Ces artistes qui nous sauvent.

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Ces artistes qui nous sauvent.
Ces artistes qui nous sauvent....
Hier encore, en faisant des crêpes, j'avais mis la musique à fond, un "best of" de Sinead
O'Connor, et je chantais à tue-tête le refrain de la chanson Mandika : "I don't know no
shame ! I feel no pain ! I can't see the flame !". Je vibrais jusqu'à la moelle avec les
percussions envoûtantes, le chant lancinant de "I Am Stretched On Your Grave" et sa
conclusion que le fiddle celtique répète avec insistance et énergie. Je me pâmais dans la
richesse d'une créativité débridée et émotionnelle avec "The Thief of You Heart", dont la fin,
aux airs très celtique également, qui marie le fiddle à la guitare électrique, suscite en moi, à
chaque fois, toutes sortes de visions créatives et narratives. Je me fondais dans les nuances
magiques, sourdes, entremêlant douceur et douleur, de "Three babies", et je sombrais, en
pleurant de chaudes larmes qui évitaient de justesse la pâte à crêpe, dans la profondeur du
drame de l'histoire de Jackie, une chanson qui est comme un cri, un déchirement où vient se
mêler la tendresse et la tristesse.
Bref, tout un univers, un pan de vie imaginatif et hyperanimé se met en branle quand j'écoute
Sinead O'Connor.
Mais ce n'est pas tout ! Il ne s'agit pas seulement de l'aspect créatif et de son impact
émotionnel. Quelque chose se passe en profondeur, quelque chose qui atteint des dimensions
de moi-même que rien d'autre n'arrive à toucher ainsi. J'ai voulu comprendre pourquoi et
comment les artistes ont la capacité de créer pour eux-mêmes des œuvres qui nous rejoignent
si intimement.
Pour moi, écouter Sinead O'Connor, ou James Horner et Hans Zimmer, m'offre un moyen
d'expression partagé, un outil qui compense ce que j'ai dû refouler, nier et ce que, chez moi, je
n'ai jamais pu comprendre...
Certains films, poèmes, chansons, ont tellement marqué mon enfance et mon adolescence,
non pas comme des éléments extérieurs qui s'impriment mais comme si des éléments
préexistants de ma personnalité étaient réveillés, voire révélés. Et cela m'arrive encore !
En me penchant sur le cas de Sinead O'Connor en particulier, sur l'effet intense que ses
chansons ont sur moi depuis la fin de mon adolescence, et en visitant son histoire
personnelle, je remarque les points communs avec ma propre histoire et je commence à
comprendre.
Sinead fut élevée dans un pensionnat de jeunes filles tenus par des religieuses. Ce n'est pas
systématique de ce genre de pensionnat (heureusement !), mais elle y a vécu les abus
physiques et psychologiques qu'on y rencontrait fréquemment.
Cela a donné une rebelle, une écorchée vive.
D'autres jeunes filles ont vécu des situations identiques sans en sortir aussi visiblement et
carrément meurtrie, et sans le hurler à tout va ! Mais Sinead était différente.
L'irlandaise déjantée des années 80 s'est élevée seule et sans filet contre l'impérialisme
britannique (et je me souviens que Mme Thatcher n'avait pas du tout apprécié !), contre
l'emprise religieuse, l'industrie du disque, le sectarisme et le ségrégationnisme, et contre
pratiquement tous les types d'autorité. Elle ressortait écorchée de chacune de ses relations
humaines et infligeait quelques dommages au passage.
Récemment, elle a officiellement confirmé le diagnostic de trouble bipolaire, comme si sa
capacité à faire des chansons résonnant à la fois de colère et de détresse, de tendresse et de
violence, ne parlait pas d'elle-même.
Voilà qui m'a particulièrement intéressée !
Trouble bipolaire... A l'instar de Robin Williams, Jim Carey, Richard Dreyfus, pour ne citer
que quelques acteurs sur les milliers qui ont animé nos vies et qui souffraient de ce trouble du
comportement. Chanteurs, peintres, philosophes, écrivains, génies... ils pullulent, ces
personnages engagés, ces "vrais" artistes, c'est à dire ceux qui donne tout ce qu'ils ont, et
surtout qui ils sont, de manière authentique sans trop se laisser teinter par le business,
qualifiés de bipolaires ou souffrant d'autres pathologies comportementales. Ils sont d'ailleurs
les seuls, semblerait-ils, qui soient capables d'apposer une réelle empreinte, de causer un
impact suffisant pour bouleverser un tant soit peu notre monde et lui éviter la sclérose !
Je pense que dans une autre société, un monde où les intelligences divergentes auraient le
droit de s'exprimer, d'exister, un monde où répressions éducatives, brimades, boulonnage
dans toutes sortes de carcans depuis la petite enfance, ne sont pas d'usage, ceux que nous
appelons bipolaires, HP, surdoués, schizophrènes, etc. ne seraient pas affublés d'un trouble
du comportement mais seraient considérés comme de sacrés atouts !
Bien que, si l'on veut être tout à fait honnête, il faut avouer que devoir se battre contre des
exigences extérieures étroites et des systèmes rigides pour exister produit souvent de
véritables perles, de la même manière que les huîtres affligées des grains de sables les plus
irritants produisent, en réaction, le plus merveilleux des nacres.
Ainsi, ces artistes, ces personnages qui sont arrivés à se révéler contre vents et marées, qui
ont souvent été consumés, à cause d'un ressenti démultiplié, par des souffrances demeurant
silencieuses chez d'autres, et qui renaissent encore et encore de leurs propres cendres, ont
l'art - justement - d'aller nous piquer sous nos armures et derrière nos masques, tout
simplement parce qu'ils ont rejeté les leurs.
Ils sont à vif !
Lorsqu'à l'âge de 18 ans, je tremblais littéralement en écoutant Sinead O'Connor, que je
dansais jusqu'à me rompre les articulations toute seule dans ma chambre et hurlais en silence
des paroles que mon cerveau comprenait à peine mais que mes tripes embrassaient
pleinement, c'est parce que le talent de cette femme me permettait de rencontrer ma propre
colère, de panser mes propres déchirures, ou de me plonger dans la douceur et la
vulnérabilité que savait emprunter sa voix excise.
En exprimant ce que je n'osais même pas formuler en pensée, encore moins le communiquer
à qui que ce soit, elle me sauvait.
Et je tenais bon encore un peu.
En a-t-elle seulement conscience ?
Je devrais peut-être lui écrire....
FB

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