De l`administration des choses au gouvernement des

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De l`administration des choses au gouvernement des
De l’administration des choses
au gouvernement des hommes
Septembre 2012
Thibault Le Texier
Quels rapports la rationalité managériale entretient-elle avec la rationalité instrumentale ?
Cette dernière, qui se structure sous l’impulsion des ingénieurs autour de la machine, de la
production et du principe d’efficacité, paraît largement prévaloir au sein des industries
américaines jusqu’à la fin du XIXe siècle. Si les ingénieurs américains du début du siècle font
du principe d’efficacité un référentiel central de la logique managériale moderne, ils
s’éloignent quelque peu de la conception réifiante et strictement machinique propre à leurs
prédécesseurs. Pour eux, la machine est une référence symbolique bien plus qu’un modèle
absolu. S’il fait sens de parler de « management industriel », c’est donc en ce que l’industrie
est le contexte général d’apparition de la rationalité managériale moderne, et non pour
dessiner un lien causal entre ces deux phénomènes.
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Introduction
Jusqu’à la fin du XIXe siècle, la machine n’est pas pensée comme un instrument de
gouvernement ou de discipline. En revanche, les travailleurs sont souvent considérés par les
ingénieurs comme des outils dont il s’agit d’extraire un maximum d’énergie mécanique. C’est
l’ingénieur qui formalise alors véritablement cet imaginaire propre à la machine et à
l’efficacité que nous nommons rationalité instrumentale. Si l’intelligence technique consiste
pour une grande part, au XIXe siècle, à incorporer du savoir humain dans des machines, les
théoriciens de la logique managériale moderne insistent au contraire sur l’importance de
transférer des savoirs codifiés dans des êtres humains (Simondon, 1969, p.12 et p.138). Le
simple fait de s’occuper du gouvernement des travailleurs plutôt que de la conception et de
l’usage d’engins est, en un sens, une négation de la définition même de l’ingénieur.
Si le management scientifique rompt avec la rationalité instrumentale, il en conserve le
principe cardinal : l’efficacité. Les ingénieurs américains du début du XX e siècle appliquent
certes aux employés l’intelligence et les principes qu’ils ont développés dans la conception et
le maniement d’outils techniques, mais la machine est dès lors, pour eux, moins un paradigme
ou un archétype qu’une métaphore de l’exactitude et de l’efficacité.
Plus encore, le management, même appliqué au monde industriel, n’est pas une affaire
d’innovation technologique ou d’utilisation de techniques complexes. La première comme la
seconde rationalité managériale peuvent, de fait, parfaitement s’épanouir dans des contextes
industriellement et technologiquement sous-développés. L’essor de la machinerie dans les
industries, d’une part, et la transformation du management en un art de gouverner les
personnes et non les choses, d’autre part, entretiennent donc un lien non pas causal mais
symbolique. C’est l’ensemble de ces points que nous tâcherons maintenant d’esquisser.
Le management des machines
Au cours de la première révolution industrielle, les contremaîtres gèrent les machines plus
que les travailleurs. Ce qui est rationalisé au sein des processus productifs, ce sont avant tout
des dispositifs de travail et des agencements de la chaîne de production, dans l’idée qu’une
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fois les machines bien réglées, les travailleurs ne nécessitent aucune attention particulière en
dehors d’un encadrement disciplinaire.
Robert Owen, en dépit de son attention à la morale, à l’éducation et à la religion, considère
les travailleurs comme des « machines vivantes » pouvant « être facilement formées et
dirigées de manière à produire un grand accroissement conséquent des gains pécuniaires »
(Owen, 1817, p.73). Il remarque à cet égard que, « suite à l’expérience des effets bénéfiques
attribuables au soin et à l’attention appropriés portés aux appareils mécaniques, il devint aisé à
un esprit réfléchi d’en conclure que des avantages au moins aussi égaux proviendraient de
l’application d’un soin et d’une attention similaire portés aux instruments vivants » (Ibid,
pp.74-75). Sa réflexion sur le travail reste néanmoins assise sur des conceptions patriarcales et
mécaniques.
Écrivant dans les années 1830 et 1840, le britannique James Montgomery applique la
notion de « management » à des processus de fabrication, des machines, des parties de
machines, des moteurs, des courroies, des usines, des départements d’usines et des matières
premières, mais jamais à des êtres humains, auxquels il réserve le terme de « gouvernement ».
Son ouvrage technique sur les manufactures de coton américaines traite de machines et de
coûts mais jamais des questions d’autorité, de discipline ou d’organisation du travail. Le bon
manager calcule, arrange, améliore et rend efficaces des réalités inanimées. Chargé de
« garder toute la machinerie en bon soin et en bon état de marche », il n’a pas à se préoccuper
des travailleurs mais doit se contenter d’être en bonne entente avec eux (Montgomery, 1832,
pp.250-251). La discipline, indispensable au fonctionnement des usines, est du ressort du
maître.
Le mathématicien anglais Charles Babbage est quant à lui principalement un scientifique
intéressé par les mathématiques. Loin d’être un véritable théoricien du management ou de
l’entreprise, c’est avant tout un penseur de la machine. Pour lui, l’être humain est
essentiellement « un animal producteur d’outils » (Babbage, 1851, p.173). Il conçoit que la
machine puisse exercer un contrôle sur les travailleurs, ou encore qu’elle puisse ajuster et
réguler la dépense d’énergie humaine ou prévenir « l’inattention, l’oisiveté et la malhonnêteté
des agents humains » (Babbage, 1832, p.39). Mais ce n’est pas ce qui l’intéresse en premier
lieu dans son Économie des machines et de la manufacture. Babbage s’y penche moins sur le
gouvernement des ouvriers que sur les procédures de production et l’usage des outils. Il
applique ainsi son intelligence avant tout aux matériaux, aux machines, aux produits, à
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l’accumulation et à la régulation de l’énergie, au réglage de la vitesse des moteurs, aux forces
et aux instruments de mesure. De son avis, c’est en agissant sur ces différents éléments que
l’on permet à un grand nombre de travailleurs de coordonner leurs efforts de manière
productive. Pour lui, l’organisation du travail se limite d’abord à des dispositifs de travail.
Babbage n’emploie ni le terme de « management », ni celui d’« organisation », ni celui de
« coordination », ni même celui de « discipline ». Il parle des « arrangements qui devraient
réguler l’économie interne d’une manufacture » (1832, p.191) et prévient son lecteur
qu’« afin de réussir dans la manufacture, il est nécessaire non seulement de posséder de
bonnes machines, mais que l’économie domestique de l’usine soit soigneusement régulée »
(1832, p.367). S’il n’explique jamais ce qu’il entend par ces notions d’« économie
domestique » (domestic economy) et d’« économie interne » (interior economy) d’un
établissement industriel, elles sont transparentes : il s’agit de l’arrangement de la chaîne de
production. Les deux types de principes gouvernant selon lui l’industrie et autour desquels il
articule son maître ouvrage sont en effet les « principes mécaniques » et les « principes
économiques ». Soit la machine et le marché, pour le dire grossièrement. La question de la
division du travail est ainsi traitée en partie sous le chapitre marchand, dans la droite lignée
des traités d’économie politique. Avec cependant une double originalité : d’une part il met à
jour une division verticale entre le travail intellectuel et le travail manuel, et d’autre part il
recommande d’employer et de payer les travailleurs au maximum de leurs compétences. La
place extrêmement réduite qu’il accorde à la comptabilité en dépit de son vif intérêt pour « la
science du calcul » témoigne de son allégeance en la matière aux économistes, qui tiennent
alors cette question pour vulgaire.
Au sein des manufactures, explique pour son compte le docteur et chimiste écossais
Andrew Ure, le travail humain est second par rapport au travail des machines. La plus grande
partie de son travail traite en ce sens, avoue-t-il, « de la disposition des usines, de leurs
opérations et de leurs machines » (1836, vol. 1, p.xciii). Comme dans le cas de Babbage
(1832), et après lui de Thomas Charles Banfield (1845), son apologétique éclaire surtout la
maîtrise et l’amélioration des machines. Sa Philosophie des manufactures, dont Marx
s’inspire beaucoup pour décrire et analyser le machinisme dans Le Capital, expose « les
principes généraux sur lesquels l’industrie productive devrait être conduite par des machines
se mouvant elles-mêmes. La finalité d’une manufacture est de modifier la texture, la forme ou
la composition d’objets naturels par le jeu de forces mécaniques ou chimiques agissant soit
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séparément, soit conjointement, soit successivement » (Ure, 1835, p.1). La manufacture est
définissable comme un continuum machinique. Une usine est donc plus que le simple fait de
guider des êtres humains selon un système ordonné en vue d’exécuter une opération technique
quelconque. L’élément machine y est indispensable. C’est la machine qui réalise l’unité des
travailleurs. Et c’est elle qui forme la clé d’intelligibilité d’un établissement industriel bien
davantage que le type de division du travail que cette organisation met en œuvre, ses coûts de
fonctionnement ou sa rentabilité.
Dans cette perspective, le principe ordonnateur de la production industrielle, ce n’est pas
de manager des travailleurs, c’est de distribuer une énergie motrice entre différentes machines
à partir d’un moteur central, autrement dit « de substituer la science mécanique à la
compétence manuelle » (Ure, 1835, p.20). La machine est, selon lui, de l’énergie matérialisée,
produite, transmise et appliquée. La coordination recherchée n’est pas celle des travailleurs
mais celles de mécanismes. Au contraire, plus le machinisme se développe et moins les
travailleurs compétents ont d’importance. Retirés des tâches productives elles-mêmes, ces
derniers ne seront bientôt plus nécessaires que pour surveiller les machines.
S’il considère les managers comme « l’âme de notre système industriel » (Ibid, p.43), ils
n’en restent pas moins, selon ses vues, subordonnés à « l’efficacité commerciale » (Ibid, p.55)
recherchée par les propriétaires et au respect des impératifs propres à la morale nationale et à
la religion chrétienne. Il considère par exemple les vêtements de travail non du point de vue
de l’efficacité mais de la morale. Comme pour Owen, le système industriel doit selon lui
contribuer à l’instruction et à l’élévation civique des travailleurs. Le second livre de sa
philosophie, consacré à « l’économie scientifique du système des usines », est essentiellement
technique et ne s’intéresse guère à la gestion du travail humain. Pour Ure, l’automatisation
progressive de l’industrie doit, à terme, réduire le management à la portion congrue. Les seuls
individus auxquels il applique la notion de « management » sont d’ailleurs les travailleurs
indigènes.
Jusqu’à la fin du XIXe siècles, quand bien même elle semble intrinsèquement porteuse
d’une autonomie rythmique et logique fortement contraignante, la machine n’est
majoritairement pas pensée par les ingénieurs, les économistes et les dirigeants d’entreprise
comme un instrument de gouvernement. Son usage implique bien un agencement à nouveaux
frais des postes de travail et des gestes, un nouvel arrangement interne des forces et une
redistribution des pouvoirs ; mais, avant la fin du XIXe siècle, ces phénomènes ne sont pas
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théorisés et rares sont ceux qui entreprennent de les contrôler. Jusque-là, la discipline et
l’autorité personnalisées et moralisantes sont considérées comme les principaux vecteurs de
pression sur l’ouvrier. Comme le confirme Delphine Gardey, « les normes sans cesse répétées
conduisent à l’intensification souhaitée avant que le mobilier n’assure finalement cette
discipline du geste et ne fasse disparaître l’historicité de la norme dans la “naturalité” de la
posture. L’inscription des indications gestuelles et organisationnelles dans les artefacts et le
mobilier – ce temps de l’outillage – est un trait de l’époque » (Gardey, 2008, p.103). Conçu
par le jeune Frank Lloyd Wright et bâti en 1906, l’immeuble Larkin de Buffalo est l’un des
premiers à véritablement incorporer, dans son architecture et son mobilier, des dispositifs de
contrôle des comportements des employés (cf. Quinan, 1987).
Pour les théoriciens de l’administration des fabriques et des usines du XIX e siècle, la
machine est plus exemplaire que managériale ou disciplinaire. De l’avis d’Andrew Ure, il faut
ainsi « former les êtres humains pour qu’ils renoncent à leurs habitudes de travail sporadique
et qu’ils s’identifient à la régularité invariante de l’automate complexe » (Ure, 1835, p.15). Il
apparaît rapidement que, comme n’importe quel outil, la machine exerce une influence
symbolique sur celui qui la manie et contribue à développer chez lui un certain entendement.
La machine est ainsi louée par plusieurs observateurs de sa diffusion au XIX e siècle pour les
habitudes qu’elle contribue à répandre dans le corps ouvrier. Pour John Hobson par exemple,
« l’ordre, l’exactitude, la persévérance, la conformité à une loi intangible – telles sont les
leçons qui doivent émaner de la machine » (Hobson, 1894, p.257). Son usage, écrit-il encore,
a favorisé cette faculté d’adaptation qu’on loue désormais chez les travailleurs (Ibid, p.235).
Dans la lignée de la législation anglaise, Cooke-Taylor caractérise l’usine par la soumission
du travailleur à la logique exogène de la machine mue par un moteur autonome (CookeTaylor, 1886, p.6). Le travailleur est séparé de son travail (Cooke-Taylor, 1891, pp.31-32).
Pour les uns et les autres, la machine est porteuse d’une logique impérieuse à laquelle est
progressivement soumis le travailleur. Plus largement, remarque Thorstein Veblen, « les
habitudes de pensée engendrées par le système industriel des machines et par l’organisation
mécaniquement standardisée de la vie quotidienne en vertu de ce nouvel ordre, ainsi que par
les sciences de la matière, sont d’un caractère tel qu’il inclinerait l’homme du commun à noter
tous les hommes et toutes les choses en termes de performances tangibles plutôt qu’en
référence à un titre légal ou à d’anciennes coutumes » (Veblen, 1919, p.170). À travers
l’usage grandissant de la machine, les principes de la science et de la technique infuseraient le
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corps social dans son entier. Dans l’ensemble, il apparaît cependant jusqu’à la fin du XIX e
siècle que la technique exerce d’abord son empire sur les choses, et indirectement seulement
sur les hommes.
Jusque-là, la connaissance nécessaire à la direction des entreprises n’est qu’indirectement
appliquée aux travailleurs européens et américains. Elle concerne avant tout les dispositifs de
travail. Avant que l’usage de l’électricité ne se répande, la méthode de distribution de la force
motrice entre le moulin à eau, la turbine ou la machine à vapeur et les machines individuelles
est de première considération. Ainsi que le rappelle un observateur de l’époque, les
instruments de travail doivent « être installés d’abord en référence à l’application de l’énergie,
et non, comme cela devrait être le cas, en référence à la manière la plus avantageuse de
conduire le travail » (Engineering News, n°44, 1900, cité in Nelson, 1975, p.17). L’ingénieur
occupe donc une place de première importance dans l’organisation des usines. Et l’on ne
devrait pas être surpris que les premières innovations du jeune ingénieur Frederick Taylor
soient purement techniques.
Le management des employés
Selon le prisme mental propre à l’ingénierie du XIX e siècle, la technique est un
prolongement du corps autant qu’un substitut à la raison. Son emploi ne vise pas alors à
contrôler les ouvriers mais à les suppléer ou à les seconder. Au sein des manufactures, ainsi
que le résume Flora Tristan en 1840, « la science humaine, incorporée dans des milliers de
formes, remplace les fonctions de l’intelligence » (Tristan, 1840, p.99). Tel est « le premier
axiome de l’administration » selon Alexander Hamilton Church : « la compétence du
mécanicien peut être transférée et incorporée ou stockée dans des appareils » (Church, 1914,
p.511). Ou, comme le résume un associé de Taylor, Sterling Bunnell, « des hommes bon
marché requièrent des appareillages coûteux » (Bunnell, 1914, cité in Montgomery, 1979,
p.114). De l’avis de Dexter Kimball, reprenant les conclusions d’un rapport du sous-comité
sur l’administration de l’Association américaine des ingénieurs mécaniciens (American
Society of Mechanical Engineers), « ces principes, le transfert de compétence et le transfert de
savoir, sont au fondement des méthodes industrielles modernes. Selon les méthodes de
production précédentes et plus simples, la machine était une aide à l’habilité du travailleur, le
volume de compétence transféré étant très petit. Dans les nouvelles machines, le transfert de
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compétence et de savoir est si grand que presque aucun savoir ni aucune compétence ne sont
requis de la part du travailleur qui les utilise » (Kimball, 1913, p.13). Progressivement, ce ne
sont pas seulement des compétences qui sont transférées des employés à des artefacts par le
biais des managers ; ce sont aussi des émotions, de traits de personnalités et des modes de
jugement. Charles Wright Mills écrit par exemple à propos de l’économie, de la frugalité et de
l’honnêteté : « Jadis ces vertus étaient du ressort de la volonté individuelle ; aujourd’hui elles
font partie du mécanisme de l’entreprise ; elles ont été “transférées à la firme” » (Mills, 1956,
p.119). Tout ce qui peut être extériorisé sous la forme d’un savoir codifié peut être incorporé
par le management à un artefact ou un dispositif technique.
En un sens, cette conception procède d’évolutions propres à l’industrie et à l’ingénierie ;
elle est plus proche de la rationalité instrumentale que de la rationalité managériale moderne.
Cette dernière repose plutôt sur le mécanisme opposé. En ce sens, si « la compétence
possédée par le mécanicien peut être transférée à un gabarit et stockée ou incorporée à celuici », comme l’avance Alexander Hamilton Church (1914, pp.509-510), inversement un
gabarit peut être incorporé à un travailleur. La technique peut signifier dès lors l’application
d’un savoir standardisé à des êtres animés et théoriquement libres. Le transfert de savoir se
fait formation. Selon cette perspective, le management scientifique n’est pas le résultat de
l’essor du phénomène technique, il en fait partie intégrante. Il est l’un des dispositifs
techniques élaborés par les ingénieurs industriels américains à la charnière des XIX e et XXe
siècles. Il est à ce titre compréhensible comme une « technologie sociale », pour reprendre
l’expression de Peter Drucker (1988, p.70).
De l’avis de deux historiens anglais de la gestion (Urwick and Brech, 1949, p.169), si
certaines expérimentations d’organisation du travail ont lieu en Grande-Bretagne dans la
première moitié du XIXe siècle, les intelligences sont absorbées, durant la seconde, par des
préoccupations essentiellement techniques, pour la raison que « les gains réalisables au moyen
de développements techniques étaient si importants et si évidents qu’il existait peu
d’incitations à tourner son attention vers d’autres aspects du sujet. » L’intelligence de la
production se déploie donc dans le champ technique de la conception et des arrangements
machiniques plutôt que dans celui de l’organisation du travail et de son contrôle. Les
ingénieurs s’intéressent certes aux rapports des individus au monde physique, mais
relativement peu aux relations interindividuelles. L’adjectif « employable » existe en anglais
depuis le XVIe siècle mais il ne peut faire référence à un être humain qu’à partir du début du
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XXe (Marzano, 2008, pp.124-125). Jusqu’à la fin du XIXe, l’ingénieur et le contremaître
s’occupent moins de contrôle ou même de surveillance que d’aménager les conditions
matérielles du travail ouvrier. Dans des situations où le travail reste largement individuel,
l’ordination machinique du processus de production tient lieu d’organisation du travail.
L’éducation garde encore le sens éminemment moral et civique qu’elle a par exemple pour
Owen.
Ces questions de machines et de procédés, ainsi que des matières et des combustibles sont
prises en charge par l’ingénieur, ce « savant prêtre de la machine » selon les mots de Spengler
(1922, p.464). Car c’est bien l’ingénieur qui formalise véritablement l’imaginaire de la
machine et de l’efficacité, que nous qualifions du terme de rationalité instrumentale.
Comme les physiocrates projetaient sur la société les schémas naturalistes découverts dans
l’étude du vivant, les ingénieurs du XIXe siècle appliquent aux travailleurs les conceptions
techniques propres à leur approche du monde physique. Pour la plupart d’entre eux, le corps
humain n’est pas l’appendice d’une machine ; et il n’est pas non plus comme une machine ;
mais c’est une machine, dont il s’agit avant tout d’extraire une certaine énergie mécanique
(Giedion, 1948, pp.118-120). Les ingénieurs et les physiologistes européens étudient alors
principalement le travail fourni par l’activité musculaire. La notion alors en vogue de « force
de travail » met l’accent sur l’énergie dépensée, ainsi que l’observe un historien américain
(Rabinbach, 1990, p.23), « par opposition à la volonté humaine, aux buts moraux et même à
l’habileté technique. » Au XIXe siècle, le courant matérialiste se représente le corps comme
une machine thermodynamique et l’univers entier comme une mécanique productive. La
révolution industrielle est alors communément comprise comme l’application de la logique
machinique à la production.
Les ingénieurs et les managers ferroviaires s’inscrivent à la jointure de l’intelligence
machinique et de la rationalité managériale. Dès la fin des années 1840, les ouvrages sur la
gestion ferroviaire appliquent de plus en plus aux êtres humains la notion de « management ».
Et l’on parle par exemple du management des équipes et des agents. Mais l’intelligence de
l’administration des chemins de fer reste pour eux une question technique et le
« management » principalement une affaire de choses inanimées. Le management ferroviaire,
et à sa suite le management systématique, s’appliquent essentiellement aux méthodes d’achat,
de routage, à la standardisation des outils et des produits ainsi qu’à la conception de machines,
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de structures hiérarchiques et de chaînes de production. L’utilisation économique et
rationnelle des matériaux reste le principal objet de leur attention.
Les premiers managers systématiques et ferroviaires sont des ingénieurs qualifiés. Cette
compétence technique demeure longtemps une condition sine qua none pour devenir
manager, y compris au sein des établissements industriels. Ainsi que le révèle justement
Chandler (1977, p.95), les pionniers des techniques modernes d’organisation du travail,
Benjamin Latrobe, George G. Whistler, Daniel McCallum, Herman Haupt, J. Edgar Thomson,
John B. Jervis, George B. McClellan, « avaient tous reçu une formation d’ingénieur des
travaux publics et acquis l’expérience de la construction des voies ferrées et des ponts avant
de prendre la direction de leur ligne ». Le capitaine Henry Metcalfe, résume bien l’approche
que ces ingénieurs privilégient jusqu’à la fin du XIXe siècle : « un soin approprié du matériel
est la clé du succès dans ces branches de l’administration dont il est ici question ; avec cela
bien fixé, tout le reste suit » (Metcalfe, 1885, p.40). Les mécaniciens qui importent la notion
de « management » dans le champ industriel pour l’appliquer aux machines dont ils ont la
charge l’utilisent précisément dans son sens premier de soin.
Même si, pour certains tayloriens, l’ingénieur doit être le véritable leader industriel, le
gouvernement n’est pas son objet naturel (Gantt, 1919, “Ch. III, The Engineer as the
Industrial Leader,” pp.16-22). Étymologiquement, l’ingénieur est le fabricateur ou l’exécuteur
d’engins. Ce n’est pas le chef d’un groupe. D’autant que les contremaîtres résistent longtemps
à l’entrée massive des ingénieurs dans les entreprises et ne perdent véritablement en pouvoir
qu’avec l’adoption des préceptes chers à Taylor. La division des tâches de supervision directe
des ouvriers entre huit contremaîtres différents qu’il préconise divise d’autant plus leur
pouvoir et rend leurs pratiques plus facilement codifiables et transmissibles. Dans les
entreprises appliquant le taylorisme, les gestionnaires sortent moins du rang des contremaîtres
que de ceux des ingénieurs diplômés, des employés de bureau, des comptables et des agents
commerciaux. Le management scientifique conduit précisément les contremaîtres à perdre en
pouvoir.
Des années 1880 aux années 1920, les écrits sur le management des ouvriers paraissent
presque exclusivement dans des revues d’ingénierie. Comme le relève justement l’ingénieur
Henry Towne dans un article devenu fameux, l’ingénierie et le management industriel sont
deux champs intellectuels distincts et très inégalement développés. « Le premier est une
science bien définie, ayant une littérature propre, de nombreux journaux et beaucoup
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d’associations pour l’échange d’expérience ; l’autre est désorganisé, presque dépourvu de
littérature, ne possède aucun organe ou médium d’échange d’expérience et reste sans
association ou organisation d’aucune sorte » (Towne, 1886, p.429). Il en appelle ainsi
l’Association américaine des ingénieurs mécaniciens (American Society of Mechanical
Engineers) à se saisir de ce nouveau domaine d’expérience et à se doter d’un « Département
économique » (et non pas « managérial ») qui lui soit dédié. Ce département ne sera créé que
vingt-et-un ans plus tard.
Au début du XXe siècle encore, l’expression « gestion du travail » (labor management) est
parfois usitée par les éditeurs de l’Engineering Magazine pour introduire certains articles,
mais l’idée d’appliquer la notion de « management » aux travailleurs est encore peu courante.
Certains penseurs industriels américains commencent néanmoins à faire de l’organisation de
la production une question de relations entre travailleurs eux-mêmes et entre ceux-ci et leurs
employeurs, et plus seulement de rapports entre les travailleurs et les choses inanimées. Leur
élaboration à nouveaux frais du concept de « management » consiste d’abord dans une large
part à transférer leur intelligence du maniement des machines à la conduite des travailleurs.
La rationalité managériale qu’ils dessinent contribue à valoriser, au sein des sociétés
industrielles, le principe d’efficacité. Le geste véritablement révolutionnaire de ces ingénieurs,
c’est de s’intéresser à l’organisation des travailleurs plus qu’à l’organisation du seul travail.
Pour Norris Brisco par exemple, « il est surprenant que cela fasse à peine un quart de siècle
que les employeurs se soient rendu compte que ce sont les hommes et non l’argent qui sont le
facteurs déterminant des entreprises commerciales et industrielles. » En conséquence de quoi,
ajoute-t-il, « la vie humaine est progressivement reconnue comme un actif (business asset) »
(Brisco, 1914, p.4 et p.8). On ne parle pas encore de « ressources humaines » mais l’idée est
déjà bien là. Se rappelant les dernières décennies du XIX e siècle, Henry Gantt remarque
pareillement : « bien que la conception de machines et d’appareils ait été l’objet de beaucoup
de pensées et de connaissances, on avait peu étudié les possibilités des hommes qui étaient
censés manipuler ces machines » (Gantt, 1915, p.63).
Les premiers pas de Taylor et des premiers managers scientifiques dans le champ du
management paraissent demeurer dans le périmètre dessiné par les managers ferroviaires et
systématiques, et ils semblent ne jamais se départir de la discipline mentale de la machine. Si
bien que March et Simon ont pu dire que Taylor et les premiers managers scientifiques font
un « usage des hommes comme annexes de la machine » (March and Simon, 1958, p.13).
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L’efficacité étant le principe fondamental de la technique, les ingénieurs en concluent
naturellement que plus les tâches sont technicisées et plus elles sont efficaces. Pour Frank
Gilbreth, « l’objectif du management scientifique est de conduire les hommes à se comporter
autant que possible comme des machines » (Gilbreth, 1912, p.50). L’atelier, écrit un autre
ingénieur américain, « peut être considéré comme une immense machine, dont les
équipements et les hommes sont les pièces mouvantes » (Orcutt, 1901, p.718). Harrington
Emerson, thuriféraire infatigable de l’efficacité, avance pour son compte que « l’unité, c’est
l’homme », mesure de toute chose industrielle (Emerson, 1908, p.25). Mais cet individu qu’il
place au centre de la production ne demande pas une approche particulière. « Il y a très peu de
différence, ajoute-t-il à cet égard, entre un bon maniement de l’équipement et le maniement
des hommes. Les règles s’appliquant dans un cas s’appliqueront généralement à l’autre »
(Ibid, p.56). Le travailleur n’a donc pas à être éduqué moralement ou civilement mais à être
formé techniquement.
Seulement, derrière les comparaisons tonitruantes des travailleurs à des machines, les
ingénieurs américains qui formalisent la rationalité managériale moderne s’extraient
précisément de ce cadre mental. La machine n’est plus pour eux un modèle mais une
métaphore de l’exactitude et de l’efficacité. Le management scientifique ne consiste pas en la
substitution de l’administration des choses au gouvernement des hommes, mais précisément
en l’inverse. Ou, plus justement, il témoigne de l’application au gouvernement des hommes
d’un principe d’action développé dans l’administration des choses. On peut en ce sens définir
le management industriel du début du XX e siècle comme l’application du principe cardinal de
l’ingénierie au travailleur.
Tel est précisément ce que Jean-Maurice Lahy reproche à Taylor : « Une erreur de
méthode lui a fait appliquer à l’étude du travail humain les mêmes procédés qu’il a employés
pour l’étude du travail mécanique » (Lahy, 1916, p.199). Il ne lui reproche pas de traiter les
travailleurs comme des machines, mais de les comprendre au travers des seuls schémas de la
rationalité instrumentale. D’autres observateurs industriels avouent que l’on ne saurait réduire
l’individu à une machine. Pour Edward Elbourne, la tâche des manager n’est pas celle des
ingénieurs, et « un bon manager n’est pas forcément un bon concepteur d’usine » (Elbourne,
1914, p.9). Selon Lillian Gilbreth, « un management qui réussit met l’accent sur l’homme, non
sur le travail » (Gilbreth, 1914, p.3). À l’organisation purement technique du travail doit
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donc, d’après elle, être substituée une organisation humaine. Le manager doit se faire non pas
économiste mais psychologue.
Alexander Hamilton Church définit lui aussi le management comme « l’organisation
mentale et manuelle du travail en activités fonctionnelles pour atteindre » une fin définie
(1914, p.277). Et il ajoute un peu plus loin : « les relations entre les êtres vivants – voilà les
seuls matériaux auxquels la science du management doit avoir à faire » (Ibid, p.282). Pour lui,
d’un côté « un système d’organisation moderne est une machine-outil de première classe » ;
de l’autre, un manager doit savoir cultiver certains sentiments positifs chez les travailleurs,
comme l’attachement à leur entreprise (Church, 1901b, p.511 ; 1908, p.15). « Là où existe ce
sentiment, souligne-t-il, il possède une grande valeur économique » (Church, 1914, p.242). La
reconnaissance, l’honneur, l’estime publique, la morale ainsi que les croyances collectives
peuvent également être mis au service de l’efficacité. Bref, en matière de management, le
psychologue est moins un poète des sentiments qu’un ingénieur de l’immatériel.
Si Taylor reste largement étranger à cette profondeur psychologique, il est clair pour lui
aussi que le véritable enjeu du management se joue entre les individus. Il affirme ainsi dès
1903 qu’« en matière de management il existe deux parties – les surintendants, etc., d’un côté
et les hommes de l’autre – et les principales questions en jeu concernent la vitesse et
l’exactitude avec laquelle le travail devrait être réalisé » ; et surtout, à qui revient-il de
déterminer ces paramètres (Taylor, 1903, p.44). Selon les mots d’un ingénieur gagné aux
thèses tayloriennes, « le travail de l’ingénieur industriel couvre non seulement le conseil
technique et la gérance des éléments techniques des grandes entreprises, mais s’étend
également à la gestion des hommes (management of men) ainsi qu’à la définition et à la
direction des politiques dans des domaines que l’homme de finance ou le commercial ont
toujours considérés comme leur pré-carré » (Going, 1911, p.3). Le management
scientifique concerne le « contrôle des hommes », résume l’auteur du premier ouvrage de
synthèse sur ce mouvement, et non la politique commerciale, la dimension technique ou les
aspects financiers d’une affaire (Drury, 1915, p.29). À l’inverse des ouvrages techniques du
début du XIXe siècle, comme celui d’Andrew Ure sur le coton (1836), le livre de Frank
Gilbreth sur les constructions en béton (1908) est vide de toute discussion technique sur le
béton, sa définition ou ses propriétés pour se concentrer strictement sur les méthodes
d’organisation du travail liées à la construction. Le psychologue allemand Hugo Münsterberg,
adversaire déclaré de Taylor, pense comme lui que « le facteur humain, ce paquet d’idées, de
13
volontés, de sentiments et de jugements, doit être ultimement le centre de tout le processus »
managérial (Münsterberg, 1914, p.208). Les frontières entre le monde des objets et celui des
hommes demeurent mais elles sont maintenant franchies sans heurt.
La simple lecture des œuvres de Frank Gilbreth et de Frederick Taylor devrait suffire à
nous convaincre : le management, même appliqué au monde industriel, n’est pas une affaire
d’innovation technologique ou d’utilisation de techniques complexes. Le premier commence
ainsi par étudier l’art millénaire et purement manuel du briquetier et étudie par la suite les
mouvements les plus simples, pouvant éventuellement même être effectués par des
travailleurs handicapés (Gilbreth, 1909 ; Gilbreth and Gilbreth, 1920). Pour expliquer son
système, le père du management scientifique, quoique admiré en son temps pour ses
inventions de machines-outils des plus complexes, utilise pour sa part à l’envi « la science du
pelletage » et « le plus simple des efforts humains » : la manipulation de fonte brute (Taylor,
1912, p.420 et p.418). Pour lui, « les principes fondamentaux du management scientifique
s’appliquent à tous les types d’activités humaines, de nos actes individuels les plus simples
aux tâches de nos grandes entreprises » (Taylor, 1911, p.7). Ce ne sont pas tant les machines
qui sont importantes à ses yeux que l’organisation des tâches et la normalisation des gestes.
Bref, la machine et la technique ne sont pas les objets privilégiés du taylorisme mais deux de
ses référentiels intellectuels.
Point n’est besoin, donc, d’un environnement technicisé pour rendre le management
opérant. Daniel Nelson (1980, p.149) a le mérite de rappeler, à propos de la réussite du
management scientifique, que « le facteur crucial ne fut ni la technologie ni la taille des usines
mais, comme Taylor y insista, l’engagement en faveur du changement montré par les
managers. » On lit également, dans la biographie autorisée du même Taylor (Copley, 1923,
vol. 1, p.82), que « sa rationalisation du management industriel fut précédée par la
rationalisation de lui-même – depuis sa petite enfance, apparemment, il s’efforça de
rationaliser toutes les parties de son être propre, et par suite de manager le tout de sa vie selon
les principes de raison, de strict arrangement et de régulation systématique. » Taylor aurait
donc fait siennes quelques-unes des grandes dimensions de la première rationalité
managériale avant même de connaître l’usine.
La première comme la seconde logique managériale peuvent, de fait, parfaitement
s’épanouir dans des contextes technologiquement sous-développés. Les chemins de fer, où
s’effectue la transition du sens premier de la notion de management à son acception
14
contemporaine, ne comportent longtemps qu’un nombre limité d’appareillages techniques.
Des plans de management des fermes sont élaborés avant que les processus industriels ne
soient appliqués à l’agriculture, et de nombreux auteurs articulent des principes de gestion
domestique antérieurement à la mécanisation et l’électrification des foyers anglo-saxons. Au
début du XXe siècle, certains auteurs adaptent le système Taylor aux activités ménagères alors
même que le travail manuel y demeure la règle et qu’un dixième à peine des résidences
américaines sont reliées au réseau électrique (Cowan, 1983, p.92). Le management
scientifique est également appliqué au domaine non mécanisé et non standardisé de
l’éducation (Rice, 1913 ; Arnold, 1916), mais aussi à des activités sportives, domestiques,
éducatives, militaires ou encore religieuses, qu’on ne saurait qualifier d’industrielles.
À la charnière des XIXe et XXe siècles, des références à la mécanique sont usitées dans la
littérature managériale pour appréhender la ferme, la maison et l’école comme autant de
machines, mais elles restent vagues et sporadiques. À la fin du XIX e siècle, le travail de
bureau est étudié, standardisé et rendu efficace en dépit de sa très faible mécanisation. Slater
Lewis avance en 1896 que l’on peut « réduire le travail clérical à une pure routine » sur le
modèle du travail manufacturier (Slater Lewis, 1896, p.xxvii). La logique de la machine est
alors une référence des prescriptions managériales, que des machines soient ou non utilisées
dans les faits.
On peut voir une corrélation entre l’introduction de machines complexes dans les ateliers,
la croissance des usines, la standardisation du travail et sa spécialisation. Cependant, si la
rationalité managériale moderne fait jour concomitamment à ces phénomènes, elle n’en est ni
la cause ni l’effet. Ce sont certes des mécaniciens qui ont introduit le vocable de
« management » dans l’usine, où le saisissent les superviseurs et les cadres pour le faire leur.
Ce sont souvent des ingénieurs chargés du réglage et de l’invention de machines qui tournent
leur attention vers l’organisation du travail. Le management scientifique naît certes à
proximité des machines, mais il n’est pas le résultat immédiat de leur usage. On ne saurait
dessiner de lien de causalité direct entre l’essor de la machinerie dans les industries et la
transformation du management en un art de gouverner les employés.
Ce n’est pas parce qu’ils manageaient des machines que les ingénieurs industriels se sont
mis à manager des travailleurs. Dans les faits, l’introduction de machines de plus en plus
complexes et rapides peut entraîner une rationalisation des tâches, mais ce n’est pas
systématiquement le cas. On peut faire toutefois l’hypothèse que la recherche d’une meilleure
15
productivité des travailleurs découle de la généralisation symbolique du principe technique
d’efficacité propre à l’imaginaire professionnel des ingénieurs. Ce serait dans l’observation et
le maniement des machines que ces derniers auraient affiné le principe d’efficacité qu’il ont
par la suite appliqué aux travailleurs. La machine et la rationalité managériale moderne
entretiendraient ainsi un lien non pas causal mais symbolique.
Par ailleurs, si le management scientifique était substantiellement lié à l’usine et aux
techniques industrielles, il ne se serait pas imposé avec autant de difficultés en Angleterre,
berceau de la révolution industrielle. Hors des États-Unis, les ingénieurs industriels sont en
effet plus lents à tourner leurs regards des machines vers les personnes. En Grande-Bretagne
par exemple, observent deux historiens de la gestion, ce n’est qu’à partir des années 1940 que
l’« on considère que l’organisation et le management reposent essentiellement sur la prise de
conscience que les sujets de leurs processus ne sont pas d’abord les fabriques et le matériaux,
mais les corps et les âmes, le physique et les émotions des hommes, des femmes et des jeunes
gens » (Urwick and Brech, 1949, p.172). Paradoxalement, ce sont les physiologistes
européens, qui ne s’intéressent qu’indirectement à la production industrielle proprement dite,
qui élaborent une logique très voisine de la rationalité managériale moderne.
Soulignons pour conclure que la rationalité instrumentale, que les managers scientifiques et
le mouvement des relations humaines entreprennent dans l’ensemble de nuancer, ne disparaît
pas avec eux. Certains auteurs d’ouvrages de gestion continuent de s’en revendiquer
explicitement, même si la critique de l’appréhension mécanique des travailleurs par le
management scientifique devient un passage obligé de la littérature managériale.
Selon l’un pionnier des recherches sur la motivation, il convient par exemple d’examiner
« la structure sociale [d’une usine] de la manière dont un ingénieur examinerait la structure
d’une machine » (Gardner, 1946, p.4). La théorie des systèmes et le structuralisme à sa suite
consistent également pour une grande part à appliquer au monde du vivant la logique
machinique. Comme l’avouait Lévi-Strauss, au cours d’un entretien avec Roman Jakobson,
François Jacob et le généticien Philippe L’Héritier, « de plus en plus, les phénomènes sociaux
et les sociétés humaines nous apparaissent comme des grandes machines de communication »
(Coll., 1968, cité in Lafontaine, 2004, p.116). Pour un autre de ces théoriciens, « le modèle
d’approche expérimental utilisé pour concevoir des systèmes ingénieriques et militaires peut
être appliqué au système social » (Forrester, 1961, p.vii). On peut également considérer, par
extrapolation, que la cybernétique consiste en l’application de la logique managériale à
16
l’ensemble du vivant. Pour Norbert Wiener, son premier véritable théoricien, « le
fonctionnement d’un individu vivant et le fonctionnement de quelques-uns des tout nouveaux
appareils de communication sont précisément parallèles » (Wiener, 1949, p.15). Ces appareils
sont basés sur la dynamique liant efficacement un input (combinaison de données introduites)
et un output (résultat obtenu). Selon cette perspective, un être humain est définissable comme
un processus de transformation de l’information en une forme utilisable pour agir sur le
monde extérieur.
Ce sont très probablement ces relations symboliques étroites liant le management industriel
et la machine qui ont amené certains observateurs et historiens à confiner leur quête des
racines de la rationalité managériale moderne à des environnements pourvus de machines et
soumis aux logiques afférentes de spécialisation et de standardisation. Comme le résume l’un
de ses importateurs en Grande-Bretagne, le management scientifique consiste « en la
réduction de données propres à une manufacture à une formule, en la classification, la
tabulation et la réduction de chaque processus jusqu’à ce que l’ensemble devienne une action
automatique au service de l’achèvement d’une productivité maximum » (Chellew, 1920,
p.122). Pour Sombart, « l’exploitation agricole est incompatible avec ce que nous avons
appelé le système d’administration, car ni les travaux qu’elle exige ni son organisation ne se
prêtent à la normalisation » (Sombart, 1928, vol. 2, pp.530-531). Pareillement, pour Yehouda
Shenhav (1999, p.102), « les concepts structurants autour desquels la rationalité managériale
fut produite furent la systématisation et la standardisation. Le présupposé implicite était alors
que les entreprises manufacturières les plus machiniques généreraient de la prévisibilité, de la
stabilité, de la cohérence et de la certitude. » Cet argument n’est pas valide pour la simple
raison que la logique de la standardisation n’est pas rabattable sur la celle de la machine.
Certes, l’automatisation et le management scientifique sont largement tributaires du
mouvement de standardisation général qui affecte de plus en plus l’industrie à la fin du XIX e
siècle, ce qui explique que certains observateurs puissent mêler ces trois phénomènes. Ce que
vise cependant la standardisation, c’est davantage l’universel et l’impersonnel que le
mécanique. Comme en témoignent les applications de la première rationalité managériale, la
standardisation a pu être développée à un haut degré au sein d’environnements entièrement
dépourvus de machines.
17
Conclusion
Que la manufacture soit ou non un phénomène technologique ; qu’elle soit, comme le croit
Toynbee, fondamentalement liée aux découvertes mécaniques et à l’expansion du commerce
(Toynbee, 1884, “Chapter VIII. The Chief Features of the Revolution,” pp.85-93) ; que
l’usine repose ou non sur la recherche de l’automatisation et qu’elle se soit imposée, de l’avis
de Sombart, parce qu’elle s’est montrée « la mieux adaptée à l’idée du capitalisme »
(Sombart, 1928, vol. 2, pp.275-276) ; que l’entreprise moderne soit enfin, selon Chandler, « la
forme d’organisation qui a répondu aux changements fondamentaux qui se sont produits dans
la production et la distribution à la suite de l’apparition de nouvelles sources d’énergie et de
l’application croissante des connaissances scientifiques à la technologie industrielle »
(Chandler, 1977, pp.417-418) ; tout cela est sans incidence quant aux rapports de la raison
managériale à la technique, à la machine et au capitalisme. Car le management n’est pas
réductible à la grande entreprise ou à la machine, et moins encore à la manufacture, à l’usine
ou à l’industrie. Il constitue un phénomène en soi qu’il faut étudier pour lui-même.
On ne peut donc convoquer qu’avec précaution les théories de l’École de Francfort pour
analyser la seconde logique managériale. Entre les années 1940 et 1970, les principaux
théoriciens de ce mouvement conceptualisent le pouvoir comme une technologie gouvernant
les personnes en les réifiant. Pour importantes que soient leurs systématisations, ces auteurs
conçoivent le phénomène bureaucratique presque uniquement dans son aspect de grande
machinerie technique. On peut également leur reprocher de ne pas avoir considéré le
management comme un entendement particulier du pouvoir, pour se concentrer sur les figures
de l’État et du marché. Sans remettre en cause la force et la pertinence de ces théories, il
convient de discuter l’opportunité de leur application au management. Ils sont parfaitement
fondés à observer que la rationalité instrumentale ou fonctionnelle, qui se concentre sur la
production efficace d’un output planifié au moyen d’inputs prédéfinis, se substitue de plus en
plus à la capacité de formuler un jugement indépendant et d’agir intelligemment dans une
situation donnée, ou que la hiérarchie des classes et des places est fonction des tâches
nécessaires à l’accomplissement d’un plan déterminé, ou encore que la technologie est utilisée
de plus en plus massivement pour obtenir l’assentiment et la cohésion des masses. Selon un
tel prisme, l’« administration totale » des sociétés industrielles n’est rien d’autre que
l’application de la technique à l’organisation des groupes humains et des existences
individuelles qui la composent. Le management, avons-nous vu, est bien plus que cela. Et l’on
18
peut concevoir la technique moins comme l’incorporation d’une domination que comme une
objectivation de valeurs, de comportements et d’habitudes.
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