Notre grain de sel dans le débat sur la rémunération au mérite du
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Notre grain de sel dans le débat sur la rémunération au mérite du
NOTRE GRAIN DE SEL DANS LE DÉBAT SUR LA RÉMUNÉRATION AU MÉRITE DU PERSONNEL ENSEIGNANT par Bernie Froese-Germain Mars 2011 D’abord, les bonnes nouvelles. On s’entend de plus en plus pour dire que la qualité du personnel enseignant et de l’enseignement constitue un facteur clé — certains diront le plus important facteur scolaire — de la qualité de l’apprentissage des élèves. En somme (et ceci n’étonnera nullement la profession enseignante), un bon enseignement, ça compte pour beaucoup. Maintenant, les mauvaises nouvelles. Dans la conjoncture actuelle, fortement imprégnée de responsabilisation guidée par les données, l’efficacité et la rémunération des enseignantes et enseignants sont de plus en plus souvent liées aux résultats que les élèves obtiennent aux tests standardisés. Par exemple, le district scolaire unifié de Los Angeles fait partie d’un nombre croissant de districts scolaires aux États-Unis qui se servent des résultats des tests standardisés pour déterminer la « valeur ajoutée » produite par l’enseignant ou l’enseignante (la mesure du rendement du personnel enseignant en fonction de la valeur ajoutée est liée à l’amélioration des résultats aux tests dans la classe de l’enseignante ou de l’enseignant au fil du temps). L’été dernier (2010), le Los Angeles Times s’est servi de ces données pour publier des évaluations de rendement pour plus de 6 000 enseignantes et enseignants de l’élémentaire de Los Angeles, en nommant les enseignantes et enseignants individuellement et en les classant selon leur degré d’efficacité en fonction des résultats aux tests de mathématiques et de lecture. Plus récemment, le département de l’Éducation de New York a annoncé qu’il entend diffuser les scores de plus de 12 000 membres du personnel enseignant des écoles publiques relativement à la mesure de la valeur ajoutée. Une demande de la United Federation of Teachers (UFT) visant à assurer la confidentialité du nom des enseignantes et enseignants a été rejetée par un juge de Manhattan. L’UFT a l’intention d’en appeler de cette décision (Otterman, 2011). NOTES de la FCE | Notre grain de sel dans le débat sur la rémunération au mérite du personnel enseignant | 1 | Une étude qui vient juste d’être publiée par le National Education Policy Center (NEPC) (Centre national des politiques en éducation) de la University of Colorado a révélé que la recherche qui a servi à établir les classements controversés et largement médiatisés du Los Angeles Times comportait des failles importantes, indiquant qu’il était absolument inapproprié d’appuyer ces classements. D’après le NEPC, cette étude indique clairement que le Los Angeles Times et son équipe de recherche ont rendu un bien mauvais service au personnel enseignant, aux élèves et aux parents de Los Angeles. Le Times doit à sa communauté de meilleures explications pour justifier sa décision de publier le nom et le classement des enseignantes et enseignants alors qu’il savait ou aurait dû savoir que ce classement se fondait sur une analyse discutable. En tout cas, le Times doit maintenant admettre la piètre qualité des résultats publiés et s’excuser auprès de sa communauté pour les dommages que la publication de ces données a causés. (traduction libre) Le concept de la rémunération au mérite liée aux résultats des tests a gagné du terrain grâce au programme américain Race to the Top (la course au sommet). Le New York Times signale que 11 États ont adopté des lois qui établissent un lien entre le rendement des élèves et l’évaluation du personnel enseignant et, dans certains cas, la rémunération et la sécurité d’emploi. Tout cela met la permanence du personnel enseignant à rude épreuve. Depuis le début de 2011, les gouverneurs des États de la Floride, de l’Idaho, de l’Indiana, du Nevada et du New Jersey ont demandé l’élimination ou l’abrogation des dispositions relatives à la permanence du personnel enseignant. Bien entendu, on s’inquiète de la mesure dans laquelle ces tendances se répandront au Canada. Kevin Falcon, candidat à la direction du Parti libéral de la Colombie-Britannique, a récemment lancé l’idée d’un régime de rémunération au mérite pour les enseignantes et enseignants de cette province, ce qui a déclenché un débat dans tout le pays. Rattacher l’évaluation et la rémunération du personnel enseignant aux résultats des tests pose problème à bien des égards; cela renforce notamment un esprit de compétition qui mine la collégialité et le travail d’équipe entre enseignantes et enseignants. Michael Fullan, dans un discours prononcé à l’occasion du sommet « Les assises de l’éducation » qui a eu lieu en Ontario en septembre 2010, a carrément rejeté l’idée de la rémunération au mérite comme un moyen efficace de motiver le personnel enseignant (Walker, 2010). Dans le cadre d’une analyse approfondie de la recherche sur la rémunération au mérite en éducation et dans d’autres secteurs, Ben Levin, Ph. D., professeur et titulaire d’une chaire de recherche du Canada (leadership et politiques en éducation) à l’IEPO de l’Université de Toronto, affirme de façon convaincante que rattacher la rémunération du personnel enseignant au rendement des élèves n’est pas une politique souhaitable en éducation pour de nombreuses raisons, notamment : NOTES de la FCE | Notre grain de sel dans le débat sur la rémunération au mérite du personnel enseignant | 2 | • De façon générale, très peu de travailleurs et travailleuses sont rémunérés en fonction de résultats mesurés. • Aucune autre profession n’est rémunérée en fonction des résultats mesurés de sa clientèle. • La plupart des membres de la profession enseignante s’opposent à de tels régimes. • La mesure du mérite en enseignement comporte inévitablement une marge d’erreur. • Les modalités des régimes de rémunération au mérite varient grandement, pourtant ces modalités ont une grande incidence sur la façon dont ces régimes sont reçus ainsi que sur le personnel enseignant et les écoles. • La rémunération fondée sur le rendement des élèves risque fort de mener au déplacement d’autres objectifs importants en éducation — sur ce point, Ben Levin signale que lorsqu’un incitatif financier nous motive à atteindre un certain résultat, cet incitatif peut détrôner d’autres caractéristiques plus souhaitables. De nombreuses recherches en psychologie montrent que les récompenses extrinsèques peuvent avoir pour effet de diminuer la motivation intrinsèque, ce qui signifie que les régimes de rémunération au mérite pourraient freiner le désir de certains membres du personnel enseignant de bien faire leur travail simplement parce que c’est leur responsabilité professionnelle et leur souhait. Les enseignantes et enseignants, comme d’autres travailleuses et travailleurs du secteur public, sont principalement motivés par des facteurs non financiers (bien qu’évidemment, la rémunération entre aussi en ligne de compte). • On ne s’entend pas sur la manière de mesurer le mérite — d’après Ben Levin, la rémunération au mérite a pour but de rattacher la rémunération du personnel enseignant aux résultats des élèves. Cependant, l’éducation visant de nombreux résultats, il est très difficile de savoir lesquels utiliser pour déterminer le mérite. Le rendement scolaire n’est pas le seul résultat important de l’éducation; nous nous intéressons également à la capacité et au désir d’apprendre, à la capacité de travailler avec d’autres et aux compétences civiques des élèves. Toutefois, la plupart de ces indicateurs ne seront utilisés dans aucun régime de rémunération au mérite, car ils compliqueraient trop les choses. De plus, les régimes de rémunération au mérite en éducation ont connu de nombreux échecs jusqu'ici. Ben Levin fait remarquer que la rémunération au mérite n’est pas une idée nouvelle. On y pense depuis plus de 100 ans. Peu d’études empiriques minutieuses ont cependant été menées sur le sujet. Certaines des études dont on parle actuellement viennent de NOTES de la FCE | Notre grain de sel dans le débat sur la rémunération au mérite du personnel enseignant | 3 | contextes très différents, comme l’Inde, et peuvent difficilement s’appliquer au Canada. Les études menées dans les pays développés donnent des résultats contradictoires, mais très peu ont constaté des effets résolument positifs. De plus, bien que de nombreux régimes de rémunération au mérite aient été adoptés dans diverses régions des États-Unis au cours des 20 dernières années, peu d’entre eux ont duré plus de quelques années, ce qui laisse entendre que pour une raison ou une autre, ils n’étaient pas viables. Lorsque les preuves ne sont pas convaincantes et que l’expérience n’est pas positive, il y a de bonnes raisons de se méfier de n’importe quelle politique. (traduction libre) En effet, une étude récente du National Center on Performance Incentives (Centre national sur les mesures incitatives liées au rendement) de la Vanderbilt University, à Nashville, qui a été décrite comme la plus rigoureuse étude sur la rémunération du personnel enseignant fondée sur le rendement jamais menée aux États-Unis, a conclu que la rémunération au mérite n’avait aucune incidence globale sur le rendement des élèves. Dans le cadre de cette étude de trois ans, les enseignantes et enseignants qui faisaient partie du groupe expérimental avaient reçu des primes importantes allant jusqu’à 15 000 $ (Sawchuk, 2010). Comme l’explique Diane Ravitch, la rémunération au mérite peut également nuire à l’équité dans nos écoles : Les tests qui évaluent ce que les élèves ont appris ne mesurent pas la qualité du personnel enseignant et ne sont pas conçus pour le faire. Il est plus facile pour les enseignantes et enseignants d’obtenir des résultats élevés aux tests s’ils enseignent à des élèves favorisés. S’ils enseignent à des enfants pauvres, sans abri, handicapés ou dont l’anglais n’est pas la langue maternelle, l’amélioration des résultats sera moins importante. Par conséquent, cette façon de faire — juger les membres du personnel enseignant en fonction de l’amélioration des résultats de leurs élèves — incitera les enseignantes et enseignants à éviter les élèves qui ont les plus grands besoins. D’un point de vue stratégique, cette idée est tout simplement stupide. (traduction libre) S’il y a une leçon que les décisionnaires du domaine de l’éducation du Canada doivent retenir, la voici : la rémunération au mérite s’ajoute à une série de réformes des politiques en éducation fondées sur le marché qui ne résistent pas à l’analyse et qui sont guidées par une idéologie plutôt que par des recherches solides. NOTES de la FCE | Notre grain de sel dans le débat sur la rémunération au mérite du personnel enseignant | 4 | Références GABRIEL, Trip, et Sam DILLON. « G.O.P. governors take aim at teacher tenure », New York Times, le 31 janvier 2011. LEVIN, Ben. Eight Reasons Merit Pay for Teachers is a Bad Idea, document préparé pour la Fédération des enseignantes et des enseignants de l'élémentaire de l'Ontario (FEEO), octobre 2010, [En ligne]. [www.etfo.ca/issuesineducation/meritpay/pages/default.aspx]. NATIONAL EDUCATION POLICY CENTER. « Research study shows L.A. Times teacher ratings are neither reliable nor valid », [Communiqué], le 8 février 2011, [En ligne]. [http://nepc.colorado.edu/newsletter/2011/02/research-study-shows-l-times-teacher-ratings-areneither-reliable-nor-valid]. ONTARIO ENGLISH CATHOLIC TEACHERS’ ASSOCIATION (OECTA). Teacher Merit Pay. A Literature Review, Toronto, février 2010. OTTERMAN, Sharon. « Judge rules New York City can disclose names in teacher rankings; Union plans to appeal », New York Times, le 10 janvier 2011. RAVITCH, Diane. « Stop trashing teachers! », The Daily Beast, le 29 septembre 2010, [En ligne]. [www.thedailybeast.com/blogs-and-stories/2010-09-29/education-crisis-why-testing-and-firingteachers-doesnt-work/full/]. SAWCHUK, Stephen. « Merit pay found to have little effect on achievement », Education Week, vol. 30, no 5, le 21 septembre 2010, [En ligne]. [www.edweek.org/ew/articles/2010/09/21/05pay_ep.h30.html?tkn=XTUFifvzbC4wqYnwpRTvxMGF 8tQ8bMiVYjMv&print=1]. WALKER, Tim. « A global take on reform at Ontario’s Building Blocks for Education Summit », NEA Today, le 15 septembre 2010, [En ligne]. [http://neatoday.org/2010/09/15/a-global-take-on-reform/]. Bernie Froese-Germain est recherchiste à la Fédération canadienne des enseignantes et des enseignants. 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