le rire et l`irrespect au bout du crayon

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le rire et l`irrespect au bout du crayon
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le rire et l’irrespect au bout du crayon
par Nelly Feuerhahn
(Février 2015)
Cabu, c’est un génial talent graphique, une mine pointée contre la bêtise, la corruption, le goût du
pouvoir, les baudruches des médias… Cabu et l’irrespect au bout du crayon, c’est pour rire et ça fait
mouche.
Cabu propose une lecture critique du monde à travers des personnages et des situations qui
incarnent des indignations, mais aussi des espoirs, des rêves, de la joie de vivre. Chacun peut
reconnaître nos contemporains dans les types humains qui habitent ces dessins. Et même, à
l’occasion, se reconnaître parmi eux.
Dès le lycée, Cabu donne vie à son personnage le plus touchant et drôle, l’adolescent idéaliste
inadapté à un monde qui ne correspond pas à ses idéaux. Il devient le grand Duduche dans les
pages de Pilote en 1963, un journal dirigé par Goscinny en direction d’un public jeune. Rêveur
timide, amoureux de la fille du proviseur ou de celle du colonel, il est en butte à de multiples
mésaventures par sa naïveté.
Concernant l’obligation du service militaire, il n’est plus question d’insoumission mais de stratégies
pour obtenir le statut d’objecteur de conscience. Impossible de ne pas évoquer les peines de prison
pour les contestataires, ni les stratégies le plus souvent inefficaces des jeunes appelés des années de
guerre en Algérie. Cabu, visant systématiquement à côté des cibles, réussit à ne pas porter d’arme.
L’ironie appliquée à la situation du jeune post-soixante-huitard illustre la légèreté des conditions
militaires dans ces années 1970-80 et le renversement des attitudes à l’égard de l’armée.
Cette nouvelle génération exaspère le Beauf, qui demeure attaché aux valeurs d’avant 1968. Dès
lors, dans les dessins de Cabu la question de l’antimilitarisme traite conjointement la question des
choix politiques en direction de la jeunesse. Cependant, à l’adjudant Kronenbourg fort de ses
certitudes est alors opposée une jeunesse sans repères.
La critique se fait autrement plus aigüe et politique que la plaisanterie bon enfant proposée par le
jeune humoriste dans Le Journal de Catherine (1970).
Dans l’univers de Charlie Hebdo, résolument engagé dans un mouvement de critique sociale et
politique, les dessins de Cabu correspondent à de véritables investigations journalistiques.
Un autre pas est franchi avec l’entrée des femmes dans l’armée. Ce modèle féminin n’a rien à
envier à l’adjudant, il est une adaptation militaire de la femme du Beauf, une redoutable virago
dont le pire est à craindre.
La caricature entretient décidément bien le lien établi par le genre satirique entre la laideur et la
malveillance bête… Illusion ou technique, l’exception est Catherine, un personnage dont
l’innocence et non l’apparence est dénaturée dans un album machiste à plaisir et couronné du prix
des phallocrates par Choron en 1982 [8].
Le regard espiègle du jeune Cabu, s’il demeure toujours présent dans ses dessins, se leste néanmoins
d’une actualité éminemment complexe, riche d’engagements guerriers qui embrasent la planète.
Avec le terrorisme et les attentats des années 2000, le fanatisme gagne du terrain, introduit par des
formes d’endoctrinement nouvelles et des technologies débordant les possibilités de défense des
démocraties. Fidèle à son rejet de toute aliénation à un ordre totalitaire déshumanisant, Cabu,
pourfendeur définitif de toute violence armée, dénonce l’emprise croissante des religions dans la
logique guerrière. Ce dernier combat, le dessinateur l’a payé de sa vie le 7 janvier 2015.
Comment verrons-nous désormais le monde à venir sans le grand Duduche, le Beauf et ses émules,
les adjudants de toutes obédiences ? Qui saura introduire cette distance produite par l’humour et
nécessaire à une lecture lucide de notre société ? Cabu, un humaniste pudiquement caché derrière
l’humoriste, nous manque déjà beaucoup.
Nelly Feuerhahn
Notes
[1] Charlie Hebdo a été créé en 1969 pour prendre le relais de Hara-Kiri après son interdiction (en
raison de la couverture commentant la mort du général De Gaulle en ces termes : « Bal tragique
à Colombey : 1 mort »). Son arrêt en janvier 1982 durera jusqu’à sa relance par Cabu et Philippe
Val en 1992.
[2] « D’un beauf à l’autre », préface de Cavanna pour Les Nouveaux Beaufs sont arrivés !, Paris :
Le Cherche Midi éditeur, 1992.
[3] Voir la reprise des premiers strips de Cabu dans Le Canard enchaîné du 18 février 2015, où
Roger Hanin figure le beauf de François Mitterrand. Un statut qui est le sien dans la vie réelle, au
titre d’époux de la sœur de Danielle Mitterrand.
[4] Le service militaire obligatoire pour les hommes a été supprimé sous la présidence de Jacques
Chirac en 1996.
[5] Frédéric Pagès et Jacques Lamalle, Tout Cabu, Paris : Les Arènes, 2010.
[6] Bosc est né en 1924, Siné en 1928, Cabu en 1938, ils ont respectivement 34, 30 et 20 ans en
1958.
[7] Emmanuel Cabut (1963-2010), fils de Cabu et Isabelle Cabut-Monin (co-fondatrice de La
Gueule ouverte avec Pierre Fournier) deviendra chanteur sous le nom de Mano Solo. Les parents
divorcent en 1976. Véronique Brachet, attachée de presse connue durant les années Pilote chez
Dargaud, est la seconde épouse de Cabu.
[8] Cabu, Catherine saute au paf !, éditions du Square, 1982.

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