Controverse sur le dextropropoxyphène

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Controverse sur le dextropropoxyphène
Revue du Rhumatisme 76 (2009) 599–601
Éditorial
Controverse sur le dextropropoxyphène夽
Controversy about dextropropoxyphene
Mots clés : Antalgiques ; Dextropropoxyphène ; Co-proxamol ; Retrait du marché
Keywords: Analgesics; Dextropropoxyphene; Co-proxamol; Withdrawal from the market
Né aux États-Unis il y a plus d’un demi-siècle, le dextropropoxyphène, par le biais de spécialités contenant également
du paracétamol (co-proxamol), s’imposa rapidement comme
l’antalgique le plus prescrit dans le monde [1,2]. Or, après que
son autorisation de mise sur le marché (AMM) lui fut retirée en
Suède (2005), puis au Royaume-Uni (2007) – et pour mémoire,
en Suisse (2003) –, le voilà sous la menace d’une procédure de
réévaluation engagée par l’Agence européenne du médicament
(European Medicines Agency [EMEA]), qui risque d’aboutir
à son interdiction au nom de l’harmonisation des pratiques au
sein de l’Union. D’où vient la soudaine disgrâce d’un médicament qui doit son enviable popularité à une tolérance reconnue
[1,3,4] ?
1. Une efficacité discutable
Le dextropropoxyphène est un opioïde faible, agoniste des
récepteurs ␮, chimiquement apparenté à la méthadone [1]. Il était
disponible isolément en France sous forme d’un sel de chlorhydrate dosé à 65 mg (Antalvic® ) jusqu’en 2001. Les laboratoires
Hoechst-Houdé qui en détenaient la licence d’exploitation à
l’époque décidèrent alors de renoncer à sa commercialisation,
dans l’indifférence générale. Il est vrai que le chlorhydrate de
dextropropoxyphène 65 mg et son équivalent, le napsylate de
dextropropoxyphène 100 mg, avaient montré un piètre pouvoir
analgésique dans la douleur postopératoire, modèle de référence
pour la douleur aiguë, où leur activité apparut comparable à
celle de 500 mg de paracétamol, 50 mg de tramadol ou 60 mg de
codéine, et nettement inférieure à celle de 400 mg d’ibuprofène
ou de 50 mg de diclofénac [5]. Nous manquons malheureusement d’études randomisées pour connaître l’efficacité du
夽 Ne pas utiliser, pour citation, la référence française de cet article, mais sa
référence anglaise dans le même volume de Joint Bone Spine.
dextropropoxyphène dans les affections douloureuses chroniques [6]. Certes, un essai de courte durée (deux semaines)
suggère que le dextropropoxyphène napsylate (300 mg/j) procure un soulagement semblable au tramadol (300 mg/j) dans la
gonarthrose ou la coxarthrose, et qu’au surplus, il entraîne moins
d’abandons du traitement secondaires à des effets indésirables
(11 % vs 36 %). Mais vu ses imperfections méthodologiques et
l’absence de bras placebo, ce travail ne permet pas de se faire
une opinion sur la place du dextropropoxyphène dans la stratégie thérapeutique de l’arthrose [6]. Au reste, qui se soucierait
du sort d’une substance délaissée quand médecins et malades
plébiscitent le co-proxamol ?
Hélas, les données publiées mettent aussi en question l’intérêt
du co-proxamol, faute de preuve qu’il est plus antalgique que
le paracétamol seul [4]. Ainsi, l’ingestion de 65 mg de dextropropoxyphène chlorhydrate avec 650 mg de paracétamol produit
le même effet que 100 mg de tramadol ou 1 g de paracétamol,
que les anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS) surpassent
encore largement, dans la douleur aiguë postchirurgicale [5].
Certains ont objecté que ces résultats, qui émanent quasi exclusivement d’essais cliniques comportant une prise unique de
médicament, sous-estiment la valeur du co-proxamol lors d’un
traitement prolongé [7]. Des arguments pharmacocinétiques
étayent leur thèse [8]. Après une administration réitérée de coproxamol, le dextropropoxyphène et son métabolite actif, le
norpropoxyphène, s’accumulent dans l’organisme en raison de
demi-vies d’élimination moyennes de 22 heures chez l’adulte
jeune et de 37 à 42 heures chez la personne âgée et, partant, leur
action antalgique s’en trouverait renforcée [7,8]. Une étude en
double insu a d’ailleurs révélé que la plupart des rhumatisants
traités au long cours par du co-proxamol jugent le paracétamol
moins efficace [9]. Il n’empêche que le doute persistera tant
que la supériorité du co-proxamol par rapport au paracétamol
n’aura pas été clairement établie dans les douleurs chroniques,
d’origine arthrosique notamment. Est-il besoin de préciser que
1169-8330/$ – see front matter © 2009 Société Française de Rhumatologie. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
doi:10.1016/j.rhum.2009.04.002
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les mêmes incertitudes pèsent sur le co-proxamol vendu en
France (Di-Antalvic® ) – dont la composition diffère légèrement
de son homologue anglais (paracétamol 400 mg et dextropropoxyphène chlorhydrate 30 mg pour l’un, paracétamol 325 mg
et dextropropoxyphène chlorhydrate 32,5 mg pour l’autre) –
ainsi que sur la combinaison dextropropoxyphène chlorhydrate
27 mg–paracétamol 400 mg–caféine 30 mg (Propofan® ) ?
2. Une tolérance avérée
On concèdera volontiers que les augmentations des phosphatases alcalines sériques sont banales sous co-proxamol. Les
hépatites cholestatiques ou mixtes, d’expression purement biologique le plus souvent, sont au demeurant une complication
notoire du dextropropoxyphène [10]. Bien plus exceptionnelles
et singulières sont les hypoglycémies que favorisent le grand âge
ou une insuffisance rénale [11,12]. Nonobstant, si nous devions
citer la qualité essentielle du co-proxamol en nous fondant sur
notre expérience, gageons que la tolérance l’emporterait. Ce
sentiment est conforté par une étude dans laquelle 141 patients
souffrant d’arthrose recevaient de manière aléatoire soit six
gélules par jour de co-proxamol (n = 70), soit six comprimés
par jour d’une association paracétamol 500 mg–codéine 30 mg
(n = 71) pendant une semaine. On dénombra trois fois moins
d’événements indésirables motivant une sortie d’essai dans le
premier groupe (n = 9, 13 %) que dans le second (n = 27, 38 %)
[3]. De fait, aux posologies usuelles, le co-proxamol induit relativement peu de nausées, de vomissements, de constipation, de
somnolence ou de vertiges, qui représentent les causes habituelles de l’arrêt des opiacés [3,6].
Sachant que les troubles digestifs ou neuropsychiques des
morphiniques et leurs propriétés analgésiques sont indissociables, qui procèdent tous deux de la stimulation des récepteurs
␮, on est en droit de se demander si la tolérance du coproxamol n’est pas l’heureuse contrepartie de sa médiocre
efficacité [6]. Remarquons à cet égard qu’aucune formulation
de co-proxamol ne réalise la combinaison de doses (paracétamol 500 mg–dextropropoxyphène 50–100 mg) correspondant à
un « analgésique de palier 2 », c’est-à-dire un analgésique plus
performant que le paracétamol ou un AINS « palier 1 », selon
les critères énoncés par l’Organisation mondiale de la santé dans
ses recommandations sur le traitement de la douleur cancéreuse
[13].
3. Et pourtant, il tue
Dès les décennies 1970–1980, on s’alarma du grand nombre
de décès imputables aux intoxications par le co-proxamol – dont
l’utilité devint par la suite un sujet de débat récurrent dans les
pays scandinaves et anglo-saxons, les plus touchés par le phénomène [1,2]. D’après une étude rétrospective portant sur les morts
par suicide enregistrées en Angleterre et au Pays de Galles, le
co-proxamol seul était responsable de 255 décès chaque année
(intervalle de confiance [IC] à 95 % : 238–274) durant la période
1997 à 1999 quand les antidépresseurs tricycliques et le paracétamol seuls étaient en cause dans, respectivement, 309 (IC
95 % : 289–330) et 123 cas (IC 95 % : 110–136) [14]. Le risque
d’une issue fatale parut en outre plus élevé après une intoxication
au co-proxamol qu’après une intoxication aux antidépresseurs
imipraminiques (risque relatif [RR] : 2,3 ; IC 95 % : 2,1–2,5)
ou au paracétamol (RR : 28,1 ; IC 95 % : 24,9–32,9) [14]. Une
enquête écossaise confirma la particulière gravité des intoxications au co-proxamol qui provoquèrent 24,6 décès par million
de prescriptions (IC 95 % : 19,7–30,4) entre juillet 2000 et juin
2002 contre deux (IC 95 % : 0,88–4) pour des spécialités associant du paracétamol 500 mg et de la codéine 8, 15 ou 30 mg,
et 2,4 (IC 95 % : 0,5–7,2) pour des spécialités alliant du paracétamol 500 mg et de la dihydrocodéine 10 ou 20 mg, alors que
l’incidence des intoxications volontaires était voisine pour les
trois catégories d’antalgiques [15]. Signalons au passage que
des investigations antérieures avaient déjà conclu à l’existence
d’un lien étroit entre la quantité de co-proxamol délivrée sur
ordonnance et le nombre de décès par surdosage en Amérique
ou en Europe du Nord [2].
La sévérité des surdosages en co-proxamol découle de sa
rapide absorption intestinale de sorte que le dextropropoxyphène
et le norpropoxyphène sont susceptibles d’atteindre des concentrations plasmatiques létales en un délai bref [1]. Il s’ensuit que
80 à 90 % des décès surviennent avant l’arrivée des malades à
l’hôpital, l’intervalle moyen entre l’intoxication et le décès étant
de cinq heures environ [2]. Ces décès résultent en premier lieu
d’une action dépressive centrale sur la vigilance et la respiration,
inhérente aux opiacés et réversible après l’injection d’un antagoniste ␮ tel que la naloxone, mais souvent potentialisée par une
prise concomitante d’alcool ou de psychotropes, de benzodiazépines surtout [1,2,15]. À cela s’ajoutent des effets délétères
propres que le dextropropoxyphène et, davantage encore, le
norpropoxyphène exercent sur le cœur (diminution de la contractilité, voire asystolie, bradycardie, allongement du complexe
QRS et de l’espace QTc) que l’on attribue à des interactions
avec les canaux ioniques Na+ et K+ et qui sont insensibles à la
naloxone [1,15,16].
4. Faut-il interdire le co-proxamol ?
A priori, on imagine mal comment contrer un acte
d’accusations aussi solide. Car voilà une spécialité discréditée
par sa potentielle dangerosité, qui ne se distingue pas du paracétamol dans les douleurs aiguës et qui, en dépit d’une rare
et prospère longévité, n’a pas été évaluée dans son domaine
d’élection que sont les douleurs chroniques ! Circonstance
aggravante, le retrait progressif du co-proxamol auquel on a procédé au Royaume-Uni afin de laisser le temps aux cliniciens de
trouver une solution de remplacement, s’est effectivement soldé
par une chute du nombre de décès par intoxication médicamenteuse volontaire, malgré le report des prescriptions vers d’autres
analgésiques [17].
Le co-proxamol garde néanmoins de fervents défenseurs.
Parmi les malades d’abord – dont une part ne trouve pas
d’alternative satisfaisante au sein des spécialités restantes
[18,19]. Parmi les généralistes et les rhumatologues ensuite
– dont une écrasante majorité se déclara partisans de son maintien sur le marché en Grande Bretagne [18]. Leur plaidoyer se
résume somme toute en une simple question : est-il éthique de
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priver des patients douloureux chroniques de l’unique spécialité qui leur convienne alors même qu’ils l’emploient à bon
escient et qu’ils n’ont aucune tendance suicidaire [19] ? En
France, nous serions d’autant plus enclins à répondre par la négative que sur 12 444 intoxications incriminant le co-proxamol
colligées par les centres Antipoison entre 1995 et 2003, on
déplora « seulement » 62 décès, soit sept par an en moyenne [20].
Loin de constituer un nouveau paradoxe français, cette situation
s’expliquerait par l’utilisation marginale des antalgiques dans
les tentatives de suicide avec des médicaments [20]. Et s’il n’y
a pas péril en la demeure, sous quel prétexte retirerait-on le coproxamol de notre pharmacopée quand il est indispensable à
certains patients ?
Espérons, en définitive, que l’EMEA ne rendra pas une sentence applicable à l’ensemble de l’Union européenne, mais que
ses arbitrages considéreront le contexte national, quitte à exiger,
dans les pays où le co-proxamol conserverait son AMM, la mise
en œuvre d’essais cliniques le confrontant au paracétamol dans
des affections douloureuses chroniques.
5. Conflits d’intérêts
Les auteurs ne déclarent aucun conflits d’intérêts.
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Communiqué de presse du 28 juillet 2005.
Bernard Bannwarth a,∗,b
Christophe Richez a
a Service de rhumatologie, groupe hospitalier Pellegrin, place
Amélie-Raba-Léon, 33076 Bordeaux cedex, France
b Laboratoire de thérapeutique, université Victor-Segalen,
146, rue Léo-Saignat, 33076 Bordeaux cedex, France
∗ Auteur
correspondant.
Adresse e-mail : [email protected]
(B. Bannwarth).
2 avril 2009