Le mépris n`aura qu`un temps
Transcription
Le mépris n`aura qu`un temps
ÉDITORIAL : Le mépris n’aura qu’un temps... Nicole Filion Présidente Les instruments de défense des droits de la personne n'exigent pas une forme particulière de gouvernement. La condition posée réside plutôt dans le caractère démocratique du modèle et exige que tous les droits de la personne soient respectés1. Si le modèle ne constitue pas en soi un critère de détermination de violations de droits, à l'évidence, certains ont néanmoins une signature idéologique elle-même porteuse de violations de droits de la personne. Le modèle mis de l'avant par le gouvernement Harper en est un exemple frappant. Il s'inscrit à certains égards dans la foulée des orientations données par le gouvernement précédent alors que dans d'autres cas, il est venu changer la donne. Il ne s'agit pas ici d'évaluer la portion novatrice du modèle par rapport au gouvernement précédent, mais bien de mesurer l'ampleur des écarts à l'égard des droits de la personne et de leurs conditions d'exercice. La lutte pour le respect des droits de la personne se transporte plus que jamais dans l'arène politique, le mépris affiché à leur égard devant être considéré comme un enjeu incontournable de la prochaine campagne électorale. Il est utile ici de faire un survol rapide de quelques-unes des plus récentes décisions et prises de positions de ce gouvernement, certaines ayant été plus médiatisées que d'autres. Parmi les plus médiatisées figure sans contredit la position sur l'intervention israélienne au Liban, faisant fi de toute considé- ration à l'égard des grands principes et règles du droit international humanitaire qui visent à protéger les populations en cas de conflits armés et à imposer des limites dans la façon de mener les combats. Plus récente et moins connue peut-être, la décision du Canada de ne pas voter, lors de la 21e séance du nouveau Conseil des droits de l'homme, en faveur de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones2. Cette déclaration était fort attendue sur le plan international parce que représentant un grand pas en avant pour contrer les violations de droits dont sont victimes les peuples autochtones. Par ce vote, le gouvernement canadien a ni plus ni moins signifié qu'il refusait de reconnaître que les peuples autochtones ont le droit, à titre collectif ou individuel, de jouir pleinement de l'ensemble des droits de l'homme et des libertés fondamentales reconnus par la Charte des Nations Unies, la Déclaration universelle des droits de l'homme et le droit international des droits de l'homme.3 De surcroît, le Canada a par la suite annoncé qu'il persisterait dans son obstruction pour empêcher l'adoption de cet instrument alors que par le passé, il en avait été l'un des artisans les plus engagés. Selon les observateurs, dès l'arrivée au pouvoir de l'actuel gouvernement, celui-ci s'est empressé, sur cette question (comme sur quelques autres !), de joindre les rangs des ÉtatsUnis, de la Nouvelle-Zélande et de l'Australie. Bulletin de la LIGUE DES DROITS ET LIBERTÉS automne 2006 Par ailleurs, quelques annonces et projets de loi en matière criminelle proposent d'axer l'intervention étatique en cette matière sur le modèle répressif plutôt que sur un modèle axé sur la prévention et les interventions à la source du problème alors que la plupart des intervenants en criminologie sont venus démontrer le bien-fondé de cette dernière approche. Mentionnons également la proposition qui « flirte » avec l'idée du renversement du fardeau de la preuve en défaveur du prévenu lorsque la Couronne cherche à obtenir contre celui-ci une déclaration de criminel dangereux. Au soutien de ces propositions, le gouvernement Harper prétend que le crime est une plaie qui ne cesse de s'étendre et qu'il faut à tout prix réprimer pour rendre notre société plus sécuritaire. Il a pourtant été largement démontré, chiffres à l'appui, que le crime est en régression au Canada, ce qui met davantage en lumière le caractère idéologique et électoraliste de ces orientations. L'une des positions les plus controversées de ce gouvernement, notamment sur le plan de l'opinion publique canadienne, demeure son désaveu à l'égard du Protocole de Kyoto et son refus d'imposer des contraintes obligeant les entreprises à agir afin de réduire leur contribution au réchauffement climatique4. Et ce, alors que les enjeux sont largement reconnus et que les régions les plus touchées actuellement sont celles occupées par des populations déjà très marginalisées et vulnérables. À ce 3 propos, un nouveau rapport, rendu public à l'occasion de la Conférence des Parties de la Convention sur le changement climatique tenue à Nairobi en novembre 2006, souligne l'extrême vulnérabilité du continent africain face à ces changements : 30 % des infrastructures côtières d'Afrique risquent d'être submergées, le rendement des cultures céréalières baissera de 5 % d'ici les années 2080 et les cultures de base, seront également affectées en raison du changement climatique . Ce scénario rejoint celui annoncé au nord de notre continent, mettant en péril les populations autochtones qui y vivent, leur mode de vie et leurs conditions de survie. En définitive, ce sont les populations qui n'ont aucune responsabilité à l'égard de ces changements climatiques qui en subissent le plus lourdement les conséquences. En septembre dernier, le gouvernement se lançait dans un exercice de compressions budgétaires qui s'est soldé par l'élimination d'une série de programmes et l'abolition du financement de soutien à différents organismes ayant pour mission de favoriser la participation de la population aux prises de décisions gouvernementales, de favoriser l'accès à la justice des groupes les plus vulnérables de notre société ou de défendre leurs droits. Ainsi, ont été abolis le Programme de consultation, recherche et information du public en matière de politique étrangère, le financement de la Commission du droit du Canada, celui du Programme de recherche sur la politique en matière de santé et du Programme de contestation judiciaire (PCJ). D'autres programmes ont été « recentrés » afin de mieux répondre aux objectifs de ce gouvernement qui entend dorénavant approuver « uniquement les fonds vraiment nécessaires pour obtenir des résultats mesurables d'une manière efficace et qui assure qu'on en ait pour son argent » . Dans le cadre de cette approche « du gros bon sens5 », le Programme d'apprentissage, d'alphabétisation et d'acquisition des compétences essentielles pour les adultes a été « reciblé » et des modifications de fond ont été introduites au programme de soutien aux organismes voués à la défense des droits des femmes de Condition féminine Canada, leur interdisant désormais d'utiliser des subventions fédérales pour entreprendre des activités de défense de droits ou de lobbying. Les organismes de défense des droits des femmes estiment que le modèle d'intervention qui sera dorénavant « acceptable » est celui de la charité, sans effet sur les causes systémiques de la discrimination à l'égard des femmes. Jumelées à l'abolition du PCJ, ces nouvelles orientations privent les groupes les plus vulnérables du point de vue de la réalisation de leurs droits, de moyens de les faire valoir… et c'est le principal responsable en cette matière qui leur coupe la voie des recours. Que faire devant ces reculs? Encore une fois passer à l'action, interpeller publiquement le gouvernement sur les enjeux de droits soulevés par ces positions et prises de décisions. Il faut l'amener à reconnaître son recul face à ses obligations à l'égard des droits de la personne et à réviser ses positions. Il faut le relancer notamment sur son obstruction à l'adoption de la Déclaration sur les droits des peuples autochtones. Dans la foulée des recommandations de la Commission Arar, il faut dénoncer l'inaction du gouvernement canadien qui tarde indûment à ratifier le Protocole facultatif à la Convention contre la torture. Et peut-être faudrait-il aussi considérer le fait que le Canada, parce que siégeant au Conseil des droits de l'Homme, serait susceptible d'être prochainement en examen conformément à ce que prévoit la résolution de l'Assemblée générale de l'ONU ayant institué le Conseil des droits de l'homme. Il y est précisé en effet que les membres élus du Conseil observeront les normes les plus strictes en matière de promotion et de défense des droits de l'homme, coopéreront pleinement avec le Conseil et seront soumis à la procédure d'examen périodique universel au cours de leur mandat6. 1 Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l'ONU, Observation générale no 3, E/1991/23, paragraphe 8. 2 Celle-ci a été adoptée, le 29 juin 2006, par le Conseil des droits de l'homme par 30 voix contre 2 (dont celle du Canada), avec 12 abstentions. 3 Article premier de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones : http://www.ohchr.org/french/issues/indigenous/declaration.htm 4 En ligne : http://unfccc.int/ 5 Mettre l'emphase sur les priorités des Canadiens et des Canadiennes, Secrétariat du conseil du trésor du Canada, en ligne : http://www.tbs.sct.gc.ca 6 C'est nous qui soulignons. A/RES/60/251, en ligne : www.ohchr.org/french/bodies/hrcouncil/ 4 Bulletin de la LIGUE DES DROITS ET LIBERTÉS automne 2006 UN MONDE SOUS SURVEILLANCE Dominique Peschard Membre du comité des libertés civiles de la Ligue Le 21 janvier 2004, la GRC perquisitionne le domicile de la journaliste Juliet O'Neill et son bureau du Ottawa Citizen, elle y saisit de nombreux documents ainsi que du matériel informatique. La journaliste aurait participé à des « fuites » d'information gouvernementale classée « secret officiel », par la publication d'un article concernant Maher Arar dans l'Ottawa Citizen du 8 novembre 2003. Cette perquisition est effectuée en vertu de l'article 4 de la Loi sur la protection de l'information. Cet article, qui élargit démesurément la notion de « secret officiel », est une des nombreuses modifications apportées aux lois canadiennes par la Loi antiterroriste (C-36). 1 O'Neill v. Canada (Attorney General), 2006 CanLII 35004 (ON S.C.) [ les citations sont notre traduction] http://www.canlii.org/on/cas/onsc/ 2006/2006onsc16405.html Coup sur coup, deux jugements invalident des dispositions de la loi antiterroriste (C-36) Les perquisitions chez la journaliste Juliet O'Neill Dans un jugement rendu le 19 octobre 2006 [O'Neill c. Canada]1, la juge Lynn Ratushny de la Cour supérieure de l'Ontario déclare inconstitutionnelles des portions de l'article 4 parce qu'elles portent atteinte, d'une manière qui ne peut être justifiée « dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique » [Charte, art. 1], à la « liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication » [Charte, art. 2b]. La juge a également conclu que la loi porte atteinte au «…droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale. » [Charte, art. 7] en rendant une personne coupable d'un crime passible de 14 ans d'emprisonnement pour un acte dont la définition est tellement vague que cette personne pourrait être condamnée sans qu'elle n'ait jamais eu l'intention de commettre un crime (l'intention coupable ou la mens rea du droit criminel). La juge a déclaré que l'article 4 donnait à l'État le pouvoir de déclarer arbitrairement confidentielle ou « secret officiel » toute information puis de criminaliser toute personne qui « recevrait » cette information », « en entendrait parler » ou « en parlerait » : « C'est une législation qui ne définit d'aucune manière son champ d'application et Bulletin de la LIGUE DES DROITS ET LIBERTÉS automne 2006 5 Les perquisitions chez la journaliste Juliet O'Neill (suite) puis qui, utilisant la forme la plus extrême de contrôle gouvernemental, criminalise la conduite de ceux qui transmettent et reçoivent l'information gouvernementale qui tombe à l'intérieur de ce champ illimité, y inclus la conduite des fonctionnaires et des membres du public et de la presse » [ jugement par. 62]. La juge conclut également que « …les allégations de criminalité à l'encontre d'O'Neill dans les mandats de perquisition constituent une conduite abusive et une intimidation de la presse qui portent atteinte au droit constitutionnel de la liberté de presse ». [ par. 157] D'après le juge, « cette conduite [les perquisitions] offense le sens de la justice de la population et mine l'intégrité du processus judiciaire » [par. 164]. Cette affaire illustre le caractère nettement abusif des dispositions introduites par la loi C-36 qui portent atteinte aux libertés fondamentales sans contribuer d'aucune manière à la lutte contre le terrorisme. Le procès de Momin Khawaja pour terrorisme Mohammad Momin Khawaja, arrêté le 29 mars 2004 à Orleans, près d'Ottawa, est la première personne à être inculpée en vertu de la Loi antiterroriste (C-36). Il est accusé d'avoir participé à une activité terroriste et d'avoir facilité une activité terroriste. Neuf autres personnes ont été arrêtées en Angleterre en lien avec ce présumé complot terroriste. Dans un jugement rendu le 24 octobre 2006, le juge Douglas Rutherford de la Cour supérieure de l'Ontario a sérieusement entaillé la qualification légale du terrorisme en invalidant une partie importante de la définition inscrite dans la Loi antiterroriste. Le juge a déclaré inconstitutionnel ce qui définit une « activité terroriste » comme une action ou une omission commise « ..au nom -- exclusivement ou non -- d'un but, d'un objectif ou d'une cause de nature politique, religieuse ou idéologique, … » Selon le juge, mettre ainsi l'accent sur les motifs religieux, idéologiques ou politiques, porte atteinte au droit des Canadiens de penser et de croire ce qu'ils veulent et stigmatisera ceux qui partagent les mêmes croyances ou la même religion que les terroristes. D'après le juge Rutherford « Le citoyen ordinaire aurait bien de la difficulté à saisir les motifs de certains - sinon de tous - ces crimes 6 notoires (comme ceux du 11 septembre) » et il ajoute « [Le fait de savoir…] quelle cause ou objectif, politique, religieux ou idéologique, poursuivaient, au juste, les responsables de ces actes ne compte pas beaucoup pour les populations affectées. Pour une bonne raison. Ça n'a pas vraiment d'importance. » Bref, un crime est un crime, et ceci, quel qu'en soit le mobile. Il est important de souligner que le retrait de cette partie de la détermination d'un acte terroriste dans la Loi antiterroriste ne rend pas la définition acceptable pour autant. La définition demeure si vague et si large qu'on peut l'appliquer à des actes de dissidence ou de protestation qui n'ont rien à voir avec ce que tout le monde entend par « terrorisme ». Bulletin de la LIGUE DES DROITS ET LIBERTÉS automne 2006 SWIFT remet en secret aux autorités américaines les renseignements personnels de Canadiens La société SWIFT, Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication, est une société incorporée en Belgique qui gère les transactions internationales de 7,863 institutions financières dans 204 pays. Par exemple, si vous envoyez de l'argent à l'étranger par votre banque, la transaction sera presque certainement gérée par SWIFT. SWIFT dispose de deux centres de traitements, un en Europe, l'autre aux États-Unis. Les données des transactions sont conservées aux deux centres de SWIFT pendant 124 jours. Depuis les attentats du 11 septembre 2001, SWIFT a reçu et accepté, à l'insu de ses clients et des gouvernements - autres que celui des États-Unis, 64 demandes de transfert de données de la part du US Department of the Treasury (UST). Les sommations de l'UST peuvent être qualifiées de demandes non individualisées et massives, où toutes les transactions à partir de tel ou tel pays, de telle date à telle date, doivent être remises à l'UST. L'UST peut garder ces données indéfiniment. Dans une lettre du 14 septembre 2006, SWIFT a confirmé que l'UST « a parfaitement le droit, en vertu du droit américain [le Patriot Act], de soumettre la section américaine de SWIFT à une sommation afin que soient communiqués tous les messages SWIFT ». Cela signifie, rien que pour 2005, un total de plus de 2 milliards et demi de messages. Pour se protéger, SWIFT a signé un protocole avec l'UST qui prévoit que l'UST ne pourra extraire de cette masse de données que les informations sur des individus associés à la lutte au terrorisme. Le respect de cette entente est vérifié par l'auditeur américain Booz, Allen & Hamilton. L'American Civil Liberties Union a dévoilé que cette firme compte parmi son personnel des anciens membres de la National Security Agency (NSA) et de la CIA, dont un ancien directeur, et qu'elle a collaboré au Total Information Awareness Program ! Dans un AVIS du 27 septembre 2006, la Commission de la protection de la vie privée de la Belgique estime que « SWIFT s'est limitée au respect du droit américain et à la recherche de solutions via des négociations secrètes avec l'UST », que la protection que SWIFT a prévue pour le traitement des données dans le cadre de son centre de traitement aux États-Unis contrevient à la Loi relative à la protection de la vie privée à l'égard des traitements de données à caractère personnel de Belgique et que « les mesures exceptionnelles en vertu du droit américain pouvaient difficilement légitimer une violation cachée, systématique, massive et de longue durée des principes européens fondamentaux en matière de protection des données. » Le 27 juin 2006, Privacy International adressait une plainte au Commissaire à la vie privée du Canada, madame Jennifer Stoddart, à l'effet que SWIFT avait violé la vie privée des clients des 13 banques et 63 institutions financières canadiennes qui avaient recours à ses services. Bulletin de la LIGUE DES DROITS ET LIBERTÉS automne 2006 7 RISQUE DE TORTURE Le Canada ne peut renvoyer M. Jaballah en Égypte Catherine Gauvreau Avocate Dans cette affaire (Re. Jaballah 2006 FC 1230 ), la Cour devait déterminer si le certificat, délivré en août 2001 par le ministre de l'Immigration et le solliciteur général du Canada, selon lequel M. Jaballah est à leur avis inadmissible au Canada pour des motifs se rapportant à la sécurité nationale est « raisonnable ». Le gouvernement canadien juge que M. Jaballah constitue un danger puisqu'il allègue que ce dernier est un membre de l'organisation terroriste Al Jihad. Dans ce jugement, la Cour fédérale a confirmé le caractère raisonnable de ce certificat. Notons qu'en vertu de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, une personne détenue en vertu d'un certificat de sécurité n'a pas accès à la « preuve » et n'a pas la possibilité de la réfuter dans le cadre d'un procès juste et équitable. Dans un deuxième temps, la Cour fédérale devait décider si le renvoi de M. Jaballah vers la torture viole l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés qui garantit le droit à la vie, la liberté et l'intégrité. Il est important de souligner que dans cette affaire, le gouvernement fédéral ne contestait pas le fait que M. Jaballah serait exposé à la torture ou risquerait la mort advenant un retour en Égypte. Dans le jugement de la Cour fédérale, le juge rappelait qu'en signant des conventions internationales, le Canada s'est engagé à rejeter l'utilisation de la torture. Sans écarter la possibilité que des circonstances exceptionnelles puissent exister, le juge MacKay a cité les propos du juge O'Connor, qui a présidé la Commission Arar, qui soulignait que le recours à la torture est une violation à la dignité humaine et ne peut jamais être justifié en droit. Ceci irait à l'encontre de la Déclaration universelle des droits de l'Homme, de la Convention contre la torture, de la Charte canadienne des droits et libertés et du Code criminel du Canada. En conclusion, le juge MacKay a noté que, dans ce cas en particulier, aucun argument n'a été exposé par le représentant du ministre à l'effet que des circonstances exceptionnelles soient présentes et que celles-ci justifieraient un renvoi vers la torture. Après avoir révisé la preuve au dossier, le juge de la Cour fédérale conclut à l'absence de circonstances qui justifieraient le renvoi vers la torture. Toutefois, le concept de « circonstances exceptionnelles », pouvant justifier le renvoi vers la torture, est vigoureusement critiqué, autant par les organisations de surveillance des Nations Unies (Comité contre la torture, Comité des droits de l'Homme), que par les organisations de défense des droits de la personne. En droit international, la pratique de la torture est considérée particulièrement odieuse et AUCUNE circonstance ne peut en justifier la pratique ou le renvoi vers la torture. Même dans le cas où un danger exceptionnel menacerait l'existence même de la nation, la torture est interdite (article 4, Pacte international relatif aux droits civils et politiques). Espérons que le jugement attendu de la Cour suprême portant sur les certificats de sécurité, dans l'affaire Charkaoui, sera conforme au droit international et enverra un message sans équivoque aux agents de l'État que la torture ne se justifie jamais. 8 Bulletin de la LIGUE DES DROITS ET LIBERTÉS automne 2006 D O S S I E R Le droit MESURES OUTRE MESURE : international le Canada et l'opération « Juste Rétribution » est-il encore important Me Jean-François Gareau Faculté de droit et de science politique de l'UQAM pour le Canada? « Israël a le droit de se défendre. Dans les circonstances, la riposte israélienne a été mesurée. » Stephen Harper, le 13 juillet 2006 Les récents affrontements qui ont ensanglanté le Liban et le nord d'Israël ont offert au monde un triste spectacle. L'embuscade meurtrière et la capture de deux soldats de Tsahal, ainsi que l'opération israélienne « Juste Rétribution »1 y répondant, ont donné lieu à un véritable échange de crimes de guerre, dont nul ne peut prétendre sortir les mains nettes. Ce constat, qui s'appuie sur les témoignages d'observateurs crédibles2, n'est pas une vision partisane, mais une réalité avec laquelle on doit compter dans l'appréciation de la crise. Dans ce contexte, la déclaration du premier ministre Stephen Harper est lourde de sens. Il s'agit certes d'une prise de position politique tranchée en faveur de l'une des parties, mais elle représente aussi une appréciation de la légalité des actions entreprises. Pas étonnant, donc, que ces quelques mots aient fait l'effet d'un coup de tonnerre, et que ses retentissements n'aient pas fini de faire l'objet de discussions. Animant un débat, déjà bien nourri par la question afghane, sur un « virage » affectant la vocation pacifique du Canada dans le monde, là ne s'arrête pas leur impact : M. Harper y démontre en effet, malgré son usage du terme « droit », soit une méconnaissance - ce qui serait affligeant - ou un mépris - ce qui serait bien pire ! - des règles juridiques applicables en la matière. Bulletin de la LIGUE DES DROITS ET LIBERTÉS automne 2006 9 DOSSIER: LE DROIT INTERNATIONAL est-il encore important pour le Canada Puisqu'on parle du loup : quelques mots sur la trame juridique 10 Le droit international humanitaire (DIH) est un vaste corps de règles d'origine conventionnelle3 et coutumière4 s'appliquant aux conflits armés. Le jus in bello - littéralement « droit dans la guerre » régit ainsi la conduite des hostilités une fois déclenchées, nonobstant la légalité de ce déclenchement (encadrée par les règles du jus ad bellum, qui relèvent du droit international général). Sa fonction principale est d'en limiter les effets délétères, notamment en protégeant les non-combattants et en restreignant les moyens et méthodes employés. Le DIH tend à se démarquer des paramètres traditionnels du droit international public, produit avant tout par et pour des États souverains, sur trois plans : ses normes ont vocation à s'appliquer à tous les types de combattants, et non aux seuls organes étatiques5 ; les obligations imposées ne sont pas soumises au principe de réciprocité, où le respect par l'un conditionne celui de l'autre; et la répression des infractions graves, qui peuvent générer directement la responsabilité pénale internationale des auteurs en tant qu'individus. Ainsi, quiconque prend les armes peut se rendre coupable de violations du DIH, qui, en l'espèce, s'applique à Tsahal tout autant qu'au Hezbollah. D'autre part, les écarts commis par l'adversaire ne peuvent justifier qu'un combattant fasse fi des devoirs qui lui incombent. Enfin, les auteurs d'actes contraires au droit pourraient se voir frappés d'une sanction pénale. Ses règles ont parfois été qualifiées de « désuètes », datant de l'ère des conflits « classiques » entre États. Le DIH serait ainsi mal adapté aux « conflits postmodernes », plus déstructurés, et carrément inapplicable au terrorisme organisé à l'échelle globale, qui se situe d'emblée hors de la légalité6. S'il nous rappelle la nécessaire adaptation de toute régulation aux divers contextes dans lesquels elle est appelée à jouer, l'argument ainsi formulé équivaut toutefois à jeter le bébé avec l'eau du bain. «Israël a le droit de se défendre » : considération de jus ad bellum Cette assertion du premier ministre comporte à la fois une évidence - qui, hors des cercles les plus extrémistes, songerait à nier un tel droit à Israël? et une référence juridique plus délicate, puisque l'invocation de la légitime défense comporte des modalités… et des limites. Israël a le droit de se défendre, certes, mais pas n'importe comment. L'interdiction du recours unilatéral à la force, clé de voûte de l'ordre juridique international contemporain, est une nouveauté qui, en 1945, rompt avec une tradition plus axée vers l'encadrement de la guerre autorisée7 et l'atténuation de ses conséquences néfastes. C'est cependant un principe cardinal : de ce fait, il ne saurait admettre que de rares exceptions, dont la portée doit, en outre, être interprétée restrictivement. Une de ces exceptions est précisément le droit « naturel » de légitime défense8 , permettant à tout État de repousser une agression armée dont il serait victime. L'exercice de ce droit, encadré aujourd'hui par l'article 51 de la Charte des Nations Unies, est d'emblée soumis à deux conditions d'origine coutumière : la nécessité (emploi de la force en dernier recours, pour éviter un péril immédiat et réel) et la proportionnalité (usage d'une force congrue à celle que déploie l'adversaire). De plus, en vertu de l'article 51, le péril envisagé ne peut être qu'une agression armée en cours9 , et la riposte, limitée dans le temps et l'espace, doit avoir pour objectif de repousser l'agression10 . Le droit international n'admet donc pas la « légitime défense préventive » pour écarter une menace redoutée, l'intervention unilatérale pour défendre des individus ou groupes jugés vulnérables, les assassinats ciblés ou les représailles armées à fonction punitives. En l'occurrence, les actes provocateurs qui ont mis le feu aux poudres sont certes criminels et odieux, mais ils ne semblent pas constituer une agression armée au sens où l'entend le droit international.11 En matière de jus ad bellum, ceci remet en doute la légalité même de l'opération « Juste Rétribution », et ce, peu importe la manière dont Bulletin de la LIGUE DES DROITS ET LIBERTÉS automne 2006 Pour évaluer le bien-fondé de la seconde affirmation du premier ministre, il importe de rappeler ici trois piliers porteurs du droit humanitaire : le principe de distinction, qui limite les attaques licites aux combattants et aux objectifs dont la destruction, la capture ou la neutralisation offre un avantage militaire décisif; le principe de proportionnalité, qui exige que l'on évite de provoquer des pertes ou dommages excessifs par rapport à l'avantage militaire concret et direct escompté (notamment par l'emploi d'armes « aveugles » qui ne peuvent distinguer les cibles civiles des militaires, comme les mines anti-personnel ou les bombes à fragmentation); et le principe d'humanité duquel découle l'interdiction formelle d'infliger à l'adversaire des maux ou dommages superflus, inutiles à la réalisation des buts militaires. Quoiqu'on puisse penser des positions respectives adoptées quant à la légalité (ou à la légitimité, ce qui n'est pas la même chose) de la réaction israélienne, force est d'admettre que la conduite des opérations avait, déjà à cette date, pris une telle ampleur, et entraîné un tel niveau de dévastation (en pertes humaines et en destruction délibérée d'infrastructures civiles) qu'elle avait perdu toute proportion avec les actes hostiles posés concrètement par le Hezbollah. Dans « les circonstances » évoquées par M. Harper, la riposte de Tsahal a dépassé les bornes. C'est par ailleurs pure malhonnêteté intellectuelle que d'apparenter cette critique à une quelconque position « anti-israélienne » (insinuation où plane toujours, même discrètement, le spectre de l'antisémitisme) ou pire encore, à une prise de parti en faveur du Hezbollah. Il s'agit encore moins de justifier ou d'excuser des comportements qui constituent indubitablement des crimes de guerre Bulletin de la LIGUE DES DROITS ET LIBERTÉS automne 2006 Il ne fait nul doute que la prise en otage, après une embuscade meurtrière, de deux soldats israéliens en vue de négocier un échange de prisonniers constitue une « infraction grave » sanctionnée par le DIH. Il en va de même des barrages quotidiens de roquettes et d'obus de mortier essuyés par la population civile du nord d'Israël. L'usage par le Hezbollah (et par certains militants du Hamas) de roquettes de type Katioucha, munitions non-guidées et notoirement imprécises, est en soi criminel, et le devient d'autant plus lorsqu'on les équipe d'ogives remplies de billes d'acier, destinées à accroître leur efficacité létale aux alentours du lieu touché. En outre, prendre délibérément et systématiquement pour cible des bâtiments civils et des zones résidentielles est une attaque directe et prohibée contre la population, et donc un crime de guerre. On doit toutefois en dire autant des raids aériens et tirs d'artillerie massifs employant notamment les bombes à sousmunitions ( cluster bombs )12, dont certaines explosent encore à ce jour - grâce auxquelles Tsahal a anéanti les infrastructures civiles de transport et de communication, et réduits en ruines maints bâtiments résidentiels au sud du Liban. C'est toutefois en termes quantitatifs que se creuse l'écart entre attaques et riposte. Les ravages au Liban ont eu tôt fait d'atteindre un niveau n'ayant plus de commune mesure avec les préjudices subis, ni, compte tenu des principes susmentionnés, avec les objectifs avoués de Tsahal.13 Triste ironie, le nom même de l'opération « Juste Rétribution » révèle une intention punitive contraire à l'esprit de la règle.14 LE DROIT INTERNATIONAL est-il encore important pour le Canada « … la riposte israélienne a été mesurée » : considérations de jus in bello. avérés. Mais des violations claires, attestées par des témoins dignes de foi, ont été commises dans les deux camps, et il importe d'en faire état. DOSSIER: elle aura été menée. La conduite des hostilités, elle, demeure régie par les règles de jus in bello sans égard à la légalité formelle du déclenchement des opérations. 11 Notes DOSSIER: LE DROIT INTERNATIONAL est-il encore important pour le Canada CONCLUSION 12 Les propos du premier ministre ne sont ni anodins ni dépassés : jamais démentie depuis, la position s'est vue confortée par le ministre des Affaires étrangères, Peter MacKay : «Ce n'était pas un choix difficile à faire entre un État, un gouvernement démocratiquement élu, une démocratie qui est attaquée par des terroristes, un groupe de tueurs sans pitié. Le Liban est l'otage du Hezbollah. Le Hezbollah est un cancer qui ronge le Liban en détruisant sa stabilité et sa démocratie.»15 Même en se rangeant à cette conception quelque peu manichéenne de la crise, il est toutefois difficile de voir en quoi cela justifierait la destruction physique à grande échelle infligée au Liban, pays que le ministre lui-même voit comme une sorte de victime collatérale du conflit.16 Il faut faire preuve d'aveuglement volontaire, tant envers les dégâts matériels qu'envers les règles du droit humanitaire, pour qualifier ainsi de « mesurée » l'opération « Juste Rétribution ». Certes, la posture - résolue ou belliqueuse, c'est selon - dans laquelle le premier ministre a placé le Canada ne fait rien pour infirmer une impression de radicalisation de sa politique étrangère. Mais son traitement cavalier des exigences de la légalité internationale est un élément tout aussi préoccupant du « nouveau ton » adopté par Ottawa en matière de politique étrangère. 1 Traduction officielle des termes « Just Reward ». 2 Voir notamment les communiqués du Comité international de la Croix-Rouge (www.icrc.org), chien de garde du droit international humanitaire, ou ceux d'ONG réputées comme Amnesty International (rapport « Destructions délibérées ou 'dommages collatéraux'? : Les attaques israéliennes contre les infrastructures civiles », Document public MDE 18/007/2006, Août 2006) et par Human Rights Watch (rapport « Frappes mortelles : les attaques israéliennes indiscriminées contre les civils du Liban » du 3 août 2006, « Hezbollah Must End Attacks on Civilians » du 5 août 2006, et nombreux textes disponibles sur http://hrw.org/campaigns/israel_lebanon/). 3 L'essentiel du DIH est consigné dans les quatre Conventions de Genève du 12 août 1949, complétées en 1977 par deux Protocoles additionnels relatifs à la protection des victimes des conflits armés. Pour un éventail plus complet des traités relatifs au DIH, consulter la banque de données Droit International Humanitaire du CICR (www.cicr.org/dih) 4 Les normes coutumières sont des règles non-écrites fondées notamment sur la pratique des États. Une vaste étude du CICR sur le sujet, recensant 161 règles, a été publiée en mars 2005 (L. Dostwald-Beck & J.-M. Henckaerts (eds.), Customary International Humanitarian Law, 3 vol., Cambridge University Press, 2005). 5 Il peut s'agir d'organes de jure, comme les membres en règle des forces armées, ou de facto tels que groupes paramilitaires, mercenaires ou milices opérant, bien que sans statut officiel, pour le compte de l'État. 6 Par définition, le terrorisme prend délibérément pour cible des populations et biens civils, et tente de causer les dommages les plus étendus, les plus spectaculaires et les plus indiscriminés possible : son « succès » est tributaire du choc et du degré d'horreur qu'il suscite. Voir p.e. L. Richardson, What Terrorists Want, Random House, New York, 2006. 7 Ainsi de la théorie de la « guerre juste », héritée du droit naturel et de la doctrine scolastique. Voir p.e. P. Haggenmacher, Grotius et la doctrine de la guerre juste, Presses universitaires de France, Paris, 1983. 8 Dans sa version anglaise de la Charte, le terme est « inhérent right ». 9 Le terme a été défini plus précisément en 1974 par la Résolution 3314 (XXIX) de l'Assemblée générale. 10 Les suites du 11 septembre ont introduit un certain flottement dans la conception classique, avant tout interétatique, de la légitime défense. Ainsi, bien que n'étant pas rattachées directement à un État et émanant d'une entité à la fois confuse et désincarnée (un « réseau »), les attaques de New York et de Washington ont parfois été assimilées à une agression, comme en fait foi l'invocation par l'OTAN de l'Article 5 du Traité de l'Atlantique Nord. Toutefois, cette pratique ne fait pas l'unanimité et ne s'est pas généralisée par la suite. 11 Contra : le ministre canadien des Affaires étrangères, Peter MacKay, a officiellement condamné « l'agression du Hezbollah contre Israël » dans un communiqué du 12 juillet. 12 Le 18 octobre 2006, Human Rights Watch confirmait que le Hezbollah a lui aussi fait usage de ce type de bombes durant le conflit. 13 Ces objectifs étaient : récupérer les soldats détenus en otage, stopper définitivement les tirs sur le territoire israélien en provenance du Liban, et contraindre le gouvernement libanais à désarmer les milices et à déployer des forces le long de sa frontière, comme l'en a enjoint le Conseil de Sécurité de l'ONU. 14 Ce n'est peut être pas par hasard que l'opération fut rebaptisée sans attendre « Changement de direction » (« Changing Direction »). 15 Période de questions, Chambre des Communes, le 1er août 2006 16 Dans un point de presse suivant la période de questions susmentionnée (note 14), le ministre MacKay affirmait le Liban « pris dans les feux croisés » d'une confrontation entre Israël et le Hezbollah. Bulletin de la LIGUE DES DROITS ET LIBERTÉS automne 2006 EN AFGHANISTAN : Dominique Peschard Membre du comité des libertés civiles de la Ligue Le 18 décembre 2005, le général R.J. Hillier, Chef d'état-major de la Défense du Canada, signait avec le Ministre de la défense de l'Afghanistan l'Entente sur le transfert des détenus conclue entre les Forces canadiennes et le Ministère de la défense de la République islamique d'Afghanistan. Le paragraphe 7 de l'entente prévoit que les prisonniers peuvent également être « transférés à toute autre puissance acceptante ultérieure », donc éventuellement aux autorités américaines. Pourquoi cette entente? Les Forces canadiennes en Afghanistan n'ont pas construit d'installations leur permettant de détenir les gens qu'elles faisaient prisonniers. Avant la signature de cette entente, elles remettaient ces prisonniers directement aux forces américaines. Une fois connus les cas de torture commis par l'armée américaine, à Abou Ghraib et ailleurs, cette pratique est devenue la cible de critiques de plus en plus nombreuses. L'entente se veut une réponse à ces critiques. Plusieurs experts en droit international tels que le professeur Amir Attaran de l'Université d'Ottawa et le professeur Michael Byers de l'University of British Columbia estiment que cette entente ne respecte pas les obligations du Canada en matière de droits humains. D'après le professeur Byers, cette entente contrevient à deux conventions ratifiées par le Canada : la Bulletin de la LIGUE DES DROITS ET LIBERTÉS automne 2006 Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ainsi que la Convention de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre1. Le professeur Attaran juge qu'elle contrevient aussi à la Charte canadienne des droits et libertés2. Par ailleurs, le ministère de la Défense maintient que cette entente n'est pas un traité ayant force légale, ce que conteste le professeur Attaran3. À l'instar des États-Unis, le Canada ne reconnaît pas le statut de prisonniers de guerre aux combattants capturés par l'Armée canadienne en Afghanistan. Selon le lieutenant-général Michel Gauthier qui dirige toutes les forces canadiennes déployées à l'étranger : « Les règles [ concernant les prisonniers de guerre ] s'appliquent dans le cas de conflit armé entre États. Ils n'y a donc pas de fondements permettant d'affirmer que ces individus sont des prisonniers de guerre »4. Les prisonniers capturés par le Canada sont néanmoins soumis à l'article 3 des quatre conventions de Genève de 1949 qui s'applique précisément aux conflits « internes » et qui stipule : En cas de conflit armé ne présentant pas un caractère international et surgissant sur le territoire de l'une des Hautes Parties contractantes, chacune des Parties au conflit sera tenue d'appliquer au moins les dispositions suivantes : 1. Les personnes qui ne participent pas directement aux hostilités, y compris les membres de forces armées qui ont déposé les armes et les personnes qui ont été mises hors de combat par maladie, blessure, détention, ou pour DOSSIER: à ses prisonniers? LE DROIT INTERNATIONAL est-il encore important pour le Canada Quel sort le Canada réserve-t-il 13 Notes 1 Michael Byers : Legal Opinion on the December 18, 2005 « Arrangement for the Transfer of detainees between the Canadian Forces and the Ministry of defence of the Islamic Republic of Afghanistan », 7 avril 2006. 2 Amir Attaran : Arrangement for the Transfer of detainees between the Canadian Forces and the Ministry of defence of the Islamic Republic of Afghanistan Effect of the Canadian Charter of rights and Freedoms, 7 avril 2006. 3 Selon l'article 2 de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969, « l'expression «traité» s'entend d'un accord international conclu par écrit entre États et régi par le droit international…». 4 Paul Koring : Troops told Geneva rules don't apply to Taliban, Globe and Mail - 31 mai 2006 [notre traduction]. 5 Commission nationale afghane des droits de l'homme, rapport annuel 2003 - 2004. 6 « Les plaintes dénonçant les violations graves des droits de l'homme perpétrées par des représentants de ces institutions [les forces de sécurités afghanes], dont des arrestations arbitraires, des détentions illégales et des actes de torture, sont fréquentes. Il n'y a pas d'enquête approfondie, transparente et publique, et la plupart du temps les procès ne respectent pas le droit aux garanties d'une procédure régulière consacré dans la Constitution. » Haut commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme - 62ième session - document E/CN.4/2006/108. 7 8 9 « Des observateurs crédibles ont rapporté que les autorités locales d'Hérat, Helmand et d'ailleurs abusaient des détenus et les torturaient de manière routinière. La torture et les abus consistaient à arracher les ongles de doigts et d'orteils, à infliger des brûlures avec de l'huile bouillante, et à se livrer à la sodomie et autres abus sexuels …» U.S. Department of State Country Report on Human Rights Practices 2005 - Afghanistan - March 2006 [ notre traduction ]. L'entente canadienne est beaucoup plus vague à ce sujet et ne fait que « reconnaître le rôle légitime de la Commission en ce qui a trait au traitement des détenus » - paragraphe 11 de l'Entente. Paul Koring : Troops told Geneva rules don't apply to Taliban, Globe and Mail - 31 mai 2006 [notre traduction] 10 Michael Den Tandt : Ottawa stands behind handover deal with Afghanistan, Globe and Mail - 3 avril 2006 [notre traduction]. 11 L'appel a été lancé par le collectif ÉCHEC à la GUERRE et est disponible sur le site www.echecalaguerre.org 12 Pacte international relatif aux droits civils et politiques, article 1 : Tous les peuples ont le droit de disposer d'eux-mêmes. En vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel, 14 toute autre cause, seront, en toutes circonstances, traitées avec humanité, sans aucune distinction de caractère défavorable basée sur la race, la couleur, la religion ou la croyance, le sexe, la naissance ou la fortune, ou tout autre critère analogue. A cet effet, sont et demeurent prohibés, en tout temps et en tout lieu, à l'égard des personnes mentionnées cidessus : a) les atteintes portées à la vie et à l'intégrité corporelle, notamment le meurtre sous toutes ses formes, les mutilations, les traitements cruels, tortures et supplices; b) les prises d'otages; c) les atteintes à la dignité des personnes, notamment les traitements humiliants et dégradants; d) les condamnations prononcées et les exécutions effectuées sans un jugement préalable, rendu par un tribunal régulièrement constitué, assorti des garanties judiciaires reconnues comme indispensables par les peuples civilisés. Le Canada doit également se conformer à l'article 3 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants qui stipule : 1. Aucun État partie n'expulsera, ne refoulera, ni n'extradera une personne vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu'elle risque d'être soumise à la torture. 2. Pour déterminer s'il y a de tels motifs, les autorités compétentes tiendront compte de toutes les considérations pertinentes, y compris, le cas échéant, de l'existence, dans l'État intéressé, d'un ensemble de violations systématiques des droits de l'homme, graves, flagrantes ou massives. Or, tant la Commission nationale afghane des droits de l'homme5, que Louise Arbour, Haut Commissaire aux droits de l'homme des Nations Unies6, que le département d'État des États-Unis7 rapportent que la torture des détenus est une pratique courante de la part des forces de sécurité afghanes. Quant aux États-Unis, le président Bush vient de signer une loi l'autorisant à définir les méthodes coercitives d'interrogation un euphémisme pour la torture - que peuvent utiliser les agents de l'État. Comparée à une entente similaire signée entre les représentants des Pays-Bas et de l'Afghanistan, l'entente canadienne offre beaucoup moins de garanties aux prisonniers. L'entente des Pays-Bas stipule que les prisonniers doivent être traités conformément aux dispositions pertinentes du droit international, ce qui inclut les quatre conventions de Bulletin de la LIGUE DES DROITS ET LIBERTÉS automne 2006 La Ligue appuie Plus gravement, dans l'entente canadienne, le Canada n'a plus de responsabilités une fois les prisonniers transférés, alors que celle des Pays-Bas insiste sur le droit qu'ont les autorités néerlandaises, ainsi que la Commission nationale afghane des droits de l'homme, de suivre et de visiter les détenus après leur transfert8. De plus, l'entente canadienne, contrairement à celle des Pays-Bas, ne demande pas que le Canada soit informé lorsque les prisonniers sont remis à une tierce partie. L'entente des Pays-Bas prévoit un droit d'accès aux détenus de la part de toutes les organisations pertinentes du système des Nations Unies, ce qui inclut le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture. Le Canada s'en remet uniquement à la Croix-Rouge et à la bonne foi des autres parties. Comme le souligne M. Byers, la Croix-Rouge n'a pas pour habitude d'aviser les autres États lorsqu'un pays lui refuse l'accès à des détenus. Selon M. Attaran, l'entente des PaysBas « est formulée pour véritablement protéger les détenus » alors que l'entente canadienne « est écrite avec l'intention de faire du blanchiment de prisonniers »9. Comme l'a dit un représentant du gouvernement canadien face aux critiques de l'entente : « Le gouvernement afghan a clairement exprimé son intention de respecter les conventions de Genève. Pour nous, c'est acceptable »10. troupes canadiennes de l'Afghanistan11 Contrairement à ce que prétend la propagande du gouvernement canadien qui vise à convaincre l'opinion publique du bien-fondé de l'intervention militaire en Afghanistan, cette intervention n'a pas comme objectif d'apporter la liberté, la prospérité et la sécurité au peuple afghan. Il s'agit d'une guerre d'occupation menée en fonction d'objectifs stratégiques et économiques. La première liberté dont jouit chaque peuple est l'autodétermination.12 En tant qu'organisation vouée à la défense des droits humains, nous dénonçons la tentative de déguiser cette guerre de conquête et de domination en une opération humanitaire et nous demandons le retrait des troupes canadiennes de l'Afghanistan. DOSSIER: Une telle affirmation est bien loin de satisfaire aux exigences du droit international en cause dont la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants qui imposent clairement des obligations de résultats. De plus, en remettant des personnes à des États qui risquent de les torturer et en s'en lavant les mains, le Canada fait affront au Comité des Droits de l'Homme et au Comité contre la torture des Nations Unies en passant outre aux blâmes et recommandations que ces deux organes de l'ONU, lui avaient adressés coup sur coup l'an dernier. l'appel au retrait des LE DROIT INTERNATIONAL est-il encore important pour le Canada Genève de 1949, la Convention contre la torture ainsi que toutes les règles et droits du droit humanitaire international, alors que l'entente canadienne ne fait référence qu'à la troisième convention de Genève. Bulletin de la LIGUE DES DROITS ET LIBERTÉS automne 2006 15 LE DROIT INTERNATIONAL est-il encore important pour le Canada DOSSIER: 16 Les retombées des condamnations du Canada Lucie Lamarche Professeure de Droit « Faire tapisserie » dans son propre salon : regard critique sur l'efficacité des interventions des ONG québécoises devant les comités des droits de la personne des Nations Unies Les éditions successives du Bulletin de la Ligue des droits et libertés du Québec ont fait état des observations finales adoptées par divers comités des Nations Unies chargés d'évaluer la mise en œuvre des principaux traités des droits de la personne au Canada et au Québec. Encore récemment, la Ligue des droits et libertés, en collaboration avec une coalition élargie de syndicats et de groupes communautaires québécois, a transmis au Comité des droits de l'homme et au Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies des informations relatives à la détérioration du respect de tous les droits de la personne (civils, politiques, économiques, sociaux et culturels) au Québec. Ces informations, toujours bienvenues par ces comités, reçoivent un accueil favorable car elles relaient un autre son de cloche que celui claironné par les rapports gouvernementaux, qui ont la fâcheuse habitude d'affirmer que tout va bien à bord en noyant le poisson sous une montagne de données statistiques. Font foi de ces progrès les observations finales adoptées par le Comité des droits de l'homme des Nations Unies en avril 2006 (Doc NU CCPR/C/CAN/CO/5) et celles adoptées par le Comité des droits économiques, sociaux et culturels en mai 2006 (Doc NU E/C.12/CAN/CO/4- et E/C.12/CAN/CO/5). Ces évaluations sont périodiques et sont destinées aux gouvernements des États ayant ratifié les traités constituant la Charte universelle des droits de la personne, dont le Canada et le Québec. Elles n'ont pas le même effet juridique qu'une décision rendue par un tribunal mais elles sont néanmoins cruciales. En théorie, elles constituent des guides incontournables tant en ce qui concerne les politiques publiques et l'action gouver- nementale que l'interprétation des lois et des chartes, dans le cas des tribunaux. Les juristes nous pardonneront cette dernière affirmation, qui nécessiterait des nuances qui ne sont pas ici appropriées. En 2006 seulement, les observations finales adoptées par les divers comités de contrôle des Nations Unies en ce qui concerne le Canada et le Québec ont fourni de nombreuses raisons d'affirmer que chez nous, les droits de la personne prennent l'eau. Le Canada se rend complice de la torture et ne respecte pas la vie privée des citoyens. De plus en plus, la liberté de s'exprimer et celle de manifester sont bafouées. Au Canada comme au Québec, on s'appauvrit, encore plus lorsqu'il s'agit des membres des groupes les plus vulnérables, dont les femmes, les Autochtones et les immigrants. La privatisation de nombreux services a pour effet de priver des groupes croissants de personnes du bénéfice de leurs droits les plus élémentaires tels la santé, le logement ou l'éducation. Enfin, il apparaît clairement de ces observations finales que les citoyens et citoyennes du Canada et du Québec n'ont plus accès à la justice et sont systématiquement privés de recours utiles et de ressources adéquates afin de protéger et de faire valoir leurs droits. En résumé, tout porte à croire que la fédération canadienne peine à marcher et à mâcher de la gomme en même temps. Ce qui est essentiel ailleurs, notamment le respect de la règle de droit, est superflu pour le gouvernement canadien. Le Canada peut même s'enorgueillir d'appartenir au groupe de pays pour lesquels le Comité des droits de l'homme des Nations Unies a prévu un suivi annuel de certaines de ces recommandations, notamment au chapitre des certificats de sécurité et des mesures dites antiterroristes. Le droit international des droits de la personne se destine à protéger les droits de chacun d'entre nous. Sans des retombées nationales tangibles, il perd son sens. C'est donc légitimement que l'on pourrait espérer que l'aide à la mise en œuvre des droits de la personne que constituent les observations finales Bulletin de la LIGUE DES DROITS ET LIBERTÉS automne 2006 Regardons maintenant du côté des tribunaux. Sauf pour la décision de la Cour supérieure du Québec rendue dans l'affaire de la Loi sur l'équité salariale en janvier 2004, on constate un silence radio au chapitre de la prise en compte par des gouvernements des engagements internationaux en matière de droits de la personne. Un passage de cette décision de 2004 mérite d'être cité malgré l'espace restreint. La Juge Julien disait ce qui suit : Les instruments internationaux comportent de multiples facettes reliées à l'amélioration du sort des femmes en pleine égalité avec les hommes. Ils font de l'équité salariale une question de dignité pour les femmes. Ils insistent sur la nécessité de recours efficaces pour contrer la discrimination, sur le renforcement des institutions chargées de promouvoir l'égalité entre hommes et femmes, sur la participation pleine et entière des femmes à la vie de la société et sur l'accroissement de leur pouvoir d'action. Voilà qui est juste et utile. Pourtant, des décisions cruciales rendues par la Cour suprême du Canada dans des affaires comme Gosselin (2002) ou Chaoulli (2005) se distinguent par un silence total concernant l'impact du droit international des droits de la personne sur le droit domestique. Bulletin de la LIGUE DES DROITS ET LIBERTÉS automne 2006 On pourrait multiplier les exemples. Mais une question demeure : pourquoi faisons-nous tapisserie dans notre propre salon? Une réponse facile consiste à dire que le système onusien n'a pas assez de dents. C'est en partie exact. Mais est-ce à lui de mordre? Non. La culture et les exigences des droits de la personne nous appartiennent à chacun et il faut les défendre localement. En ce sens, le droit international est une aide à l'action politique et une injonction faite au politique. Un gouvernement qui ne respecte pas cette injonction n'est pas un gouvernement démocratique. Il ne peut substituer des solutions technocratiques, voire des mantras idéologiques, aux exigences de la justice sociale et de la dignité humaine. J'appartiens à un large groupe d'individus qui participent volontairement au travail inlassable mené par la Ligue des droits et libertés. Et je suis toujours étonnée de constater que la Ligue n'est même pas traitée au Québec comme une vieille dame digne que le gouvernement pourrait au moins inviter à l'heure de l'apéro. Elle en a des choses à dire, cette Ligue, et elle est la mémoire vivante des jalons de la lutte pour les droits de la personne au Québec. C'est donc ensemble qu'il faut notamment travailler à la politisation des observations finales adoptées par les comités de traités des Nations Unies. Non pas uniquement ou surtout à Genève, mais bien dans chacune de nos communautés. Non pas en nous contentant de compiler les observations adoptées par les Nations Unies, mais bien en les diffusant et en les utilisant dans l'espace politique québécois et canadien. LE DROIT INTERNATIONAL est-il encore important pour le Canada Citons rapidement quelques indices de cette inquiétante sclérose. La récente Politique internationale du Québec adoptée en 2006 est dramatiquement muette sur la question des droits de la personne. Rien, eu égard aux engagements internationaux du Québec en la matière sinon l'aspiration légitime du Québec de faire entendre sa voix sur la scène internationale! Aucune ONG de droits humains n'a été consultée dans le cours de l'élaboration de cette Politique. On ne peut en dire autant des associations de producteurs et d'exportateurs ! Sur le plan politique, les choses ne sont guère plus reluisantes. Prenons l'exemple du Comité de la liberté syndicale de l'Organisation internationale du travail (OIT). Ce Comité a jugé que la loi québécoise qui niait (et qui nie encore) aux travailleuses des services de garde en milieu familial le statut de salarié n'était pas conforme à la lettre et à l'esprit de la Convention 87 de l'OIT sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical que le Canada a ratifiée. Cela n'a rien changé à rien. Encore plus récemment, le gouvernement canadien nous a soumis à une série d'homicides, dont celui du Programme de contestation judiciaire, destiné à soutenir des litiges en matière d'égalité et de droits linguistiques. Fait ironique, tant les observations du Comité des droits de l'homme que celles du Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies ont réitéré en 2006 l'importance de ce programme. Rien n'y a fait. DOSSIER: adoptées par les comités des Nations Unies améliore l'état général de ces droits au Canada et au Québec. Hélas, on constate un étrange phénomène. Plus se développe un fructueux rapport de travail entre les ONG québécoises et les organes de surveillance de l'application des traités des Nations Unies, moins les gouvernements québécois et canadien tiennent compte des observations et des recommandations de ces mêmes comités. Au terme de plus d'une décennie de collaboration avec les Nations Unies, il n'est pas exagéré d'affirmer que nous «faisons tapisserie» au sens où le dictionnaire décrit cette expression comme signifiant que nous ne sommes pas invités à danser dans notre propre salon. 17 LES TEMPS SONT DURS POUR LES DROITS CIVILS ET POLITIQUES AU CANADA DOSSIER: DOSSIER: LE DROIT INTERNATIONAL est-il encore important pour le Canada LE DROIT INTERNATIONAL est-il encore important pour le Canada Le Canada condamné par l’ONU 18 Pierre-Louis Fortin-Legris Avocat En 2005, le Canada a participé à l'évaluation périodique de sa mise en application de deux traités majeurs du système international de protection des droits de la personne: le Pacte international relatif aux droits civils et politiques1 et la Convention contre la torture2 . En plus d'offrir un éclairage non-partisan sur des questions qui sont d'actualité au niveau national, les comités responsables de ces examens ont remis en question, d'une manière souvent tranchante, certaines pratiques du Canada contraires au respect des droits de la personne. Plusieurs sujets abordés dans leurs Observations finales ont eu un retentissement médiatique important. On peut se rappeler leur dénonciation de l'application des certificats de sécurité, leur doute concernant la portée excessive de la définition de l'infraction de terrorisme, leur critique de la pratique des arrestations massives à Montréal, ou leur rappel de l'illégalité des renvois d'individus vers des pays où ils risquent la torture. Ces violations des droits sont dénoncées sans relâche par les organismes de défense des droits au Canada et ces dénonciations avaient déjà été reprises dans une certaine mesure par les médias. Certains autres sujets de préoccupation de ces deux comités sont peut-être moins connus, nous en aborderons quelques-uns. L'accès à la justice pour les victimes de discrimination Le Comité des droits de l'Homme (CDH) a servi aux gouvernements des provinces une leçon d'accessibilité à la justice, une illustration supplémentaire du principe voulant qu'on n'ait de droits que s'il existe une possibilité de les faire valoir. Le CDH s'est dit préoccupé par l'insuffisance des recours ouverts aux justiciables qui ne peuvent avoir accès aux tribunaux spécialisés en matière de discrimination que dans la mesure où les commissions des droits de la personne décident de référer le dossier au tribunal, comme c'est le cas actuellement au Québec. En effet, si la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse décide que la plainte n'est pas fondée, la personne qui s'estime victime de discrimination ne peut plus avoir accès au tribunal spécialement constitué pour entendre les recours en discrimination, à moins que la Commission ait constaté qu'il existe effectivement une discrimination mais qu'elle ait estimé qu'il ne vaut pas la peine de soumettre le dossier au tribunal3 . Le CDH demande donc aux gouvernements de modifier la loi « afin que toutes les victimes de discrimination aient pleinement et effectivement accès à un tribunal compétent et à un recours utile » et se dit préoccupé « par le fait que l'aide juridictionnelle permettant d'accéder aux tribunaux n'est pas toujours disponible » (Observation #11). Cette situation est d'autant plus préoccupante compte tenu de la récente (ré)abolition du Programme de contestation judiciaire fédéral, qui permettait justement de financer l'accès aux tribunaux pour contester des mesures discriminatoires. La disparition de ce programme rend encore plus aléatoire la possibilité pour les personnes et les groupes marginalisés ou exclus d'entreprendre des recours visant à faire reconnaître et appliquer leur droit à l'égalité. Bulletin de la LIGUE DES DROITS ET LIBERTÉS automne 2006 Le Comité contre la torture (CCT) rappelle aux autorités canadiennes que la Convention contre la torture l'engage à « assurer l'indemnisation par la juridiction civile de toutes les victimes de torture ». L'exclusion des autochtones de la protection contre la discrimination Certaines personnes seront surprises d'apprendre que la Loi canadienne sur les droits de la personne, qui interdit la discrimination dans les domaines de compétence fédérale, exclut spécifiquement les autochtones de son champ d'application. Ainsi, ceux-ci ne peuvent contester des mesures discriminatoires dès le moment où cellesci sont prévues dans la Loi sur les Indiens, qui régit le « statut d'Indien » au Canada. En plus de cette négation du droit à l'égalité des autochtones, le CDH « s'inquiète de ce qu'il n'ait pas encore été remédié aux effets discriminatoires de la Loi sur les Indiens pour les femmes autochtones et leurs enfants en ce qui concerne l'appartenance aux réserves, et de ce que la question des biens immobiliers matrimoniaux dans les réserves n'ait pas été traitée comme il convient. » Il invite ainsi l'État canadien à « assurer un financement égal des associations de femmes et d'hommes autochtones »6 (Observation #22). Bulletin de la LIGUE DES DROITS ET LIBERTÉS automne 2006 Certains comités de l'ONU, tels le CDH et le CCT, possèdent un triple mandat: en plus de participer au développement du contenu des droits par la rédaction d'Observations générales et d'examiner périodiquement l'application générale de la convention dont ils sont responsables, ils ont le mandat de recevoir des plaintes individuelles et de statuer sur l'application de la convention dans ces cas particuliers, lorsque tous les recours nationaux ont été tentés. Un État peut parfois décider de signer une convention sans pour autant accorder au comité le pouvoir d'entendre des plaintes individuelles. Le Canada a accepté volontairement de soumettre ses décisions administratives et judiciaires au jugement de ces deux comités, qui agissent un peu comme une cour d'appel ultime. Or, bien qu'il ait reconnu cette compétence des comités, le gouvernement canadien refuse d'appliquer certaines décisions des comités qui contredisent les décisions canadiennes. Par exemple, le ressortissant iranien Mansour Ahani a été renvoyé vers son pays d'origine malgré deux demandes officielles du Comité des droits de l'Homme de suspendre provisoirement le renvoi dans l'attente d'une décision finale du Comité sur la légalité du traitement de M. Ahani. Devant un tel mépris affiché envers leur rôle « d'ultime rempart », les deux comités réagissent avec leurs formules diplomatiques de circonstances. Le Comité contre la torture se dit « préoccupé par le peu d'empressement de l'État partie à se conformer à toutes les demandes de mesures provisoires de protection » (Observation #4f), par lesquelles le comité demande par exemple aux autorités de ne pas renvoyer un demandeur du statut de réfugié pendant que le Comité analyse son dossier. Le Comité des droits de l'Homme se montre plus cinglant. Il se permet un cours de droit international 101 à l'intention du gouvernement en « rappel[ant] qu'en adhérant au Protocole facultatif, l'État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour recevoir et examiner des plaintes émanant de particuliers relevant de sa juridiction. Ne pas tenir compte des demandes de mesures provisoires formulées par le Comité est incompatible avec les obligations contractées par l'État en vertu du Pacte et du Protocole facultatif » (Observation #7). LE DROIT INTERNATIONAL est-il encore important pour le Canada La question de l'accès au système de justice afin de se faire indemniser pour des gestes de torture a été soulevée récemment devant les tribunaux de l'Ontario, et elle s'est finalement rendue jusqu'à Genève. Un ressortissant iranien résidant au Canada s'est adressé aux tribunaux afin de faire condamner son État d'origine pour les gestes de torture subis aux mains de responsables iraniens4 . Le tribunal a refusé d'entendre la demande, se rendant aux arguments du gouvernement canadien qui invoquait la Loi sur l'immunité des États. L'État canadien prenait ainsi position dans un débat entre les tenants du caractère hiérarchiquement supérieur de la norme de l'interdiction de la torture dans le droit international et des obligations qui en découlent, et les tenants de l'application d'une immunité des États étrangers pour de tels gestes5 . Le respect des décisions des comités internationaux DOSSIER: L'accès à la justice pour les victimes de torture 19 DOSSIER: LE DROIT INTERNATIONAL est-il encore important pour le Canada Renvoyer au lieu de juger 20 Notes Malgré l'intégration, en 2000, dans la loi canadienne du principe de la compétence universelle limitée, on ne peut pas dire que les procureurs du ministère de la Justice aient fait un usage excessif de leurs pouvoirs de poursuivre les responsables de crimes de guerre ou de crimes contre l'humanité présents sur le territoire. À une exception près, on a préféré les expulser plutôt que de les juger7. De la même manière, les personnes soupçonnées de représenter une menace à la sécurité nationale ont pour la plupart été traitées en vertu de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, notamment au moyen des certificats de sécurité, au lieu d'être formellement poursuivies en application du Code criminel. Le Comité contre la torture exprime ses inquiétudes par rapport à ce choix des responsables canadiens pour des raisons évidentes de protection de la vie et de la sécurité de ces personnes ainsi renvoyées (#4e). Une autre manière de dire que malgré l'adage selon lequel « Ce que l'on ne sait pas ne nous fait pas mal », cela peut faire mal à ceux que l'on ne voit plus… 1 Entré en vigueur en 1976, le Canada l'a ratifié cette même année. 160 pays l'ont ratifié. Le Comité des droits de l'Homme (CDH) est responsable de superviser sa mise en application. Les travaux du Comité, dont les récentes Observations sur le Canada, sont accessibles au www.ohchr.org/french/bodies/hrc/index. htm 2 Entrée en vigueur en 1987, le Canada l'a ratifiée cette même année. 142 pays l'ont ratifiée. Le Comité contre la torture (CCT) est responsable de superviser sa mise en application. Les travaux du Comité, dont les récentes Observations sur le Canada, sont accessibles au www.ohchr.org/french/bodies/cat/index. htm 3 Il en est ainsi depuis le jugement Ménard c. Rivest de la Cour d'appel du Québec rendu en 1997. Avant ce jugement, alors qu'une personne pouvait toujours déposer un recours malgré son rejet par la Commission des droits de la personne, le Tribunal des droits de la personne avait donné raison à des plaignants éconduits par la Commission à quelques reprises, ce qui laissait penser que le filtre de la Commission était peutêtre « trop efficace ». 4 Bouzari c. Iran, Cour d'appel de l'Ontario, 30 juin 2004 CanLII 871. 5 Pour une analyse de l'état de ce débat, voir l'excellente étude de l'organisation REDRESS, Immunity v. Accountability : considering the relationship between state immunity and accountability for torture and other serious international crimes, 2005, disponible en ligne : http://www.redress.org/publications/ StateImmunity.pdf 6 On peut rappeler le tristement célèbre vote du Canada contre le projet de Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones lors de la première réunion du nouvellement constitué Conseil des droits de l'Homme, en juin dernier. Le texte de cette déclaration est disponible au www.ohchr.org/french/issues/indigenous/declaration.htm 7 Le seul cas de poursuite en vertu de ces nouvelles infractions est celui du Rwandais d'origine hutue Désiré Munyaneza, arrêté à Toronto en octobre 2005.Pour des informations générales sur le Programme canadien sur les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre, voir le site du Ministère canadien de la Justice : http://www.justice.gc.ca/fr/ps/wc/ mwcp-pcgc.html 8 Pour plus d'informations à ce sujet, voir le document de présentation préparé par Human Rights Watch, Universal Periodic Review, août 2006, http://hrw.org/backgrounder/un/un0806/ ou celui de l'International Service for Human Rights, http://www.ishr.ch/handbook/Chpt6.pdf. Et après…? Les défenseurs des droits de la personne déplorent le fait que le peu de temps et de ressources accordés à l'exercice ne permet pas d'aller en profondeur et de saisir l'ampleur, qualitativement et quantitativement parlant, des violations des conventions internationales. Sans compter les experts eux-mêmes, qui constatent souvent, examen après examen, que les mêmes problèmes persistent, que les mêmes réponses reviennent. C'est pourquoi le Conseil des droits de l'Homme nouvellement créé et le Haut-Commissariat aux droits de l'Homme, dirigé par Louise Arbour, planchent présentement sur un mécanisme universel de révision périodique, permettant potentiellement un meilleur dialogue entre les comités, les États et les groupes de défense des droits8. Dialogue constructif ou dialogue de sourds, nous verrons bien… D'ici là, la longue lutte pour le respect des droits de la personne continue, car si le mécanisme de révision sera peut-être, un jour, universel, les droits, eux, le sont aujourd'hui. Bulletin de la LIGUE DES DROITS ET LIBERTÉS automne 2006 Discrimination Les femmes veulent protéger les droits qui leur sont garantis en vertu des traités internationaux. Mais tout semble indiquer que les différents gouvernements du Canada , eux, ne s'en soucient guère. Depuis quelques années déjà, les femmes du Canada et du Québec ont déployé beaucoup d'efforts pour faire en sorte que les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux donnent suite aux recommandations que le Comité pour l'élimination de la discrimination à l'égard des femmes des Nations Unies a adressées au Canada en février 2003. Ces recommandations ont été formulées après un examen rigoureux de l'observation par le Canada de la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes (CEDEF), examen dans lequel les organisations non-gouvernementales de femmes ont joué un rôle de premier plan. L'Alliance canadienne féministe pour l'action internationale (AFAI), qui est un regroupement de plus d'une cinquantaine d'organisations de femmes à l'échelle nationale, provinciale et locale, a notamment joué un rôle prépondérant lors de cet examen. La Fédération des femmes du Québec et le Regroupement provincial des maisons d'hébergement et de transition pour femmes victimes de violence conjugale sont également des membres très actifs au sein de l'AFAI. Bulletin de la LIGUE DES DROITS ET LIBERTÉS automne 2006 LE DROIT INTERNATIONAL est-il encore important pour le Canada Shelagh Day Coprésidente du Comité directeur de L'Alliance canadienne féministe pour l'action internationale DOSSIER: Qui se soucie des DROITS DES FEMMES enchâssés dans les traités ? 21 DOSSIER: LE DROIT INTERNATIONAL est-il encore important pour le Canada Le Comité a présenté vingt-trois RECOMMANDATIONS au Canada, dont celles-ci : 22 o Trouver des façons novatrices de renforcer les mécanismes en place aux paliers fédéral, provincial et territorial pour que des mesures cohérentes et uniformes soient mises en place pour assurer l'application de la Convention. o Revoir les changements apportés aux ententes fiscales entre le gouvernement fédéral et les provinces et territoires afin de ré-instituer des normes nationales en matière d'aide sociale et de programmes sociaux, pour que les femmes partout au pays puissent jouir des droits qui leur sont accordés dans les traités. o Rendre obligatoires les analyses comparatives des incidences des politiques sur les hommes et les femmes. o Offrir du financement dans les provinces et les territoires pour les causes type en matière d'application équitable des droits prévus par la Constitution. o Veiller à ce qu'une aide juridique appropriée soit offerte aux femmes pour leur permettre de plaider des causes en matière civile et familiale. o Intensifier les efforts pour lutter contre la pauvreté chez les femmes en général, et plus particulièrement au sein des groupes de femmes vulnérables. o Accélérer l'adoption de mesures visant à éliminer la discrimination sociale et économique à l'égard des femmes autochtones; mettre un terme aux manifestations de cette discrimination contenue dans les lois qui régissent les biens matrimoniaux dans les réserves; mettre fin à la discrimination contenue dans la Loi sur les Indiens en ce qui a trait au statut d'Indien et à l'appartenance à une bande; sensibiliser les communautés autochtones au sujet des droits des femmes; et fournir aux femmes autochtones un financement adéquat pour promouvoir leur participation aux mécanismes de gouvernance et de prise de décisions. o Supprimer, dans la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, les dispositions qui sont discriminatoires à l'égard des femmes immigrantes. o Revoir les exigences relatives à la résidence énoncées dans le Programme concernant les aides familiaux résidents et veiller à ce que ces personnes aient droit à la protection sociale et qu'elles puissent obtenir plus rapidement la résidence permanente. o Aider les victimes de la traite des personnes en leur offrant des services de consultation et de réinsertion sociale. o Intensifier les efforts de lutte contre la violence faite aux femmes et aux filles et augmenter le financement des centres et des refuges pour femmes victimes de violence. o Prendre des mesures supplémentaires pour accroître la représentation des femmes sur la scène politique et dans la vie publique. o Introduire des mesures dans le domaine de l'emploi pour faire en sorte que plus de femmes disposent d'un contrat de travail en bonne et due forme et qu'elles jouissent d'avantages sociaux appropriés. o Accélérer les initiatives pour mettre en oeuvre le principe « à travail égal, salaire égal ». o Augmenter l'offre de services de garde abordables dans l'ensemble du pays. o Revoir les règles d'admissibilité au titre de la Loi sur l'assurance-emploi et envisager la possibilité d'augmenter les prestations pour congés parentaux. o Concevoir un nouveau type d'aide pour le logement social en ayant recours à une analyse fondée sur l'égalité hommes-femmes. o Diffuser le plus largement possible les Conclusions finales pour que la population canadienne, plus particulièrement les fonctionnaires et les politiciens, connaissent les étapes à suivre à l'avenir. Ces recommandations signalent les principaux problèmes qui doivent encore être réglés du point de vue des femmes au Canada, notamment la pauvreté et la discrimination fondée sur le sexe ou la race en matière de conditions de travail et d'équité salariale, l'insuffisance de la couverture sociale, l'accès inégal à la justice, la sous-représentation dans la vie politique et, exception faite du Québec, le manque de services de garde de qualité à prix abordable. Si les pouvoirs publics décidaient d'agir dans ces domaines, cela aurait une incidence positive palpable dans la vie de beaucoup de femmes au pays. Ce qui est frappant cependant, c'est que jusqu'à maintenant, les autorités du Canada n'ont pas réagi aux recommandations du Comité pour l'élimination de la discrimination à l'égard des femmes. Ces recommandations n'ont pas été examinées par le Parlement ou par les législatures provinciales. Aucun comité parlementaire ou législatif n'a été saisi de ces recommandations, et elles n'ont pas mené à la tenue d'audiences publiques, à l'élaboration de nouveaux plans ou à des changements dans les politiques ou les lois. Bulletin de la LIGUE DES DROITS ET LIBERTÉS automne 2006 Bulletin de la LIGUE DES DROITS ET LIBERTÉS automne 2006 Depuis que le Comité a émis ses recommandations, deux autres organes des Nations Unies chargés du suivi des traités ont examiné la performance du Canada en matière de droits de la personne, une première fois en octobre 2005, sous le régime du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, puis en mai 2006, aux termes du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Dans les deux cas, les organes de surveillance ont mis en évidence le fait que le Canada omet de mettre en œuvre leurs recommandations et ils ont dénoncé le vide institutionnel dans lequel leurs recommandations aboutissent. Aux yeux de ces organes de surveillance, comme pour les femmes ici au pays, tout semble indiquer que le Canada se soucie fort peu de ses obligations dans le domaine des droits de la personne, aux termes des traités internationaux auxquels il a souscrits. Il ressort clairement des efforts déployés par les femmes du Canada qu'elles veulent des améliorations réelles au chapitre de leurs droits de la personne. Si les pouvoirs publics au pays n'agissent pas, les droits protégés par les traités resteront des engagements sur papier qui enjolivent sans doute l'image du Canada dans le monde, mais qui font bien peu pour améliorer le sort des femmes canadiennes. Le 10 décembre marquera le 25e anniversaire de la ratification par le Canada de la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes. Il reste encore tellement à faire dans ce domaine, et parmi tous les pays du monde, le Canada, grâce à sa richesse et à ses ressources, peut prendre des mesures concrètes pour améliorer la vie des femmes. Il est grand temps que tous les paliers de gouvernement au pays respectent leurs engagements de protéger vraiment les droits des femmes. LE DROIT INTERNATIONAL est-il encore important pour le Canada Tous les chefs de parti qui ont présenté leur candidature aux dernières élections ont pris l'engagement que s'ils étaient élus, ils « prendraient immédiatement des mesures concrètes, comme le recommandent les Nations Unies, pour faire en sorte que le Canada respecte pleinement ses engagements envers les femmes au pays ». Cependant, nous avons eu l'illustration frappante de ce que cet engagement représente pour le Premier ministre Harper. Son gouvernement a abandonné des plans visant une stratégie nationale dans le domaine des services de garde à l'enfance; il a refusé d'aller de l'avant avec un projet visant à améliorer la loi en matière d'équité salariale; il a mis fin au Programme de contestation judiciaire; il a réduit le budget de la Condition féminine; et il a modifié les conditions d'admissibilité au programme de financement des organisations de femmes, de sorte que les bénéficiaires ne puissent plus exercer des pres- sions ou plaider une cause en se servant de fonds fédéraux. Toutes ces décisions sont directement contraires aux recommandations formulées par le Comité en 2003. DOSSIER: En tout cas, ce n'est pas parce que les femmes ne se sont pas mobilisées pour obtenir ces changements. Après que le Comité ait fait connaître ses recommandations en 2003, l'AFAI a pris des mesures concrètes pour susciter une réaction de la part des pouvoirs publics. L'AFAI a écrit à l'ancien Premier ministre Paul Martin et à des ministres en vue pour leur demander d'enclencher, de concert avec les femmes, un processus pour mettre en œuvre les recommandations du Comité. L'AFAI a également eu des échanges avec Jean Augustine, puis avec Liza Frulla, qui détenaient le portefeuille de la Condition féminine au gouvernement fédéral, pour examiner la façon et les moyens de mettre en oeuvre ces recommandations. L'organisme est également intervenu lors de conférences annuelles fédérales/provinciale/territoriale des ministres responsables de la Condition féminine pour souligner le besoin de concertation et de collaboration pour assurer la mise en oeuvre des recommandations et le respect des droits découlant des traités; il a préparé des trousses d'information et de sensibilisation au sujet des recommandations du Comité; il a travaillé de concert avec des groupes de femmes partout au pays, et il a cherché à obtenir un engagement de la part des chefs de parti au cours de la dernière campagne électorale. 23 LE DROIT INTERNATIONAL est-il encore important pour le Canada DOSSIER: 24 Maher Arar : quand les droits humains sont sacrifiés au nom de la sécurité Dominique Peschard Membre du comité des libertés civiles de la Ligue « Si on épargnait les innocents, trop de coupables s'échapperaient » Joseph Staline 3. un aveuglement volontaire face à la torture subie par M. Arar lors de sa détention en Syrie et des comportements de la part des autorités policières qui nuisent aux efforts pour le ramener au Canada; Le 18 septembre 2006, la Commission d'enquête présidée par le juge Dennis O'Connor déposait son Rapport sur les événements concernant Maher Arar dans lequel on peut lire : « Je suis en mesure d'affirmer catégoriquement qu'aucune preuve n'indique que M. Arar a commis quelque infraction que ce soit ou que ses activités constituent une menace pour la sécurité du Canadai.» 4. une pratique de fuites visant à discréditer M. Arar dans l'opinion publique et à justifier l'action des forces policières à son égard. L'histoire de Maher Arar (voir encadré) est celle d'un homme innocent, broyé par les appareils de sécurité du Canada, des États-Unis et de la Syrie. Cette histoire montre ce qui arrive lorsqu'une société laisse tomber, au nom de la sécurité, les gardes fous d'un système de justice fondé sur le respect des droits fondamentaux. Le rapport révèle : 1. une enquête de la GRC qui trace un portrait de M. Arar fondé sur des faits inexacts ou carrément erronés et qui le décrit sans fondement comme un islamiste extrémiste lié à AlQaïda; 2. une pratique d'échange d'information sans restrictions avec les autorités américaines qui ne respecte même pas les propres règles de la GRC; L'enquête de la GRC et le partage d'information Dans les semaines qui suivent les attentats du 11 septembre 2001, le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) transfère à la Gendarmerie royale du Canada (GRC) la responsabilité de certaines enquêtes liées au terrorisme. Le Projet A-O Canada est alors mis sur pied par la GRC pour surveiller les activités d'Abdullah Almaki soupçonné de liens avec Al-Qaïda (voir encadré). Le Projet A-O Canada remarque M. Arar pour la première fois le 12 octobre 2001 lorsque ce dernier rencontre M. Almaki au Mango's Café à Ottawa et que les deux hommes marchent ensemble sous la pluie pendant vingt minutes. M. Arar devient alors une « personne d'intérêt » dans l'enquête. Fin octobre, la GRC demande qu'un avis de surveillance « pour un terroriste » soit diffusé à la frontière pour M. Arar et pour son épouse Mme Mazigh! Douanes Canada télécharge même les profils de Mme Mazigh et de ses enfants dans le Système de gestion de renseignement des douanes (SGR) qui compile les données sur les personnes soupçonnées de représenter un risque à la frontière ou reconnues comme telles. Au même moment, la GRC s'adresse aux autorités frontalières américaines pour obtenir des avis de guet pour M. Arar et Mme Mazigh affirmant qu'ils Bulletin de la LIGUE DES DROITS ET LIBERTÉS automne 2006 En février, le FBI demande à la GRC de lui remettre les éléments recueillis lors des perquisitions du 22 janvier et d'autres documents utiles à l'enquête. La GRC remet au FBI trois disques compacts contenant tous les documents en sa possession relatifs à l'enquête : Le 5 octobre, dans un échange entre le caporal Flewelling de la GRC et un agent du FBI, ce dernier dit craindre ne pas avoir assez d'informations pour déposer des accusations contre M. Arar. Il demande au caporal Fewelling si la GRC est en mesure de déposer des accusations contre M. Arar ou si le Canada peut lui refuser l'entrée. Le caporal répond par la négative aux deux questions. Le 7 octobre, le département américain de la Justice rend une ordonnance concluant que M. Arar est membre d'Al-Qaïda et lui interdit l'entrée aux États-Unis. Le 8 octobre, M. Arar est expulsé vers la Syrie, contre son gré, et en violation de la Convention contre la torture qui interdit d'expulser une personne vers un pays où il risque d'être torturé. • sans annexer de réserves quant à l'utilisation qui pouvait être faite de ces données, comme elle aurait dû le faire pour se conformer à sa politique de partage d'information; • sans contrôler la pertinence, la fiabilité et le caractère personnel des documents qui n'étaient pas liés aux perquisitions; • en transmettant des documents du SCRS et de Douanes Canada auxquels des réserves étaient attachées sans demander leur consentement; • en transmettant des informations inexactes sur M. Arar. En septembre 2002, M. Arar part de Tunis, où il passait des vacances avec sa famille, pour rentrer au Canada en passant par Zurich. Il est arrêté lors de l'escale à New York, en toute vraisemblance sur la base des informations fournies par les autorités canadiennes à son sujet. Le FBI avise la GRC qu'il Bulletin de la LIGUE DES DROITS ET LIBERTÉS automne 2006 La détention en Syrie et l'aveuglement volontaire face à la torture M. Arar arrive le 9 octobre en Syrie où il est torturé et maintenu au secret jusqu'au 21 octobre. Pour mettre fin au supplice, M. Arar avoue s'être entraîné en Afghanistan. Le 21 octobre, les autorités syriennes avisent l'ambassadeur du Canada, M. Pillarela, que M. Arar est arrivé en Syrie le jour LE DROIT INTERNATIONAL est-il encore important pour le Canada a l'intention de refuser à M. Arar l'entrée aux ÉtatsUnis et demande à la GRC si elle a des questions qu'elle souhaite que le FBI lui pose. La GRC envoie immédiatement une liste de questions, essentiellement celles qu'elle aurait souhaité poser lors de l'interview. Ces questions contenaient de l'information erronée au sujet de M. Arar. Cette information indiquait que M. Arar était dans la région de Washington le jour des attentats du 11 septembre, alors que ce dernier était à San Diego pour affaires ce jour -à. Elle affirmait que M. Arar avait refusé d'être interviewé, alors qu'il avait seulement posé des conditions à l'interview. Elle prétendait que M. Arar avait quitté le Canada peu après les discussions au sujet de l'interview alors que M. Arar était parti cinq mois plus tard. Comme le souligne le juge O'Connor, « pris ensemble, ces éléments d'information donnaient l'image suspecte, voire très négative, d'une personne qui avait refusé de se faire interviewer, probablement parce qu'elle avait quelque chose à cacher, et qui avait rapidement plié bagage et quitté le Canada pour éviter qu'on enquête davantage sur elle ». Encore une fois, toute cette information a été fournie sans réserve écrite. DOSSIER: font partie d'un « groupe d'extrémistes islamistes soupçonnés d'être liés au mouvement terroriste Al-Qaïda ».ii Pourtant, dans le cadre d'une série de perquisitions effectuées le 22 janvier 2002, la GRC envisage, puis rejette la possibilité de demander un mandat de perquisition visant la demeure de M. Arar car elle ne possède pas assez d'éléments de preuves pour en obtenir un. Comme le souligne le juge O'Connor, la GRC n'avait aucun motif de fournir cette description inexacte et incendiaire, laquelle, compte tenu des attitudes et des pratiques des Américains à l'époque, pouvait avoir de graves conséquences pour M. Arar.iii Fin janvier, la GRC demande à interviewer M. Arar et celui-ci accepte aux conditions fixées par son avocat. La GRC juge les conditions trop contraignantes et l'entrevue n'a pas lieu. 25 LE DROIT INTERNATIONAL est-il encore important pour le Canada DOSSIER: même. Le 23 octobre, le consul du Canada, Léo Martel, rend visite à M. Arar. La visite se déroule en présence des responsables syriens qui insistent pour que M. Arar s'exprime en arabe, l'un d'eux agissant comme interprète. M. Arar indique avec les yeux à M. Martel qu'il ne peut parler librement et répondre à toutes les questions. M. Arar réussit à glisser dans la conversation qu'il n'a passé que quelques heures en Jordanie, indiquant que les Syriens mentent à propos de sa date d'arrivée en Syrie. Lorsque, vers la fin de l'interview, M. Martel demande à M. Arar s'il souhaite que l'ambassade lui remette quelque chose, ce dernier répond : « Je suis Syrien et j'obéis à la loi syrienne. Je suis fier de mon pays d'origine et je suis également fier du Canada, mon pays d'adoption. Mes frères syriens me traitent avec respect et je suis heureux d'être de retour en Syrie. Les autorités n'ont exercé aucune pression sur moi. Vous pouvez voir que je vais bien. On me donne tout ce que je demandeiv. » Le 19 novembre, des agents du SCRS se rendent à Damas rencontrer des représentants du Renseignement militaire syrien (RMS) afin d'obtenir plus d'information sur M. Arar. D'après le juge O'Connor, « le SCRS s'est fondé sur cette information au détriment de M. Arar à au moins deux occasions dans des circonstances qui m'ont été relatées à huis closvi ». Comme le souligne le juge : « Ses représentants [de la Syrie] peuvent interpréter les communications avec les enquêteurs canadiens comme un signe d'approbation de leurs tactiques abusives ou, dans le cas où le Canada sollicite la libération du détenu, comme un signal que les enquêteurs ne souscrivent pas à la position canadienne » Il affirme aussi : « La présente affaire a fait la preuve des risques du genre lorsqu'en janvier 2003, les responsables syriens ont indiqué, à au moins trois occasions, que le SCRS avait affirmé ne vouloir ni la libération de M. Arar, ni son retour au Canada vii ». Le juge O'Connor, considérant que le dossier de la Syrie en matière d'abus à l'égard des détenus politiques était bien connu, que M. Arar était un détenu politique lié au terrorisme, que le nom de la prison où il était détenu revient souvent dans les rapports de torture en Syrie, que les Syriens mentaient et qu'ils avaient détenu M. Arar au secret pendant presque deux semaines, qu'il est hautement improbable que M. Arar ait avoué spontanément avoir des liens avec des organisations terroristes, ainsi que l'attitude de M. Arar lors de la rencontre et sa déclaration forcée à la fin, affirme que ces faits « brossent un portrait très net, virtuellement écrasant, d'une situation d'interrogatoire et de torture durant la période qui a précédé la visite consulaire ». Lorsque Michael Edelson, un avocat qui avait déjà représenté M. Arar et Gar Pardy, directeur général des Affaires consulaires, sollicitent une lettre de la GRC qui déclarerait que M. Arar n'était pas recherché au Canada pour quelque infraction que ce soit et que M. Arar n'était pas soupçonné d'avoir commis un crime terroriste, la GRC refuse et au moins un haut responsable estime que cela pose problème compte tenu des aveux du «bout de papierviii ». Malgré cela, l'ambassadeur Pillarela s'est montré réticent à conclure qu'il était probable que M. Arar ait été torturé, avec comme résultat que le ministre canadien des Affaires étrangères, responsable de veiller aux intérêts de M. Arar et le plus en mesure de solliciter sa libération, Bill Graham, n'a pas été informé correctement de la situation de M. Arar. Peu après, à la demande de l'ambassadeur, le général Khalil remet à M. Pillarela un « bout de papier1 » qui résume les aveux de M. Arar. Le « bout de papier » est transmis à Affaires étrangères et Commerce international Canada (MAECI), à la GRC et au SCRS sans être accompagné d'une mise en garde quant à sa fiabilité. Le 5 mai 2003, M. Gar Pardy rédige une note qu'il transmet à d'autres organismes, dont la GRC et le SCRS, dans le but de rédiger une lettre consensuelle selon laquelle le Canada n'avait aucune preuve que M. Arar était ou avait été membre d'Al-Qaïda et selon laquelle l'information dont les États-Unis s'étaient servis pour renvoyer M. Arar vers la Syrie ne provenait pas du Canada. « Le SCRS n'était pas à l'aise, entre autres, avec la déclaration selon laquelle il n'y avait aucune preuve établissant des liens entre M. Arar et Al-Qaïda. Il craignait également, comme je le dis plus tôt, que la libération de M. Arar envoie aux États Unis, le pays qui avait restitué M. Arar à la Syrie, le mauvais message quant à la motivation et la détermination du Canada dans la lutte antiterroriste. »ix Le rapport révèle également que M. Hooper, directeur adjoint des opérations du SCRS, « avait pensé que, si M. Arar était renvoyé au Canada et alléguait avoir été torturé2 , le SCRS aurait du mal à déclencher tout le processus applicable à un dossier de sécurité ».3 1 Un « bout de papier » est le terme utilisé en diplomatie pour désigner un compte rendu relativement informel. 26 Bulletin de la LIGUE DES DROITS ET LIBERTÉS automne 2006 La première fuite a lieu alors que la campagne pour ramener M. Arar au Canada s'intensifie. « Un individu non identifié était cité disant que M. Arar était un individu peu recommandable qui avait reçu un entraînement militaire dans un camp d'AlQaïdaxi ». Comme le souligne le juge : « L'objectif que semblait viser cette fuite n'est pas reluisant : tenter d'influencer l'opinion publique contre M. Arar à un moment où le gouvernement du Canada, dont le premier ministre, tentait d'obtenir sa libération.xii » Une autre fuite en octobre 2003 laisse entendre que M. Arar a été « malmené » et non torturé. « Ceci suppose que si des responsables canadiens avaient eu quelque lien que ce soit avec ce qui est arrivé à M. Arar, il serait préférable de leur point de vue qu'il n'ait pas été sérieusement brutalisé.xiii » Le 8 novembre 2003, la journaliste Juliet O'Neill de l'Ottawa Citizen publie un article qui révèle une quantité sans précédent d'informations confidentielles concernant l'enquête.4 L'article explique les motifs de la fuite : « …c'était pour défendre leur travail d'enquête - contre des suggestions selon lesquelles la GRC et le Service Canadien de renseignement de sécurité avaient soit bousillé le dossier de M. Arar, soit, pire encore, avaient volontairement envoyé un homme innocent se faire torturer en Syrie - que les responsables de la sécurité ont coulé des allégations contre lui durant les semaines qui ont précédé son retour au Canada. » Dans un article du 30 décembre 2003 qui titre : « Les É. - U. et le Canada sont certains à 100% que M. Arar s'est entraîné avec Al-Qaïda », on affirme « … ce type n'est pas un enfant de cœur…il y a plus ici que ce qu'il n'y paraît. » Conclusion Un principe fondamental de justice est que l'accusé a le droit de connaître les accusations qui pèsent contre lui et de pouvoir les réfuter. M. Arar a été fiché, à son insu, comme étant un terroriste ce qui constitue une forme de condamnation sans procès - sur la base de fausses informations et de « preuves » circonstancielles - comme par exemple d'avoir marché sous la pluie vingt minutes avec M. Almaki. Si les autorités avaient eu l'obligation de démontrer publiquement les gestes reprochés, tous auraient pu constater l'absence de fondement des accusations et le calvaire de Maher Arar n'aurait jamais eu lieu. Or cette mise au rancart de la présomption d'innocence, dont M. Arar a été victime, a été institutionnalisée au Canada dans les certificats de sécurité et dans la Loi antiterroriste. Au Canada, cinq personnes sont présentement en détention ou en liberté surveillée en vertu de certificats de sécurité; certaines, depuis plus de cinq ans. Ces personnes n'ont pas subi de procès et ne connaissent pas, encore une fois au nom de la sécurité nationale, les éléments de preuve retenus contre elles. Par contre, tout comme pour M. Arar, ces personnes sont victimes de fuites, dont la véracité n'a pas été établie lors d'un procès, afin d'accréditer dans l'opinion publique qu'elles sont coupables et doivent être maintenues en prison. Ces personnes sont-elles condamnées à croupir indéfiniment en prison sans procès? Le Canada a adopté en décembre 2001 la Loi antiterroriste qui prévoit qu'un accusé puisse être jugé dans un procès à huis clos sans que cet accusé ou son avocat connaissent la totalité de la preuve retenue contre lui. Deux causes sont présentement en cours suite à des arrestations faites en vertu de cette loi. La première concerne 2 Notez que les services de sécurité considéraient la torture de M. Arar comme une allégation, alors qu'ils n'hésitaient pas à parler de ses liens terroristes comme d'un fait avéré. 3 La crainte de M. Hooper s'est heureusement confirmée. Dans un jugement rendu le 16 octobre 2006, le juge Andrew MacKay de la Cour supérieure a rejeté catégoriquement la demande de renvoi de Mahmoud Jaballah vers l'Égypte où il risquait la torture. Le juge MacKay s'est largement appuyé sur le rapport du juge O'Connor pour déclarer qu'il ne pouvait y avoir renvoi vers la torture en aucune circonstance. Bulletin de la LIGUE DES DROITS ET LIBERTÉS automne 2006 LE DROIT INTERNATIONAL est-il encore important pour le Canada L'utilisation calculée de fuites de la part des services de sécurité pour discréditer M. Arar et couvrir leurs méfaits est un des aspects les plus révoltants de cette histoire. La Commission a entendu des témoignages sur des reportages ayant trait à des fuites qui se sont échelonnées sur deux ans, de juillet 2003, alors que M. Arar était encore détenu en Syrie, à juillet 2005. Les auteurs de ces fuites n'ont jamais été identifiés. Ce que souligne, non sans ironie, le juge O'Connor : « Comme les auteurs des fuites sont vraisemblablement des responsables au sein d'organisations qui se vantent d'avoir des enquêteurs très compétents, on aurait espéré que ceux qui ont mené les enquêtes sur les fuites auraient eu davantage de succès pour en trouver les auteurs. » DOSSIER: Les fuites 27 LA COMMISSION ARAR DOSSIER: LE DROIT INTERNATIONAL est-il encore important pour le Canada (suite conclusion) Maher Arar 28 M. Khawaja, arrêté à Ottawa le 29 mars 2004 et la deuxième, les 17 personnes arrêtées à Toronto le 2 juin 2006 pour complot terroriste. Au moment des arrestations à Toronto, les allégations, à l'effet que ces personnes complotaient pour faire exploser des édifices et prendre d'assaut le Parlement, pour tenir des parlementaires en otage et même pour décapiter le Premier ministre, ne sont pas sans rappeler les fuites orchestrées pour conditionner l'opinion publique à l'idée que M. Arar était coupable. Il serait totalement inacceptable que la poursuite ait recours éventuellement aux dispositions de la Loi antiterroriste permettant de mener les procès à huis clos et ex parte, sans que les accusés ou leurs avocats aient accès à toute la preuve. Il est tout aussi essentiel que les procès soient publics et qu'ainsi, la population soit informée quant à la preuve des gestes et intentions des accusés afin de pouvoir évaluer la menace réelle qu'ils représentent. Ce qui est arrivé à M. Arar n'est pas seulement le résultat du travail de policiers incompétents mais bien ce qui arrive lorsqu'un État assujettit les droits humains à la sécurité nationale. En effet, le cas de M. Arar illustre le prix payé par des personnes innocentes lorsqu'une société perd ses repères en matière de droits humains. Ce cas nous rappelle l'urgence de retirer la Loi antiterroriste et d'abolir les certificats de sécurité. LE MANDAT DE LA COMMISSION* COMPORTAIT DEUX PARTIES. La première, l'enquête sur les faits, devait porter sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar. La deuxième, portant sur la politique, devait formuler des recommandations visant à soumettre à un mécanisme d'examen indépendant. les activités de la GRC touchant la sécurité nationale Le rapport concernant la première partie du mandat a été rendu public le 18 septembre. Le rapport concernant la deuxième partie devrait être rendu public en novembre. Les autorités des États-Unis, de la Jordanie et de la Syrie ont refusé de témoigner devant la Commission. Dès le départ, la Commission a dû relever le défi d'une enquête publique ayant à examiner des documents dont certains devaient être gardés secrets pour des questions de Confidentialité liée à la sécurité nationale (CSN). Bien qu'il était du ressort du juge de décider ce qui pouvait être rendu public et ce qui devait être gardé secret, le Procureur général du Canada pouvait contester ces décisions à cet égard devant la Cour fédérale, conformément aux dispositions de la Loi sur la preuve au Canada. Les pouvoirs du juge étaient donc sévèrement restreints en matière de CSN. Fin juin 2004, la Commission a tenu cinq jours d'audiences publiques pendant lesquelles des témoins de la GRC, du SCRS et du MAECI ont décrit leurs modes de fonctionnement. Pour ne pas paralyser l'enquête, face aux nombreuses contestations CSN faites par le gouvernement, le juge O'Connor a décidé d'entendre à huis clos toute la preuve du SCRS et de la GRC sur les faits. Après avoir entendu les témoins du SCRS, M. O'Connor a produit un résumé des témoignages qui à son avis pouvait être divulgué au public. Le gouvernement a contesté la divulgation d'une partie importante de l'information du résumé devant la Cour fédérale. Le juge a donc décidé de ne plus publier de résumé de la preuve reçue à huis clos et de reporter toutes les contestations CSN lors de la publication du rapport final. Conformément à son mandat, le juge a produit deux versions du rapport : une version confidentielle contenant toute la preuve et un version publique où les éléments portant atteinte à la CSN avaient été retranchés. Comme on pouvait s'y attendre, le gouvernement a présenté des allégations CSN à l'égard du rapport public préparé par le juge O'Connor. En définitive, le rapport déposé le 18 septembre a été « censuré » pour tenir compte des objections du gouvernement. Contrairement à la pratique courante qui consiste à couvrir d'une bande noire les parties censurées, ces dernières ont été remplacées par des […] ce qui ne permet pas de voir l'ampleur des coupures. Malgré cela, les faits dévoilés sont accablants pour les agents du gouvernement, en particulier ceux de la GRC. * 4 Voir chronique : Un monde sous surveillance Commission d'enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar Bulletin de la LIGUE DES DROITS ET LIBERTÉS automne 2006 Le 26 septembre 2002, de retour vers le Canada sur un vol d'American Airlines en provenance de Zurich, M. Arar est arrêté lors de l'escale à New York. Il est fouillé à nu, détenu pendant 12 jours au Metropolitan Detention Centre et interrogé par des agents américains. Le 8 octobre on le fait monter à bord d'un avion privé et il est amené, enchaîné et entravé à l'arrière de l'avion, à Amman en Jordanie après de courtes escales à Washington, Portland et Rome. Les gardes jordaniens le battent et l'interrogent avant de l'enfermer dans une cellule. Le lendemain, M. Arar est transféré, les yeux bandés, à bord d'une voiture, au tristement célèbre centre de détention de Far Falestin, aussi appelé la Section palestinienne, dirigé par le Renseignement militaire syrien (RMS). Il est interrogé et torturé. M. Arar est enfermé au sous-sol de la prison dans une minuscule cellule mesurant sept pieds de haut sur trois de large et six de long, humide et froide en hiver, étouffante en été. La seule ouverture au plafond est une lucarne de un pied sur deux. Il doit dormir à même le sol sur deux minces couvertures. M. Arar est resté dix mois et dix jours dans ce sordide cachot. C'est un homme dévasté psychologiquement, souffrant de stress post-traumatique, qui revient au Canada. Mme Mazigh avait épousé un homme concentré, patient, facile à vivre et elle le retrouve soumis, méfiant, le regard éteint. L'épreuve a également eu des effets dévastateurs au niveau économique. Cet ingénieur de la classe moyenne doit avoir recours à l'aide sociale pour faire vivre sa famille. Les fuites visant à ternir sa réputation, qui mettent en doute son récit et qui laissent entendre que M. Arar a des liens avec des activités terroristes, continuent après son retour. M. Arar vit difficilement la méfiance d'une partie de la communauté musulmane à son égard. Il devra attendre la sortie du rapport de la Commission d'enquête, le 18 septembre 2006, pour être définitivement blanchi. Son épreuve aura duré quatre ans. Malgré les conclusions du juge O'Connor, les États-Unis considèrent toujours M. Arar comme une menace à la sécurité. Il est interdit de séjour dans ce pays, ce qui continue de nuire, non seulement à sa réputation, mais aussi à une reprise de sa carrière d'ingénieur informatique. Chaque année l'organisation américaine Institute for Policy Studies accorde le prix international des droits humains Letelier-Moffitt, décerné en honneur du diplomate chilien Orlando Letelier et de l'américaine Ronni Karpen Moffitt assassinés à Washington en 1976. Cette année, le prix a été remis à Maher Arar et au Center for Constitutional Rights qui a défendu la cause de M. Arar aux États-Unis. M. Arar a été victime du programme de « restitution extraordinaire » de l'administration américaine et il a été récompensé pour le combat courageux qu'il a mené pour obtenir justice. M. Arar n'a pas pu se rendre aux États-Unis pour recevoir son prix. Bulletin de la LIGUE DES DROITS ET LIBERTÉS automne 2006 DOSSIER: Né en Syrie en 1970, Maher Arar arrive au Canada à titre d'immigrant reçu en 1987 et devient citoyen canadien en 1995. Il obtient un bac en génie informatique de l'université McGill et une maîtrise en télécommunications de l'INRS de l'université du Québec. Il épouse Monia Mazigh qui complète son doctorat en finance à l'université Mc Gill en 2001. Le couple a deux enfants. Selon le professeur Stephen Toope, enquêteur de la Commission : « M. Arar est un homme travailleur qui accorde une très grande valeur à son professionnalisme, [qui] est dédié à sa famille et [qui] tire une grande partie de son estime de soi de sa capacité de la faire vivre.xvi » LE DROIT INTERNATIONAL est-il encore important pour le Canada Maher ARAR 29 LE CANADA VIOLE LA CONVENTION Les recommandations DE LA COMMISSION CONTRE LA TORTURE : les cas DOSSIER: LE DROIT INTERNATIONAL est-il encore important pour le Canada Almaki, El Maati et Nureddin 30 Une des recommandations du juge O'Connor a moins retenu l'attention des médias, mais elle est capitale. M. O'Connor recommande qu'une enquête indépendante soit instituée pour clarifier le rôle du Canada dans la détention et la torture de trois autres citoyens canadiens : M. Almaki, M. El Maati et M. Nureddin. Tous les trois ont été arrêtés par les autorités syriennes alors qu'ils voyageaient dans ce pays. Ils ont été torturés dans la même prison que M. Arar et interrogés à partir de renseignements en provenance du Canada. Dans son rapport , le juge O'Connor en arrive à ces conclusions : « Une pratique des organismes canadiens constatée dans toutes les enquêtes était celle d'accepter et d'exploiter de l'information qui pouvait avoir été obtenue sous la torture » et « Les responsables canadiens ont semblé minimiser les allégations de torture ». Ces conclusions soulèvent d'importantes questions : les services de sécurité canadiens collaborent-ils de quelque manière que ce soit avec des régimes qui pratiquent la torture pour faire avancer leurs enquêtes, en faisant faire par d'autres ce qu'ils ne peuvent faire ici - torturer? Il faut se rappeler que le Canada n'exclut pas la possibilité de renvoyer vers des pays qui pratiquent la torture des personnes qu'il considère un risque pour la sécurité nationale. Ce refus du Canada d'exclure toute possibilité de renvoi vers la torture a fait l'objet d'une condamnation de la part du Comité des droits de l'homme de l'ONU et viole la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants que le Canada a signée et ratifiée. I Commission d'enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar, Rapport sur les événements concernant Maher Arar - Analyse et recommandations, p. 64 Ibid, p. 93. bid, p. 14 et P. 93. Ibid, p. 198. Ibid, p. 212. Ibid, p. 212. Ibid, p. 213. Ibid, p. 216 et 217. IX Ibid, p. 239. II III IV V VI VII VIII X Ibid, XI Ibid, XII Ibid, XIII Ibid, XIV Ibid, XV Ibid, XVI Ibid, XVIII Ibid, XIX Ibid, p. p. p. p. p. p. p. p. p. 244. 276. 277. 277. 279. 281. 58. 298. 296. Le juge O'Connor formule 23 recommandations que nous résumons ici. La GRC devrait s'assurer que ses activités relatives à la sécurité nationale demeurent dans les limites de son mandat; que les ententes conclues avec d'autres corps policiers et agences soient consignées par écrit; que ceux qui participent à des enquêtes reliées à la sécurité nationale aient reçu une formation adéquate. Ces enquêtes devraient faire l'objet d'une surveillance centralisée et leur orientation assujettie à des directives ministérielles. La GRC et le SCRS devraient élaborer des lignes directrices sur les circonstances dans lesquelles on peut demander des avis de surveillance à la frontière, au Canada ou dans d'autres pays. La GRC devrait s'assurer qu'elle se conforme aux politiques clairement établies lorsqu'elle transmet de l'information à d'autres ministères ou organismes, étrangers ou canadiens, que cette information soit fiable et que l'information personnelle soit filtrée afin de respecter les dispositions législatives pertinentes sur les renseignements personnels. La Direction des renseignements criminels de la GRC devrait superviser le partage d'information et la GRC ne devrait jamais partager d'information sans y rattacher des réserves écrites. Trois recommandations sont particulièrement importantes. Les pratiques et ententes de la GRC en matière de partage d'information devraient être sujettes à examen par un organisme indépendant; les organismes canadiens autres que la GRC qui partagent de l'information ayant trait à la sécurité nationale devraient s'assurer que leurs politiques en la matière suivent celles préconisées [par le juge] pour la GRC; on ne devrait jamais communiquer d'information à un pays où il y a un risque crédible d'entraîner un recours à la torture ou d'y contribuer. Les politiques devraient comprendre des directives visant expressément à éliminer toute possibilité de complicité du Canada dans la torture, à éviter le risque d'autres transgressions des droits de la personne et à assurer l'imputabilité. Le MAECI devrait transmettre à la GRC, au SCRS et aux autres ministères des rapports annuels évaluant la situation des droits de la personne dans divers pays. Le gouvernement canadien devrait élaborer des politiques et une formation précises sur la situation des Canadiens détenus dans des pays où il y a un risque de torture. Les organismes canadiens menant des enquêtes relatives à la sécurité nationale, y compris la GRC, le SCRS et l'Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), devraient se doter de politiques écrites claires indiquant que de telles enquêtes ne doivent pas être fondées sur un profilage racial, religieux ou ethnique. Ils devraient bonifier la formation qu'ils donnent à leurs membres sur ces questions ainsi que sur l'interaction avec les communautés musulmane et arabe. Trois recommandations de la Commission concernent M. Arar et sa famille. Douanes Canada devrait expurger de son Système de gestion du renseignement l'information sur Mme Mazigh et ses enfants. Le gouvernement du Canada devrait porter plainte auprès des gouvernements de la Syrie et des États-Unis et il devrait dédommager M. Arar. Bulletin de la LIGUE DES DROITS ET LIBERTÉS automne 2006 Membres du C.A. 2006-2007 Nicole Filion Présidente Avocate Francine Néméh 1ère vice-présidente Militante Dominique Peschard 2ième vice-président Professeur retraité Louise Riendeau Trésorière Coordinatrice de dossiers politiques Daniel Bekoutou Journaliste Mounia Chadi Journaliste Martine Eloy Conseillère syndicale Elisabeth Garant Coordinatrice des activités du secteur Vivre ensemble au Centre Justice et foi François Gauthier Retraité Vincent Greason Coordinateur Table ronde des OVEP de l'Outaouais Lise Martel Militante syndicale Rachid Raffa Analyste en transport Jacques Tousignant Retraité de l'Université du Québec et consultant La Ligue des droits et libertés compte trois nouvelles membres au sein de l'équipe de la permanence. Marie Guylda Thélusmond, Directrice générale : Marie Guylda est née en Haïti où elle a travaillé pendant plusieurs années au sein de diverses organisations non gouvernementales et d'organismes de coopération internationale dans le cadre de différents projets et programmes, au bénéfice des organisations paysannes, et en particulier des femmes. Elle a fait des études en agronomie, en sciences du développement et en développement rural intégré, respectivement à l'Université d'État d'Haïti et à l'Université Laval. Pendant les trois dernières années, elle a été coordonnatrice de la Fédération des ressources d'hébergement pour femmes violentées et en difficulté du Québec, un organisme provincial regroupant 40 maisons d'hébergement pour femmes à travers le Québec. Elle a un profond engagement en faveur de l'équité et de l'égalité entre les sexes, de la promotion des droits de la personne, de la justice sociale, de la lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale. Afifa Maaninou, Adjointe à la direction : Afifa Maaninou se définit comme une militante pour la justice et la paix. Elle a été commissaire à la Commission scolaire de Montréal, représentante du quartier Côte-des-NeigesSnowdon pendant près de dix ans. Conseillère au Conseil scolaire de l'île de Montréal, elle a également travaillé au Conseil central du Montréal métropolitain (CSN) à titre de responsable des comités Solidarité, Immigration et Relations ethnoculturelles Afifa Maanimou a une formation en informatique, bureautique et en linguistique. Mélanie Connelly, Responsable du financement-membership : Avant de se joindre à l'équipe, Mélanie Connelly a été assistante de recherche à l'Université de Montréal et a participé à des projets sur la société civile et l'activisme autochtone. Membre d'un groupe de recherche sur la gouvernance globale, elle s'intéresse au développement des droits humains. Elle a notamment travaillé au succès des campagnes de financement de l'UNICEF et a particulièrement apprécié l'expérience. Mélanie a une maîtrise en science politique. BIENVENUE À LA NOUVELLE ÉQUIPE! Bulletin de la LIGUE DES DROITS ET LIBERTÉS automne 2006 31