Risâlat at-Tayîr - Tabernacle des Lumieres

Transcription

Risâlat at-Tayîr - Tabernacle des Lumieres
Risâlat at-Tayîr
L’épître de l’Oiseau
DE
Sheikh Muhammad Abû Hâmid al-Ghazâlî
Introduction & traduction
par
SLIMANE REZKI
Risâlat at-Tayîr
L’épître de l’Oiseau
DE
Sheikh Muhammad Abû Hâmid al-Ghazâlî
Introduction & traduction
par
SLIMANE REZKI
© Janvier 2012, Tabernacle des Lumières
1
L’épître de l’Oiseau
Risâlat at-Tayîr
Sheikh Muhammad Abû Hâmid al-Ghazâlî
Introduction
Ce petit traité symbolique est à l’origine l’œuvre du frère cadet d’Abû Hâmid,
Muhammad al-Ghazâlî, qui le composa en persan et que son ainé (Abû Hâmid)
traduisit plus tard en arabe. Cette épître s’inscrit dans le sillage de nombreux écrits
de la même veine1. Le Phénix, symbolisant clairement la Réalité prophétique
intemporelle, est le but des aspirations des principaux protagonistes de ce conte. Il
est la finalité de toute quête initiatique.
C’est de celle-ci que sidi Abû Hâmid prend conscience lorsqu’un jour, de
retour de voyage, la caravane où il se trouve est attaquée par des bandits de grands
chemins. Tentant de cacher quelques livres rares, son agresseur les lui enlève et les
jette à terre. Abû Hâmid effrayé de pouvoir les perdre, l’implore de les lui laisser.
L’un des voleurs lui rétorque alors : « Est-ce là toute ta science ? Si je te prenais tes
livres, tu ne serais donc plus rien ? » A cet instant, notre saint personnage comprend
que la connaissance véritable est intérieure et non couchée sur les pages d’un livre2.
Les conseils de son frère, déjà rattaché au soufisme, finiront le processus de
conversion et Abû Hâmid abandonnera ses prestigieuses fonctions pour se retirer
pendant de longues années dans l’intimité de son Seigneur3 à la recherche du Phénix.
Très directe et précise malgré sa concision, cette petite épître dévoile certains
aspects de la voie ou du moins de l’approche spécifiquement soufie de la quête
divine. Comme l’enseignait un maître contemporain, notre voie n’est pas celle du
mérite, de l’ancienneté ou de la promotion, ce qu’on y trouve ne pouvant se vendre
ni s’acheter4. La grâce divine est le seul élément opératif du processus de réalisation
spirituelle. On pourrait, ceci dit, penser à tort que l’être n’a aucune prérogative
concernant son propre devenir spirituel, mais ce serait oublier qu’en réalité, les deux
1
Le langage des oiseaux de ‘Attâr, l’Archange empourpré de Sohrawardî, Le Mathnawî de Jalâl al-Dîn Rûmî
regorge de poèmes reposant sur cette symbolique.
2
C’est un processus bien connu du cheminement initiatique. A une certaine étape de la voie, le maître demande
au disciple de laisser les livres et les supports extérieurs de côté pour se consacrer à une voie plus rude et plus
sèche, celle de l’invocation. De plus, il est demandé lors de cette étape de favoriser la solitude, la faim, la veille
et l’isolement. Bien entendu, cette discipline n’est à pratiquer que sous la guidance d’un être de réalisation. Elle
est trop dangereuse pour s’y aventurer seul. Nombreux sont les maîtres qui décrivent leur passage part cette
étape, Jalâl din Rumî, Shar’rânî, Ibn ‘Ajibah, ou plus proche de nous, le cheikh al-Buzidî ou le cheikh
Mohammed Belqayd dont l’héritier et successeur Mohammed ‘Abd el Latîf, jusqu’aujourd’hui, ne permet
l’accès à certaines œuvres qu’après une autorisation spécifique.
3
Abandonnant ses fonctions d’enseignement et de conseiller du grand vizir Seljukide Nidham al-Mulk, il se
retire et demeure neuf ans en retraite à Damas pour se consacrer au dhikr et à la contemplation.
4
Il s’agit d’un enseignement donné par le Cheikh Mohammed al-Hibry au début du vingtième siècle à son
disciple Mohammed Belqayd.
2
modalités majeures de la voie sont celles que symbolisent les branches de la croix,
c'est-à-dire, les deux dimensions horizontale et verticale de la quête5. La voie
horizontale représente ici la demande exprimée par l’homme en quête de Dieu et la
voie verticale la réponse d’Allah. Et comme Allah n’impose rien, la réponse ne peut
intervenir que lorsque la demande est formulée du fond du cœur, ce que symbolisent
à nouveau les efforts pour parvenir au terme de la voie horizontale. Selon une
approche similaire, la voie horizontale est l’étape où la personne fournit des efforts
pour parvenir jusqu’au point de rencontre qu’incarne le point intermédiaire situé à la
jonction de la verticale et de l’horizontale. Parvenir à ce point de jonction, auquel
aboutie la voie horizontale, implique que la personne en quête aille jusqu’aux limites
de ses possibilités. Cette limite représente la sincérité totale de sa demande et de son
espoir d’accéder à Dieu. Ce n’est qu’au prix de cette sincérité totale, que prouvent
des actes menant à l’épuisement voire au désespoir, que l’« ouverture » à la voie
verticale se produit.
En d’autres termes, la voie horizontale ne commence qu’au moment où la
personne comprend que nul autre qu’elle ne peut accomplir cette quête à sa place 6.
Cette même voie horizontale ne trouve son terme que quand cette même personne
comprend que par elle-même elle ne pourra aller au-delà de ce point de jonction7. La
voie verticale (al-çirat al-mustaqim) étant de nature divine, elle ne peut être parcourue
que par un élément de nature divine et non plus humaine. Sous un autre angle, la
voie horizontale est celle des actes et la voie verticale celle du renoncement à tout
acte individuel. C’est encore le recours à des substituts extérieurs pour la première
étape (horizontale) et à un recours exclusivement intérieur et propre à soi-même8
pour la seconde étape (verticale). Ce qui signifie que dans un premier temps on doit
dépendre d’un autre qu’Allah et dans un second temps ne dépendre que de Lui
directement.
Cela dit, les différents plans de perception de la réalité totalisatrice imposent
de toujours savoir situer une expression au sein des diverses possibilités
conceptuelles. Autrement dit, à un certain niveau, celui où la manifestation et donc
ce qui est autre que Dieu, est envisagée, le jeu de question-réponse entre le serviteur
et le Seigneur prend toute sa validité. Mais à un autre niveau, plus métaphysique, ce
rapport perd toute réalité car au final il n’y a que Dieu. Par conséquent c’est Lui qui
5
Cf. Le symbolisme de la Croix de René Guénon ou encore le récit du voyage nocturne du Prophète selon ‘Abd
Allah Ibnu ‘Abbâs.
6
Comme le rappellent les maîtres de la voie, un maître peut aider, guider, conseiller, faciliter… mais il ne peut
accomplir la voie à la place de son disciple. Cette remarque est valable dans tous les modes d’apprentissage
quelconque, des plus simples aux plus compliqués.
7
La difficulté ici réside dans le fait que la personne jusqu’alors était habituée à fournir des efforts et n’envisage
plus que quoi que ce soit se produise indépendamment de ses efforts. Le changement de comportement est
souvent le plus difficile à accepter et en fait, et n’est, d’ailleurs, généralement pas accepté. Ce n’est que quand la
personne comprend son impuissance que le leurre cesse. Mais avant l’ouverture ou le passage à la voie verticale,
un moment de vide demeure quelques temps et alors deux possibilités se présentent : soit la personne renonce et
le risque de chute est grand ou alors sa foi la sauve car elle est convaincue qu’Allah n’est pas injuste ou
tyrannique. Cette période, le Prophète la connut au début de sa fonction comme l’exprime le verset 3 de la
sourate 93 du Coran : « Ton Seigneur ne t’a ni abandonné ni pris en aversion ».
8
Ce recours à soi-même n’implique aucunement que l’être laisse libre cours à ses pulsions ou désirs passionnels.
Au contraire, désormais conscient que l’esprit divin est sa propre essence et donc « en lui », ce recours à Soimême n’est pas différent de la soumission volontaire et consciente à la volonté divine identique à l’esprit
universel.
3
désire se manifester à Lui-même et qui donc génère la question en l’homme afin d’y
répondre. Ce qui revient à dire que Dieu répond à sa propre question ou se manifeste
à Lui-même. A ce niveau, il ne peut finalement n’y avoir que miséricorde car Dieu ne
se désobéit pas à Lui-même et que toute transgression apparente n’est, à ce stade,
qu’illusion et n’a de réalité qu’au regard de l’homme voilé à l’égard de la dimension
métaphysique de la tradition. Toutes les notions de jugements, d’initiation, de quête,
de voyage, de bien ou de mal… impliquent nécessairement une dualité qui, au
regard de la métaphysique9, n’est que pure impossibilité, un non sens, nous obligeant
à descendre à un niveau de moindre réalité et à envisager la manifestation comme
différente de son principe. Cette conception limitée, le soufisme l’accepte, mais il la
dépasse avec la doctrine de la Wahdat al-Wujûd ou Unicité de l’être. Comme le
rappelle R. Guénon, tout effet est nécessairement de la nature de sa cause, autrement
dit, la goutte se pensant autonome et différente de l’océan n’est au fond pas autre
chose que l’océan lui-même. De même, l’étincelle possède la nature tout entière du
feu et ne peut être différenciée de celui-ci qu’illusoirement. C’est ainsi qu’à l’article
de la mort, Abû Hâmid dira à ses proches « Ne vous inquiétez pas, je serai toujours
près de vous ». Si l’homme disparaît10, comme la goutte se résorbe dans l’océan,
l’esprit, qui est son essence profonde et de nature divine, lui, est immuable et ne
disparaît jamais11.
Cette vision d’ordre métaphysique s’identifie plus au but qu’au moyen de la
voie spirituelle. Le traité en question est avant tout d’ordre initiatique et se situe à un
niveau ou la dualité serviteur-Seigneur a encore toute sa réalité. Le sujet de cette
étude est donc plus assimilable à des écrits du genre de ceux d’Ibn ‘Ata Allah ou
d’Ibn ‘Ajibah. Nous sommes dans le domaine de la méthode et des étapes du voyage
initiatique. Bien que symboliques, les éléments constitutifs de ce traité sont
suffisamment éloquents pour quiconque maîtrise un tant soit peu la faculté de lire les
symboles fondamentaux de la Tradition12. La notion de voyage est en rapport direct
avec les ascensions des prophètes, les oiseaux symbolisent les anges ou les états
intermédiaires entre la terre (l’homme) et le Ciel (Dieu). La faculté de voler que
possède l’oiseau s’assimile à celle que l’homme a de se dépasser donc de s’élever audessus de son domaine naturel que symbolise la terre. Les difficultés du voyage
comme les déserts, les montagnes, les températures extrêmes… symbolisent les
multiples difficultés que rencontre l’être pour se débarrasser de ses mauvaises
habitudes13. Quand le cheikh Darqawî dit que le seul obstacle à notre réalisation est
notre âme, cela signifie que ce qui nous empêche d’accomplir notre raison d’être et
de réaliser la noble cause pour laquelle nous sommes existants, se trouve en nous et
n’est pas autre que l’illusion de notre existence individuelle conçue comme différente
9
Nous entendons ce terme dans l’esprit où R. Guénon l’entendait c'est-à-dire comme une traduction exacte du
terme islamique al-Tawhîd.
10
En tant qu’individu ou corps.
11
C’est en ce sens que sidi Muhy dîn Ibn ‘Arabî commente le hadîth disant que si l’œil du Prophète dort, son
cœur ne dort jamais, le maître commente cette sentence en disant que si son œil meurt, son cœur ne meurt
jamais.
12
Ce qui, malheureusement, est rarement le cas aujourd’hui. A cet effet, nous conseillons la lecture de l’ouvrage
posthume de René Guénon Les symboles de la science sacrée.
13
C’est une fois conscient des impératifs de la voie que l’homme identifie les obstacles obstruant son
cheminement. Ceux-ci peuvent être multiples, alcool, drogue ou toute autre substance source d’addiction, mais
cela peut aussi être les nombreuses certitudes sans fondement qui forment la psyché de l’homme.
4
de celle du principe. La quête initiatique conduit à notre libération et les divers
combats menés pour atteindre cette indépendance à l’égard de tout ce qui est autre
que le Principe, sont à l’encontre de toutes les attaches que nous avons en dehors de
Dieu.
Les étapes peuvent se résumer à quelques-unes ou être détaillées comme le
font certains auteurs comme Ibn ‘Arabî et se compter par milliers. Indépendamment
de cela, la première est toujours d’ordre théorique ou conceptuel et consiste à
prendre conscience de la nature du but, du besoin que nous en avons et des moyens
nécessaires pour l’atteindre. La seconde est le parcours effectif des étapes pouvant se
résumer à surmonter les sept obstacles majeurs de l’âme 14. C’est sous la guidance
d’un maître que s’effectue ce parcours vertical jonché de pièges et d’obstacles. Cette
seconde étape est un passage à l’acte et un vécu personnel de la tradition. Enfin la
station ultime consiste à assumer notre nature califale tant sur terre qu’au ciel.
Pour terminer, comme l’explique le cheikh al-Ghazâlî à la fin du traité, celui
qui a déjà parcouru le chemin, a bien plus de facilité à le parcourir d’autres fois que
celui qui le parcourt pour la première fois. Ceci induit plusieurs constats, tout
d’abord que le symbole de celui a parcouru la voie se rapporte aux conditions de la
maîtrise spirituelle. Il faut, en effet, posséder ou connaître une chose pour pouvoir la
transmettre. Mais le plus important dans cette indication réside dans la cause
nécessitant que la voie soit parcourue plusieurs fois. On pourrait en toute logique se
dire qu’une fois parvenu au but, l’être désire y demeurer et ne plus quitter ce lieu15
sublime qu’il vient d’atteindre. Pourtant, il doit retourner à son point d’origine et
parcourir de nouveau la voie. Les deux fonctions majeures de l’homme comme d’un
centre initiatique consistent à « recevoir » et « transmettre ». Lors du premier voyage,
l’être reçoit, mais l’accomplissement de sa raison d’être nécessite qu’il mène
quelqu’un d’autre jusqu’au parvis du royaume divin. Cette nécessité est
miséricordieuse et consiste à transmettre ce qu’il a lui-même reçu. Toute réception
dépourvue de transmission est synonyme d’échec car c’est dans cette seconde
dimension que se trouve notre raison d’être sur terre. La transmission est en quelque
sorte un enfantement, c’est l’accomplissement de la volonté d’Allah qui désire se
manifester. Y renoncer, c’est ne pas accomplir la volonté divine qui est inscrite au
plus profond de nous-mêmes. Notre bonheur est inscrit dans la réalisation de la
volonté divine d’où le besoin de nous reproduire tant corporellement que
spirituellement.
14
Ces sept étapes sont symbolisées de diverses façons comme par exemple les sept cieux planétaires, les sept
jours de la semaine, les sept circumambulations lors du pèlerinage, les sept péchés capitaux, les sept attributs de
l’âme (ordonnant le mal, celle qui réprimande, innocente, inspirée, pacifiée, satisfaite et agrée), les sept versets
de la sourate al-Fâtiha…
15
Il s’agit bien sûr d’une imperfection du langage car le but ne peut réellement se situer dans le temps ou
l’espace qu’il transcende comme il transcende tout. La nature inexprimable du principe suprême est indicible par
définition, par conséquent toute tentative de l’exprimer ne peut qu’être qu’imparfaite.
5
L’épître de l’Oiseau
Risâlat at-Tayîr
Sheikh Muhammad Abû Hâmid al-Ghazâlî
Au nom d’Allah le Miséricordieux, le Clément.
Se sont réunis plusieurs espèces d’oiseaux de couleurs et genres différents et
dont la nature était évidente. Tous pensaient qu’ils avaient besoin d’un roi et que seul
le Phénix pouvait assumer cette fonction. Ils trouvèrent l’information au sein de leur
patrie dans les contrées occidentales et sa confirmation dans certaines îles. L’appel de
la passion et le besoin de quête les réunirent. Ils prirent alors la ferme décision de se
mettre en marche pour le trouver afin de se réfugier sous sa protection, de s’assimiler
à lui en s’éteignant à eux-mêmes dans l’espoir de trouver le bonheur en se plaçant à
son service ;
Ils chantèrent un hymne et dirent :
Dressez-vous vers la demeure de Leila la vivificatrice
Très bien, nous les questionnerons au sujet de certains d’entre eux
Alors que les passions secrètes surgissent des complots des cœurs et
s’expriment par la langue du besoin
Par quelle direction de la terre pourrais-je vous joindre
Vous êtes des rois, le but n’est pas dans le nombre de directions
Ils aspirent au non-manifesté qui les convie de derrière le voile : « ne vous
précipitez pas vers votre propre destruction ». Restez à votre place et ne quittez pas
vos demeures. Si vous quittez vos patries, vous accentuerez votre affliction et vous
vous exposerez à l’épreuve en vous dissolvant dans l’extinction.
Poème :
La paix se trouve chez Sa’adî et sa voisine
N’accédez à sa vallée en aucun cas
Lorsqu’ils entendirent l’énonciation des difficultés concernant le monde de la
contrainte, leur passion et leur inquiétude s’amplifièrent
Ainsi que leur trouble et leur perplexité, ils tombèrent sous le charme,
incapable de s’endormir. Jusqu’au dernier d’entre eux, ils dirent :
Si le meilleur des médecins te traitait sans les paroles de Leila tu ne pourrais guérir.
Ils pensèrent que rien ne peut satisfaire l’amoureux, si ce n’est lorsqu’il s’installe
dans la demeure de son bien-aimé.
6
Ils furent pris de nostalgie et de folie et sans hésitation se ils mirent en
mouvement pour atteindre leur but. Il leur fut dit : de grandes zones désertiques, des
montagnes gigantesques et des mers déchainées, des régions glaciales et d’autres
arides se dresseront devant vous. Il est fort possible que vous soyez stoppés et que
vos vœux ne se réalisent pas. Le mieux est de vous poser dans les refuges qui vous
aideront à atteindre votre but et ce avant que la convoitise et l’avidité ne vous
subjuguent. Ils n’écoutèrent pas ce conseil, ils n’y prêtèrent même pas attention et
partirent en disant :
Rares sont ceux qui recherchent l’intimité, quelle que soit leur terre d’origine
Plus le but est noble et plus il est difficile de trouver de l’assistance
Chacun d’entre eux monta sur la monture de l’aspiration intérieure (himmah).
Ils saisirent les rênes du désir intense (chawq) en le stabilisant par la force de la
passion amoureuse (al-‘ichq) et dirent :
Regardez ma chamelle au milieu de la vallée, progressant avec vigueur en
balançant les hanches.
Si elle se plaint de la grande distance, je lui promets que le but est proche afin
de l’encourager. Ainsi, elle voit sur ton visage une lumière qui l’incite à avancer
encore.
Si tu fais ainsi preuve de maîtrise, elle te considère comme un bon chamelier
(guide).
Ils partirent selon leur libre arbitre et commencèrent à éprouver la rigueur des
conditions. Celui qui vivait en terre aride périt dans les régions glaciales et
inversement. Ils furent saisis par le tonnerre et les tempêtes, très peu d’entre eux
parvinrent sur l’île où se trouvait le Roi. Ils descendirent sur le parvis et se placèrent
sous l’ombre de sa proximité. Ils demandèrent à être annoncés au Roi qui se trouvait
dans la citadelle la plus fortifiée et où nul ne peut pénétrer. On l’informa de leur
présence, il en fit avancer quelques-uns et leur demanda le motif de leur présence.
Nous sommes ici afin de te reconnaître comme Roi dirent-ils. On leur répondit : vous
vous êtes bien fatigués ! Nous sommes le Roi indépendamment de votre approbation
ou de votre refus. Que vous veniez le reconnaître ne change rien, nous n’avons nul
besoin de vous.
Lorsqu’ils sentirent l’inaccessibilité et l’impossibilité d’atteindre le Roi, ils
désespérèrent. Ils eurent honte et leurs espoirs s’évanouirent. Ils se trouvèrent
dépourvus, perplexes et jaloux. Ils dirent : impossible de retourner d’où nous venons,
ils n’avaient plus de force et étaient affaiblis par les affres du voyage. Dieu, pourquoi
avoir atteint cette île pour mourir ? Puis ils prononcèrent ces vers :
Ô habitants de Râmah y a-t-il un lieu d’hébergement
La nuit vous envoie un visiteur peu exigeant
Lui suffit le moindre regard ou la moindre parole
Ils tombèrent tous malade et frôlèrent la mort, mais au son de l’appel, ils
accoururent. Ils s’enivrèrent de la boisson de la coupe de l’amour et chacun d’eux
redevint enfant.
7
Lorsque le désespoir les toucha tous et qu’ils ne parvinrent plus à respirer, ils
reçurent le souffle de l’espoir, leur fut alors dit : « Détrompez-vous, il n’y a pas
d’accès au désespoir, ne désespère de l’aide d’Allah que le peuple des mécréants ».
La réalisation de l’autonomie consiste à répondre que nous n’avons pas besoin de
l’offrande. En revanche, la beauté de la générosité consiste à comprendre et accepter
l’offrande. Comme vous avez pris conscience de la mesure de votre faiblesse et de
notre grandeur, nous devons vous héberger car notre demeure est celle de la
générosité et de la profusion. Notre demeure est destinée aux voyageurs qui ont
quitté les jardins paradisiaques. Sans cela, le maître de toute chose qui précède tout
n’aurait pas dit : « Accorde-moi de vivre et de mourir pauvre »16. Celui qui réalise qu’il
n’a aucun mérite personnel comprend que seul le Roi, le Phénix, peut se charger de
lui.
Plein d’espoir après avoir désespéré, plein de bonheur après avoir gouté au
malheur, ils furent certain de l’abondance et de la générosité. Ils furent assurés
d’atteindre le sommet de la profusion bienfaisante. Ils s’enquirent du devenir de
leurs compagnons : quelles nouvelles de ceux qui périrent dans les déserts et les
vallées, demande-t-on leur sang ou doivent-ils payer une rançon ? On leur répondit,
loin de là : « Celui qui quitte sa demeure afin d’émigrer vers Allah et Son Envoyé et
est atteint par la mort, trouve quand même sa récompense auprès d’Allah ». La main
de l’élection les a rassemblés après que la rigueur des épreuves les détruisit : « Ne
dites pas de ceux qui meurent sur la Voie d’Allah qu’ils sont morts car ils sont
vivants ».
Est-ce que ceux qui se sont noyés dans la mer déchainée et ne purent atteindre
la demeure, avalés par les courants marins, on leur dit : pas d’inquiétude : « Ne dites
pas de ceux qui meurent sur la Voie d’Allah qu’ils sont morts car ils sont vivants ».
Ce qui vous a menés jusqu’ici est ce qui leur rend la vie. Ce qui a fait naître en vous
la nostalgie au point que certains périrent en recherchant la réalisation de leur espoir,
est celui qui les a mandés et guidés, ce sont les voiles de la Toute puissance et de la
détermination « En une station stable auprès du Roi Tout puissant ». Ils demandèrent
s’il y avait une possibilité de les voir ? Non, leur fut-il répondu, car vous êtes encore
au sein du voile de la Toute puissance dissimulée par le voile de votre forme
humaine et par les limites de cette vie temporelle et ses contraintes limitatives. Si
vous trouviez ce que vous recherchiez et quittiez vos refuges (nids - corps), là vous
pourriez vous rendre mutuellement visite et vous rencontrer.
Ils dirent alors : qu’advient-il de ceux qui n’entreprirent pas cette quête et
demeurèrent incapable de s’engager sur cette voie ? On répondit : pas de souci !
« S’ils avaient vraiment voulu sortir, ils auraient été préparés, mais Allah n’a pas
désiré qu’ils s’engagent et donc ils restèrent ». Si nous l’avions voulu, nous les
aurions appelés, mais nous les avons détestés et donc chassés. Etes-vous venus par
vous-mêmes, ou est-ce nous qui vous avons appelés ? Est-ce vous qui avez eu cette
nostalgie ou nous qui l’avons suscitée en vous ? C’est nous qui vous avons rendus
inquiets et guidés sur terre comme sur mer.
Quand ils entendirent ces propos, ils furent rassurés de l’assistance totale et
d’être sustentés. Ils eurent totalement confiance, s’apaisèrent et se calmèrent. Ils
reçurent les dons de la certitude comme doux fruit de leur stabilité. Ils se séparèrent
16
Terme d’un hadîth prophétique.
8
en toute quiétude du lieu du changement 17. « Et certes, vous aurez de ces nouvelles
dans quelque temps ».
Chapitre
Y a-t-il une différence entre celui qui retourne vers l’île après y être déjà allé et
celui qui s’y rend pour la première fois ? Ce dernier dit : nous sommes venus pour
notre Roi. Mais celui qui retourne vers sa vie d’origine entend : « Ô âme pacifiée,
revient vers ton Seigneur », il y retourne alors suite à l’appel lui demandant de
revenir.
Comment peut-on lui demander ; pourquoi es-tu venu ? Si cette question lui
est posée, il répond : pourquoi m’a-t-on appelé et plus encore, pourquoi suis-je
transporté en ce pays ? C’est le pays de la proximité. La réponse est en rapport avec
la question et celle-ci en rapport avec le degré d’intelligence. Les inquiétudes, elles,
sont en rapport avec le degré des aspirations intérieures (al-himmam).
Chapitre
Que celui qui prend peur en entendant ce genre de récit renouvelle son pacte
d’engagement à suivre leur voie horizontale ainsi que celle verticale et purement
spirituelle. Le langage des oiseaux n’est compris que par les oiseaux. Le
renouvellement du pacte d’engagement nécessite la purification, le respect des
moments de prière et de se retirer pour des moments d’invocations (dhikr). Ceci est le
renouvellement du bon pacte lors des moments d’égarements. Il faut pour cela
s’engager sur l’une des deux voies : « Mentionnez-Moi, Je vous mentionnerais » ou
« Ils ont oublié Allah, alors Il les a oubliés ». Celui qui suit la voie de l’invocation :
« Je suis le compagnon de celui qui M’invoque »18, l’autre, passant par la voie de
l’oubli : « Celui qui s’éloigne de l’invocation du Miséricordieux, Nous lui assignons
un diable pour compagnon ».
Chaque homme choisit l’une de ces deux possibilités et le Jour de la
résurrection il doit suivre l’une de ces deux voies. Sachant que : « L’on reconnaît les
criminels à leur face » ou « Les marques de la prosternation sont visibles sur leur
face ».
Qu’Allah te sauve par la grâce et qu’Il te guide vers la réalisation en et
raccourcissant le chemin car seul Lui peut faire cela.
Louange à Allah le Seigneur des mondes et que la prière unificatrice soit sur
notre souverain Muhammad ainsi que sur toute sa sainte famille.
Amîn
17
Ce lieu est celui de ce bas-monde, c’est celui de l’incertitude. Là où il n’y a plus de changement se trouve le
royaume divin de l’immuable.
18
Termes d’un hadîth prophétique.
9