Memoires de Fanny Hill

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Memoires de Fanny Hill
PREFACE
Il est possible que les chefs-d'œuvre naissent aussi à l’usage et à l’usure.
Memoirs of a woman of Pleasure, devenus les Memoirs of Fanny Hill, illustrent
exactement notre observation. Nul doute qu'il s'agisse du plus grand tirage de la
littérature érotique occidentale: le succès vaste et ininterrompu de Fanny Hill est
quand même un critère qu'il ne faut pas refouler. Il y a toujours une raison profonde
et indiscutable quand une faveur de cette taille se manifeste, d'autant plus spontanée
que la carrière de Fanny Hill s'est faite - pendant deux siècles - sous le manteau.
Le roman - qui n'est pas sans rappeler un autre classique, Aloysia Sigea de
Nicolas Chorier - a été publié pour la première fois en 1748, dans le Strand (il était en
vente à la librairie spécialisée G. Fenton) et sa vogue s'est maintenue depuis, de tirage
en tirage, de traduction en traduction. Dès 1751, le public français y eut droit dans la
version d'un petit maître, Fougeret de Montbron, intitulée" La Fille de Joye", et qui
n'avait d'autre vertu que sa nouveauté. Fougeret de Montbron avait une plume plus
heureuse pour ses propres histoires galantes, dont Le Canapé couleur de feu a
survécu aux griffes de la censure et de l’Enfer.
Il a fallu attendre 1887, et le génie éditorial d'Isidore Liseux, pour avoir un
texte correct et intégral, œuvre d'Alcide Bonneau. Sa diffusion fut telle que, en plus
des contrefaçons, on n'hésita pas à jouer sur l’équivoque des titres.
Fanny de Feydeau en profita, bien que le lecteur abusé n'eut à se mettre sous la
dent que la scène fameuse du "réalisme" français: l’amant jaloux du mari de sa
maîtresse, caché sur un balcon... Seule la Fanny de Marcel Pagnol y échappa,
personne n'ayant jamais pu le soupçonner de grivoiserie.
Venu après tant d'autres (d'Isidore Lisieux à Apollinaire) le lecteur ne sera pas
étonné de retrouver ici à peu près les mêmes repères. L'Angleterre elle-même ne s'est
pas souciée d'approfondir la vie de l’auteur de Fanny Hill, John Cleland, entouré
certes d'une réprobation ancienne, mais surtout pour le peu de poids d'une œuvre
insignifiante, malgré quatre romans, des pièces et des chroniques publiées dans le
Public Advertiser, qu'il signait consciencieusement "Modestus", Nous répéterons
donc qu'il est né en 1709, d'une petite famille de militaires (son père était colonel): il
entra en 1722 à l’Ecole de Westminster, il fut nommé consul d'Angleterre à Smyrne,
il passa en 1736 à la Compagnie des Indes Orientales à Bombay, qu'il quitta pour des
raisons assez troubles. On ne sait plus s'il a détourné la caisse ou l'épouse du
gouverneur. Cleland voyage alors beaucoup et on perd sa trace aux Indes et en
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Europe, jusqu'à ce qu'on le retrouve à Londres, pilier des lieux de plaisir et, parfois,
derrière des barreaux de prison où il était assez souvent enfermé pour dettes. Mais il
restait fidèle aux fréquentations aventureuses et au goût de la prodigalité. On peut
imaginer sans invraisemblance qu'il ait croisé Casanova, soit à la "Tête de
Shakespeare" le repaire le plus élégant et le plus cher de la capitale, soit à "Star
Tavern" (Star, déjà!) dont Casanova nous a laissé un récit désabusé dans ses
Mémoires, soit dans un de ces "seraglios" ou de ces "bagnios", où l’amateur se
ravitaillait en chair fraîche, voire enfin autour de ces tripots où l’on essayait de
gagner assez d'or pour fréquenter ensuite les lieux susdits. Tout cela aboutit à
plusieurs reprises à des séjours en prison et à la naissance de quelques chefs-d'œuvre,
dont Manon Lescaut, Les Mémoires de Casanova et, justement, Fanny Hill de
Cleland.
John Cleland avait écrit Fanny Hill pour se libérer d'une dette qui lui avait valu
d'être mis à l’ombre. Il reçut vingt guinées pour son travail, c'est-à-dire 1%0 (un pour
mille à peu près) de ses droits d'auteur. L'éditeur en tira en effet vingt mille livres...
Mais la Justice intervint et c'est Cleland qui dut paraître devant le Conseil privé.
Cleland "plaida la pauvreté" comme circonstance atténuante. N'oublions pas que nous
sommes en Angleterre, patrie de l’Habeas corpus et terre de droit, quoiqu'ils en disent
les inventeurs des droits de l'homme, entre une guillotine et l’autre. Le Conseil retint
l’excuse, le relaxa, et Lord Granville - qui présidait le Conseil - suggéra de donner à
Cleland une pension annuelle de cent livres, qui lui fut payée jusqu'à la fin de ses
jours," pour qu'il fit un meilleur usage de ses talents".
Cette fin heureuse et authentique permet à Cleland de rejoindre la fin heureuse
de Fanny: elle aussi avait commencé par la débauche et finissait par se caser avec son
premier amour, fortune faite...
Cleland ne renia jamais Fanny Hill, mais il préférait qu'on parle des trois
volumes de son ambitieux (et nul) roman: L'Homme d' Honneur ou de son essai
bâclé, et à l'érudition un peu lâche, consacré à l’anglais et ses rapports avec la langue
celte. Plus plaisante, pour nous qui regardons de loin, aurait été le rappel de Les
Mémoires d'un Fat (sic), voire d'un drame intitulé (sans la moindre allusion aux
édicules hygiéniques prisés par certains homosexuels) Titus Vespasien (1755) et The
American Savage (1758), parfaitement ignorés, comme tout le reste, par
L'"Encyclopoedia Britannica", autant que 1'" Encyclopédie française" ignora Tom
Jones pour "immoralité". Cleland mourut en 1789, année réservée à d'autres
événements.
Même en regardant à la loupe les études de Liseux, d'Apollinaire et de Gérard
Bauër, alias Guermantes, nous n'avons rien d'autre à proposer au lecteur attentif. Si
nous avons quelque chose de nouveau à ajouter, ce n'est même pas à travers la culture
italienne (Apollinaire la possédait aussi par sa naissance), mais par quelques notions
de sexologie.
Pour "l'italianité", nous voudrions qu'on partage notre surprise (agréable) de
savoir Fanny Hill traduit en italien par Carlo Gozzi, l’alter ego vénitien de Goldoni et
auteur de Fiabe (= Fables) très célèbres, en plus de l’Amour des trois Oranges. C'est
une très haute référence. Carlo Gozzi nous irait comme un gant, justement à cause de
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ces Fables. Est-ce que Fanny Hill est autre chose qu'une fable ? Ce destin qui mène
de l’amour vénal à l’amour tout court est lié à la fable, au conte de fées, à la fiction
dans sa moquerie interne. Un récit scabreux et 1'"indignité" de son texte valent à
Cleland une rente d'Etat jusqu'à sa mort. Une vie pleine des embûches où elle tombe
de gré ou de force, mènent Fanny à l'héritage bienfaisant et au couronnement de son
seul (et vrai) amour. Les Fiabe de Carlo Gozzi cadrent ainsi avec sa traduction
italienne de Fanny Hill. A moins que Guermantes se soit trompé, et ait couché sur la
même fiche Carlo Gozzi et son frère Gaspare.
De toute façon, cette traduction noble ne se trouve pas à L'Enfer de la
Bibliothèque Nationale, dont l'éclectisme n'est pas mince, attendu que cet enfer s'est
enrichi des flammes de tous les bûchers - lisez: tribunaux(*) - qui condamnaient ces
livres du Second rayon. Des douze traductions françaises existantes, le titre le plus
drôle - par son scrupule - est sans doute Apologie de la fine galanterie de Mlle
Françoise de la Montagne.
Fanny vient de Frances - cela correspond à "Fanchon" - donc de Françoise, et
Hill (colline) devient Montagne sans difficulté. Le traducteur a été encore bien bon de
ne pas utiliser "Montaigne"...
Pour la sexologie, Fanny Hill exige une remarque qu'il faut étendre à une grande
partie de l’érotisme et de la pornographie de tous les temps. Il est évident que les
écrivains du second rayon s'amusent beaucoup (Sade lui-même ne devait pas prendre
au sérieux ses vertiges pathologiques) et leurs "situations" sont une merveille de
machinerie théâtrale. Ce sont souvent témoins, voyeurs, imaginatifs ou obsédés, mais
ils continuent à rester ignares de la réalité et, surtout, de la physiologie la plus
élémentaire Les éjaculations sont torrentielles, chaudes, percutant le fond du vagin,
"injections" pour Cleland, "explosions liquides" pour Restif de la Bretonne, "tropplein débordant" pour Pierre Louÿs... Comble de l'ignorance philologique, encore à la
fin du Second Empire - dans le roman érotique français le plus célèbre - les douces
sécrétions féminines sont baptisées "sperme"! La confusion, qui n'est pas perdue pour
tout le monde, règne aussi entre petites et grandes lèvres. La fréquence des
copulations - plus près du "quart d'heure" du lion que de la recharge des
"accumulateurs" humains - peut être attribuée à la volonté de peaufiner le côté
fabuleux du conte... La disponibilité permanente des femmes, près des primates les
plus lubriques, est associée à la nécessité d'entretenir chez le lecteur ingénu des
espoirs mythiques qui feront reculer heureusement la platitude du réel. Le cinéma a
codifié ces formules qu'on retrouvera ponctuellement dans les plus pauvres films du
ghetto X...Le risque que 1'"intéressé", placé devant la confrontation entre ses moyens
et les moyens fabuleux de la fiction, tombe dans le désespoir et la névrose est quand
même faible. Tout est dit dans ces deux remarques.
(*)
Le tribunal correctionnel de Lille le 6 mars 1868 condamnait les deux volumes de la nouvelle traduction à
la destruction et à l’insertion du jugement dans le "Moniteur" (le 19 septembre 1868). Mais ce jugement
inique avait été précédé par des jugements similaires contre l'édition "expurgée" de la Cour d'Assises de la
Seine le 24 décembre 1821 et du Tribunal de la Seine le 7 mars 1823 qui - plus malins - se gardaient bien
d'ordonner l’insertion dans le"Moniteur", tremplin publicitaire...
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Il y aurait une troisième branche sur laquelle monter à califourchon avec des
chances d'en secouer les fruits. Car si le fond de Fanny Hill tient à la mythologie de
la "fin heureuse", le roman n'en demeure pas moins une des premières manifestations
du réalisme - à la manière où on l’entend dans Moll Flanders de Daniel Defoe - que
les lettres européennes n'avaient pas encore découvert. La soeur française de la
simple Fanny, la fatale Manon, en est un bon exemple: nous ne connaissons - à
travers l’abbé Prévost - ni la couleur de ses yeux, ni sa taille, ni la rondeur de sa
jambe. I1 reste une belle thèse à mijoter: "Fanny Hill, Manon Lescaut et Moll
Flanders, comparées en fonction des ouvertures au réalisme contemporain". On
trouvera bien un universitaire qui en tirera un brillant doctorat. S'il voulait
perfectionner son exploit, je lui suggère aussi de mettre en pendant, avec les rouages
de Sade, le Vice et la Vertu, en plaçant Fanny Hill sous la rubrique "Vice", bien sûr,
et Clarissa de Richardson sous la rubrique "vertu": à quelques mois près, les deux
romans appartiennent à la même vendange.
Enfin, si Fanny Hill est la Manon Lescaut anglaise, elle a dû combler les vœux
exprimés par Malraux dans sa célèbre préface à L'Amant de lady Chatterley: "Le livre
parfait de la fin du XIXe siècle eût été un supplément au Rouge et le Noir où Stendhal
nous eût dit comment Julien couchait avec Mme de Rénal et Mathilde et la différence
des plaisirs qu'ils y prenaient tous les trois". C'est la clef de Fanny Hill par rapport à
Manon Lescaut: Fanny répond abondamment à Malraux.
Pour Fanny Hill, notre universitaire aura le loisir de rappeler qu'il porte le n°
104 dans le catalogue de la Bibliothèque Nationale soigné par Apollinaire en
personne. A cette occasion, nous apprendrons que le succès au féminin de Fanny Hill
conseilla d'en chercher un autre au masculin: ce fut Memoirs of a Man of Pleasure
(Mémoires d'un Homme de Plaisir), sans grande résonance, tout mâle s'attribuant
cette faculté depuis Adam, au moins...
Ajoutons en passant, que cet "Enfer" de la Bibliothèque Nationale a été supprimé par
pure démagogie de vocabulaire. I1 ne demeure pas moins un "rayon" particulier, où
le chercheur curieux se demande depuis près de deux siècles pourquoi les premiers
cinq titres (des pamphlets contre Marie-Antoinette) ont toujours besoin de
l’autorisation du Président du Conseil (sic) pour être consultés...
Depuis 1960, personne n'ose plus poursuivre ces livres sulfureux; mais je ne
partage pas l’optimisme de mes confrères et je redoute un retour à la rigueur
moralisante. L'honnête homme - vu par les politiciens - n'a que faire de ses
orgasmes, quand le social et le fiscal l’attendent à la porte, le gendarme aidant.
Il faut espérer quand même que Fanny Hill y échappera. On connaît l’aventure
de Barbarella de Jean-Claude Forest, bande dessinée fantastique interdite quand elle
sortait chez un minuscule éditeur sans protection bancaire, et saluée très bas quand
elle passa à l’écran: on voyait l'œil des policiers, vitreux, devant les étalages suspects
des libraires, devenir distrait sinon approbateur à côté des affiches gigantesques du
Barbarella de Vadim couvrant les villes.
Or, Fanny Hill a eu aussi les honneurs de l'écran, et par trois fois - à notre
connaissance - en vingt ans:
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1. FANNY HILL de Russ Meyer (Allemagne/USA, 1964) avec Letitia Roman
(Fanny) et Miriam Hopkins (Rump of Fanny Hill). I1 avait été question de confier le
rôle de Fanny à Mandy-Rice Davies, liée au scandale du ministre de Sa Gracieuse
Majesté, John Profumo, et du Dr Ward (1963).
2. FANNY HILL, VIE INTIME D'UNE FILLE MODERNE (Suède, 1968) avec
Diana Kjaer, Hans Ernback, Keve Hjelm, Oscar Ljung. Cinémascope. Metteur en
scène: Mac Ahlberg.
3. FANNY HILL ou LES MEMOIRES D'UNE FILLE DE PLAISIR de Gerry
O'Hara (G.-B., 1983) avec Lisa Raines (Fanny), Oliver Reed, Wilfred Hyde White,
Shelley Winters (Mrs Cole), Maria Happer (Phœbé), Paddy O'Neil: (Mrs Brown).
Plus loin que le cinéma, la tradition veut que, en plus de Borel (1776) et de Franz
von Bayros (1908), Fanny Hill ait été illustrée par William Hogarth. On ne prête
qu’aux riches. En réalité, il s'agit d'une série de gravures contemporaines relatant
avec un burin surprenant de grâce et de férocité "La carrière d'une Putain de Londres"
(A Harlot's progress).
I1 suffit de regarder ces planches admirables pour constater qu'il n'y a rien de
commun entre l’heureuse Fanny, qui ne connut jamais les rues et les bains, et la
misérable Maria, "morte à vingt-trois ans" et dont le cercueil sert presque de buffet
dans une taverne abjecte.
Par contre la bande dessinée s'est emparée de Fanny Hill dans des séries dont
l’immonde dépasse l’idiotie hâtive de l’adaptation (cf. la série danoise parue dans
"Color Climax" n° 108-110, 1980). I1 a fallu attendre un artiste de qualité pour
épouser dignement l’éclairage de la "pécheresse" anglaise, un artiste rompu aux
subtilités de l’interprétation et de l’invention, à la grande école de Juliette et de
Justine: Philippe Cavell. Sa Fanny Hill, Femme de Plaisir (titre adopté par
Apollinaire) nous restitue (1983) l’essentiel du roman du XVIIIe siècle et peut-être en
accroît le charme, ce charme qui a assuré au conte une vogue persistante. Cette
réussite est due à la délicatesse d'un dessin qui évite par définition les aspérités et les
introversions du verbe. Transposition exemplaire, à mon sens, d'un texte dont la
subjectivité se transforme en vues qui deviennent objectives pour l’amateur. Mais
roman de qualité ou bande dessinée envoûtante, Fanny Hill demeure une irruption
irremplaçable du réalisme et de l'érotisme enchantés.
J.-M. LO DUCA
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