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TARIFA
À Tarifa, le vent ne s'arrête jamais. Il vous prend dès le matin quand vous sortez
et ne vous lâche pas. Il faut fermer une porte, tourner au coin d'une rue pour avoir
l'illusion, un instant, qu'il est tombé. Mais ce n'est pas vrai. La nuit n'y change rien, le
vent souffle. L'espace et le temps lui appartiennent, il est le seul maître de la ville, le
seul maître de l'océan et du détroit, l'élément essentiel qui écrase la terre et soulève
l'eau. Vivre à Tarifa, c'est apprendre à ne plus être surpris de rien, ni du poids du
soleil, ni du bleu du ciel, ni des rafales tournant les gigantesques bras des éoliennes.
Derrière la muraille, la ville est là, avec ses maisons blanches, ses volets mi-clos, sa
promenade aux palmiers. On entre dans la ville vieille par la porte de pierre du roi
Sancho IV, celui qui repoussa les derniers Maures à la mer. Sur l'ancien chemin de
ronde, on retrouve encore le vent, on fixe le Rif marocain en se laissant surprendre
par l'étroitesse du bras de mer qui sépare les continents. Comme l'ancien roi on est au
bout de tout et l'on ne sait pas combien de temps cela va durer.
Ce matin, l'austère montagne se perd dans une brume vaporeuse, incertaine. Une
main sur le canon de bronze vieilli, une autre sur la pierre de la muraille, le
commissaire Juan Pardo regarde l'océan qui frémit. Il goûte la température du jour
puis se détourne et prend le chemin de son commissariat. Il traverse la place
ombragée au centre de laquelle la fontaine coasse une eau gargouillante, descend les
escaliers de l'étroite rue du capitaine Pablo Antiguo, tourne à droite, pousse une porte
de verre dépolie et arrive dans sa deuxième vie. Sa première vie se passant dans un
immeuble blanc de la calle de la Virgen de Guadalupe avec sa femme Maria Angeles.
À peine est-il entré qu'il se trouve face au petit Eduardo, l'un de ses policiers.
- Vous êtes enfin là, chef ! lui dit-il précipitamment, le capitaine Estrenas vous attend,
il a appelé trois fois depuis ce matin. Il faut que vous y alliez tout de suite.
Pardo l'arrête.
- Qu'est-ce que tu me racontes ? Il faut que j'aille au port maintenant ? Mais je n'ai
pas que ça à faire moi ! Tu vas appeler Estrenas et lui dire que j'irai cet après-midi.
Mais le petit Eduardo insiste :
- Ce n'est pas une bonne idée, chef. Je crois qu'il vaut mieux que vous y alliez sans
tarder. Il avait l'air de mauvaise humeur.
Il regarde Pardo, il n'est pas tranquille. C'est ce qui décide le commissaire à repartir.
Le vent l'attrape de nouveau, le tire puis le pousse jusqu'au port. Il débouche sur la
jetée éblouissante. Son ombre le talonne jusqu'à la capitainerie. Dans le bâtiment il ne
fait pas frais malgré le grand courant d'air qui traverse les pièces. Devant une fenêtre
ouverte, le dos tourné, se tient Manuel Estrenas, le capitaine du port de Tarifa et son
ami.
- Te voilà enfin, j'allais encore appeler pour savoir si tu arrivais. Cette fois Juan c'est
grave, tellement grave que je ne peux même pas t'expliquer, viens voir, tu me diras,
après, ce qu'il faut faire.
Estrenas se précipite dehors des clefs à la main. Les deux hommes traversent
une première cour, passent sous l'arche d'une deuxième puis descendent quelques
marches et se retrouvent face aux grilles de l'ancienne prison portuaire dans laquelle
on jetait autrefois les marins mutinés. Ils arrivent devant une porte de bois épaisse.
- Tu vas sûrement trouver une solution, parce que moi je n'en ai pas. Vas-y, ouvre !
poursuit Estrenas en lui tendant les clefs.
Pardo n'entend aucun bruit. Il va déclencher quelque chose en ouvrant l'ancienne
prison mais il n'a aucune idée de ce que cela peut être. Il tourne la clef, pousse la
porte et reste saisi par ce qu'il découvre. Ses yeux rencontrent des bras, des jambes,
des yeux, des cheveux mêlés entre eux. Un jeune troupeau se tient assis, immobile,
dans l'obscurité figée de la cellule. Ils sont peut-être vingt, serrés, respirant à peine.
Vingt enfants, petits, tout petits, bouches entre-ouvertes, poitrines gonflées d'un
souffle léger à peine perceptible. Pardo en est assommé. Deux ans, quatre ans, cinq
ans, une grappe d'enfants soudés entre eux par un inexprimable sentiment d'abandon
de solitude et d'attente. La plus âgée est une fillette de dix ans ou moins. Elle sert
contre elle un tas de chiffons sales qu'elle écarte de sa main en regardant fixement
Pardo. C’est un bébé. Huit jours ? Un mois ? Pardo ne saurait le dire. Les enfants, il
ne sait pas ce que c'est, il n'en a pas, et ceux qu'il connaît courent dans les rues avec
des robes brodées et des chaussures vernies. L'air lui manque. Il tire violemment la
porte derrière lui. Le petit troupeau retombe dans la nuit sans un cri. Il s'adosse au
mur trempé de sueur.
- Alors, qu'est-ce qu'il faut faire ? Souffle la voix d'Estrenas qui le ramène à la
réalité.
Les dires de l'enfant noire à son frère
« Chut ! Ne pleure pas petit frère. Nous sommes arrivés. Il nous faut juste
attendre, être patients. Tu te souviens petit frère de la chaleur brûlante des jours qui
n'en finissent pas, assis sur la terre aride du village, sans rien dans le ventre, rien
dans les yeux de nos mères, plus rien au fond des calebasses vides. N'en plus pouvoir
d'attendre l'eau du puits qui ne vient plus que par flaques sales au fond du trou. Ici tu
es à l'ombre et nos membres brûlants ont besoin de fraîcheur.
Peut-être la déesse de la chance, la grande Koutianké veille-t-elle maintenant sur
nous ? Sais-tu petit frère que la grande Koutianké est blanche ? Ne t'étonne pas.
Vois-tu vraiment cette grande déesse noire ? Non, c'est impossible. La chance est
blanche. Les grands jours, elle apparaît bas sur l'horizon, elle envoie dans le ciel
d'énormes nuages qui crèvent le soir dans un grand bruit de tonnerre. Koutianké est
la mère de la pluie. Elle lave le désert de sa poussière, en fait une terre fertile, verte,
elle met du mil au fond des plats. Hélas ! Depuis longtemps Koutianké a oublié les
humains qui ne lui ressemblent pas. Elle les a abandonnés. Koutianké est cruelle.
Son regard ne voit plus que les hommes à la peau couleur de lait. Elle les aime à la
folie. Elle les nourrit, les comble de ses bienfaits, fait pleuvoir sur eux toute l'eau du
monde. Elle nous a fui, alors c'est à nous de la retrouver, car nous ne pouvons pas
vivre sans elle.
Le plus petit, c'est lui vois-tu, celui que je tiens dans mes bras. Regarde son visage
est clair comme la lune, il est plus sage que le renard des sables.
Je ne savais pas qu'il pouvait exister une si grande quantité d'eau. Notre barque était
si petite pour nous tous. L'eau d'ici est immense et infecte. Elle s'appelle l'océan.
Dans la nuit je l'ai vue noire, plate. À tant parler d'eau, la soif m'est venue et je vois
qu'elle t'est venue aussi. Tu as faim. Les premiers pleurs seront les tiens frère chéri.
Ils éclateront sous le plafond bas de notre cellule. Les autres ne tarderont pas à te
répondre. Cette fois je ne t'empêcherai pas de crier. »
La fillette noire s'est tue. Le temps espère un grand cri qui montera du fond de la
deuxième cour. Il ressemblera à celui des marins condamnés autrefois.
Décider
De retour dans le bureau d'Estrenas, Pardo caresse l'accoudoir de bois d'un vieux
banc, hésite, puis se décide pour une chaise plus large sur laquelle il s'installe avec
précaution. Il sait qu'il lui faudra être prudent dans ses paroles. Il commence.
- Depuis quand sont-ils là ?
- Je les ai depuis ce matin, quatre heures, répond Estrenas soulagé de voir que le
dialogue s'engage enfin.
- J'ai fait la patrouille de nuit en solitaire et je les ai trouvés pas très loin de la côte,
presque arrivés à la Punta Paloma. C'est un hasard que je sois allé par là-bas. C'était
une mauvaise idée. Si je n'y étais pas allé, à l'heure qu'il est tu ne te retrouverais pas
avec ce problème sur les bras.
Il dit ces mots plus bas, il veut que Pardo les entende mais il craint sa réaction.
- Comment ça ? Je ne vois pas bien ce que tu veux dire, ou alors je le vois trop bien.
Manuel, ce n'est pas moi qui ai un problème, c'est toi !
Ils se regardent durement. Qui doit se charger du jeune troupeau ? Que doit-on en
faire ? Aucun des deux ne veut prendre de décisions.
- Attends, tu as très bien compris. Moi, je les ai repêchés et maintenant je te les
remets officiellement. Moi je pêche, toi tu traites, c'est tout, attaque Estrenas.
- Qu'est-ce que tu veux que je traite comme tu dis ? Tu as pêché et bien bonne pêche !
Garde-les tes poissons, je ne te les disputerai pas ! Je n'en veux pas, je ne sais pas
quoi en faire, je ne sais plus quoi en faire ! Ceux-là sont de trop pour moi et pour
beaucoup de gens. Qui va vouloir se charger d'eux à ton avis ?
Pardo se représente facilement la scène. Il lui est arrivé de sortir quelquefois en
patrouille de nuit. Le scénario est toujours le même. À quelques kilomètres de la côte,
les phares du bateau de la police maritime débusquent sur la surface de l'océan une
barque et son chargement humain. Ce sont des hommes jeunes, entassés, trempés
jusqu'aux os, grelottants de froid. Le vent du détroit ne leur a laissé aucun répit
depuis leur départ d'une plage cachée de l'autre côté du bras de mer. L'océan leur a
arraché les rames des mains, il a détrempé leurs provisions, emporté leur réserve
d'eau. Ils ne sont plus rien. Pauvres oiseaux perdus, ils ont donné à un passeur les
économies de toute une famille pour se retrouver vomissant, terrorisés dans une
méchante embarcation. Livrés aux débordements d'un océan qu'ils ne connaissent
pas, ils n'ont qu'une idée rivée au fond du cerveau : tenir, arriver sur l'autre continent.
Au bout de l'angoisse de leur nuit infinie, ils touchent enfin terre, se dispersent sur le
rivage, se fondent dans le paysage. La dérive ne les a pas soudés entre eux, chacun
emporte son morceau de terre, sa vie ne dépend que de lui-même. Il faut se perdre,
s'éloigner, trouver un chemin caché, une route fuyant vers le Nord pour aller le plus
loin possible. Vite. La barcasse abandonnée ne sert plus parfois que de tombeau à l'un
d'entre eux.
Pardo connaît trop bien ceux que l'on attrape. Lorsqu'ils se voient pris, ils jettent
leurs papiers par-dessus bord. On les traîne dans une des salles de la capitainerie. En
quelques coups de téléphone, quelques coups de tampons, on les enferme. Ils
attendent, ils n'ont plus que cela à faire. On en renvoie certains, on en garde d'autres,
qui, dans l'ombre du camp où l'on va les laisser moisir, des mois durant, laisseront
une partie de leur âme, la plus claire, celle qui les attachait encore à l'enfance et leur
permettait de croire qu'ils étaient semblables aux autres hommes.
Estrenas parle à nouveau :
- Jusqu'à maintenant, ils nous envoyaient des hommes. Maintenant ils nous envoient
des enfants. J'ai essayé d'interroger la plus grande. Elle ne dit rien. De toute façon, il
n'y en a pas un de la même couleur. Ils viennent de partout.
Pardo fixe le sol. Le carrelage a un défaut dans un coin qu'il n'avait jamais remarqué.
- À part moi, qui est au courant ? s'entend-il dire d'une voix lointaine.
- Qu'est-ce que ça veut dire ça ? aboie Estrenas. Qu'est-ce que tu me suggères ? Qu'on
les rejette à la mer ? Il se tait un instant puis reprend :
- Remarque, j'y ai déjà pensé. Il s'agirait juste de les rembarquer rapidement, de les
remorquer là où je les ai trouvés et de laisser les courants se débrouiller. Il faut faire
comme si je n'étais pas sorti....
Pardo fixe une tache de café près d'un pied de la table.
- Je t'ai dit ça moi ? Qu'il fallait les remettre à l'eau ? demande-t-il.
- Oh non ! Je te rassure, tu n'as rien dit. C'est un peu facile comme attitude, l'assassin
c'est moi, c'est ça, je suis un assassin, dis-le tout de suite !
Estrenas lui saute à la gorge, il le secoue, le plaque contre le mur jusqu'à ce qu'il
réagisse enfin. Pardo le saisit par les poignets et le rejette violemment en arrière. Ils
pourraient se battre, enfermés dans cette pièce sans air, se frapper jusqu'au sang dans
le seul bruit des chaises qui racleraient le sol, que leurs forces physiques ne
parviendraient pas à résoudre le problème auquel ils se trouvent confrontés. Estrenas
chancelle en arrière et se rattrape en s'appuyant au mur.
- Tu veux que je fasse le flic ! crie Pardo, alors d'accord, je vais le faire ! maintenant,
tu vas répondre. Premièrement, combien sont-ils exactement ?
- Je ne sais pas.
- Des filles ? Des garçons ?
- Je n'ai pas fait attention.
- Des malades, des morts ?
- Non, je ne crois pas.
- À quelle heure ?
- Quatre heures, cinq heures....
-.Quels pays ?
- Je ne sais pas !
Pardo arrête le flot de ses questions. Estrenas est plus pâle qu'un linge. Il marche sur
lui en sifflant :
- En somme, tu ne sais rien et tu n'as rien fait ! Alors, moi, je vais te dire ce qu'il faut
faire. Tu as ramassé des enfants, maintenant tu vas aller chercher à manger et à boire
parce que sinon, dans dix minutes, ils auront ameuté tout le port et puis on attendra
encore jusqu'à ce soir, je vais rester au poste et j'appellerai le ministère. C'est tout. Tu
as enregistré ?
Pardo lui a pris l'épaule, il la serre :
- Tu as bien compris, tu n'as encore rien trouvé, personne ne le sait. »
L'enfant reçu
Le sort de chacun se joue rapidement. Pardo ne disposait jusqu'alors que d'une
vie. En une nuit, le malheur vient de lui en offrir vingt. Il est ivre de tout ce qu'il vient
de s'approprier. Derrière la porte de la prison, accroupi, il écoute le bruit murmurant
des enfants qui parlent. Certains semblent se comprendre davantage que d'autres. La
grande enfant noire a rapidement partagé la nourriture qu'il leur a apportée. Ils ont
déjà tout mangé. Ils sont bien arrivés au pays du lait et du miel.
Pardo se décide, il ouvre la porte. Les conversations chuchotantes s'arrêtent. Il sait
très bien ce qu'il va faire. Il n'a pas l'excuse de pouvoir penser qu'il fait une bonne
action. Dans cette situation, il n'existe rien de bon, il en a la conviction. Il est flic
depuis suffisamment longtemps pour connaître la légalité sur le côté face de la pièce
et l'illégalité sur le côté pile. Il s'approche de l'enfant noire et tend doucement la main
vers le paquet de chiffons. Il a tout de même peur qu'elle se mette à hurler. Dans son
regard il glisse toute la douceur dont il est capable. L'enfant noire n'est pas surprise,
elle a compris dès qu'il a ouvert la porte la première fois. Elle préfère cet homme-là,
l'autre était trop nerveux, regardant sans cesse derrière lui comme s'il avait peur d'être
suivi. Elle sourit tranquillement en lui montrant le minuscule visage qu'elle tient
contre elle. De sa main libre, elle dessine quelques signes sur le corps du nourrisson
puis sans aucune hésitation, elle le tend à Pardo. Il referme la porte. Les
conversations reprennent, il entend les enfants rire, des petites mains claquent en
applaudissements maladroits.
Le commissaire a peur. Pour arriver chez lui, il doit éviter les rues
fréquentées. Il rase les murs, attend le souffle court, au coin de chaque carrefour.
Cette nuit, il se sent traqué comme un voleur, il croit entendre des pas, pourtant il n'y
a personne. Contre lui, le petit paquet sale remue vaguement. Il voudrait avancer plus
vite, mais il se trouve maladroit, emprunté, il a peur de butter contre quelque chose et
de se retrouver à genoux, pour préserver son précieux fardeau. Il arrive enfin en vue
de son immeuble. Il croit s'être trompé d'allée, mais se ravise aussitôt. Le vent entre
en remontant la cage d'escalier dans laquelle il s'engage de crainte de croiser un
voisin s'il empruntait l'ascenseur.
Maria Angeles est à la fenêtre. Elle regarde la cour de l'immeuble, un grand
terrain carré et plat qu'elle ne fréquente jamais, comme si les balançoires de plastique
bleu et le toboggan de fer faisaient obligation d'enfants pour s'asseoir, ne serait-ce
qu'un moment, sur les bancs de ciment brut. Elle n'a jamais aimé cet endroit, il y fait
trop chaud, c'est le prétexte qu'elle se donne, car elle ne supporte plus l'ombre plate
du soleil de midi contre les piliers, comme elle ne supporte plus le désert qui envahit
peu à peu son âme. Elle n'est pas vieille, non, mais d'ici peu elle sera trop vieille pour
tout. Un jour, elle s'est demandée ce qui se passerait si elle sautait de son dixième
étage. Elle avait tenté de s'imaginer écrasée en bas, le crâne fracassé. On aurait averti
son mari. « La femme du commissaire Pardo... » Elle s'était résignée à ne pas lui
infliger cela, même si le vide de l'existence porté à deux n'était pas divisé mais bien
plutôt multiplié par leurs impuissances conjuguées. Derrière elle, elle entend soudain
la clef dans la serrure. Juan entre précipitamment, essoufflé. Il dépose avec
précaution sur la table un petit tas de linge d'où sort un vagissement à peine audible.
Un tout petit bras surgit, un coup de pied écarte les tissus sales. Elle regarde son mari
comme elle ne l'a jamais regardé, elle lui demandera des explications plus tard, pour
l'instant elle ne veut rien savoir. Juan s'écarte, la laisse se pencher, découvrir le
minuscule visage qu'il n'a pas pris la peine de détailler. Incapable de se justifier, il
laisse Maria Angeles emporter l'enfant dans la salle de bain. Il entend de l'eau couler
en se disant qu'il ne peut y avoir de naissance sans que l'eau se répande et il imagine
le bras de mer salée bleu derrière la ligne des immeubles.
Dans la prison, la fillette noire a les bras vides. Le premier sauvé est le plus petit
d'entre eux. Rien ne peut plus désormais arrêter le mouvement, on ne les renverra pas
au-delà de l'océan, quel que soit leur sort, on les gardera ici.
Décider encore
Juan Pardo et Estrenas examinent avec attention la femme qui se tient devant
eux. Elle a entre quarante et quarante-cinq ans. C'est une blonde décolorée aux yeux
marron et globuleux, mal cachés par des lunettes à fines montures. Elle est vêtue d'un
tailleur beige à manches longues dans lequel elle doit étouffer. Elle arrive tout droit
de Bruxelles où aucun conseiller n'a jugé bon de la prévenir qu'il faisait quarante
degrés à Tarifa. Elle s'agite, virevolte, lève les bras, elle parle, elle n'arrête pas de
parler.
- Voyons messieurs, cette situation est intolérable ! Vous détenez, et j'insiste sur le
terme, vous détenez depuis deux jours dix-neuf jeunes enfants et nous ne sommes au
courant que depuis hier soir !
La dame s'énerve, mais Pardo n'est pas dupe, c'est l'Europe qui s'affole. Quelle
décision prendre ? On ne peut pourtant pas dire que la situation soit nouvelle. Chaque
semaine, Estrenas rédige un rapport sur les arrestations maritimes qu'il a effectuées.
Chaque semaine, il déclare cent, deux cents nouveaux arrivants et il attend les ordres.
Mais cette fois-ci, la situation se complique, pour la première fois, il s'agit d'enfants
embarqués délibérément seuls, ce qui signifie que de l'autre côté, leur réaction est
scrupuleusement guettée par ceux qui ont monté l'expédition. Elle a passé en détail
toutes les procédures possibles, relu les précisions faites aux Droits des Enfants, à la
Protection Internationale des Mineurs, aux chartes, aux conventions. Elle a tout
commenté, retourné, compulsé, mais finalement, elle n'a rien trouvé qui corresponde
à la situation qu'elle s'escrime à décrire du mieux qu'elle peut sur son portable afin
d'envoyer un rapport complet à Dieu sait qui. Elle recommence.
- Tarifa (province de Cadix), 27 août 1990, 22 h 15. Le 24 août dernier, à une
heure A.M, a été remorquée (il s'en est fallu de peu qu'elle n'écrive "pêchée") au port
de Tarifa (province de Cadix) une embarcation contenant dix-neuf mineurs d'âges
divers. Depuis cette date, les immigrés clandestins sont détenus à la capitainerie de
Tarifa où ils ont été correctement traités.
Elle s'arrête et regarde les deux hommes. C'est clair, concis, mais ce n'est pas fini,
elle le sait bien. Pardo lui sourit.
- Il vous manque une conclusion n'est-ce pas ? Attendez, je crois que j'ai trouvé. Estce que : les autorités de Tarifa (province de Cadix) attendent une décision, vous
conviendrait ?
Elle déteste ce genre de type, critique, ironique presque jusqu'à l'insolence. Elle
aimerait lui clouer le bec par une phrase bien sentie, mais elle ne trouve rien. Quant à
l'autre, le capitaine du port, il est encore moins loquace. Il s'est contenté de lui
rapporter les conditions de sa découverte, puis les modalités pratiques qu'il a
adoptées, puis plus rien, il s'est fermé comme une huître, attendant qu'elle propose
une solution qu'elle n'a pas. Il fait une chaleur atroce dans ce bureau, elle devient
écarlate, Pardo continue :
- Vous ne pouvez tout de même pas écrire : qu'est-ce qu'on en fait ?
Avant son départ, elle insiste tout de même un peu pour voir le petit troupeau.
Elle a le cœur au bord des lèvres et passe rapidement la main devant ses yeux pour
effacer la vision des enfants noirs couchés, assis les uns à côté des autres sur des
draps blancs et des oreillers récupérés dans l'urgence, dans une grande pièce vide,
toutes fenêtres ouvertes sur le quai et les bateaux de la patrouille. Elle bredouille :
- Je vous laisse messieurs. Je sais que vous ferez ce que vous pourrez. Je vous
promets de vous rappeler au plus tard demain soir.
- Dépêchez-vous lui dit Estrenas, rien ne dit qu'il n'y en aura pas d'autres !
La femme baisse les yeux sans répondre.
La gitane
Il est très tôt dans l'après-midi, une gitane se présente à la maternité de l'Hôpital
général de Séville. Elle essaye de trouver quelqu'un en poussant les portes qui se
présentent devant elle. La salle de soins est vide. Du bout du couloir, lui parviennent
des pleurs de bébés. Elle entre dans la nursery où deux infirmières entourées de
berceaux la dévisagent d'abord avec étonnement puis avec colère. Elle est sale et
l'odeur qu'elle dégage perturbe l'air climatisé de la pièce que respirent les nourrissons
emmaillotés, propres, frais, soignés. L'une des infirmières prend peur, elle décroche
un téléphone mural et appelle.
- Rafa, viens voir ! On a une femme là ! Comment a-t-elle fait pour arriver jusqu'ici
sans rencontrer personne ? Vous faites quoi en bas les gars de la sécurité ?
Très vite, un homme apparaît dans l'encadrement de la porte. Il soupire une odeur de
cigarette chaude, visiblement on l'a dérangé. Il prend la gitane par le bras, lui fait
faire demi-tour et en maugréant la ramène vers la sortie de la maternité.
- Tu sais bien que c'est interdit de rentrer dans les salles comme ça, lui dit-il
durement. Bon qu'est-ce que tu veux ?
La femme repousse une mèche de cheveux qui lui tombe sur le front.
- Je viens chercher des papiers pour le bébé, dit-elle.
Le vigile semble soudain s'apercevoir qu'elle tient un enfant dans les bras. Il déteste
ce genre de situation. Il s'approche de la gitane, ses sourcils broussailleux se
rejoignent au-dessus de son nez. Il parle très fort.
- Ça ne va pas recommencer ! Tu es la deuxième à venir cette semaine ! Le docteur
Alvarez vous l'a pourtant répété encore le mois dernier au dispensaire. Il ne veut plus
que vous accouchiez dans les caravanes ! Il faut venir ici tout de suite !
La gitane tortille des pieds dans ses mules sales. Elle tient toujours son enfant,
courbée vers l'avant. Elle a mal au dos, elle est venue à pied, elle est fatiguée.
- De toute façon, il est né maintenant. Moi tout ce que je veux c'est les papiers, c'est
tout, murmure-t-elle. Le vigile la prend rudement par le bras et la pousse jusqu'à la
porte d'un ascenseur.
- Tu appuies sur le trois et quand tu auras fini tu redescends directement. Tu as
compris, ne t'avises pas de passer à nouveau par la maternité sinon je vais m'énerver
pour de bon.
La femme baisse la tête sans répondre.
L'après-midi n'en finit pas. La gitane s'agite sur sa chaise dans le cabinet du
docteur. Quand il a voulu l'examiner, elle a refusé farouchement. Elle a dit qu'elle
allait très bien, qu'elle ne saignait plus, que le gros ventre ça passerait. Le docteur
Alvarez ausculte attentivement l'enfant. Il sent peser sur lui le regard de la mère. C'est
un garçon dont le cordon ombilical a été un peu rapidement noué.
- Il faut que tu le changes souvent, sinon il aura les fesses rouges. Donne-lui à manger
régulièrement, ne saute pas une tétée parce que ça t'arrange, insiste-t-il.
La gitane semble rassurée. Le médecin rhabille l'enfant.
- Et les papiers, je les aurai quand ? lui demande-t-elle, je reste pas au camp moi,
dans deux jours on part.
- Les voilà tes papiers dit le médecin en lui tendant un formulaire qu'il vient de
signer, - il faudra quand même que tu passes à la mairie pour qu'ils te l'enregistrent. Il
y a un père ?
La gitane ne répond pas, elle baisse les yeux.
- Fais attention quand même jette le médecin, sans père tu vas avoir du mal à l'élever.
Essaye de ne pas en faire d'autres !
Il ne devrait pas lui dire cela, il le sait, il n'en a pas le droit, mais tout en lui se hérisse
en voyant la condition misérable de cette femme. Il en arrive tous les jours de
nouvelles au camp, venues d'on ne sait où. Les bébés font parti du lot.
La gitane sort de l'hôpital. Elle ne voit plus ceux qu'elle croise. Elle tient l'enfant
contre son cœur en murmurant le seul prénom qu'elle peut lui donner, aujourd'hui,
c'est lui qui vient de la sauver.
Une fin qui n'est qu'un commencement
Le lendemain de la visite de la dame au tailleur beige, quatre camions sanitaires
font irruption dans la cour de la capitainerie de Tarifa.
Sous le soleil éclatant, vêtus des nouveaux vêtements qu'on leur a fait parvenir
le petit troupeau s'est transformé en un groupe d'enfants presque ordinaires. Pardo
voudrait tous les tenir dans ses bras ensemble, serrés. Il sent qu'il perd pied, son
ventre est noué. Que vont-ils devenir ? Toute la nuit il a retourné le problème dans sa
tête, au fond du lit que lui avait abandonné Maria Angeles. Il n'a trouvé de solution
que pour un seul, mais les autres ? Il pressent que ce n'est pas terminé, que la misère,
la guerre, le désespoir en jettera d'autres sur l'eau qui viendront s'échouer de ce côtéci et que lui, tout seul, n'aura pas les bras assez grands.
Pour Estrenas, c'est autre chose. Il est délivré d'un poids énorme, il n'en peut
plus de servir de nourrice, ces enfants l'épuisent, il est temps qu'ils partent. Le vent
souffle de l'ouest en continu. L'enfant noire serre de près Pardo sans pour autant lui
donner la main. Il lui explique, il ne peut pas s'empêcher de lui expliquer, même si
elle ne comprend pas. Il espère que le calme de sa voix suffira à la convaincre.
- N'ayez pas peur, on va s'occuper de vous. On ne vous renverra pas maintenant, ils
ne savent pas où vous renvoyer. Vous serez à l'abri, tout ira bien, il faut partir.
Il les pousse lentement vers l'un des véhicules. La fillette se retourne au dernier
moment, elle lui fait un signe de la main. Elle veut bien partir encore une fois.
Les camions quittent rapidement la cour. En un éclair, tout est effacé, il ne reste plus
de trace du passage du jeune troupeau. Pardo et Estrenas se séparent. Ils ne savent pas
encore exactement ce qu'il y a de plus entre eux.
- C'est moi qui ferai la patrouille cette nuit dit Estrenas, tu peux venir si tu veux.
Le vent souffle. C'est l'heure bleue. Pardo et Maria Angeles promènent sur le
Paseo de las Palmeras une haute poussette dans laquelle est assoupi leur fils. C'est un
bel enfant aux joues rebondies, un fin duvet brun cache sa tête ronde. Il s'appelle
Salvador.
« Ne pleure pas petit frère, Koutianké nous a pris dans ses bras. »
Tarifa 1984