MN - Entretien avec Lionel Borla sur André Suarès

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MN - Entretien avec Lionel Borla sur André Suarès
Mauvaise Nouvelle - Entretien avec Lionel Borla sur André Suarès
Entretien avec Lionel Borla sur André Suarès
Par Lionel Borla
Propos recueillis par Maximilien Friche
André Suarès est un écrivain français. Né le 12 juin 1868 à Marseille, mort le 7 septembre 1948 à Saint-Maur
(Seine). Il est l’auteur de nombreux ouvrages : Images de la Grandeur, Le Livre de l’émeraude, Voici l’homme, Le
Bouclier du zodiaque , Sur la Vie , cette fameuse somme composée de plusieurs volumes qu’est Le voyage du
condottiere, plusieurs livres publiés à titre posthume, … Cet auteur intrigue d’autant plus qu’il ne fait pas partie des
auteurs les plus mis en lumière, tout en étant une référence pour de nombreux écrivains : Alain-Fournier, Paul
Claudel, Jean Giraudoux, André Gide, Stefan Zweig, …
Mauvaise Nouvelle : Comment avez-vous découvert Suarès ? Quelles ont été vos premières impressions à la
lecture de cet écrivain ? Son œuvre est absolument considérable, si vous aviez à nous conseiller un premier livre,
ce serait lequel et pourquoi ?
Lionel Borla : Par un matin de l’année 2006, j’entre dans la librairie marseillaise « les Arcenaulx ». Je tombe sur
un livre de poche dont la couverture m’attire. Je lis la quatrième de couverture et la première page.
Immédiatement, je suis happé par le style. J’achète cet ouvrage et je dévore les 700 pages du Voyage du
Condottiere en quelques jours. En compagnie du héro Caërdal, j’entreprends un magnifique voyage en Italie où
chaque ville est une femme, chaque paysage un visage, chaque œuvre d’art une poésie. Ainsi a débuté ma
rencontre avec Suarès.
Je cherchais alors à en savoir plus sur cet auteur dont j’ignorais l’œuvre, l’existence et même son nom. Je
commençais alors la lecture de plusieurs ouvrages de cet immense auteur et à ce jour, je n’ai rien lu de plus beau
en langue française. Suarès est un génie. Je qualifie un génie par un être ayant de grandes idées communiquées
par un grand style. Un lyrisme passionné habite chaque phrase, chaque mot de l’auteur. Un ouvrage de Suarès est
comme une grande symphonie, un concerto ou les idées rivalisent par leur pertinence, appuyées par une
connaissance immense de Suarès dont le parcours scolaire fut remarquable. Dans le Voyage du Condottière
, Suarès-Caerdal est un conquérant de la beauté et de la grandeur. Avec son Œuvre, André Suarès a réussi
pleinement cette conquête pour le plus grand bien de langue française. Aucune médiocrité n’est présente dans ses
écrits, un style inouï qui met au grand jour toute la beauté de notre langue. Suarès vivait comme il pensait, aucun
écart, aucune distance, aucune hypocrisie. De là sa marginalisation. Il ne frappa à aucune porte, il est ainsi l’image
du pur poète, donc un être inévitablement voué à vivre un destin maudit, inapte à se fondre dans notre civilisation
trop souvent corrompue de toute part.
Outre le Voyage du Condottiere, œuvre considérable, je conseillerais aux lecteurs de MN variables. On y retrouve
les pertinences, les différents thèmes de réflexion de Suarès, en quelques mots toute une pensée est
communiquée lumineusement. Voici l’homme est un ouvrage majeur et Poète tragique est un autre texte magistral.
Je ne puis être raisonnable et modéré en parlant d’André Suarès tant cet auteur a apporté à la littérature française
de la fin du XIX ème et de la première moitié du XX ème siècle un regard lucide sur le monde et l’Homme. Si je ne
peignais plus, je pense que je me consacrerais à étudier son Œuvre, à en faire l’apologie pour faire lire les textes
de Suarès car il écrivait « on me lira en l’an 3000 ». Moi, j’ai commencé en 2006 et je souhaite que les amoureux
de la belle langue n’attendent pas pour partir à la découverte de ce royaume de l’Esprit qu’est l’œuvre de l’écrivain
marseillais…
MN : André Suarès entre-t-il selon vous dans une lignée d’écrivains réactionnaires de génie comme chaque
époque moderne les engendre en les rejetant ? Ou est-ce une sorte d’écrivain maudit en quête d’existence et de
beauté ?
LB : Pour répondre à votre question, je dirais qu’André Suarès est les deux à la fois. Suarès erre en Europe en
quête de beauté et de grandeur, et ceci d’une manière constante. Nul repos dans sa vie, nul repos pour son esprit
durant les 80 années de sa vie. Être un témoin de son temps, se révolter en silence grâce à l’écriture, crier sa
haine de la médiocrité de nombreux de ses semblables, voilà l’action constante de Suarès. Nous pourrions alors
qualifier Suarès de misanthrope mais bien au contraire, c’est bien parce qu’il place l’Homme à une certaine hauteur
et l’Esprit à une si haute place que tout acte médiocre le révulse. Tel un aigle avec son regard perçant, il fonce sur
sa proie et la dévore par son jugement et ses mots. Hitler et Mussolini en ont été – entre autres - les victimes dans
Vues sur l’Europe. Suarès fit preuve dans son Œuvre d’un grand courage, mais nombre de ses alertes sont
restées lettre morte et ignorées. Maudit : oui car qui ne joue pas le jeu de la société est maudit et voit comme seul
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destin le repli, l’isolement, le silence. Suarès est un peu un Van Gogh ou un Gauguin de la littérature. Trop pur,
trop sauvage pour être apprivoisé par la société. Suarès le marseillais était un oiseau du large…
MN : Pouvez-vous choisir pour MN trois aphorismes d’André Suarès qui vous sont chers et nous dire ce qu’ils
évoquent pour vous, en quoi ils peuvent signifier quelque chose pour l’homme vivant au XXI ème siècle ? Dans
quelle démultiplication de questionnements ils entraînent le lecteur ?
LB : Je commencerai par un extrait de l'Art du Livre écrit en 1920 :
« Il est possible que le livre soit le dernier refuge de l'homme libre. Si l'homme tourne décidément à
l'automate ; s'il lui arrive de ne plus penser que selon les images toutes faites d'un écran, ce termite finira par
ne plus lire. Toutes sortes de machines y suppléeront : il se laissera manier l'esprit par un système de visions
parlantes ; la couleur, le rythme, le relief, mille moyens de remplacer l'effort et l'attention morte, de combler le
vide ou la paresse de la recherche de l'imagination particulière : tout y sera, moins l'esprit. Cette loi est celle
du troupeau. Le livre aura toujours des fidèles, les derniers hommes qui ne seront pas faits en série par la
machine sociale. Un beau livre, ce temple de l'individu, est l'acropole où la pensée se retranche contre la
plèbe. »
Ces phrases sont littéralement prophétiques et d’une grande lucidité. Lorsque je les ai lues et lorsque j’ai vu
l’année (1920) de cette pensée, j’ai été littéralement bouleversé. Elles annoncent les difficultés que rencontre le
livre au début de ce XXIème siècle. Ces mots annoncent la prédominance de l’écran, donc de l’image sur les mots.
Il percevait le monde du divertissement et de la distraction qui s’annonçait et, d’une certaine manière, la mort du
monde de l’Esprit silencieux, de l’effort pour apprécier une œuvre. Dans notre monde contemporain,
malheureusement, tout doit sauter aux yeux, aveugler, vulgariser pour exister dans le magma de la multitude des
créations médiocres…
« Le goût est l’esprit des sens » : en quelques mots, Suarès définie merveilleusement le goût, vaste question,
souvent débattue, portée par la subjectivité. Ici encore, Suarès a une pensée lumineuse et avec un grand esprit de
synthèse.
Enfin ces quelques mots : « Créer, c’est connaître et révéler le monde ».
Quelle pertinence, quel résumé de la complexité de l’acte de créer qui ne m’est pas étranger. Une création est
l’œuvre d’un esprit singulier proposant une vision personnelle du monde qui participe à le révéler. Faire du monde
un territoire spirituel avant tout est essentiel pour l’artiste quel qu’il soit. Créer c’est ainsi être singulier en maniant
l’universel mais aussi être universel en maniant le singulier…

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