://www.voltairenet.org/article134387.html, consulté le 08 avril 2007. « La politique des Mères », in A. Brossat et J.-L. Déotte (dirs) L’époque de la disparition, Politique et esthétique, Paris, L’Harmattan, 2000. 2 91 pour souligner leur volonté d’un travail de mémoire fondé sur la traduction en justice des responsables. Pour elles, ce travail de mémoire doit aboutir à rendre justice à leurs enfants disparus et à empêcher que de tels évènements se reproduisent. Elles se dressent donc contre le principe de la réconciliation nationale qui vient selon elles réduire tous les efforts faits pour dénoncer les militaires et rétablir une vérité historique en plongeant les Argentins dans un sentiment confortable de calme et d’oubli, tandis que les assassins de leurs enfants restent en liberté. Elles dénoncent en cela ne démocratie de façade qui ne prend pas ses responsabilités par rapport aux pages noires de l’histoire argentine et se construit sur le mensonge et l’impunité des criminels. Afin de soutenir le travail collectif de mémoire auquel elles aspirent, les Mères ont constitué peu à peu un vaste fonds d’archives constitué de toutes les enquêtes effectuées ainsi que de nombreux documents et témoignages relatifs à la période 1976/1983. Ces documents permettent notamment de prouver la culpabilité de militaires et d’établir la vérité sur l’horreur des camps de concentration. Le long travail effectué par les Mères se fait dans le cadre de la lutte pour la mémoire et contre l’oubli. Elles espèrent à travers ce vaste fonds documentaire que les nouvelles générations pourront rétablir la vérité et établir la justice lorsqu’elles ne seront plus là. Au final, les actions des Mères se font dans un but : que l’histoire des disparus intègre la mémoire collective et que, si les coupables n’ont pas été condamnés par la justice, ils le soient par la société. 3. L'investissement des Mères dans des évènements plus ponctuels : l'exemple de l'ESMA Dans ce contexte de lutte contre l’oubli, la lutte des Mères de la place de Mai contre le rasage de l’Escuela de Mecanica de la Armada (ESMA) est emblématique. Ce bâtiment destiné, à l’origine, au logement et à l’instruction technique des sousofficiers de l’armée est devenu pendant la dictature militaire un engrenage clé de la machine répressive du terrorisme d’Etat : l’un des principaux centres clandestins de détention et d’extermination d’Argentine. En effet, pendant la période dictatoriale, le complexe ESMA fut le centre de l’activité répressive du Groupe d’action 3.3.2, la 92 structure spécialisée dans le terrorisme d’Etat. Ce groupe remplit un rôle central à la fois dans l’élaboration de plans et la mise en place d’actions d’extermination, et dans la production de doctrines et de méthodologies terroristes. Dans le cadre d’un plan dirigé par les Forces Armées, la Marine commença à structurer son propre appareil clandestin et à pratiquer le terrorisme d’Etat : séquestrations, vols, assassinats, rapts d’enfants et disparitions forcées. L’amiral Emilio Massera, commandant en chef de l’armée et membre de la première junte de la dictature participa en personne à l’action répressive1. Par ailleurs, une maternité clandestine fut mise en service dans le Casino des Officiers de l'ESMA pour les femmes enceintes prisonnières du Groupe d’action 3.3.2 et d’autres centres clandestins. Les femmes étaient séquestrées dans une chambre jusqu’au moment de l’accouchement. Elles étaient alors assistées par des médecins et infirmiers de l'ESMA et par d’autres prisonnières. En cas de complications, elles étaient transportées à l’Hôpital naval. Après l’accouchement, la mère était obligée d’écrire à sa famille à qui était soi-disant remis l’enfant. Peu de temps après, la mère était séparée de son enfant et transférée. Les enfants nés en captivité, dans la plupart des cas, furent adoptés par des marins ou des membres d’autres forces répressives. Au final, autour de 5000 personnes furent séquestrées dans l'ESMA, ce qui donna une réputation tristement célèbre à l’édifice. En 1998, au nom de la réconciliation nationale, Carlos Menem décida de raser le bâtiment afin d’y installer un espace vert, afin, considérait-il d’effacer ce lieu d’horreur2. Les Mères de la place de Mai s’opposèrent vivement à ce projet, qui selon elles faisait partie d’une politique de l’oubli et multiplièrent les manifestations pour exiger qu’ont fasse de cet « édifice de la mort »3 un lieu garant d’une mémoire collective. Face à la pression sociale, le gouvernement de Menem dut renoncer à son projet. Toutefois, il faudra attendre 2004 pour le gouvernement de Kirchner rende justice à l’action des Mères en y autorisant l’installation d’un musée de la mémoire 1 http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/dossiers/2006/amerique_ latine/reportage_themes.php?report_id=165010050&atheme=1, consulté le 08 avril 2007. 2 Reuters, Carlos Menem veut transformer un centre de torture en parc, 07 janvier 1998. 3 Discours prononcé par Hebe de Bonafini le 23 mars 1995 devant l’ESMA, in Madres de la Plaza de Mayo, Résister c’est vaincre, op. cit., p. 76. 93 dédié aux disparus : l’Espace pour la Mémoire et pour la Promotion et la Défense des Droits de l’Homme1. Cette décision est très importante car elle répond à la demande historique des organismes de Droits de l’Homme, des familles de victimes, notamment les Mères de la place de Mai, et des survivants des centres clandestins de détention. Elle constitue de plus une reconnaissance explicite de la responsabilité de l’Etat concernant son activité répressive illégale sur la période de 1976 à 1983. 1 Agence France Presse, Argentine, 28 ans après la dictature, la sinistre ESMA devient un musée, 24 mars 2004. 94 Chapitre 3 : L’engagement des Mères après la crise argentine de 2001 La crise argentine de 2001, causée par une situation économique critique et des tensions sociales marquées, provoque une grave remise en cause de la sphère politique qui se traduit par la succession à la tête de la république argentine de quatre présidents en l’espace d’un mois. Les élections de mai 2003 marquent l’arrivée de Néstor Kirchner au pouvoir. Ce péroniste de centre gauche, gouverneur de la province de Santa Cruz en Patagonie, prête serment le 25 mai 2003, au moment où l'Argentine sort de la pire crise économique de son histoire : une monnaie dévaluée d’environ 75% vis-à-vis du dollar et la cessation de paiements de la dette publique la plus importante de l'histoire mondiale. Sa politique en matière des droits de l’homme lui assure le soutien de nombreux mouvements sociaux et notamment de groupes radicaux comme les Mères de la place de Mai. En effet, le président annule les lois d'amnistie des militaires de la dictature et affirme qu’il ne s'opposera pas à ce qu'ils soient jugés. De plus, il modifie la composition de la Cour Suprême de Justice, accusée d'être trop ménémiste. Dans ce contexte, la position des Mères de la place de Mai vis-à-vis du pouvoir évolue. Par sa politique, et malgré quelques désaccords, Néstor Kirchner s’attire les bonnes grâces du mouvement. En effet, si les Mères n’obtiennent pas la tenue d’un procès exemplaire jugeant tous les responsables militaires et civils de la répression, elles s’affirment du moins satisfaites des avancées en matière d’impunité. Au-delà de ce soutien au président argentin, les Mères continuent leur lutte en matière de justice sociale et soutiennent en ce sens les nombreux mouvements sociaux qui apparaissent depuis la crise de 2001. Elles comptent pour ce faire sur l’appui du groupe HIJOS, qui apporte à l’association un regain d’énergie. 95 I. La crise de 2001 et l’arrivée de Néstor Kirchner au pouvoir Après l’échec du congrès national du Parti justicialiste en juillet 1998 et plusieurs démissions au sein de son gouvernement en mai 1999, le président Menem renonce à briguer un nouveau mandat. L’Alliance d’opposition, coalition réunissant le Parti radical et le centre gauche, désigne Fernando De la Rúa, de l’UCR (parti radical), comme candidat. Celui-ci remporte en novembre 1998 les élections primaires puis, en octobre 1999, l’élection présidentielle. Son mandat présidentiel intervient dans un conteste socio-économique difficile qui oblige le nouveau gouvernement à mener une politique austère à laquelle la population est très défavorable. De plus, à la crise sociale et économique argentine s’ajoute une remise en cause générale de la représentation politique. Tous ces facteurs entrainent l’exaspération de la population et la crise argentine de décembre 2001. 1. La présidence de De la Rúa Après les années du « miracle argentin », le nouveau président doit faire face à une situation économique et sociale qui se dégrade sérieusement. L’Argentine est en effet sérieusement touchée par la crise financière internationale, notamment celle du Brésil, son premier partenaire commercial au sein du Mercosur, contraint de dévaluer sa monnaie. Un nouveau programme d’austérité est lancé en avril 1999 en accord avec le FMI. Un second plan d’austérité est proposé en janvier 2001, mais celui-ci est rejeté par les députés et entraîne la démission de plusieurs ministres et l’éclatement de la coalition au pouvoir. La valeur du peso étant calée sur celle du dollar par un système de parité fixe, la compétitivité de l’économie argentine s’affaiblit sans qu’il soit possible d’ajuster le taux de change pour rompre ce processus. La situation paraissant sans issue et le pouvoir étant extrêmement fragilisé, Fernando de la Rúa décide de nommer, en mars 2001, aux fonctions de 96 ministre de l’Économie Domingo Cavallo, ancien ministre de Menem, très impopulaire en Argentine du fait de sa politique ultralibérale. Celui-ci lance un plan de compétitivité tout en réduisant les dépenses publiques, afin de rassurer les investisseurs sur la capacité de l’Argentine à rembourser sa dette extérieure très élevée. Mais l’Argentine, cinquième pays exportateur mondial de viande, est touchée en 2001 par l’épizootie de fièvre aphteuse, qui fragilise considérablement ce secteur important de l’économie du pays. Dans un contexte économique toujours plus dégradé, la politique du « déficit fiscal zéro » du ministre de l'Économie suscite à partir du mois de juillet 2001 une vive opposition de la population. Elle s’exprime au mois d’octobre lors des élections législatives et sénatoriales. L’Alliance, la coalition de centre gauche au pouvoir, perd la majorité au Sénat et à l'Assemblée fédérale au profit du parti péroniste, le Parti justicialiste. En outre, le vote-sanction atteint une ampleur inédite. Dans un pays où le vote est obligatoire, les votes blancs ou nuls atteignent près de 21 %. Le président Fernando De la Rúa affirme toutefois qu’il entend maintenir le cap des réformes économiques, mais il doit désormais gouverner dans le cadre d’une cohabitation avec les péronistes1. 2. La crise de 2001 : une crise économique, sociale et politique Les dirigeants politiques qui se sont succédé depuis le milieu des années 1980 en Argentine apparaissent aux yeux de la population comme les responsables de la gestion catastrophique, aggravée par la corruption, qui a conduit le pays à la faillite. L’Argentine s’est enfoncée dans la récession depuis juillet 1998 et la dette atteint 141 milliards de dollars. Près de la moitié de la population est affectée par la pauvreté (14 millions de démunis sur 36 millions d’habitants fin 2001) tandis que le taux de chômage atteint officiellement 18,3 % (octobre 2001)2. 1 2 Encyclopédie Encarta, « Argentine ». Idem. 97 Dans ce contexte, le FMI n’entend pas continuer à cautionner une politique économique qu’il juge inadaptée. Au début du mois de décembre 2001, il refuse d’accorder un nouveau prêt à l’Argentine de 1,3 milliard de dollars, destiné à payer les intérêts de la dette. Cela entraîne l’annonce d’une baisse du budget de 20 %. Venant après de nombreuses mesures de restriction, cette décision provoque l’exaspération de la population, notamment des classes moyennes, peu enclines jusqu’alors à manifester mais touchées en masse par la paupérisation. Cette situation économique entraîne une véritable crise de la représentation politique. En effet, après s’être traduit par le vote, le mécontentement de la population s’exprime dans la rue, par des émeutes, des pillages et des « concerts de casseroles » (cacerolazos) au cours desquels les manifestants conspuent les dirigeants politiques. Les affrontements avec la police font trente morts tandis que cinq présidents se succèdent à la tête de l’État en quelques jours. Le ministre de l’Économie, Domingo Cavallo, est le premier à démissionner, bientôt suivi par le président Fernando De la Rúa le 20 décembre. Le président du Sénat, qui assure l’intérim, remet sa démission au bout de quarante-huit heures. Adolfo Rodríguez Saá annonce la suspension du paiement de la dette et la création d’une nouvelle monnaie, mais il renonce à son tour au bout d’une semaine. Il est remplacé par le président de l’Assemblée nationale, avant qu’Eduardo Duhalde soit finalement investi à la présidence de la République le 2 janvier 20021. Eduardo Duhalde, professeur de droit public, candidat malheureux à la présidentielle de 1999, forme un gouvernement dominé par les péronistes. Dès son arrivée au pouvoir, il promulgue une loi d’urgence économique qui entraîne la dévaluation du peso, la fin de la parité peso-dollar et la mise en place de mesures protectionnistes afin de restructurer l’économie du pays. Un double de taux de change est instauré, l’un officiel à 1,40 peso pour 1 dollar et l’autre libre. Alors que le chômage atteint des niveaux dramatiques (24 % selon les chiffres officiels en mars 2002) et que plus de la moitié des Argentins (52 %) vit sous le seuil de pauvreté, la malnutrition frappe plusieurs régions du pays. Cette 1 Idem. 98 catastrophe économique et sociale alimente un très fort mécontentement à travers tout le pays, mais fait naître aussi des formes originales de mobilisation sociale et de solidarité : mouvements de chômeurs (surnommés les piqueteros) capables de paralyser les transports et la circulation de marchandises, associations de quartier à l’origine de « clubs de troc » permettant d’échanger des biens et des services, etc. Sur le plan politique, la population argentine exprime un rejet et un dégoût à l’égard de tous les partis, considérés comme responsables en bloc de la grave crise que traverse le pays en raison de leur incapacité à gouverner et de leur corruption. La classe politique, quant à elle, profondément divisée, apparaît surtout attachée à conserver ses parcelles de pouvoir. 3. Néstor Kirchner L’élection présidentielle de mai 2003 donne lieu à une bataille politique dont le principal protagoniste est le Parti justicialiste (péroniste). Elle est marquée par le retour sur le devant de la scène politique argentine de l’ancien président Carlos Menem. Parvenu en tête au premier tour du scrutin avec 24,3 % des suffrages, ce dernier décide de se retirer de la compétition électorale alors que les sondages lui prédisent une défaite cuisante. Conformément à la Constitution argentine, la présidence de la République revient alors par défaut au candidat arrivé en seconde position, Néstor Kirchner (22 % des suffrages), également péroniste. Cette élection est marquée par le taux d’abstention le plus élevé de l’histoire argentine et par l’anéantissement du deuxième parti du pays, l’Union civique radicale (UCR, centregauche), dont le candidat recueille seulement 2,3 % des suffrages. Déterminé à rompre avec la politique des années 1990, le président Kirchner lance une série de mesures visant à redonner du crédit aux institutions politiques. Parmi ses mesures figure la destitution de personnalités impliquées dans l’ancienne dictature militaire ou dans les scandales de corruption. Faisant des droits de l’homme l’une de ses priorités, Néstor Kirchner fait annuler les lois amnistiant les 99 anciens tortionnaires de la dictature. En politique étrangère, il se détache des ÉtatsUnis pour se rapprocher des pays du Mercosur (en particulier le Brésil). En septembre 2003, il parvient à un accord avantageux avec le FMI sur le report du remboursement d’une partie de la dette argentine et sur la concession d’un nouveau prêt1. II. La réaction des Mères face au tournant pris par Kirchner vis-à-vis de l’impunité La politique de Kirchner en matière d’impunité marque un véritable tournant puisque celui-ci décide de mener une véritable croisade contre les 1 000 à 2 000 militaires de haut rang et les quelques civils qui furent les organisateurs et les exécutants de la politique de répression durant la dictature. En l’espace d’un an, le gouvernement au pouvoir a en effet levé un grand nombre d’obstacles à l’exercice de l’institution judiciaire jusque là très limité par les lois d’amnistie des précédents gouvernements. De plus, le Président de la République a multiplié les hommages aux victimes du « Processus de réorganisation nationale » et fourni à plusieurs reprises les preuves de sa volonté de poser des limites à l’armée. Selon Sandrine Lefranc : « Tous ces actes sont autant de signes d’une remise en cause du système de « pactes » qui permettait jusque là aux élites de maintenir leur pouvoir en toute impunité. D’aucuns veulent y voir la preuve que la justice (pénale) finit toujours par triompher, même si sa mise en œuvre a dû être différée pour les besoins de la construction démocratique. Dans cette perspective, à l’état d’exception qu’est supposée avoir connu l’Argentine en 2002 succéderait aujourd’hui une politique tout aussi exceptionnelle conduite par un homme « à la hauteur des circonstances historiques »1. 1 Idem 100 1. Un contexte favorable La politique de Kirchner vis-à-vis des militaires est certes courageuse et marque une rupture avec les gouvernements précédents, mais il faut toutefois souligner le fait que le nouveau président argentin bénéficie d’un contexte favorable. Tout d’abord, la situation de l’armée au sein de la société n’est plus la même. En effet, force est de constater, malgré la forte tradition de prise du pouvoir par les militaires en Argentine, que les forces armées ne sont pas intervenue lors de la crise de 2001 pour rétablir l’ordre. Ainsi, « Les événements de décembre 2001 auraient (…) constitué une épreuve dont l’institution militaire serait sortie régénérée par son acceptation nouvelle du statut d’armée professionnelle, capable de résister à la tentation d’un retour en politique même lorsque la situation semble friser le chaos et que la police semble en perdre le contrôle »2. De fait, les forces armées se sont abstenues de se poser en tant que recours montrant ainsi leur recentrage sur leurs fonctions traditionnelles de défense du pays. Par ailleurs, les militaires n’ont défendu que très discrètement les officiers remis en cause par la nouvelle politique de Kirchner contre l’impunité alors que nombreux sont ceux qui s’étaient mutinés, une quinzaine d’années plus tôt pour obtenir le vote de la loi d’« obéissance due ». Plus que par un changement radical des mentalités des forces armées argentines, ce nouveau contexte militaire s’explique plus largement par le passage du temps. En effet, si en 1980, les prévenus potentiels constituaient l’essentiel des forces armées, ils n’en représentent dans les années 2000 plus qu’une minorité, souvent à la retraite, et les militaires placés en détention préventive sont souvent octogénaires. La deuxième raison écartant la possibilité d’un retour autoritaire est le changement du contexte international. En effet, malgré la persistance de conflits, la pression est grande pour que l’Amérique Latine reste une zone de paix et que le Brésil, l’Argentine, le Chili et les Etats-Unis prennent des initiatives en ce sens. Enfin, les Argentins sont désormais largement défavorables à un retour des militaires sur la scène politique. En effet, ils sont de plus en plus attachés au principe de légitimité 1 2 Sandrine Lefranc, « L’Argentine contre ses généraux : un charivari judiciaire ? », article cité, p. 28. Idem, p. 29. 101 démocratique, et prêts à le défendre, même s’ils continuent à s’interroger sur la manière optimale de gérer cette démocratie1. 2. Une volonté politique et des gestes symboliques Dans ce contexte favorable où l’intervention des forces armées est plus qu’improbable, Néstor Kirchner bénéficie d’une marge de manœuvre largement plus vaste que ses prédécesseurs en matière de lutte contre l’impunité, même s’il ne faut pas lui retirer un certain courage politique dans une Argentine où la question de la « guerre sale » continue à diviser les citoyens. La politique du président argentin s’est faite en trois phases. Il a tout d’abord épuré le haut commandement des forces armées ainsi que la police fédérale, qui avait été impliquée dans la répression. La même logique d’épuration a été appliquée, plus progressivement toutefois, au système judiciaire. Au nom de la primauté du droit pénal international, il a ensuite rompu avec le souverainisme de ses prédécesseurs en matière d’extraditions, facilitant ainsi la tâche aux magistrats étrangers qui instruisaient des poursuites à l’encontre des militaires argentins. Enfin, il a incité le Parlement à annuler purement et simplement – au lieu de les abroger sans portée rétroactive – les deux lois de quasi-amnistie promulguées en 1986 et 1987 sous la présidence de Raúl Alfonsín : la loi du « Point final » et celle de l’« Obéissance due ». Par ailleurs, en mars 2004, le juge Rodolfo Canicoba Corral a annulé pour inconstitutionnalité deux décrets de grâce dont avaient bénéficié six militaires, et il semble aujourd’hui possible que ce rempart juridique érigé par Menem en 19891990, se trouve également contesté par le Parlement. Selon Sandrine Lefranc : « En trois temps, Kirchner a ainsi levé les principaux obstacles juridiques qui interdisaient l’administration d’une justice pénale pleine et entière, c’est-à-dire punissant tous les actes constitutifs d’une violation des droits de l’homme et poursuivant tous les responsables et leurs complices1 ». La portée symbolique de ces mesures est très importante dans la mesure où Néstor Kirchner multiplie dans les discours accompagnant sa politique les 1 Carlos Floria, « L’argentine à l’épreuve », Etudes, n°4026, Juin 2006, p. 732. 102 hommages aux victimes de la répression. Il s’adresse ainsi en tant que « compañero » (compagnon, camarade) aux Mères de la place de Mai et aux HIJOS réunis pour le 28ème anniversaire du coup d’Etat de 1976. En outre : « Le Président a qualifié tous les responsables de la violence d’État d’« assassins » (quand Alfonsín avait opté pour un classement plus subtil, en ne faisant peser de condamnation morale – et éventuellement judiciaire – que sur un petit nombre d’entre eux). Ce label de « droit commun » marque une rupture ostensible avec le statut d’interlocuteurs politiques traditionnellement reconnu aux militaires2». Enfin, Kirchner a récusé officiellement la théorie des « deux démons », marquant en cela un net virage par rapport aux déclarations d’Alfonsin et Menem qui avalisaient un tel discours. 3. Kirchner et les Mères de la place de Mai En présentant les mouvements de défense des droits de l’homme comme acteurs d’une « lutte exemplaire » et en s’adressant à ceux-ci comme « compagnon » (militant du péronisme de gauche, il a brièvement été emprisonné durant la dictature), Nestor Kirchner parvient à s’attirer les bonnes grâces des deux groupes les plus radicaux que sont les Mères de la place de Mai et les HIJOS. L’abrogation des lois d’amnistie par la Cour Suprême provoque chez les Mères et les Grandsmères un grand espoir : celui que les responsables de la disparition de leurs enfants soient enfin jugés : « devant le palais de justice, elles riaient et applaudissaient à l’énoncé de ce verdict historique »3. Les Mères saluent par ailleurs l’initiative du gouvernement argentin d’adhérer à la Convention sur les Crimes de l’humanité, qui rend imprescriptible les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité, et notamment la disparition forcée de personnes, et ce, malgré le fait que la frange conservatrice de la société clame l’inutilité de « rouvrir les plaies du passé »1. Cette acceptation de la politique de Kirchner par le mouvement des Mères est d’autant plus exceptionnelle que depuis plus de 15 ans, toutes leurs revendications 1 Sandrine Lefranc, « L’Argentine contre ses généraux : un charivari judiciaire ? », article cité, p. 29. Idem, p. 32. 3 Libération, Plus de pardon en Argentin, 16 juin 2005. 2 103 se font ouvertement contre les gouvernements successifs et qu’elles ont développé un discours radical de dénonciation des élites dont le « que se vayan todos, que no quede ni un solo » (Qu’ils s’en aillent tous, qu’il n’en reste pas un seul) est représentatif. Ce discours est repris par le président lui-même qui dénonce la corruption des hommes politiques et des forces de l’ordre, et attaque directement les politiques d’impunité mises en place par ces prédécesseurs. En effet, « ce n’est pas pour les crimes commis par la répression que Kirchner a demandé « pardon » au nom de l’État, le 24 mars 2004, mais « pour la honte d’avoir tu pendant vingt ans autant d’atrocités » : ce ne sont donc pas en premier lieu les bourreaux qui sont désignés comme coupables, mais bien les hommes politiques et les mesures qu’ils ont prises depuis l’établissement du régime démocratique2. De fait, la lutte contre l’impunité mise en place depuis 2003 a un caractère éminemment politique : on assiste à une véritable « déménémisation » des institutions et du pouvoir. Les changements de juges au sein de la Cour Suprême (jusque là largement inféodés à Carlos Menem) ainsi qu’au Conseil de la magistrature marque un tournant au niveau du fonctionnement du système judiciaire, désormais plus autonome et transparent. De surcroît, Kirchner obtient les faveurs des Mères de la place de Mai du fait de sa politique sociale et notamment de sa croyance en une justice redistributive. En effet, nous l’avons vu, les revendications des Mères se sont largement diversifiées et leur mouvement se fait le défenseur des plus déshérités. Le dialogue entre le gouvernement et le mouvement des Mères sert les intérêts des deux parties puisque l’association peut favoriser l’établissement d’une passerelle entre la cause des victimes de la répression et les revendications de justice redistributive. Cela permet au gouvernement de « jeter les bases d’une alliance future avec certaines composantes du mouvement social, et ce tout en conservant un caractère ostensiblement moral, puisque sa démarche est motivée par la douleur des mères et des enfants »1. 1 2 Le Figaro, Kirchner met fin à l’impunité pour les ex-tortionnaires, 13 août 2003. Sandrine Lefranc, « L’Argentine contre ses généraux : un charivari judiciaire ? », article cité, p.33. 104 4.Un soutien à nuancer Toutefois, la justice rendue n’est pas entièrement conforme aux attentes des Mères de la place de Mai. En effet, ce que celles-ci revendiquent, c’est une justice extraordinaire, concernant certes les militaires mais aussi toutes les personnes qui ont collaboré, d’une manière ou d’une autre à la mise en place du régime dictatorial et à la disparition des 30 000 victimes. Or, le processus de « lutte contre l’impunité » initié par Kirchner remet en cause avant tout les bourreaux et est limité par la rareté des preuves. De plus, les sanctions ne sont pas exemplaires comme l’espéraient les Mères, mais adoucies par l’âge des officiers traduits en justice, le Code pénal prévoyant un régime de détention et des moyens de défense particuliers au-delà de 70 ans. Ainsi, le général Massera a-t-il tenté de faire valoir son « incompétence mentale », à l’instar de Pinochet ou de Papon lors de son jugement. Bien qu’importante, la portée de la justice ainsi rendue demeure donc symbolique, ce qui ne satisfait pas pleinement les Mères. La politique de Néstor Kirchner est par ailleurs « prise entre deux feux »2. En effet, sa politique ne contente pas tout le monde et le président argentin essuie de nombreuses critiques. De la part des militaires et d’une minorité de la société argentine tout d’abord, qui continuent à prôner la réconciliation nationale et ne considèrent pas qu’il soit opportun de rouvrir de tels dossiers. D’autre part, la politique kirchnériste provoque des tensions au sein même du parti péroniste dont les caciques dénoncent la trop grande ampleur. Cette tension a trouvé son apogée lors des cérémonies de commémoration du 24ème anniversaire du coup d’Etat de 1976 présidée par le président argentin dans les locaux de l’ESMA, auxquelles cinq gouverneurs péronistes qui dirigent les plus importantes provinces du pays n’ont pas assisté, tandis qu’Hebe de Bonafini menaçait de ne pas se rendre à cette célébration si ces gouverneurs, « complices » selon elles de la dictature s’y rendaient. Ainsi, Nestor Kirchner est réellement partagé, puisque, dans un régime fédéral, il ne peut se passer de l’appui des gouverneurs des cinq plus importantes 1 2 Idem, p. 35. Le Monde, En Argentine, Néstor Kirchner dénonce les crimes de la dictature militaire , 27 mars 2004. 105 provinces, et qu’il ne peut pas non plus « se mettre à dos les Mères de la place de Mai, symbole de la lutte contre la dictature »1. Enfin, la décision de M. Kirchner en 2006 de transformer en jour férié national le 24 mars, date du coup d’Etat militaire a provoqué une vive polémique parmi les défenseurs des droits de l’homme et dans le monde politique argentin. Pour certains, comme Adolfo Perez Esquivel, prix Nobel de la Paix « le jour férié n’aide pas à la mémoire (…), le 24 mars ne doit pas être un jour festif, mais un jour de réflexion et d’analyse de ce qui s’est passé en Argentine, sur les lieux de travail, dans les universités et dans les écoles »2. Quant aux Mères de la place de Mai , elles rejettent unanimement l’établissement de ce jour férié, en témoigne Beatriz Lewin, membre de l’organisation : « Comment peut-on fêter l’anniversaire d’un coup d’Etat ? (…) C’est une décision précipitée qui reflète l’institutionnalisation et l’appropriation politique de la mémoire. La vérité sur la dictature, le combat pour la justice sont des thèmes d’Etat. Ils n’ont pas à être utilisés par un gouvernement qui veut se faire bien voir »3. III. Les 30 ans du mouvement Le 30 avril 2007, les Mères de la place de Mai fêtent les 30 ans de leur mouvement. Durant ces 30 ans de luttes, ces femmes qui, de mères au foyer sont devenues des militantes acharnées des droits de l’homme, ont exploré divers registres de mobilisation, n’hésitant pas à se montrer intransigeantes avec leurs adversaires. Aujourd’hui, et malgré leur grand âge, les Mères continuent le combat sur tous les fronts, et notamment au niveau social, dans lequel elles sont de plus en plus impliquées. Elles collaborent dans leurs actions avec le groupe HIJOS qui semble être l’héritier de leur mobilisation. 1 Idem. Le Monde, Polémique sur le mémoire du coup d’Etat de 1976, 25 mars 2006. 3 Libération, Déchirures argentines sur la mémoire, 27 mars 2006. 2 106 1. 30 ans après, les Mères de la place de Mai continuent la lutte Le changement de politique quant à l’impunité a attiré en faveur du nouveau président argentin les bonnes grâces des Mères, ce qui marque un tournant décisif dans le sens de leur combat. En effet, si Kirchner et les Mères ne sont pas d’accord sur tous les points, force est de constater une avancée extraordinaire dans les relations entre l’association et le pouvoir politique. C’est la première fois qu’Hebe de Bonafini coopère avec un chef d’Etat depuis le retour de la démocratie argentine, déclarant même à propos du chef de gouvernement : « c’est l’un de nos fils ». Pour elle, la tâche n’est en effet plus de « résister, mais de soutenir la construction d’un nouveau pays »1. Cette construction peut pourtant sembler difficile pour ces femmes dont l’âge oscille entre 76 et 93 ans. Toutefois, comme le déclare la présidente de l’association, 78 ans : « Je ne suis jamais fatiguée car je ne me fatigue pas de vivre ! ». Et, de fait, comme les autres membres de l’association, elle va de réunion en réunion, voyage à l’étranger, défiant les crises d’asthme et de diabète2. Elle continue de présenter tous les lundis une émission radiophonique, « La radio des Mères » et bien sûr se rend tous les jeudis sur la place de Mai pour la ronde hebdomadaire de ces foulards blancs. De fait, la Maison des Mères continue d’être une vraie ruche : outre leur émission radiophonique, elles continuent de publier leur journal mensuel, de faire fonctionner leur imprimerie, d’animer leur université et de développer leurs archives, qui vont être digitalisées grâce à un accord avec le ministère de l’éducation. Il en est de même pour les Grands-mères de la place de Mai, pour qui « le combat se poursuit ». En effet, si elles ont réussi à retrouver 86 de leurs petits enfants, des centaines d’autres cas d’enlèvements doivent être élucidés3. Ainsi, même si la mobilisation des Mères de la place de Mai irrite de nombreux Argentins, notamment à cause de leur soutien à la guérilla FARC ou de leur refus de condamner les attentats du 11 septembre, mais aussi du fait de leur radicalisation incessante qui lasse la population, la plupart des Argentins saluent ces Mères 1 Le Monde, Les Mères de la Place de Mai politisent leur mouvement, 22 juin 2006. Idem. 3 Le Matin, Rencontre avec des enfants volés sous la dictature, 19 mars 2006. 2 107 comme « le symbole de la résistance démocratique dans un pays longtemps marqué par la dictature militaire »1. 2. Le soutien des Mères aux nouveaux mouvements sociaux Bien que l’abrogation des lois instaurant une quasi-amnistie des militaires responsables de la répression ait été une victoire pour les Mères de la place de Mai, celles-ci n’abandonnent pas pour autant la lutte. En effet, elles réclament toujours plus de justice, contre les militaires et leurs complices civils durant la dictature, mais aussi au niveau de la redistribution des ressources dans un pays largement touché par la pauvreté. En effet, comme le souligne Hebe de Bonafini, « Notre lutte s’est politisée : nous exigeons la justice sociale, nous soutenons la lutte des plus démunis. Nos enfants sont morts pour un idéal, nous continuons leur lutte ». Si les Mères montrent leur optimisme, au moment où « L’Amérique latine vit un moment historique, avec l’arrivée au pouvoir des gouvernements de gauche dans plusieurs pays qui affrontent l’impérialisme américain » et revendiquent leur amitié avec H. Chavez, E. Morales et F. Castro2, elles continuent de lutter aux cotés de nombreux mouvements sociaux. En effet, les Mères apportent largement leur soutien aux nouveaux mouvements sociaux nés dans une Argentine en ébullition depuis 2001. Elles se montrent très enthousiasmées par la « reconstruction du lien politique et social » et par « l’affirmation d’une nouvelle conscience citoyenne », prélude selon elles à une véritable démocratie. Elles contribuent ainsi des mobilisations diverses qui renouvellent les répertoires d’action : concerts de casseroles, barrages de chômeurs, occupations illégales de terres en milieu urbain, etc. D’autre part, elles s’investissent dans les nouvelles assemblées de quartiers qui gèrent les problèmes locaux et sont parfois pourvus d’une dimension redistributive lorsque les groupes militants gèrent 1 2 La Presse canadienne, Les Mères de la Place de Mai célèbrent leur 25ème anniversaire, 01 mai 2002. Le Monde, Les Mères de la Place de Mai politisent leur mouvement, article cité. 108 des ressources publiques. En bref, elles coopèrent au véritable « laboratoire de la démocratie sociale » qu’est l’Argentine. Les Mères, mais aussi les HIJOS participent d’ailleurs directement à l’élaboration de nouveaux registres de mobilisations collectives notamment avec la nouvelle forme de manifestation qu’est l’escrache, repris par la suite à plus large échelle. Cette effervescence sociale de l’Argentine est toutefois à nuancer : les cacerolazos (concerts de casseroles) ont pratiquement disparu, les asembleas barriales (assemblées de quartier) se sont à la fois raréfiées et institutionnalisées, et le clivage entre « négociateurs » et « radicaux » s’est accentué au sein des piqueteros (mouvements radicaux de chômeurs), qui en sont rapidement venus à jouer le rôle de gestionnaires des politiques sociales à destination des chômeurs1. Cependant, si la mobilisation sociale qui a suivi la crise de 2001 s’est quelque peu essoufflée, les Mères de la place de Mai n’ont pas abandonné leur lutte pour autant et continuent de multiplier les manifestations, les discours, les slogans revendiquant plus de justice sociale. Cette mobilisation se constate d’ailleurs à l’échelle de la politique internationale. En effet, les Mères de la place de Mai continuent à dénoncer l’impérialisme américain et l’ALCA. Elles montrent d’ailleurs leur rejet de la politique de Georges W. Bush en participant en novembre 2005 au contre-sommet organisé à Mar del Plata, au sud de Buenos Aires protestant contre la venue du président en Argentine2. 3. Le mouvement HIJOS « Nous voulons que la jeune génération continue notre combat, afin que lorsque nous ne serons plus des Mères des jeunes gens continueront à se battre pour la vie, la liberté et la justice » déclarait Hebe de Bonafini en 2002. En effet, pour les Mères de la place de Mai, la pérennisation de leur mouvement et de leur lutte est une 1 Sandrine Lefranc, « L’Argentine contre ses généraux : un charivari judiciaire ? », article cité, p.34. Agence France Presse, Les mères de la Place de Mai à Mar del Plata pour dire non à Bush, 03 novembre 2005. 2 109 préoccupation réelle dans la mesure où, d’ici à 20 ans plus aucune d’entre elles ne sera en vie. Dans ce but, les Mères comptent largement sur la jeune génération et sa volonté de justice tant pénale que sociale. Dans ce contexte, le goupe H.I.J.O.S. (Hijos e hijas por la Identidad y la Justicia contra el Olvido y el Silencio : Fils et filles pour l’Identité et la Justice contre l’Oubli et le silence) semble être le plus probable héritier du combat mené par les Mères depuis 30 ans. H.I.J.O.S. est une organisation politique de défense des droits humains créée en 1995 qui travaille dans les différentes provinces argentine, chaque siège ayant une totale autonomie quant à ses activités bien que ces dernières doivent s’inscrire dans un cadre politique préétabli. Les Membres de H.I.J.O.S. sont des jeunes qui ont été les victimes directes de la répression militaire (enfants de disparus, de fusillés, de prisonniers politiques et d’exilés), mais aussi des militants actifs ayant les mêmes idées que les autres adhérents. L’objectif de l’association, à l’origine, était une quête identitaire. Souvent touchés par la disparition d’un proche, parfois d’un parent, les HIJOS ont commencé par réfléchir sur leur identité et le sens de leur action en fonction de leur passé et de l’héritage de leurs proches disparus. Cette réflexion s’est peu à peu transformée en nécessité de lutter dans l’arène politique. Dès lors, les objectifs de l’association sont devenus la reconstruction historique des processus politiques des dernières décennies et la dénonciation des violations des droits de l’homme du passé et du présent, le but final étant de contribuer à l’édification d’une société plus démocratique et juste1. Les liens familiaux qu’ont ces jeunes adultes avec les disparus voire même avec les Mères et Grands-mères de la place de Mai rend leur combat très proche de celui de leurs aînées. Et, de fait, depuis la création du mouvement, Mères et HIJOS se sont régulièrement retrouvés afin de préparer ensemble des manifestations, d’écrire des tracts, etc. Les Mères apportent aux HIJOS leur expérience, leur courage et leur assurance tandis que ces derniers insufflent de la jeunesse, des idées nouvelles et même encore plus de radicalité dans leurs actions. Ces dernières sont nombreuses : les HIJOS multiplient les moyens de faire connaitre leurs mobilisations : tracts, journaux, site internet, etc. Mais ils misent surtout sur l’action et participent à de 1 http://www.hijos.org.ar, consulté le 10 avril 2007. 110 très nombreuses manifestations en faveur des disparus mais aussi de plus de justice sociale dans lesquelles ils se distinguent par leur discours particulièrement virulent. L’escrache est le registre privilégié d’action des membres de HIJOS qui, grâce à ce nouveau moyen de mobilisation collective veulent stigmatiser les responsables de la répression qui n’ont pas été condamné ou l’ont été mais à des peines trop légères selon eux, tel le général Videla, qui, du fait de son âge, purge sa peine à son domicile dans un quartier chic de Buenos Aires. Au final, les HIJOS apportent du dynamisme à l’action des Mères et prolongent leur action en donnant à travers les escraches plus de visibilité aux dénonciations qu’effectuent les Mères depuis des années. 111 Conclusion Le mouvement des Mères de la place de Mai n’est pas totalement original en soi. En effet, ses principes d’action, sa structure, ses luttes internes se retrouvent dans bien des associations. Par ailleurs ses objectifs, ses prises de positions ne sont pas uniques : nombreux sont les organismes de défense des droits de l’homme qui militent pour que la lumière soit faite sur la répression menée lors de la dictature militaire. Toutefois, le mouvement des Mères bénéficie d’une puissance symbolique inédite dans la mesure où il regroupe des mères en deuil. Cette caractéristique lui donne une légitimité importante et marque l’irruption du maternel et du féminin dans l’arène politique. Mais la singularité du mouvement des Mères de la place de Mai relève aussi d’autres facteurs : sa fondation, autour de la figure du « disparu », sa résistance aux menaces du régime militaire, sa créativité en trouvant toujours de nouveaux moyens d’action, son irruption sur la scène politique en tant que contrepouvoir dans une période de l’histoire argentine où toute dissension était violemment réprimée. Toutes ces caractéristiques font du mouvement un acteur unique et nouveau dans l’Argentine post-dictatoriale. Par ailleurs, leur unicité vient de leur pugnacité et de leur intransigeance. Même après la fin de la dictature, leur énergie et leur militantisme continuent : elles sont au premier rang dans la contestation contre les lois d’amnistie qui garantissaient l’impunité aux responsables des disparitions, au contraire d’autres mouvements, elles refusent de coopérer avec les pouvoirs publics, tant que leurs revendications ne seront pas prises en compte. Par ailleurs, la radicalité des Mères de la place de Mai, si elle a conduit le mouvement à s’isoler de la population argentine, a aussi fait du mouvement une référence pour beaucoup. En effet, leur lutte intransigeante est devenue un repère dans une Argentine instable, souvent marquée par l’opportunisme et la corruption. De plus, nombreux sont les mouvements d’extrême gauche notamment, qui se revendiquent en partie de l’héritage des Mères. 112 L’objet de ce mémoire a été de montrer les différentes facettes du mouvement des Mères et en ce sens leur unicité, et ce, dans une perspective d’historienne du temps présent. L’apport de ce travail à la bibliographie, notamment française existant sur ce sujet est double : il permet d’appréhender l’action de l’Association argentine en dehors de l’analyse qui en est faite en général. C’est-à-dire qu’il permet d’envisager la lutte des Mères dans un contexte plus global : les Mères de la place de Mai ne sont pas les mères éplorées et naïves que l’on présente souvent, mais de redoutables combattantes. Elles sont peu à peu devenues un acteur politique à part entière dont le discours radical dérange. Par ailleurs, ce travail permet d’envisager l’évolution de l’Association depuis la crise argentine de 2001 et notamment son changement de posture vis-à-vis du pouvoir politique depuis l’accession au pouvoir de Néstor Kirchner en 2003. En effet, les ouvrages se limitent en général à l’an 2000 et insistent beaucoup plus largement sur la création et l’action du mouvement sous la dictature argentine que sur son évolution après 1983. La difficulté majeure que j’ai rencontrée lors de la rédaction de ce travail a été l’absence de sources venant critiquer l’action des Mères et notamment leur discours radical. C’est en ce sens aussi la principale limite de ce travail qui n’envisage que trop peu les acteurs se positionnant contre l’action des Mères de la place de Mai : les militaires, mais aussi la droite conservatrice et plus largement la part des Argentins que l’intransigeance des Mères lasse. Perspectives Aujourd’hui, à 30 ans de leur création, les Mères sont toujours là, sur la place de Mai, non seulement pour défendre leur cause première, la vérité sur les disparitions et les sanctions des responsables, mais également pour dénoncer les inégalités dans les domaines social et économique, sur le plan national et international. Les Mères de la Pace de Mai font partie désormais du paysage politique argentin et représentent un modèle unique dans l’histoire de la résistance et de l’action autonome contre le pouvoir. Elles sont aussi devenues la référence 113 privilégiée de ce que peuvent faire les femmes avec leur force et leur courage. L’évolution de leurs revendications, d’une justice pénale pour les tortionnaires de leurs enfants à une justice sociale pour tous, permet par ailleurs aux Mères de la place de Mai de pérenniser leur mouvement. En effet, les hauts-responsables de la répression ont été jugés et condamnés (ou sont en cours de jugement), et il est peu probable qu’on assiste, comme le désirent les Mères à une remise en cause de toutes les personnes qui ont, de prêt ou de loin, pris part au régime militaire. Par conséquent, même si les Mères continuent à lutter contre la tentation de l’oubli de cette page noire de l’histoire dans la société argentine, et de se battre pour la vérité, arguant que « pour tourner une page, il faut l’avoir lue », il semble que très peu puisse encore être fait en Argentine au niveau de la justice pénale. Dès lors, leur engagement social, aux côtés des piqueteros, ou des ouvriers licenciés réinvestissant leur usine abandonnée, mais aussi contre G. Bush, etc. permet à leur lutte de s’actualiser. Au final, des femmes à la conscience politique limitée ont su utiliser les capitaux dont elles disposaient pour développer un mouvement social sans précédent, qui s’est instauré en véritable contre-pouvoir et se pérennise à travers une lutte toujours plus actuelle : celle contre l’injustice sociale. La question reste toutefois posée : que va devenir le mouvement des Mères de la place de Mai sans les Mères de la place de Mai ? Si les institutions créées par les Mères vont surement continuer à fonctionner, du fait des nombreux amis qui soutiennent l’action des Mères, notamment dans l’Université populaire, il semble cependant que l’association elle-même ne puisse survivre à la disparition de ses membres. En effet, celle-ci n’a, par essence, accueilli aucune autre personne que les mères de disparus, et celles-ci venant à mourir, c’est tout le mouvement qui est remis en cause. Restent cependant les autres organismes de défense des droits de l’homme qui militent comme les Mères pour l’établissement de la vérité et la justice, mais aussi tous les mouvements sociaux qui défendent une autre idée de justice sociale, et s’inspirent parfois directement, tels les HIJOS, de l’action de leurs ainées. La mobilisation des Mères reste essentielle dans un pays qui semble renouer avec les vieux démons de la dictature. En effet, plus de 20 ans après la fin de la 114 dictature, un plaignant et témoin clé au procès de l’ancien tortionnaire Miguel Etchecolatz , Jorge Julio Lopez, a disparu à sont tour1, alors que s’ouvrent en Argentine près d’un millier de procédures pour crimes contre l’humanité, concernant plus de 500 personnes, souvent militaires ou policiers. C’est la deuxième fois que Julio Lopez disparait : il avait été enlevé en octobre 1976 et détenu dans les casernes de La Plata où il avait été torturé par Michel Etchecolatz, alors commissaire de la police provinciale. Trente ans plus tard, son témoignage a amené la condamnation de son bourreau à perpétuité, mais un jour avant le verdict, le témoin a disparu une seconde fois. La presse nationale ne parle plus que d’enlèvement et de complicité de la police locale et les associations de lutte contre l’impunité comme les Mères de la place de Mai se sont mobilisées en une manifestation réunissant plus de 15 000 personnes. Beaucoup redoutent que cet enlèvement ne ralentisse le travail de la justice. En effet, cette disparition fait frémir magistrats et témoins qui ont peur que se concrétisent les menaces téléphoniques et les lettres anonymes qu’ils reçoivent. Au final, même si le gouvernement de Néstor Kirchner a beaucoup fait en matière d’impunité, il semble qu’une minorité d’Argentins ne soient pas prêts à laisser agir la justice impunément. 1 L’Hebdo, Le spectre de la dictature argentine, 30 novembre 2006. 115 SOURCES Textes juridiques - - Loi d’autoamnistie (n° 22.924) du 23 mars 1983. Orden presidencial de procesar a las juntas militares, Décret 158/83 du 13 décembre 1983. Thèse des “deux démons” : Décret 157 du 13 décembre 1983. Loi annulant l’autoamnistie : Loi 23.040 du 22 décembre 1983. Loi du Point Final, Loi 23.492 du 24 décembre 1986. Loi de l’Obéissance due, Loi 23.521 du 8 juin1987. Décrets de l’indulto: Décret 1002 du 7 octobre 1989 ; Décret 1003 du 7 octobre 1989 ; Décret 1004 du 7 octobre 1989 ;Décret 1005 - 7 octobre 1989. Presse - Le Monde, Paris: 1991 – 2007 Le Matin, Genève : 19 mars 2006 La Presse Canadienne, Montréal : 2001 – 2002 Agence France Presse : 1995 – 2007 Le Figaro, Paris : 1999 – 2007 Libération, Paris : 1997 – 2006 (consultés directement grâce à la base de données Factiva de l’IEP) Pagina 12, Buenos Aires : 1997-2006 Bulletin de liaison SOLMA : mai 1999. Diario de las Madres de plaza de Mayo : 2004 – 2006 (consultés sur les sites internet relatifs) Sites internet (consultés entre novembre 2006 et avril 2007) - Fonds documentaire relatif à la dictature argentine et aux lois d’impunité des militaires : http://www.nuncamas.org/document/document.htm - Entretien entre Nora Cortinas, Mère de la Place de Mai et Les Pénélopes. (mouvement féministe français) : http://www.penelopes.org/xarticle.php3?id_article=895 116 - Entretien entre Hebe de Bonafini et le comité SOLMA : http://www.lcrrouge.org/archives/012700/champli.html Les mères de la place de mai : http://www.madres.org/ Madres Fundadoras : http://www.madresfundadoras.org.ar/ Association Latino américaine des parents de détenus et disparus : http://www.desaparecidos.org/fedefam/ Les grands-mères de la place de mai : http://www.abuelas.org.ar/ Association H.I.J.O.S (fils et filles de disparus) : http://www.hijos.org.ar/ Association des ex-détenus durant la dictature : http://www.exdesaparecidos.org.ar/aedd/example2.php Association des parents de détenus et disparus durant la dictature : http://www.desaparecidos.org/familiares/ Commémoration des 30 ans après le coup d’Etat du 24 mars 1976 : http://www.30anios.org.ar/ Documents audiovisuels - - La Dignité du peuple, documentaire de Fernando Solanas, Argentine-BrésilSuisse, 2005, production Cinesur SA, 120 minutes. Sortie dans les salles françaises le 27 septembre 2006. Nombreuses vidéos de plus ou moins bonne qualité sur http://youtube.com montrant les Mères de la place de Mai lors de diverses manifestations, notamment lors de la Coupe du Monde de football de 1978 ou de la commémoration des 30 ans du coup d’Etat militaire, le 24 mars 2006. 117 BIBLIOGRAPHIE Instruments de travail Livres : - B. Badie, P. Birnbaum, P. Braud, G. Hermet, Dictionnaire de la science politique et des institutions politiques, Paris, Armand Colin, 1994 (5ème édition), 2001. - Bernard Bruneteau, Le siècle des génocides, Paris, A. Colin, 2004, 252 p. Geneviève Jacques, Beyond impunity, an oecumenical approach to Truth, Justice and Reconciliation, Conseil œcuménique des Eglises, Genève, 2000. Louis Joinet (dir.), Lutter contre l’impunité, 10 questions pour comprendre et agir, Paris, La découverte, 2002, 142 p. Erik Neveu, Sociologie des Mouvements Sociaux, Paris, La Découverte, 2000, 125p. Articles de périodiques : - Bouretz, Charles Leben, Alain Finkielkraut, Louis Joinet, Danièle Lochak, Jean-Marc Varau, « La prescription, Table ronde du vendredi 22 janvier 1999 », Droits, n°31, Paris, PUF, 2000. Ouvrages sur l’Argentine Livres : - Franck Lafage, L'Argentine des dictatures (1930-1983), pouvoir militaire et idéologie contre-révolutionnaire, L'Harmattan, 1991, 141 p. Articles de périodiques : - Carlos Floria, « L’argentine à l’épreuve », Etudes, n°4026, Juin 2006, p. 732-740 - Elizabeth Jelin, « Les mouvements sociaux et le pouvoir judiciaire dans la lutte contre l’impunité », Mouvements, 2006/4-5, N° 47-48, p. 82-9. - Sandrine Lefranc, « Renoncer à l'ennemi, jeu de piste dans l'Argentine postdictatoriale », Raisons politiques n°5, février 2002, p.127-143 118 - Sandrine Lefranc, « L’Argentine contre ses généraux : un charivari judiciaire ? », Critique internationale n°26, janvier 2005, p.27-37 Brigitte Stern, « Pinochet face à la Justice », Etudes, Tome 394, janvier 2001, p. 7-18 Ouvrages sur les Mères de la place de Mai Livres : - Jean-Pierre Bousquet, Les « folles » de la place de Mai, Paris, Stock, 1982, 259 p. - José Cubero, Les Mères, un nouvel acteur politique ? , Toulouse, éd. Privat, 2001, 126p. - Nicole Loraux, Les Mères en deuil, Paris, Seuil, 1990. - Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, Paris, Desclée de Brouwer, 2000, 175 p. Recueil d’articles et de discours de et sur les Mères de la place de Mai : - Madres de la Plaza de Mayo, Résister c’est vaincre, Bayonne, Gatuzain, 2000, 187p. Articles de périodiques - Mariano Algava, « Sainement folles et follement saines », Cahiers de l'action culturelle, vol.3, n°1, octobre 2000, pp. 50-54 119 ANNEXES Annexe 1. Chronologie indicative des évènements argentins et des actions des Mères de la place de Mai entre 1974 et 2007……………………………………….123 Annexe 2. « Nous voulons la liste des assassins », Discours prononcé par Hebe de Bonafini sur la place de Mai, le 23 mars 1995, 19ème anniversaire du coup d’Etat militaire……………………………………………………………………………….126 Annexe 3. Photographies des Mères de la place de Mai ………………………….128 Annexe 4. Liste des condamnés graciés par le président Carlos Menem ………..130 Annexe 5. Le Monde, Samedi 20 février 1999, « Les militaires argentins accusés de vol d'enfants pendant la dictature. Une enquête judiciaire périlleuse », Christine Legrand ………………………………………………………………………………132 Annexe 6. Le Figaro, jeudi 26 janvier 2006, p. 2, « Les mères de la place de Mai défilent pour la dernière fois à Buenos Aires », Catherine Dabadie………………135 Annexe 7. Tract et Photographies d’escraches………….…………………………...137 120 Annexe 1. Chronologie indicative des évènements argentins et des actions des Mères de la place de Mai entre 1974 et 2007 (établie au fur et à mesure de la rédaction de ce mémoire et à l’aide de la chronologie établie par Eric Sarner en ce qui concerne la chronologie de l’histoire argentine1) 1974 : Mort du général Péron, Isabel Péron au pouvoir. La Triple A (Alliance Anticommuniste Argentine), groupe paramilitaire d’extrême-droite séquestre et tue entre 600 et 2500 personnes. 1976 : Coup d’Etat de la junte militaire, le général Videla est choisi comme Président. Mise en place du « processus de réorganisation nationale ». 1977. 1ère marche sur la place de Mai regroupant 14 mères. Ces rondes se reproduisent chaque jeudi. Pèlerinage des Mères à Lujan, avec leurs foulards blancs. Création du sous-groupe des Grands-mères de la place de Mai. Enlèvement des responsables du mouvement des Mères de la place de Mai. 1978. Coupe du Monde en Argentine. 1979. Remise du rapport de la CIDH à la junte militaire. Création officielle de l’association des Madres de plaza de Mayo. 1980. L’Argentin Adolfo Pérez Ezquivel est prix Nobel de la Paix pour son action en faveur des droits de l’homme. 1981 : Le général Viola remplace le général Videla. 1ère marche de la résistance des Mères de la place de Mai. 1982 : Le général Galtieri prend le pouvoir. Guerre des Malouines contre la Grande-Bretagne. Défaite de l’Argentine. Le général Bignone accède à la Présidence. Bilan de la dictature (estimation des associations de défense des droits de l’homme) : 30 000 détenus disparus, 500 enfants volés, 1 million d’exilés dans le monde. 1 Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, op. cit., p. 169. 121 1983 : Elections démocratiques. Le nouveau président, Raul Alfonsin (Parti Radical), crée la Commission Nationale sur la Disparition des Personnes (CONADEP). Publication du rapport de la CONADEP : Nunca más. 1985 : La Chambre fédérale argentine condamne, après 8 mois de délibérations, le général Videla et l’amiral Massera à la réclusion à perpétuité ainsi que d’autres responsables de la répression à des peines de prison moindres. 1986. Le gouvernement adopte la loi du « Point final ». Les Mères refusent les réparations économiques et l’exhumation des corps de disparus. 1987. Loi de l’« Obéissance due ». 1989. Elections démocratiques. Victoire de Carlos Menem (Parti Justicialiste). 1990. Par décret présidentiel, le nouveau président donne le pardon aux militaires. Ceux qui ont été condamnés en 1985 sont graciés. La France condamne par contumace le capitaine Astiz pour l’enlèvement, la torture et la disparition de deux religieuses françaises pendant la dictature. Refus de l’Argentine d’opérer l’extradition. 1994. Naissance du groupe HIJOS. 1995. Réélection de Carlos Menem. 1997. Des juges allemands, italiens, suisses, américains et espagnols entament des recherches sur le sort des disparus au cours de la dictature argentine. En Espagne, le juge Garzon entame les enquêtes sur les crimes contre l’humanité commis par le terrorisme d’Etat entre 1976 et 1983 en Argentine. 1998. Le Congrès argentin abroge les lois du « Point final » et de l’ « Obéissance due », mais sans portée rétroactive. Arrestation du général Videla, accusé de « détournement d’enfants nés en captivité et modification de leur identité ». 1999. 32 militaires de haut-rang sont inculpés pour vol d’enfants. 2000. Les Mères de la place de Mai inaugurent leur propre université. 2001. Crise économique, sociale et politique. Succession de 4 présidents à la tête de la nation. Les Mères se solidarisent avec les groupes de « piqueteros » qui manifestent dans les rues. 2003. Elections présidentielles. Victoire de Néstor Kirchner (Parti Justicialiste). Abrogation avec portée rétroactive des lois de « Point final » et d’« Obéissance due ». 122 2004. Inauguration du musée de la mémoire au sein de l’ESMA (Ecole de Mécanique de la Marine). 2005. L’ONU adopte une Convention internationale sur les disparitions forcées faisant des enlèvements massifs et systématiques des crimes contre l’humanité imprescriptibles. 2006. Le 24 mars devient jour férié du fait de la commémoration du coupe d’Etat de 1976. Disparition d’un témoin clé après l’arrestation de l’ancien tortionnaire Etchecolatz. 2007. Les Mères de la place de Mai fêtent les 30 ans de leur mouvement. 123 Annexe 2. « Nous voulons la liste des assassins », Discours prononcé par Hebe de Bonafini sur la place de Mai, le 23 mars 1995, 19ème anniversaire du coup d’Etat militaire1. Carlos Saul Menem, nous ne voulons pas la liste des morts. Ne soyez pas hypocrite, nous voulons la liste des assassins, de beaucoup de ceux qui travaillent avec vous, de ceux qui soutiennent ce système économique de perversion. La liste des assassins, c’est ce que nous, les Mères, nous voulons. La liste des morts ne nous intéresse pas, nous la donner ne nous servira à rien puisqu’il s’agit de nos propres enfants, ceux-là même qui ont été assassinés par ceux que vous avez pardonnés, que vous avez graciés. Nous ne voulons pas qu’ils fassent de la politique, nous ne voulons les voir sur aucun banc de députés. Une fois pour toutes, dites la vérité, vous voulez en finir avec les Mères, c’est pour cette raison que vous tenez à donner la liste des morts. Mais tant qu’il restera un seul jeune pour se souvenir de nos enfants, ils ne mourront pas, même si vous avez envie de les tuer. Cela nous rend folles de penser que les membres des Abuelas et du CELS seraient prêts à s’asseoir sur la même chaise et à la même table que les assassins. Nous, jamais nous ne nous assoirons avec eux car nous ne sommes pas pareils, ils appartiennent à une race de maudits. Nous voulons savoir qui sont les curés qui les ont confessés, lorsqu’ils descendaient de leurs avions après avoir tiré sur nos enfants et leur disaient : « Dieu vous pardonnera ». Nous allons le savoir car nous y travaillons et menons notre enquête. Nous voulons connaître le nom de chaque militaire qui a torturé, de chacun de ceux qui ont été à vos côtés dans cette maison pleine d’ordures. Ordures, ordures, ordures. Aujourd’hui, à 17h30, nous serons devant la Escuela de Torturadores y Asesinos de Mécanica de la Armada, l’école des tortionnaires et des assassins qui construisent ce système, qui défendent le système économique de Cavallo et compagnie, qui vont d’abord acheter des armes aux Etats-Unis pour ensuite les donner à des pays 1 Madres de Plaza de Mayo, Résister, c’est vaincre, op. cit., p. 67. 124 en guerre. Ils n’ont aucune honte. Ils mettent nos vies en danger et ils s’en moquent. En fait, ce qui coûte le moins cher dans ce pays, c’est la vie des êtres humains. Peu importe le nombre de listes que demandent certains, peu importe que quelques personnes aient accepté une réparation économique. Jamais nous n’accepterons de réparation par l’argent alors qu’une réparation par la justice s’impose. Mères, nous aimons nos enfants ; nous les aimons par-dessus tout, et pour nous, ils ne mourront jamais. Jamais nous ne les laisserons pour morts, même si beaucoup se remplissent la bouche en disant : nous voulons la liste des morts. Nous, qui sommes convaincues et savons ce qui s’est passé, nous ne sommes pas folles, nous ne demandons pas l’impossible. L’apparition en vie est un slogan éthique de principe. Tant qu’il y aura un seul assassin dans la rue, nos enfants vivront pour le condamner par nos bouches et par les vôtres. 125 Annexe 3. Photographies des Mères de la place de Mai (ici, lors des manifestations commémorant les 30 ans de coup d’Etat militaire, le 24 mars 2006)1. [Signalement bibliographique rajouté par : URS – SICD] Photographies des Mères de la place de Mai La publication présentée ici dans la thèse est soumise à des droits détenus par un auteur. Il est possible de consulter le mémoire sous forme papier à la Bibliothèque de l’IEP : [email protected] 126 [Signalement bibliographique rajouté par : URS – SICD] Photographies des Mères de la place de Mai La publication présentée ici dans la thèse est soumise à des droits détenus par un auteur. Il est possible de consulter le mémoire sous forme papier à la Bibliothèque de l’IEP : [email protected] 127 Annexe 4. Liste des condamnés graciés par le président Carlos Menem (cf. Le Monde, Mardi 1 janvier 1991). Jorge Videla, soixante-cinq ans, ancien commandant de l'armée, président de l'Argentine de 1976 à 1981, reconnu coupable en décembre 1985 de 66 assassinats, 306 enlèvements, 97 cas de torture et 26 vols. Il avait été condamné à perpétuité. Roberto Viola, soixante-six ans, successeur de Jorge Videla comme commandant de l'armée, président de l'Argentine en 1981, condamné en décembre 1985 pour 86 enlèvements, 11 cas de torture et trois de vol. Il purgeait une peine de dix-sept ans de prison. Emilio Eduardo Massera, soixante-cinq ans, ancien chef d'état-major de la marine et membre de la première junte militaire, condamné en décembre 1985 pour trois assassinats, 69 enlèvements, 12 cas de torture et sept de vol. Il était condamné à la prison à vie. Carlos Suarez Mason, soixante-six ans, ancien commandant du 1 corps d'armée (Buenos-Aires), accusé de 39 assassinats. Il avait fui l'Argentine en 1984 et été extradé des Etats-Unis en 1988. Emprisonné, il n'avait pas encore été jugé. Armando Lambruschini, ancien chef d'état-major de la marine et membre de la junte, condamné en décembre 1985 à huit ans de prison pour 10 cas de torture et 35 enlèvements. Il avait été libéré en février 1990 après avoir purgé les deux tiers de sa peine. Orlando Agosti, ancien chef d'état-major de l'armée de l'air et membre de la junte, condamné à trois ans de prison pour huit cas de torture et trois vols. Il avait été relâché en avril 1989. Pablo Riccheri, ancien chef de la police de Buenos- Aires, reconnu coupable de 20 cas de torture. Il purgeait une peine de quatorze années d'incarcération. 128 Ramon Camps, soixante-trois ans, ancien chef de la police de la province de Buenos-Aires. Déclaré coupable de 73 cas de torture, il avait été condamné à vingtcinq ans de prison. José Martinez de Hoz, ministre de l'économie durant la plus grande partie de la dictature (1976-1983). Il avait été déclaré coupable de l'arrestation illégale de deux Argentines et brièvement incarcéré en 1988. Norman Kennedy, cinquante-sept ans, condamné en 1987 pour fraude envers l'Etat argentin et libéré depuis. Duilio Brunello, condamné pour détournement de fonds publics et libéré depuis. Mario Eduardo Firmenich, quarante-deux ans, cofondateur du mouvement de guérilla d'extrême gauche Montonero. Extradé du Brésil en 1984 à la demande du gouvernement de M. Alfonsin et reconnu coupable de quatre assassinats, il avait été condamné à trente ans de prison.- (AFP, AP.) 129 Annexe 5. Le Monde, Samedi 20 février 1999, p. 3 « Les militaires argentins accusés de vol d'enfants pendant la dictature. Une enquête judiciaire périlleuse », Christine Legrand. [Signalement bibliographique rajouté par : URS – SICD] Les militaires argentins accusés de vol d’enfants pendant la dictature. Une enquête judiciaire périlleuse Legrand, Christine Le Monde, 20-02-1999, p. 3 La publication présentée ici dans la thèse est soumise à des droits détenus par un éditeur commercial. Pour les utilisateurs URS, il est possible de consulter cette publication sur la base de données FACTIVA accessible via le site web du SICD : http://www-sicd.ustrasbg.fr/ressources/bdd/ Il est également possible de consulter le mémoire sous forme papier à la Bibliothèque de l’IEP : [email protected] 130 [Signalement bibliographique rajouté par : URS – SICD] Les militaires argentins accusés de vol d’enfants pendant la dictature. Une enquête judiciaire périlleuse Legrand, Christine Le Monde, 20-02-1999, p. 3 La publication présentée ici dans la thèse est soumise à des droits détenus par un éditeur commercial. Pour les utilisateurs URS, il est possible de consulter cette publication sur la base de données FACTIVA accessible via le site web du SICD : http://www-sicd.ustrasbg.fr/ressources/bdd/ Il est également possible de consulter le mémoire sous forme papier à la Bibliothèque de l’IEP : [email protected] 131 [Signalement bibliographique rajouté par : URS – SICD] Les militaires argentins accusés de vol d’enfants pendant la dictature. Une enquête judiciaire périlleuse Legrand, Christine Le Monde, 20-02-1999, p. 3 La publication présentée ici dans la thèse est soumise à des droits détenus par un éditeur commercial. Pour les utilisateurs URS, il est possible de consulter cette publication sur la base de données FACTIVA accessible via le site web du SICD : http://www-sicd.ustrasbg.fr/ressources/bdd/ Il est également possible de consulter le mémoire sous forme papier à la Bibliothèque de l’IEP : [email protected] 132 Annexe 6. Le Figaro, jeudi 26 janvier 2006, « Les mères de la place de Mai défilent pour la dernière fois à Buenos Aires », Catherine Dabadie. [Signalement bibliographique rajouté par : URS – SICD] Les mères de la place de Mai défilent pour la dernière fois à Buenos Aires Dabadie, Catherine Le Figaro, 26-01-2006 La publication présentée ici dans la thèse est soumise à des droits détenus par un éditeur commercial. Pour les utilisateurs URS, il est possible de consulter cette publication sur la base de données FACTIVA accessible via le site web du SICD : http://www-sicd.ustrasbg.fr/ressources/bdd/ Il est également possible de consulter le mémoire sous forme papier à la Bibliothèque de l’IEP : [email protected] 133 [Signalement bibliographique rajouté par : URS – SICD] Les mères de la place de Mai défilent pour la dernière fois à Buenos Aires Dabadie, Catherine Le Figaro, 26-01-2006 La publication présentée ici dans la thèse est soumise à des droits détenus par un éditeur commercial. Pour les utilisateurs URS, il est possible de consulter cette publication sur la base de données FACTIVA accessible via le site web du SICD : http://www-sicd.ustrasbg.fr/ressources/bdd/ Il est également possible de consulter le mémoire sous forme papier à la Bibliothèque de l’IEP : [email protected] 134 Annexe 7. Tract et Photographies d’escraches. 1.Tract distribué lors de l’escrache contre le cardinal Aramburu et Roberto Alemann, le 23 mars 2002. [Signalement bibliographique rajouté par : URS – SICD] Tract contre le cardinal Aramburu et Roberto Alemann 23-03-2002 La publication présentée ici dans la thèse est soumise à des droits détenus par un auteur. Il est possible de consulter le mémoire sous forme papier à la Bibliothèque de l’IEP : [email protected] 135 2. Photographies d’escraches ayant eu lieu entre 2002 et 2006) [Signalement bibliographique rajouté par : URS – SICD] Photographies d’escraches 2002-2006 La publication présentée ici dans la thèse est soumise à des droits détenus par un auteur. Il est également possible de consulter le mémoire sous forme papier à la Bibliothèque de l’IEP : [email protected] 136 TABLE DES MATIERES Introduction……………………………………………………………………………..5 Première partie. Une « quête de justice et de vérité » pour les disparus de la dictature …………………………………………………………..14 Chapitre 1. La genèse du mouvement pendant la dictature (1976-1983) .....15 I. L’avènement de la dictature et la mise en place du « processus de réorganisation nationale »………………………………………………...15 1) L’Argentine sous Isabel Perón …………………………………………………..16 2) La prise du pouvoir par les militaires ……………………………………………17 3) Les objectifs fondamentaux du « processus de réorganisation nationale » ……………………………………………………………………………………..18 4) La mise en place de la répression ………………………………………………..19 II. La naissance du mouvement de recherche des disparus et la création de l’association des Mères de la place de Mai ……………………………...21 1) La société sous la terreur ………………………………………………………...21 2) L’action isolée des proches de disparus à la recherche de renseignements ……………………………………………………………………………………..22 3) Le moment fondateur : la conquête de la place de Mai ………………………..22 III. Le développement du mouvement …………………………………………..24 1) L’évolution du mouvement ……………………………………………………...25 137 2) La nécessaire médiatisation du mouvement afin de sortir de l’isolement …….26 3) L’Argentine à l’heure du Mundial ……………………………………………….28 IV. La fin de la dictature ……………………..............................................................................29 1) Le rapport de la CIDH accentue les difficultés de la junte …………………….29 2) La guerre des Malouines …………………………………………………………31 3) Les militaires rendent le pouvoir sous conditions ……………………………...32 Chapitre 2. Le retour à la démocratie et l’impunité des militaires ………….....34 I. La transition démocratique sous Alfonsin …………………………………..35 1) La transition démocratique ……………………………………………………...35 2) L’inculpation des responsables de la répression : un premier par vers la justice ……………………………………………………………………………………..36 3) Les lois du « point final » et d’« obéissance due » : le retour à l’impunité des militaires ………………………………………………………………………….37 II. La politique ménémiste ………………………………………………………39 1) La stratégie de Menem face aux militaires ……………………………………..39 2) Une volonté de « réconciliation nationale » ambigüe ………………………….40 138 Chapitre 3. Un rôle majeur dans la lutte contre l’impunité …………….………44 I. Les Mères de la place de Mai et le retour à la démocratie …………………44 1) Avec le retour de la démocratie, les Mères exigent la justice ………………….45 2) L’intransigeance des Mères …………………………………………….………..47 3) Les Mères de la place de Mai face à Menem …………………………………...49 4) Un soutien international …………………………………………………………51 II. Une quête de justice …………………………………………………………..52 1) Lutter contre l’impunité ………………………………………………………….53 2) La mise en place d’alternatives à la justice institutionnelle ……………………55 3) Le rôle majeur de la justice internationale …………………………………… ..58 III. L’action spécifique des Grands-mères de la place de Mai …………….……61 1) La naissance du mouvement …………………………………………………….61 2) Un nouveau combat ……………………………………………………………..62 3) Les conséquences juridiques de l’action des Grands-mères de la place de Mai : l’arrestation des responsables ……………………………………………………64 Deuxième partie. Une légitimité réinvestie dans l’action politique …………………………………………………………………………… Chapitre 1. Le capital acquis ……………………………………………………….67 139 I. Un capital symbolique : la notion de « mère »……………………………….67 II. Un capital éthique et moral : la lutte « pour la vérité et la justice » ………..70 III. Un capital politique …………………………………………………………..71 1) A l’origine, les Mères bénéficient de l’étiquette « apolitique » ……………….. 71 2) La radicalisation du mouvement ………………………………………………..73 3) Les Mères de la place de Mai deviennent les filles de leurs propres enfants … 74 IV. Un capital médiatique sur la scène nationale et internationale, enjeu de reconnaissance et de visibilité ……………………………………………75 Chapitre 2. L’élargissement du champ d’intervention ……………….………….78 I. Le développement de l’Association dans d’autres domaines ………………79 1) L’Université populaire des Mères de la place de Mai ………………………….79 2) La diversification de l’association ……………………………………………….81 II. Les Mères de la place de Mai sur la scène internationale …………………..83 1) Le soutien des Mères à des mouvements sur la scène internationale …………83 2) La participation des Mères à de nombreux rassemblements internationaux ……………………………………………………………………………………..84 140 3) Le soutien des Mères à des chefs d’Etat ………………………………………...87 4) Des Mères aux quatre coins du monde …………………………………………88 III. Un travail de mémoire : les Mères face à l’oubli ……………………………90 1) Un rappel constant de leur combat ……………………………………………..90 2) Gouvernement après gouvernement, une volonté de savoir …...……………...91 3) L’investissement dans des évènements plus ponctuels : l’exemple de l’ESMA ……………………………………………………………………………………..93 Chapitre 3. L’engagement et l’avenir des Mères après la crise argentine de 2001 ………………………………………………………………………………………….96 I. La crise de 2001 et l’arrivée de Kirchner au pouvoir ……………………………………………………………………………...97 1) La présidence de De la Rua …………………………………………………….97 2) La crise de 2001, une crise économique sociale et politique ……………..……98 3) Néstor Kirchner …………………………………………………………………100 II. La réaction des Mères face au tournant pris par Kirchner vis-à-vis de l’impunité ………………………………………………………………..101 1) Un contexte favorable ………………………………………………………….102 2) Une volonté politique et des gestes symboliques ……………………………..103 3) Kirchner et les Mères de la place de Mai ……………………………………...104 141 4) Un soutien à nuancer …………………………………………………………...106 III. Les 30 ans du mouvement …………………………………………………..107 1) 30 ans après, les Mères de la place de Mai continuent la lutte ………………108 2) Le soutien des Mères aux nouveaux mouvements sociaux…………………...109 3) Le mouvement HIJOS ………………………………………………………….111 Conclusion ………………………………………………………………………………………...113 Sources………………………………………………………………………………..117 Bibliographie…………………………………………………….…………………...119 Annexes ………………………………………………………………………………………...121 Table des Matières ……………………………………………..……………………140 142 A la suite de la prise du pouvoir par les forces armées en mars 1976, les militaires développent en Argentine une guerre « antisubversive » destinée à annihiler leurs opposants politiques. Les mères des jeunes victimes de cette répression se réunissent, à partir d’avril 1977, sur la place de Mai, donnant ainsi vie à un extraordinaire mouvement de résistance à la dictature. Avec le retour à la démocratie en 1983, ces « Mères de la place de Mai » n’abandonnent pas le combat et réclament aux gouvernements successifs la vérité sur le sort de leurs enfants disparus et la condamnation des coupables. Alors que le mouvement se radicalise, cette lutte contre l’impunité des responsables de la répression se double de revendications de justice sociale à l’égard des plus démunis, en Argentine, mais aussi au niveau international. Following the seizure of power by the militaries in March 1976, the soldiers develop in Argentina an “antisubversive” war which intends to destroy their political opponents. Since April 1977 the mothers of the young victims of this repression organize meetings on the place of May, creating an extraordinary movement of resistance to the dictatorship. With the return to the democracy in 1983, these “Mothers of the place of May” do not give up the combat and claim with the successive governments the truth on the fate of their missing children and the judgment of the culprits. Whereas the movement is radicalised, this fight against the impunity of the persons in charge for repression is linked to social claims with regard to the most stripped, in Argentina, but also at the international level. 143