XIII – Plus on met d`eau dans la soupe, moins elle est épaisse

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XIII – Plus on met d`eau dans la soupe, moins elle est épaisse
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XIII – Plus on met d’eau dans
la soupe, moins elle est épaisse
Revue de presse. Brouillon a disparu. On mure l’ossuaire. Šebek
assassiné. Denfert, le lion alors de choir. L’éditorial de B.-A.
Lehry. Une découverte génétique.
Les membres du jury pour le prix de l’Originalité
des Unes de quotidien auraient un mal de chien à
départager les ex æquo de la dernière place, en ce lundi
matin.
Sur cinq colonnes barrées de noir, les six journaux
de la presse «!nationale!», c’est à dire ceux dont le
siège social est parisien, offrent la preuve flagrante que
les feuilles d’opinion ont depuis lurette cédé toute la
place aux canards d’un pignon et d’un seul.
Inventaire exhaustif!: «!L’HORREUR!!!» (deux
fois), «!LA BARBARIE!», «!TOUT FAIRE POUR
ARRÊTER L’HORREUR!!!», «!DU SANG ET DES
LARMES!», «!AU-DELÀ DE L’INHUMAIN!».
La presse régionale à l’unisson!: «!SCÈNES DE
GUERRE À PARIS!», «!TERREUR À PARIS!»,
«!C’EST LA GUERRE!!!», «!MONSTRUEUX!!!», et
autres «!JUSQU’AU BOUT DE L’HORREUR!».
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«!VICTOIRE DE L’ANGLAIS SHELDON AU
DANTESQUE GRAND PRIX DE SAINT-MARIN!»,
sous-titre!: «!Une course faussée par la main de
Bombyx!?!»
Ça c’est l’Équipe, lauréate du prix susmentionné.
Ou l’art d’accentuer différemment un même
événement.
La Croix n’avait pas voulu être en reste avec son
sportif confrère et titrait!: «!LE PAPE A PRIÉ POUR
NOS MARTYRS DE SAINT-SULPICE.!» Premier
accessit.
On n’ose conjecturer quelles platitudes titreront
les hebdomadaires, à partir d’après-demain. Tous les
clichés des reportages photographiques, des articles et
des éditoriaux transpirent de désolation.
Partout le rappel de l’arithmétique pompeusement
funèbre, pavé encadré, de «!la série rouge!» ou de «!la
semaine sanglante de Bombyx!»!:
CENT TRENTE-SEPT MORTS EN SIX JOURS!!
Mardi, Épinay-Villetaneuse, treize morts.
Jeudi, Paris-Trocadéro, quarante-deux morts,
dont le duc de Monthéard, le général James Emprain,
l’actrice Dorlote Barbie et huit policiers.
Vendredi, Parc animalier de Glauzy, deux morts.
Samedi, en Italie à Bologne et Imola, cinq morts,
dont deux policiers locaux et un sosie de D.!B.
Dimanche, Paris, église Saint-Sulpice, trente-deux
morts, dont le sénateur Julien Poitevin (apparenté PS)
et l’abbé Roland Nadosse.
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Commissariat du sixième, seize morts!: le sénateur
José-Pierre Groslard (PS) et quinze policiers.
Paris, place Saint-Sulpice, vingt-sept morts, parmi
lesquels l’académicien Patrice Beldourg, le sénateur
Alain Bibirre (Les Verts) et l’éditeur nordiste Guy
Jeubande.
Et on y va de trois, quatre ou cinq pages sur «!le
fait du jour!». Rédacteurs en chef, politologues,
criminologues, psychanalystes, zoologues, astrologues,
potinières et bien-informés sont sur le pont. Extraits.
«!La classe politique unanime condamne.!»
«!Que cherche Bombyx!? Qui est-il!? Que veut-il!?
Jusqu’où ira-t-il!?!»
«!Premier portrait-robot de l’Ennemi public.!»
«!L’État déstabilisé!? La main de l’étranger!? DST
et DGSE sur les dents.!»
«!Le Président de la République s’adressera ce soir
aux Français. Remaniement ministériel en vue!?!!»
«!Renforcement du plan Vigipirate. Pour raisons
de sécurité de la population, tous rassemblements et
manifestations interdits jusqu’à nouvel ordre. Première
conséquence!: le concert du groupe les Boxcar Bertha,
qui devaient se produire ce soir aux Buttes Chaumont,
est annulé.!»
«!Paris sous haute surveillance. La troupe aux
points stratégiques. Des renforts blindés attendus dans
la journée. Les galeries souterraines vont être murées.!»
«!Vers l’état de siège!? L’instauration du couvrefeu à l’étude.!!»
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«!Minute de silence au Sénat et sous la Coupole
pour les victimes piétinées.!»
«!Le Premier ministre, accompagné des ministres
de l’Intérieur, de la Culture, de l’Environnement, s’est
précipité dans la soirée sur les lieux du drame.!»
«!Trouillard est-il l’homme de la situation!? Coup
de balai dans ses services!: son adjoint chargé du
Renseignement est limogé.!»
«!Les huit policiers tués au Trocadéro et les quinze
de Saint-Sulpice seront nominés (sic) chevaliers de la
Légion d’honneur à titre posthume.!»
«!C’est le portrait-robot de Bombyx qui a sauvé le
poète Alain Joufflu!: J’étais au quai des Orfèvres, j’ai
annulé pour cela une signature de mes œuvres au
Marché de la poésie.!»
«!Notre confrère L’Équipe est sans nouvelles de
son envoyé spécial au G.P. d’Imola, Denis Brouillon.
Son compte-rendu de la course n’est jamais parvenu à
la rédaction. Ses proches s’inquiètent.!»
Et enfin, l’éditorial du quotidien d’extrême droite!:
«!Comme toujours, l’immigration est synonyme
d’insécurité. Le lobby humaniste peut encore larmoyer
tout son soûl, mais le fait est là!: ces animaux venus de
l’étranger, ils ne sont pas comme nous, voyez leur
trompe. Et ce n’est pas être raciste que de dire cela.
Odeur, bruits, culture en sont aux antipodes des bœufs,
des porcelets, des baudets de chez nous. Même folle,
jamais une vache ne tue de Français. La patrie est
menacée par des hordes de bêtes ethniques!?
Expulsons-les du sol national!!!»
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Décidément, Présent n’a rien à offrir.
*
*
*
Le juke-box laser diffusait Java Rave.
J’ai du sang plein les noisettes
Je chiale sur mon lavabo
‘Y a des rats sous la moquette
Du cyanure à l’apéro
Au petit bal des gisquettes
Mouillées jusqu’au blanc des os
J’en ai gros dans la braguette
La vie ne fait pas d’ cadeau
J’ai tronché toutes les minettes
Ma purée dans leurs naseaux
C’est toujours toi dans ma tête
Qui torgnole ma libido…
Debout au zinc, P’tit Marcel, à cette heure presque
encore matinale, entrechoqua son ballon de Bordeaux à
celui de Grand Gégé.
– À la bonne mienne.
– Et réciproquement.
Claquement de langues.
– Je me d’mande, «!grand cru de Médoc!», ‘y a
pas une contrepèterie, là!?
– Meuh non.
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– Ça r’ssemble, pourtant.
– T’as raison, ça r’ssemble, mais ‘y a pas de
contrepèterie.
– Ouais, mais quand même…
– Ah, commence pas à m’ les brouter. Puisque j’
te dis qu’y en a pas.
– Bon, ça va, t’excite pas. ‘Y en pas et c’est marre.
– Qu’est-ce qu’y viennent foutre, ceux-là!?
Par la baie du Rendez-vous, on voyait un camion
militaire vomir une bordée de bérets verts, casque léger
au ceinturon et mitraillette à la main.
Alignement serré devant la rue de Grancey.
– Caporal Douville de base!?
– Présent.
– Prenez vos distances. Section, garde à vous!!
Repos!! Garde à vous!! Au rapport!!
Considérant d’un œil hiérarchique sa collection de
treillis à deux pattes, l’adjudant Petchanatz beuglait ses
instructions.
– Trois hommes avec le caporal devant le lion!!
Deux pour garder l’entrée du bâtiment!! Quatre avec
moi pour accompagner les civils!! Les autres peuvent
buller au camion!! Relève dans deux heures!! Rompez
les rangs!!
Les «!civils!» étaient, casques de chantier au crâne
et rouleaux de plans sous le bras, deux inspecteurs
généraux des Carrières.
Une poignée de maçons, contremaîtres, ouvriers et
manœuvres, s’employait à transbahuter des parpaings
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et des sacs de béton, qui allaient s’empiler devant
l’ancien octroi de la barrière d’Enfer.
– Mais… Y vont murer l’Ossuaire, ces sagouins!!
– Ben oui, rapport à Bombyx. T’as pas lu les
journaux!?
– Pourquoi, y veut voler les crânes et les tibias,
c’t’!homme-là!?
– Mais non, tête de nœud!! C’est par les galeries
qu’il promène ses éléphants.
– Ah!? Bon… Mais y sont pas sortis de l’auberge,
les troufignons. Pas’que des galeries, sous nos arpions,
en veux-tu en voilà.
– Tu peux l’ dire, Elvire. C’est même marqué dans
le journal. Tiens, r’garde!: mille huit cents mètres de
Catacombes, sept mille sept cents sous l’ cimetière
Montparno, mille huit cent quatre-vingts sous l’ Val de
Grâce, mille quatre cent quarante-deux sous SainteAnne…
– Tu crois que les loufs peuvent se débiner par là!?
– En tout cas, c’est remblayé sous la Santé depuis
la construction. Jamais trop prudents…
– Y sont chtarbés, les bidasses, qu’est-ce qu’y
croivent. Un éléphant, y passe pas, dans les
Catacombes. ‘Y a quoi, au plafond!?
– Les couilles à tonton.
– Ta gueule, t’es con, toi. Je parle de la hauteur.
– Eh les gars, incroyable!! ‘Y a P’tit Marcel qui
parle de hauteur!!
– Ferme tag’, j’ m’exprime. Alors, deux mètres,
deux mètres trente!?
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– Dans ces eaux, ouais.
– Parle pas d’eau, enfoiré!! Et finis ton verre.
– Remarque, plus loin, ça passe.
– Qu’est-ce qui passe!?
– Ben les éléphants, pardi, écoute qu’est-ce qu’on
te dégoise!! ‘Y a des coins, ça monte bien à quarante
mètres.
– Tu l’ finis, ton verre, ou merde!?
– J’ te l’ dis, ‘zont pas fini d’en baver, les mecs!!
Vise un peu le taf que ça leur fait!! Sans parler des aller
et retour de matos dans les escaliers!!
– Y sont bons jusqu’à la nuit. Mince de chantier!!
– Y ‘zont qu’à danser, plutôt.
– Oh, laisse béton!!
– Ça y est, y rentrent tous dans la bicoque.
– Les Athéniens s’atteignirent.
– Hein!?
– Ça vient d’Athènes.
– Ah oui!? J’ sais pas, mais moi, les gus au turbin,
ça m’ donne soif. Patron, la même tournée!!
*
*
*
«!Le train est arrivé lentement gare de l’Est. Tous
freins grinçants, il s’est arrêté. Šebek est sorti de son
compartiment et son pied a foulé le sol parisien.
«!Il n’a pas l’intention de rester longtemps ici. Il se
rend en Angleterre. Il a prévu de franchir à pied le
tunnel sous la Manche.
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«!Il a descendu le boulevard de Sébastopol.
«!Un étui à violon et à marionnettes, vide, se
balançait au bout de son bras.
«!Arrivé à la Seine, il a grommelé avec mépris!:
«!– Elle est plus étroite que la Vltava à Prague.
«!Il s’est assis au bord de l’eau, sur son étui à
violon et à marionnettes, vide. Derrière un buisson,
deux clochards l’observaient.
«!– Dis voir, a dit le plus petit, un peu bossu. C’est
Jean-Loup Ragondin, n’est-ce pas!?
«!– Tu as raison, a dit le plus grand. C’est lui, ce
Jean-Loup Ragondin qui s’est tiré avec le fric que nous
avons volé à la poste!!
«!– Il a bu, a dit le bosco. Et il a le vin mauvais.
«!– Já mu vkydnu čúro do hrbu…
«!C’était de l’argot tchèque, quelque chose comme
et mon cul, c’est du poulet!? (Litt.!: Ma bite dans ta
bosse). Le père du plus grand, un Tzigane, avait quitté,
avant-guerre, la Bohême pour la France.
«!Šebek tournait le dos au buisson.
«!Quelqu’un, tout à coup, l’empoigna par l’épaule
et le força à le regarder dans les yeux.
«!– Salut, Jean-Loup, a dit le bosco.
«!– Ça va!? a demandé le plus grand.
«!– Promiňte, ale já nerozumím francouzsky,
pánové. (Excusez-moi, mais je ne comprends pas le
français, messieurs.)
«!Et il s’alluma une cigarette.
«!– Monsieur parle tchèque!? s’étonna le Tzigane.
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«!– Cher Jean-Loup, où as-tu appris cette langue,
un vieux clodo parisien lavé à l’eau de Seine comme
toi!? s’étonna à son tour le bosco.
«!D’un coup, une lame finnoise a étincelé dans
l’obscurité. Le bosco tenait toujours l’épaule de Šebek.
«!Il lui plongea le couteau dans le cœur, par
derrière. Les mains de Šebek eurent une sorte de long
tremblement. Dans un râle, il s’est écroulé sur le dos.
Petit filet de sang à la commissure des lèvres.
«!Le bosco arracha le couteau, l’essuya sur
l’herbe.
«!Les yeux de Šebek avaient tourné au vitreux.
Quelques derniers soubresauts et il rejoignit l’éternité.
«!– Qu’allons-nous faire de lui!? gronda le grand.
«!Le bosco réfléchit. Il regarda tout autour et dit!:
«!– Là, dans l’ancien abri antiaérien. On va le jeter
dedans et l’enfouir sous des cailloux.
«!Ils s’attelèrent à la besogne.
«!– Jean-Loup Ragondin, requiescat in pace, dit le
bosco en déversant quelques pierres.
«!Le Tzigane, casquette retournée sur la nuque,
épandit une couche d’argile dans la fosse et cracha.
«!– Tu vois, Jean-Loup Ragondin, nous t’avons
pourtant léché comme il faut!!
«!L’étui à violon et à marionnettes, vide, gisait
dans l’herbe, solitaire. Šebek, sous la caillasse de son
caveau improvisé, resterait éternellement muet.
«!Les deux mendigots s’éclipsèrent.
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«!Quand soudain, là, à l’entrée du square, de
derrière la guérite Morris, surgit un homme, barbu à
grosses lunettes.
«!C’était Karel Šebek, en pleine forme, qui leur
barrait la route!!!»
Lotfi Maurdican avait fini de lire le rapport
dactylographié que lui avait posté Pavel Řezníček,
détective privé à l’agence Doutník, rue Gabrielova à
Prague, filatures, adultère, renseignements, espionnage
industriel, enquêtes de voisinage, dans toute l’Europe
et même ailleurs, devis sur commande.
Un large sourire enjolivait son visage.
– Impeccable!! Ça marche!! Ils vont bien finir par
comprendre que l’éternité, c’est pas pour tout le temps.
Il serra les feuilles en un tiroir.
– Et maintenant, à l’ouvrage pour le stade suivant!:
la duplication en série.
*
*
*
Vers quatorze heures, le tout dernier quotidien du
soir en remit une couche. Le Monde évoquait les
opérations souterraines de murage commencées sans
murmures dans la matinée.
Accès et issues du réseau avaient été inventoriés et
gardés par des régiments d’élite. Interdiction absolue
de stationner à leur aplomb.
Il rendait aussi compte de la première catastrophe
survenue, déjà!!, dans le cadre de ces travaux.
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Le Lion de Denfert-Rochereau, socle et statue,
s’était englouti dans le sous-sol, se morcelant en blocs
épars et happant du même coup les quatre légionnaires
qui y battaient la semelle.
La circulation des automobiles et des rames de
métro avait été aussitôt interrompue. Les immeubles de
la place évacués. Les piétons déviés.
Un témoin, monsieur Marcel Bolet, imprimeur au
chômage, avait tout vu depuis le café voisin.
«!La tête de la statue a roulé jusqu’au boulevard
Arago, ses yeux dans la direction des Gobelins. Ce qui
fait que maintenant, le regard de lion regarde l’Est…!»
Étrangement, aucune explosion n’avait été ouïe.
Tout était sage et le Lion alors de choir. Puis les cris de
désespoir létal des sentinelles, très audibles dans
l’écroulement des profondeurs.
Le reporter n’avait pas jugé bon de reproduire la
suite des propos de P’tit Marcel!:
«!Puisqu’y paraît qu’y faut dire “!madame la
ministre!”, y faut que vous écrivez “!le sentinelle!”!!
C’est pas des gonzesses, les pioupious!!!»
À l’heure de mettre sous presse, pas encore de
communiqué officiel. Il s’agissait sans doute d’une
cloche de fontis ayant cédé et entraîné la voûte, comme
il se produit tous les vingt ans en moyenne dans le Sud
parisien.
Mais pourquoi pas un acte de représailles de
Bombyx!? Peut-être avait-il tenté un baroud d’horreur,
devant la contre-offensive d’État, en cassant du
monument et de la bâtisse administrative!?
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Car le bruit courrait que des artificiers démineurs
avaient été dépêchés illico presto sous l’hôpital du Val
de Grâce, sous la faculté de Droit de la rue d’Assas et
sous l’école des Mines. Y aurait-il à craindre quelque
explosif à retardement!?
Baroud mâtiné de facétie douteuse!: miner l’école
des Mines, l’infamie du calembour redondait celle de
l’exaction.
Par ailleurs, Le Monde rassurait les habitants de
Montmartre. Si la Butte est un gruyère, plus aucun
accès aux galeries n’existe depuis le XIXe siècle. C’est
donc râpé pour Bombyx, dans ce secteur.
Mais surtout, en Une et suite en dernière page, s’y
étalait un virulent placard de Bernard-André Lehry,
APPEL D’ÈRE.
C’est un triple symbole qu’hier Bombyx avait dans
le collimateur. L’État démocratique (le commissariat),
la Religion (l’église) et la Beauté (la poésie).
Se rend-on compte que c’est cette trinité qui gère
l’ensemble du champ de notre vie et même au-delà!:
domaine social, domaine spirituel, domaine sensible!?
C’est donc à notre vie à tous qu’il en veut, au
travers de ce qui lui donne une structure et un sens, de
ce qui la justifie devant les autres, devant Dieu et
devant nous-mêmes.
Il s’avère ainsi être l’héritier résiduel de tous les
ennemis passés de la Civilisation!: la populace ivrogne
et bestiale de la Commune, les bandes incultes des
paysans d’Ukraine, les ignobles soudards duruttiens de
la guerre d’Espagne, les émeutiers barbares du tiers
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monde, les monstrueux poseurs de bombe de la Bande
à Baader. Plus généralement, de tous ceux qui, sous
couvert d’émancipation, portent en eux les germes du
totalitarisme.
(…) La poésie, sauvagement molestée hier en son
marché, est cette clarté installée en esthétique, où les
mots comme les formes s’organisent en figures dont la
fonction sacrée consiste à embellir et sublimer la vie
réelle.
Elle affirme sereinement la richesse, la subtilité et
la justesse de la fin qui justifie les moyens, contre la
brutalité d’un monde intérieur, tapi dans l’ombre de
nos consciences et régi par l’ange du Mal.
C’est elle qui scande la marche du monde, qui
donne à l’existence l’idoine cadence pour aller tous
ensemble vers l’évolution opiniâtre et réfléchie du
système libéral.
C’est elle qui nous autorise à acquiescer à ce
monde, à chasser de nos âmes pécheresses celui que
nous portons honteusement en nous, synonyme de
déportation, de Goulag, de pandémonium.
Nos poètes le savent!: la liberté, la vraie, est celle
que légitiment l’autorité sociale de nos démocraties et
l’autorité morale des représentants œcuméniques de
Dieu sur terre.
(…) Finissons-en avec le désespoir!! Depuis
qu’avec la chute du mur de Berlin, nous avons fini par
comprendre qu’il n’y a plus de classes sociales, plus de
tyrans et plus d’idéologies, que toute révolte mène
inexorablement à la dictature, c’est un avenir radieux
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qui s’offre à nous. Où l’autorité de nos représentants
élus et de nos libres entrepreneurs va de soi
puisqu’elle est la seule qui satisfasse d’un même élan
notre raison, notre cœur et nos relations humaines.
Saint-Exupéry l’a bien dit que l’amour vrai
consiste à regarder ensemble dans la même direction.
Cessons de nous regarder les uns les autres — là est la
source de la haine, de l’exclusion, de la libido.
(…) Voilà à quoi Bombyx, le barbare absolu, s’en
est pris hier, par la mort et l’abomination.
Oui, aujourd’hui, nous sommes tous des bigotes
écrasées, des flics suppliciés, des marchands décimés!!
(…) Honni du situationnisme, ce grand spectacle,
par l’assurance trompeuse de son impunité, travaille à
dissimuler le caractère improbable et paradoxal de son
surgissement et met en joue nos valeurs sacrées.
Ne nous résignons pas au «!succès!» de Bombyx.
Tout ce qui triomphe court à sa perte et il ne dérogera
pas à la règle. Il n’y aura pas d’épidémie, nous y
veillerons, nous nous ferons pasteurs pour éradiquer
cette rage.
Il y a au fond de l’homme un sentiment de la
catastrophe, qui nous obsède comme l’écho lointain de
pulsions à très longue portée qui doivent être, coûte
que coûte, tenues en laisse et dotées d’inaltérables
muselières. L’ordre du jour est de conjurer cet Inconnu
malfaisant, n’est-ce pas là le rôle supérieur des États
et des grandes religions, épaulés sous roche par l’Art!?
Boucle-la, bouche d’ombre!! Haro sur les grandes
exaltations!! Ne voyez-vous pas qu’elles nourrissent en
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leurs entrailles jalouses, fécondé par Lucifer (le
«!porteur de lumière!»!!), l’assommoir hideux des
génocides!?
Philosophe de la modernité, je fais profession de
combattre activement cette étrange énergie, seule force
humaine à vouloir donner du lyrisme à la mort.
J’appelle à la plus étroite collaboration artistes,
universitaires, industriels, scientifiques, élus du peuple,
forces de l’ordre, clercs et promoteurs, pour en finir
avec cet espace incontrôlable où naissent et se meuvent
les nuisibles de l’espèce de Bombyx.
Certes, l’être humain est naturellement mauvais.
Nous le savons tous depuis que nous avons été chassés
d’Éden. Comme une litanie maladive, nous ont interdit
de l’oublier Sade, le diabolique marquis, puis Stirner,
Lacenaire, Ducasse, Ravachol, Freud, Landru, Bonnie
et Clyde.
S’il faut la trique pour contraindre l’homme à la
bonté, qu’on la lui donne!! Et plutôt deux fois qu’une!!
Ma place et ma parole dans la Pensée du nouveau
millénaire n’ont pas d’autre justification.
Bernard-André Lehry
Comme à son habitude, Lehry n’avait pas eu
recours à un nègre. À quoi bon!? Lorsqu’il suffit
d’ouvrir un livre et d’en recopier, soigneusement
mixés, de larges extraits!!
Ici, titre et plagiats étaient sans vergogne pompés
sur un pamphlet d’Annie Le Brun!1, dont il avait pris
1
A. LE BRUN!: Appel d’air, Librairie Plon, Paris 1988.
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systématiquement le contre-pied argumentaire et qu’il
avait agrémentés de corollaires tout de son cru.
Que risquait-il!? Plus d’une plainte portée contre
lui s’était soldée, dans le passé, par des ordonnances de
non-lieu, faute d’éléments de preuve flagrante.
Remarquons que, pour la plupart, elles émanaient
d’auteurs inconnus, dont les manuscrits ponctionnés
avaient été, curieusement, rejetés après lecture par la
maison d’édition dont Lehry était directeur littéraire…
*
*
*
En page scientifique, une brève passa relativement
inaperçue.
L’analyse des marqueurs phénotypiques — en
confrontant les groupes AB0, Rh, MNS et HLA du
système sanguin — permettait l’identification humaine
avec une fiabilité d’environ 99,99!%.
Depuis la publication en 1993 de la carte du
génome humain, on sait étudier les minisatellites par la
technique des sondes multilocus de Jeffrey, ce qui
ramène le risque théorique d’erreur à un pour un
milliard.
C’est à dire que, sur l’ensemble de la population
planétaire, nous aurions statistiquement cinq ou six
sosies génétiques chacun. Mais l’observation
empirique de cette conclusion n’avait jamais été
constatée.
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C’est chose faite depuis hier. Les laboratoires des
polices criminelles française et italienne, travaillant de
conserve dans les circonstances tragiques que l’on
sait, ont établi que l’actrice décédée Dorlote Barbie et
la jeune victime — qui n’a toujours pas été identifiée
— de la bombe du parking d’Imola possédaient l’exact
même patrimoine génétique.
Il reste à déterminer si là se loge l’origine de la
ressemblance physique entre les deux femmes qui avait
frappé tous les témoins. La chose hélas sera impossible
dans le cas présent, la tête de la victime ayant été
volatilisée dans l’attentat.
*
*
*
– Mais pourquoi Champs-Élysées!? se demande
Maï Fang.

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