Le meilleur ICI ET AILLEURS

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Le meilleur ICI ET AILLEURS
ICI ET AILLEURS
Alain Noël
Le meilleur
Q
uand j’ai appris que les
membres du jury d’Options
politiques, qui devaient se prononcer sur les meilleurs premiers
ministres provinciaux des 40 dernières
années, avaient désigné Robert Bourassa
meilleur premier ministre québécois, j’ai
souri. Ce genre de consultation auprès
de quelques experts en dit souvent aussi
long sur les personnes choisies par l’enquêteur que sur l’objet à l’étude.
Il est vrai que, pour cette période,
Bourassa détient le record de longévité
avec quatre mandats et plus de 14 ans au
pouvoir. Il a donc forcément plusieurs
réformes et réalisations à son actif, surtout durant ses deux premiers mandats.
On peut penser, par exemple, à la Loi sur
l’assurance-maladie (1970), à la création
du Conseil du statut de la femme (1973),
à la Loi sur la langue officielle (loi 22) qui,
malgré ses limites, faisait du français la
langue officielle du Québec (1974), ou à
la Charte des droits et libertés de la personne (1975). Et il y a bien sûr son grand
projet, le développement de l’hydroélectricité de la baie James.
Mais Robert Bourassa, c’est aussi le
premier ministre qui, conjointement
avec Pierre Elliott Trudeau, a fait emprisonner arbitrairement et sans raison plus
de 500 personnes en octobre 1970, un
geste qui n’a pas d’équivalent dans les
démocraties occidentales de l’époque. Et
c’est celui, comme le montre une fois de
plus Jean-François Lisée dans Le petit tricheur, qui, en 1991 et 1992, a délibérément choisi de sceller toute possibilité de
changement constitutionnel, et ce sans
jamais le dire clairement et ouvertement
aux Québécois, même s’il s’était engagé à
tenir un référendum sur une réforme en
profondeur du fédéralisme ou sur la souveraineté. L’impasse constitutionnelle,
c’est lui qui l’a bétonnée.
Les évaluations, bien sûr, reflètent
ultimement les préférences politiques des
uns et des autres. Ce que M. Lisée voit
comme de la malhonnêteté, par
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OPTIONS POLITIQUES
JUIN-JUILLET 2012
exemple, d’autres le perçoivent comme
de l’habileté, au service d’une cause juste.
Mais il est aussi possible d’aller un
peu plus loin. Au-delà des bons et des
mauvais coups de chacun, on peut en
effet se demander quel est le premier
ministre qui a offert aux Québécois le
meilleur gouvernement.
Un gouvernement de qualité, proposent les travaux de la Banque mondiale sur la gouvernance et ceux du
Quality of Government Institute de
l’Université de Göteborg, en Suède, peut
se mesurer par son impartialité et,
notamment, par son respect de la règle
de droit et d’une saine gestion publique,
par son souci constant de prévenir la
corruption, et par sa transparence, sa
reddition de comptes et son adhésion
aux normes démocratiques de base.
À
l’échelle mondiale, le Québec a
toujours des gouvernements d’assez bonne qualité. Mais, en y regardant
de plus près, comment se comparent
nos premiers ministres ?
Prenons Robert Bourassa et la règle
de droit. Et citons-le, pour ne pas créer
de distorsion. Voilà ce qu’il disait dans
une entrevue avec Raymond SaintPierre en 1977 : « Si on regarde les faits,
il n’y a pas un gouvernement en
Occident qui a pris des mesures pour
emprisonner trois chefs syndicaux. […]
avec la Loi sur les mesures de guerre, avec
l’emprisonnement des chefs syndicaux,
avec les lois spéciales [neuf lois ordonnant le retour au travail de grévistes en
six ans], je suis allé à la limite du régime. » « À la limite », c’est-à-dire aussi
loin qu’il était possible d’aller sans
détruire « le fondement de notre régime ». Suspendre les libertés et emprisonner les gens sans accusations, c’est
effectivement se rendre aux limites.
En ce qui concerne la saine gestion
publique et la corruption, Robert
Bourassa n’a probablement pas le pire
bilan. Mais il n’a pas le meilleur non plus.
Ses deux premiers mandats en particulier
se sont terminés avec une série d’histoires
de mauvaise gestion et de scandales, en
lien notamment avec l’industrie de la
construction. Le meilleur dans ce cas,
c’est évidemment René Lévesque, qui a
profondément transformé les règles de la
politique québécoise avec la Loi régissant
le financement des partis politiques de 1977.
Enfin, il reste la transparence, la
reddition de comptes et le respect des
normes démocratiques. Sur ce plan,
Robert Bourassa a bel et bien été le
meilleur… pour enfreindre toutes les
règles et, à un moment critique, laisser
ses partenaires et les électeurs dans le
noir sur ses intentions. Lucien Bouchard
disait en 1993 : « On se trompe tout le
temps quand on évalue Bourassa ;
quand on pense qu’il va se sentir lié par
ce qu’il dit, par ce qu’il fait. Il se sent lié
par rien, lui. Pis c’est rare, ça. C’est très,
très rare des gens comme ça. J’en
connais pas, moi. Il n’y a que lui. »
R
obert Bourassa n’a pas donné au
Québec un gouvernement de qualité. Il a outrepassé la règle de droit la
plus élémentaire en ce qui concerne les
libertés fondamentales, souvent toléré
les écarts de conduite et la corruption,
et manœuvré pour tromper les électeurs sur les enjeux constitutionnels les
plus importants. Sur tous ces plans, le
meilleur premier ministre des 40 dernières années a été René Lévesque, qui
a fait des erreurs et perdu son combat
principal, mais l’a fait en toute franchise et en toute honnêteté.
« Quand on travaillait pour René
Lévesque, ou avec lui, notait Bourassa
lui-même, on travaillait pour des idées,
pour l’avancement de ses idées, donc
le progrès du Québec, et non pour des
ambitions. Et c’est assez rare que ça
arrive dans la vie politique. »
Alain Noël est professeur de science politique à l’Université de Montréal.

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