La circulation monétaire à Chypre au XIVe siècle d`après le trésor
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La circulation monétaire à Chypre au XIVe siècle d`après le trésor
JEAN-MICHEL SAULNIER La circulation monétaire à Chypre au XIVe siècle d’après le trésor de Potamia L’Ecole française d’Athènes a entrepris à Chypre en 1999, en collaboration avec le Laboratoire d’Archéologie Médiévale Méditerranéenne du C.N.R.S., l’Université de Provence et l’Université de Chypre, un programme de recherches consacré à l’étude d’un grand domaine d’époque franque, dont le territoire est situé au lieu-dit Potamia, à vingt-cinq kilomètres au Sud-Est de Nicosie, et dont le centre politique et économique était constitué par un manoir, entouré d’un habitat développé et d’un système très élaboré d’aménagements hydrauliques, ainsi que de plusieurs établissements religieux, l’ermitage d’Agios Sozomenos et deux églises voisines, Agios Mamas, grande église gothique en pierre de taille de bel appareil, et Agios Georgios, église orthodoxe de proportions plus modestes. Cette mission a bénéficié, le 3 décembre 2000, de l’heureuse trouvaille d’un important ensemble de monnaies médiévales enfoui devant l’église Agios Mamas, en un endroit dont la fouille menée postérieurement n’a malheureusement pas permis de préciser la fonction et où la stratigraphie ne comporte aucun élément de datation. La découverte de ce trésor par les fouilleurs lui confère un intérêt exceptionnel, dans la mesure où, parmi la douzaine de dépôts chypriotes datant de la seconde moitié du XIVe siècle, il constitue le second trésor qui soit connu avec certitude dans son intégrité, les autres ayant été dispersés dès leur découverte ou après une publication seulement partielle. Comme ce fut le cas pour plusieurs autres trésors chypriotes de l’époque (Kouklia, Larnaka, Morphou et Polis), les monnaies avaient été placées dans un petit vase et ont relativement peu souffert de la corrosion, grâce à leur bon «conditionnement»: elles étaient en effet serrées de façon très compacte, et pour certaines entourées d’un tissu, comme à Morphou. Immédiatement transportées à Nicosie, elles ont été nettoyées par Andreas Giorgiadis, qui dirige l’équipe de restauration du Musée de Chypre, puis par Aristophanis Konstantatos, restaurateur de l’E.F.A. L’état d’usure des pièces, s’il montre d’une façon générale que les monnaies n’ont pas été tôt retirées de la circulation, est très variable; il est indépendant de l’ancienneté des émissions. Le trésor se compose de 373 monnaies d’argent, des gros grands frappés sous les règnes de quatre rois appartenant à la famille des Lusignan, Henri II (1285-1324) et, pour un court intermède d’usurpation, Amaury (13061310), Hugues IV (1324-1359) et Pierre Ier (13591369). Seuls trois trésors publiés ont en commun avec celui de Potamia d’avoir un terminus post quem fixé par des monnaies de Pierre Ier: ceux de Famagouste (1971), Morphou et Nicosie (1939). Trois aspects de la composition du trésor sont immédiatement remarquables, l’un d’ordre politique –pourquoi les monnaies des Lusignan sont-elles seules représentées?–, les deux autres de caractère plus strictement monétaire et numismatique –pourquoi ne retrouve-t-on ici qu’un seul métal, l’argent, et qu’un seul type, le gros grand? L’absence d’autres monnaies que celles des Lusignan est liée à l’organisation économique du royaume des Lusignan, qui, très étatisée et centralisée, imposait le cours unique des monnaies émises par le roi de Chypre et donc une circulation fermée, ce que facilitait la taille réduite du territoire. Les étrangers arrivant dans l’île étaient tenus de changer leurs espèces contre de la monnaie locale: c’était notamment le cas à Famagouste, grand port et centre de commerce et de change international. Le contrôle semble ici avoir été rigoureux et les principes bien appliqués. Peut-être la position très «continentale» de Potamia, entre les deux grands centres économiques et monétaires de Nicosie et Famagouste, a-t-elle contribué à l’application stricte de la loi, car plusieurs trésors du XIVe siècle comportent quelques monnaies étrangères: trois sur treize sous Henri II, aucun sous Hugues IV et Pierre Ier, mais trois sur neuf sous Pierre II. 1405 JEAN-MICHEL SAULNIER La présence exclusive de monnaies d’argent est liée à une époque où Chypre, passée à l’été 1192 sous la souveraineté de Guy de Lusignan, devient le dernier bastion de l’Occident chrétien en Orient. Sa position stratégique exceptionnelle fait sa prospérité économique: elle est plaque tournante de populations, entrepôt commercial au carrefour des routes de la Méditerranée orientale, de l’Asie et du Caucase, mais aussi centre de redistribution des riches productions de l’île et symbole de faste et de luxe. La volonté délibérée d’inscrire pour une longue durée Chypre dans le monde occidental est illustrée dans le domaine monétaire par la réforme d’Henri II vers 1290, directement inspirée par la floraison en Occident de monnaies d’argent presque pur et de bon poids comme le gros de Venise et le gros tournois de Saint-Louis, créés pour répondre aux exigences du grand commerce international. Chypre passe alors d’un système fondé sur l’or et doté de subdivisions de billon (denier), qui s’inspirait largement de l’organisation et des types byzantins, à un monnayage de type latin, quasi exclusivement composé d’argent, avec le gros grand (environ 4,5 g) et le gros petit, qui vaut un demi-gros grand. Une troisième monnaie, le denier au lion, caractéristique de l’ancien monnayage, subsiste, à la valeur nominale d’1/12 de gros petit: la persistance dans la circulation de cette monnaie de pure valeur faciale est attestée jusque sous Pierre II. Dans le trésor de Potamia, on a exclu totalement le denier, monnaie des échanges de faible importance, ce qui est cohérent avec le nombre important de pièces d’argent et montre que le dépôt ne constitue pas un prélèvement immédiat sur un avoir d’usage quotidien, mais une sélection à des fins de réserve. Les autres trésors déposés sous Hugues IV et Pierre Ier ne comportent pas non plus de deniers; en revanche, le phénomène se retrouve pour neuf sur treize des trésors d’Henri II (mais seuls deux trésors présentent à la fois des gros et des deniers) et un sur neuf sous Pierre II (mais avec un faible nombre de gros): on n’a donc que deux cas d’association véritable d’argent et de billon. Quant à l’absence de gros petits, elle tient sans doute à la rigueur de la sélection opérée: peut être faut-il voir ici une application particulièrement stricte de l’usage de la monnaie comme réserve de valeur sous la forme la plus concentrée. On notera que cette caractéristique est loin d’être dominante dans les autres trésors, qui comportent le plus souvent les deux dénominations: sous Henri II, un trésor sur cinq comporte des gros petits, quatre sur huit sous Hugues IV, trois sur trois sous Pierre Ier et cinq sur neuf sous Pierre II. La longue durée représentée par les monnaies, de 1290 environ aux années 1360, ne doit pas surprendre: il s’agit de monnaies de valeur, en argent, bien frappées, et tous les trésors dont la date de dépôt se situe sous les règnes de Pierre Ier et ses deux successeurs, Pierre II (1369-1382) et Jacques (13821398), commencent avec des monnaies d’Henri II. Pour les émissions d’Henri II, on notera l’hapax d’un gros grand lourd de la première partie du règne, avant l’usurpation d’Amaury en 1306, qui est représentée par six monnaies, dont la présence montre qu’il n’y a pas eu de damnatio memoriae monétaire, c’est-à-dire pas de retrait de la circulation, car la représentation du règne (1,5 monnaies par an, 1,6% du total du trésor) est conforme au faible volume frappé tel qu’on peut le présumer d’après le nombre de coins attestés, qui, en l’absence d’une connaissance précise du volume des monnaies frappées, permet de jauger l’importance comparée des émissions. Le pourcentage de coins ici représentés est de 38,46%. Le phénomène majeur consiste dans le grand nombre des monnaies de la période 1310-1324: la très bonne représentation des coins montre un taux de perte assez mesuré: 45,16% de l’ensemble des 124 coins attestés sont représentés ici, avec une nette progression à l’intérieur de la période: 39,03% pour la première émission, 59,46% pour la seconde. Le nombre de monnaies par an est de 8,43, ce qui témoigne que le volume de pièces frappées pendant la seconde partie du règne d’Henri II a été particulièrement important. Sous Hugues IV, on passe, pour un même nombre total de coins, à un pourcentage de représentation de 65,57%. En revanche, le nombre de monnaies par année de règne passe de 8,42 à 6,08, baisse qui se retrouve dans plusieurs autres trésors: on a ici une nouvelle preuve que la tendance à l’augmentation de l’accumulation à mesure que l’on se rapproche de la date de dépôt, généralement constatée pour les trésors de bronze, ne vaut pas pour des monnaies d’argent qui ne sont pas l’objet du même usage quotidien. Comme l’état des monnaies exclut qu’on ait préféré les monnaies d’Henri II pour des raisons d’aspect ou de qualité, cette diminution semble refléter un ralentissement dans la production monétaire déjà attesté par ailleurs. 1406 LA CIRCULATION MONÉTAIRE À CHYPRE AU XIV E Les 34 monnaies de Pierre Ier, dernier roi représenté dans notre trésor, constituent 9,12% du total, pourcentage inférieur à ceux des autres trésors. La représentation des types pose problème: si les coins des types A, D et E sont présents à hauteur de 80%, le type G, le plus fréquent, n’est représenté que par une monnaie. On est tenté de voir là l’indice d’une frappe plus tardive de ce type. Même si l’on ne peut ignorer le probable ralentissement de la production à cette époque, que reflète peut-être la diminution du nombre de monnaies par coin, la représentation des coins en forte baisse (41,07%) conduit à penser que l’ensemble du monnayage de Pierre Ier n’était pas disponible au moment du dépôt du trésor. Deux questions fondamentales sont dès lors liées. A quel type le trésor appartient-il? Quand a-t-il été abandonné? La taille et la valeur de la trouvaille excluent l’hypothèse d’un ensemble perdu. Par ailleurs, rien dans la localisation, ni dans la composition et la présentation de la trouvaille, ne peut faire penser à un abandon volontaire de type votif et on ne peut penser à un dépôt après décri. Plusieurs aspects évoquent les caractéristiques des trésors d’épargne. Il ne s’agit pas ici d’un avoir ramassé au dernier moment: d’une part, la somme est importante (elle représente environ un an de salaire d’un bon charpentier); d’autre part, on a opéré une sélection à deux niveaux: on a exclu les métaux autres que l’argent et on a choisi uniquement la plus haute dénomination, le gros grand. Il y a donc bien ici un effet de thésaurisation. Cependant, l’absence de monnaie en parfait état et de sélection des exemplaires les plus lourds tend à montrer qu’il s’agit certes d’une caisse importante, avec une surreprésentation des hautes valeurs habituelle dans les gros trésors, mais exclut l’idée de collection, ce que confirme la part de chaque règne dans notre trésor –Henri II seul: 31%, Hugues IV: 57%, Pierre Ier: 9%– très comparable à celles des autres trésors à peu près contemporains, y compris les plus tardifs, qui sont donc moins influencés par des événements immédiats). Il faut noter que cette cohérence des informations de lots pourtant fort divers dans leur localisation et leur conservation semble accréditer l’hypothèse qu’ils constituent non pas des ensembles clos et factices, détachés de la vie monétaire du temps, mais des échantillons représentatifs des disponibilités monétaires de l’époque de leur perte. SIÈCLE D ’APRÈS LE TRÉSOR DE POTAMIA S’agit-il donc d’un abandon d’urgence, lié aux troubles du temps? Le cadre historique peut le laisser penser. Après l’extraordinaire essor commercial du début du XIVe siècle, la modification des routes commerciales après 1340 est l’une des premières causes du déclin du royaume, qui connaît ensuite des problèmes de déficit de trésorerie entraînés par le financement des croisades de Pierre Ier. A cette époque, les Lusignan renforcent les capacités productives de l’île, et les années 1370 marquent un développement des investissements dans les activités rurales. Il est possible que Potamia fasse partie d’un vaste programme de restructuration des domaines royaux: de fait, la prospection a permis de repérer un certain nombre de puits et de canalisations, dont le réseau atteste la présence de cultures irriguées. Dans ce contexte général de crise économique, les tensions politiques s’exacerbent entre Venise et Gênes et provoquent dans l’île des heurts fréquents et sanglants entre les deux communautés, notamment en 1368. En 1369, d’autres troubles accompagnent l’assassinat de Pierre Ier. Enfin, en 1373, les Génois mettent l’île à sac et contraignent le roi à payer une rançon qui contribue à ruiner le trésor royal. Le dépôt de Potamia est donc sans doute plus ou moins directement lié aux événements micro-et macro-historiques de la fin du XIVe siècle. Si l’on considère que les monnaies de Pierre Ier sont peu nombreuses, notamment quand on compare les pourcentages à ceux des autres trésors, et qu’elles ne représentent que 41% des coins attestés, alors que pour Henri II et Hugues IV les chiffres sont nettement supérieurs, et croissants, et si l’on prend en compte la rapidité de circulation des monnaies dont témoignent les autres trésors, on est conduit à placer le dépôt du trésor vers le milieu du règne. Et, plus qu’une date précise d’abandon, c’est plutôt une période propice à la non-récupération du trésor que l’on définira, sans qu’on doive forcément établir de lien direct avec un événement précis: cette période s’étend du milieu du règne de Pierre Ier à la fin de celui-ci, et aux troubles de 1368 et 1369. Pour conclure, on soulignera d’abord que plusieurs des hypothèses émises ci-dessus auraient naturellement gagné à être confirmées par une meilleure connaissance du contexte de la trouvaille et par la découverte, en prospection, sondages ou fouilles, d’autres monnaies. Tel n’a malheureusement pas été le cas, les trouvailles de monnaies ayant été quasi inexistantes, comme elles nous manquent pour l’ensemble de l’île, 1407 JEAN-MICHEL SAULNIER pour un type de monnaies qui n’appartient évidemment pas au domaine de l’usage quotidien et n’entraîne donc pas de pertes fréquentes. Le trésor de Potamia constitue une caisse importante, qui a réuni un ensemble de hautes dénominations, sans pour autant faire œuvre de collection: on pourrait parler d’un dépôt d’épargne mobilisable, assez riche, caché sous la pression d’une situation trouble, mais non nécessairement ou immédiatement catastrophique. Du point de vue numismatique, le trésor confirme quelques éléments importants dans le domaine de la production (pic sous Henri II, puis déclin), de la politique d’approvisionnement monétaire (absence de décri, cours unique) et de la circulation monétaire (persistance de l’usage d’émissions vieilles de presque un siècle, valeur indépendante de l’aspect et du poids). D’un point de vue économique, il est clair que l’activité était loin de rester limitée au littoral et à ses débouchés commerciaux. 1408