Lettres à Shakespeare : EXTRAITS
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Lettres à Shakespeare : EXTRAITS
lettres à shakespeare © 2014 Éditions Thierry Marchaisse Conception visuelle : Denis Couchaux Mise en page intérieure : Anne Fragonard-Le Guen Couverture et pictogramme d’après le visuel « Shakespeare 450 » Éditions Thierry Marchaisse 221 rue Diderot, 94300 Vincennes www.editions-marchaisse.fr Diffusion-Distribution : Harmonia Mundi © 2014 Les Editions Thierry Marchaisse. Tous droits réservés. Extraits. Lettres à shakespeare réunies par Dominique Goy-Blanquet Michèle Audin Georges Banu Pierre Bergounioux Yves Bonnefoy Hélène Cixous Jacques Darras David di Nota Florence Dupont Michael Edwards Robert Ellrodt Raphaël Enthoven Jacques Jouet Michèle Le Dœuff Alberto Manguel François Ost Pierre Pachet éditions thierry marchaisse © 2014 Les Editions Thierry Marchaisse. Tous droits réservés. Extraits. Prologue © 2014 Les Editions Thierry Marchaisse. Tous droits réservés. Extraits. Nous sommes tous des happy few Tout commence par un coup de foudre. On peut dater avec précision le début de la passion française pour Shakespeare, celui d’un retournement spectaculaire : septembre 1827. Cinq ans auparavant, l’Empereur était mort depuis peu, une troupe anglaise venue donner Othello au théâtre de la Porte SaintMartin a été accueillie par une foule hostile de jeunes libéraux qui hurlaient « À bas Shakespeare, c’est un aide de camp du duc de Wellington ! » et sifflaient si fort qu’on n’a pu entendre un mot de la pièce, raconte Stendhal 1. Indigné, il rédige un Racine et Shakespeare où il fustige les philistins incapables d’apprécier une œuvre hors norme et hors cadre des unités françaises – « Je m’adresse sans crainte à cette jeunesse égarée qui a cru faire du patriotisme et de l’honneur national en sifflant Shakespeare parce qu’il fut Anglais 2 » – et réserve quant à lui ses propres œuvres aux « happy few » qui sauront le comprendre. 1 Huitième des lettres « du Romantique au Classique » dans la seconde partie de Racine et Shakespeare publiée en mars 1825, Paris, Le Divan, 1928, p. 157, où il répond au manifeste d’Auger, directeur de l’Académie, contre la « nouvelle secte » des jeunes romantiques. 2 Article paru en octobre 1822 dans la Paris Monthly Review of British and Continental Literature, qui devient le premier chapitre de Racine et Shakespeare. 7 © 2014 Les Editions Thierry Marchaisse. Tous droits réservés. Extraits. Ce jour de septembre, Alexandre Dumas quitte son bureau de bonne heure pour rejoindre les happy few devant l’Odéon où une autre troupe anglaise conduite par l’illustre Charles Kemble et Harriet Smithson va jouer Hamlet. Stendhal cette fois est en Italie, mais dans la salle, Dumas retrouve Victor Hugo, Delacroix, Vigny, Nodier, Berlioz, Théophile Gautier… Hugo a vingt-cinq ans et il est encore royaliste – c’est d’ailleurs pendant la cérémonie du sacre de Charles X que son ami Charles Nodier lui a glissé dans la main un exemplaire de Shakespeare 1. À l’Odéon tout Paris s’éprend pêle-mêle d’Ophélie, Harriet, Hamlet. « Shakespeare, en tombant sur moi à l’improviste, me foudroya, écrit Berlioz. Son éclair, en m’ouvrant le ciel de l’art avec un fracas sublime, m’en illumina les plus lointaines profondeurs. » L’hamletisme et l’anglomanie s’emparent de la France. On n’avait pas le choix à l’époque, explique Théodore de Banville, il n’y avait que deux clans dans la poésie, la littérature et les arts : « d’une part les romantiques, et de l’autre, les imbéciles », jusqu’à ce que dans la bouche de révolutionnaires ingénus, le mot romantique signifie : « homme qui connaît Shakespeare et avoue qu’il le connaît ». Ainsi « pour voir les choses dans leur réalité et sans nul déguisement, la querelle est restreinte entre ces modernistes et Shakespeare ». Et Banville de pointer où commence l’hamletisme : « Toutes les récentes névroses compliquées, musicales, idéalement torturées par la soif de l’exquis quintessencié, qui se croient si modernes, et le sont, viennent en droite ligne d’Elseneur. » Des Esseintes ne peut arracher de son souvenir « la navrante chanson et la chère démence d’Ophélie 2 ». Shakespeare le modéré, conservateur par raison ou résignation, est promu champion de toutes les révoltes, qu’elles soient formelles ou politiques. 1 « À Reims », Fragments II, in Victor Hugo, William Shakespeare, Paris, Flammarion, 1973, p. 412-418. 2 Banville, La Revue contemporaine, littéraire, politique et philosophique, 25 mars 1885, p. 379-390. 8 © 2014 Les Editions Thierry Marchaisse. Tous droits réservés. Extraits. ...................................pages non consultables................................ – Pierre Bergounioux – To a spirit of no common rate Notre sens participe de notre caducité. Il est à peu près inévitable que l’idée qu’on s’est faite de la vie, du réel meure avec nous. Il peut arriver qu’elle nous survive. Shakespeare, comme tout homme, a eu ce souci. J’aurais aimé, s’il se pouvait, l’en délivrer, lui dire ce qui suit. Le prix d’une œuvre, c’est nous, les vivants, qui en décidons. Elle vaut à proportion de ce qu’elle nous concerne, de ce que, plus précisément, elle éclaire cette part de nous-mêmes qui nous est, d’emblée, et nous demeure le plus souvent étrangère. Elle nous libère, en d’autres termes, de ce que notre condition comporte d’obscur et de contraint, d’affreusement imparfait comme, au bal des Capulet, Roméo lorsque, voyant Juliette, il se propose de laver sa rude main, et toute sa personne, de la grossièreté dont il vient de se découvrir, à la faveur de la rencontre, entaché, accablé. La Renaissance a cru revenir à l’Antiquité. Elle a inventé les Temps Modernes. Le fait majeur de cette époque, c’est l’émergence d’entités politiques d’un type nouveau, les États-nations, vastes ensembles territoriaux intégrés sous une autorité centrale. 33 © 2014 Les Editions Thierry Marchaisse. Tous droits réservés. Extraits. ...................................pages non consultables................................ – Yves Bonnefoy – Que je vous écrive, Shakespeare, pourquoi ? Vous apporterait-on ma lettre – sur la scène où vous parlez à vos comédiens, ou sur le chantier de votre salle en travaux, ou à la taverne, à discuter ferme de ces événements de votre société qui vous préoccupent, je le sais bien –, vous la mettriez dans votre poche, vous l’oublieriez. Et, d’ailleurs, pourquoi vous poser des questions ou vous faire part de remarques auxquelles vous ne vous intéresseriez pas ? Ce n’est pas que vous ne vous souciez de ce qui nous retient, nous, quand nous vous lisons. Mais votre façon d’y réfléchir ne se situe pas au niveau d’une pensée avertie de soi mais dans votre travail très désordonné sur vos pièces, en ces heures où les intuitions subconscientes ou les demandes de l’inconscient ne sont plus réprimées, en tout cas aussi durement, par les mots et les convictions de l’intellect. Je vous vois, vous êtes debout dans un coin du théâtre, il y fait froid, il y a là on dirait du vent, vous parlez à quelques hommes, jeunes et vieux. L’un, ce va être Hamlet, un autre Ophélie. As-tu une idée à leur expliquer, non, Hamlet s’écrit en cet instant même, ici, dans des phrases qui te viennent, qui te surprennent, c’est la quasi-improvisation de quelques jours partagés entre ta table, je 41 © 2014 Les Editions Thierry Marchaisse. Tous droits réservés. Extraits. ...................................pages non consultables................................ – Jacques Darras – Lettre maritime J’ai de bonnes raisons de vous écrire, ayant traduit à l’instant en français vos 154 Sonnets, même si je n’en ai aucune d’être particulièrement fier de mon exploit, assez communément accompli par les écrivains français depuis quelques siècles. Les premiers à lancer le défi furent les Hugo, fils et père, réunis dans leur prison maritime de Guernesey. Cela n’avait l’air de rien, il semble toutefois qu’il faille depuis eux une condition d’exilé pour prétendre vous atteindre. Comme s’il y avait de l’insulaire définitif en vous. Je ne saurai mieux dire pour commencer ni sans doute pour finir. De l’insulaire. Comme s’il vous avait été échu de prendre, avant tout autre, conscience de la nature même de votre île, l’Angleterre, et de le traduire mieux que quiconque avant vous. Our little life is rounded with a sleep, rêve Prospero à la fin de La Tempête roulant et enroulant les tentures du décor mais ouvrant en même temps par la poésie de l’image sur une plage magique. Nous spectateurs, remis à nous-mêmes, quittons le théâtre du Globe, titubant dans la nuit, levant les yeux vers les étoiles, éprouvant la solitude de notre petite existence humaine entourée d’un immense océan. Nous voici nos propres Prospero, souverains exilés sur nos îles. Ce sera Angleterre pour nous, désor55 © 2014 Les Editions Thierry Marchaisse. Tous droits réservés. Extraits. ...................................pages non consultables................................ – Michael Edwards – Cher Maître, Depuis le temps que nous devisons ensemble, presque chaque jour ! Si vous ne me susurriez pas des mots fabuleux dans mon berceau, c’est tout comme, car je trouve votre présence tutélaire partout dans ma mémoire. Au début, j’avais beaucoup de plaisir à ne pas vous comprendre. Pendant mon adolescence pleine de sérieux et chargée de sottises, Comme il vous plaira au théâtre (avec Donald Wolfit dans le rôle de Touchstone) et Hamlet dans une des éditions Penguin que j’achetai péniblement avec mon peu d’argent de poche, me fascinaient en particulier, ouvraient deux mondes qui ne se contredisaient pas, mais se rejoignaient dans un ensemble qu’il fallait, je le voyais bien, explorer. Un peu plus tard je compris que vous aviez écrit les deux pièces coup sur coup et que cette contiguïté était révélatrice, puisqu’elle faisait apparaître des choses essentielles sur vous, sur le travail créateur, sur la lecture comique et tragique de la vie. Je méditais sur tout cela dans le parc de Richmond, où je me promenais avec votre petit livre qui explosait à chaque page, le long de la Tamise, dans notre modeste maison et dans ma grammar school qui ressemblait à la vôtre. À Cambridge aussi j’avais l’impression de vous chercher dans une sorte de clair-obscur, avec des camarades pendant 75 © 2014 Les Editions Thierry Marchaisse. Tous droits réservés. Extraits. ...................................pages non consultables................................ – Raphaël Enthoven – Dear William, Heureusement que vous n’êtes pas un faon, sinon j’aurais dû commencer ma lettre par « Dear Deer », ce qui n’eût pas manqué d’être intraduisible. Car c’est, figurez-vous, en regardant Bambi que j’appris votre existence. Pour me consoler de la mort de sa mère, tuée par un chasseur, mon père crut bon de me dire dans quelles circonstances Hamlet lui-même devint orphelin de Gertrude… – Mais Gertrude est le nom d’une oie, Papa ! Pas d’une biche. – C’est vrai. – Et Hamlet est le nom d’un plat ! – Exact. Mais on ne fait pas d’Hamlet sans casser des oies. J’avais, sur le moment, tiré grande perplexité du calembour paternel. D’autant que, si j’ai bonne mémoire, vous faites aussi mourir un faon sous la lancette d’une princesse française dans Peines d’amour perdues… Quelle pièce étrange, d’ailleurs. Quel marivaudage ! Comment plaire à celle qu’on aime sans trahir le serment d’être chaste ? Je me souviens d’avoir incarné le Roi de Navarre dans une mise en scène de Christophe Barbier (un dramaturge contemporain déguisé en patron de presse, qui n’aime la politique que parce qu’elle ressemble à du théâtre). Je me 87 © 2014 Les Editions Thierry Marchaisse. Tous droits réservés. Extraits. ...................................pages non consultables................................ Table des matières Prologue Nous sommes tous des happy few, par Dominique Goy-Blanquet 7 Lettres Cher Monsieur Shakespeare, par Michèle Audin 21 Grand Anonyme…, par Georges Banu 27 To a spirit of no common rate, par Pierre Bergounioux 33 Que je vous écrive…, pourquoi ?, par Yves Bonnefoy 41 Mon Océan, maman…, par Hélène Cixous 51 Lettre maritime, par Jacques Darras 55 Bonjour William, par David di Nota 65 Cher William, par Florence Dupont 67 Cher Maître, par Michael Edwards 75 Dear William, par Raphaël Enthoven 87 Cher Shakespeare…, par Jacques Jouet 93 Bien cher Will, par Michèle Le Dœuff 97 © 2014 Les Editions Thierry Marchaisse. Tous droits réservés. Extraits. Monsieur, par Alberto Manguel 107 Cher William Shakespeare, par François Ost 115 Sir…, par Pierre Pachet 125 Épilogue À Monsieur le Rédacteur en chef du Figaro, par Charles Baudelaire 131 Dear friends, par Robert Ellrodt 139 Notes sur les auteurs 143 Aux mêmes éditions Sophie Caratini La fille du chasseur Jean-Marie Schaeffer Petite écologie des études littéraires. Pourquoi et comment étudier la littérature ? Michel Winock L’effet de génération. Une brève histoire des intellectuels français Louis de Mailly Les aventures des trois princes de Serendip suivi de Voyage en sérendipité par Dominique Goy-Blanquet, Marie-Anne Paveau, Aude Volpilhac André Agard Un lézard dans le jardin Philip Larkin Une fille en hiver Roman traduit de l’anglais par Dominique Goy-Blanquet et Guy Le Gaufey La vie avec un trou dedans Poèmes choisis et traduits de l’anglais par Guy Le Gaufey, avec la collaboration de Denis Hirson. Édition bilingue Éric Garnier L’homoparentalité en France. La bataille des nouvelles familles © 2014 Les Editions Thierry Marchaisse. Tous droits réservés. Extraits. Bertrand Longuespé Le temps de rêver est bien court Sophie Caratini Les non-dits de l’anthropologie suivi de Dialogue avec Maurice Godelier Nathalie Heinich Maisons perdues Anne-Dauphine du Chatelle La foudre et les papillons Pierre Houdion L’art de nuire Lucas Menget Lettres de Bagdad Moustapha Safouan La psychanalyse. Science, thérapie – et cause Corinne Devillaire C’est quoi ce roman ? Achevé d’imprimer en février 2014 sur les presses de CPI Firmin-Didot au Mesnil-sur-l’Estrée, France Dépôt légal : février 2014. Numéro d’impression : 121 226. © 2014 Les Editions Thierry Marchaisse. Tous droits réservés. Extraits.