Allocution de M. Léopold SEDAR SENGHOR en hommage à

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Allocution de M. Léopold SEDAR SENGHOR en hommage à
http://www.asmp.fr - Académie des sciences morales et politiques
Allocution de M. Léopold SEDAR SENGHOR
en hommage à Konrad ADENAUER
séance publique du mardi 16 décembre 1969
Monsieur le Premier Ministre,
Je voudrais, tout d'abord, saluer votre présence dans cette enceinte. Je sais, par situation, combien vous
êtes surchargé de travail et que vos minutes sont précieuses. Je dois, je le sais, l'insigne honneur de votre
présence aux liens séculaires, et privilégiés vraiment, qui unissent la France et le Sénégal. Soyez-en
remercié et, par-delà votre personne, le Président de la République française, que vous représentez ici.
Monsieur le Président de l'Académie, Mes chers Confrères,
A vous écouter, Monsieur le Président, comment ne serais-je pas ému? L'étudiant sénégalais qui
fréquentait la Sorbonne dans les années ig3i-ig35 n'aurait osé rêver pareil honneur. Car il savait, comme
le sait, aujourd'hui, l'homme d'Etat, que l'Institut de France, dont l'Académie des Sciences morales et
politiques est une des classes, exprime, d'une façon remarquable, ce génie français qui a joué et continue
de jouer, de par le monde, un rôle de levain spirituel.
Je suis encore à m'étonner que vous m'ayez choisi pour remplacer l'illustre Chancelier Konrad Adenauer.
Je suis à la tête d'un petit pays de quelque £ millions d'habitants, et sous-développé, qui n'appartient pas
au continent européen. Et je n'ai ni l'expérience ni le rôle international d'un Adenauer. Mais, comme le
disait mon prédécesseur, « votre Académie s'efforce d'unir la pensée politique aux pensées spirituelles,
rattachées aux principes de moralité et d'humanité ». C'est, sans doute, ce que vous avez voulu retenir non
certes de mes succès, mais de mon effort, de l'effort sénégalais, voire africain : une pensée humaniste,
cette volonté de toujours placer l'Homme au commencement et à la fin du développement. Vous avez
voulu inviter l'Afrique au banquet de l'Universel.
Je vous ferai une autre confession. C'est qu'à l'idée de faire l'éloge du Chancelier Konrad Adenauer, je me
suis senti fort embarrassé. Et pourtant, je l'ai connu. Pourtant, depuis l'âge de raison, je me suis toujours
intéressé aux Allemands : par nécessité et par curiosité, par désir de m'instruire et volonté de me parfaire.
Parce que je suis entré à l'école en 191 k, que mes professeurs français de Louis-le-Grand et de la
Sorbonne m'ont appris à priser la pensée allemande, que j'ai été prisonnier de guerre des Allemands. Mon
embarras venait, précisément, de ce que je ne sentais pas, d'abord, l'Allemand chez Adenauer.
Si vous le voulez bien, nous distinguerons, d'une part, le Rhénan et l'Allemand, l'Européen et le Chrétien
d'autre part. Cependant, je me suis demandé si, au lieu d'une dichotomie, voire d'une tétratomie, il n'y
avait pas, chez Konrad Adenauer, le même courant, le même élan intérieur, qui allait du Rhénan au
Chrétien et qui, en définitive, définissait l'Homme. De cet homme si complexe sous son masque de froide
énergie, je voudrais, auparavant, marquer, brièvement, les étapes les plus significatives. Car, ce que je
voudrais retenir, ce sont moins les faits, les succès politiques, que les raisons et comme les ressorts de ces
succès, qui furent extraordinaires : moins la stature du Chancelier que le visage de l'homme.
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Il naît le 5 Janvier 1876, à Cologne, en Rhénanie.
En 1909, il est adjoint au Maire de Cologne.
Le 18 Octobre 1917, il est élu Maire de sa ville natale.
Il devient Président du Conseil de Prusse en 1920.
Limogé par les Nazis, Adenauer est, de nouveau, Maire de Cologne en 1945.
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La même année, il fonde la C.D.U.
Le premier Septembre 1948, le Conseil parlementaire se réunit pour donner une Constitution
provisoire à l'Allemagne de l'Ouest et élit Adenauer comme Président. La loi fondamentale est
signée le 12 Mai 1949.
Le 15 Septembre 1949, Adenauer est élu, à une voix de majorité, premier Chancelier de la
République fédérale d'Allemagne.
Le 22 Novembre 1949, la liste des usines allemandes à démonter est révisée et réduite.
Le i5 Mars 1961, le statut d'occupation est révisé et le Chancelier Adenauer crée un Ministère des
Affaires étrangères, dont il prend, lui-même, la charge.
Le 9 Juillet 1961, les trois puissances occidentales mettent fin à l'état de guerre avec l'Allemagne.
Le 18 Avril 1961, le traité créant le Pool du charbon et de l'acier — ou « Plan Schuman » — est
signé. L'Allemagne figure parmi les signataires.
Le 2 Mai 1951, la République fédérale est membre à part entière du Conseil de l'Europe.
Le 26 Mai 1952, est signé le « Traité sur l'Allemagne », qui annule et le statut d'occupation et les
frais d'occupation versés par Bonn.
Le 27 Mai 1952, la République fédérale signe le traité créant la Communauté européenne de
Défense.
Le 5 Mai ig55, le régime d'occupation prend fin.
Le lendemain, 6 Mai, l'Allemagne est admise dans l'OTAN et dans l'U.E.O. comme partenaire
égale, ce qui lui permet de se réarmer.
Enfin, le 22 Janvier ig63, est signé, entre la France et l'Allemagne, un « Traité d'Amitié et de
Coopération ».
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Je commencerai donc en essayant d'esquisser les traits les plus saillants de 1'Homme.
Ecolier à la mission catholique de Ngasobil, j'ai écouté, tous les soirs, après le dîner, pendant quatre
années, les contes et légendes de mon pays, mais, auparavant, les introduisant en quelque sorte, des récits
de la « Grande Guerre », comme on disait alors. Mes premiers maîtres, des bretons et des alsaciens pour
la plupart, étaient des patriotes qui savaient mesurer la stature de l'Adversaire, et son courage et ses hauts
faits.
Mon imagination s'enflammait à ces récits, comme elle le fit dans les années i935-ig38, alors que les
lettres françaises redécouvraient le romantisme allemand. Jeune professeur, débarrassé des examens et
concours, militant de la Négritude, qui avais juré d'oublier Descartes et ses Principes, je découvrais, avec
ivresse, les poètes Novalis et Brentano, plus tard, Heine et Hölderlin — sans parler des poètes prosateurs
qu'étaient Hoffmann et Eichendorff. Je découvrais, après les philosophes et ethnologues, les poètes
allemands : tous les soleils et toutes les ombres, les forêts et les mers, les golfes et les montagnes, tous les
sommets et tous les abysses du cœur et de l'imagination. Pour moi, c'était cela l'Allemagne. Ni la guerre,
ni le Front-Stalag, ni le « camp de travail » n'ont pu effacer cette image rêvée de l'Allemagne.
D'où mon embarras devant Konrad Adenauer. Bien sûr, c'est un allemand, avec sa haute taille, ses
cheveux blonds, ses yeux clairs et froids, avec surtout son énergie, sa vitalité, sa ténacité. Mais ces
qualités suffisent-elles, seules, à expliquer son œuvre et les succès éclatants de l'homme d'Etat? C'est
l'évidence que les vertus allemandes, germaniques, que voilà sont les sources profondes et fraîches où
s'est abreuvé Konrad Adenauer tout au long de sa carrière. Mais ces vertus sont sources souterraines, qui
sont, d'abord, cachées par des qualités plus apparentes.
Car Adenauer n'est rien moins que l'Officier prussien, qu'il n'aimait pas. « Tout au long de ma vie »,
avoua-t-il un jour, « rien ne m'a été plus antipathique qu'un général prussien. » Si, au demeurant, la
Rhénanie est devenue « prussienne », c'est au XIXe siècle et par conquête. A Churchill qui lui
demandait : « Etes-vous prussien? », il assura en riant qu'il ne l'était pas. A quoi l'Anglais ajouta : « Mais
enfin, ils ont un fameux esprit combatif. » Encore qu'Adenauer eût l'esprit combatif, bien qu'il fût formé,
comme son père, par l'administration prussienne, l'esprit combatif lui venait de plus loin, comme nous le
verrons.
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Ni prussien donc, ni poète non plus. Ce qui, au premier abord, est étonnant d'un allemand. Car, comme
l'écrit Hermann von Keyserling, dans son Analyse spectrale de l'Europe, « aucun peuple de la terre n'a
autant de poètes, de penseurs... que l'Allemagne ». Or la poésie, et surtout la poésie allemande, c'est, pardelà la puissance d'émotion, la force de la vision, du rythme et du chant. Le poème, c'est un élan de l'âme,
qui s'exprime en images rythmées, mieux : en images chantées. Rien n'est moins poétique que les
discours ou les Mémoires d'Adenauer. Dans les deux premiers tomes de ses mémoires, traduits en
français — plus de 1.100 pages —, je n'ai pas relevé dix métaphores, ni, souvent, d'autres figures de
langage. Il va jusqu'à se moquer, malicieusement, du lyrisme de notre confrère M. François-Poncet,
alors Haut-Commissaire français. Celui-ci s'était exprimé ainsi : « Ce principe est comme une
racine qui s'enfonce dans le sol. De cette racine est sorti l'arbre de l'occupation avec ses très nombreuses
branches. Notre pensée, c'est que nous devons commencer par nous occuper des branches, c'est-à-dire
résoudre les problèmes qui les concernent, avant de supprimer les racines elles-mêmes. » Adenauer,
après avoir écouté, commentera : « Epouvanté par les propos que François-Poncet et Me Cloy
venaient de tenir, je repris la parole pour compléter le tableau poétique que le premier avait brossé et dire,
dans la même langue imagée, que, si l'on coupait les branches d'un arbre aux racines vigoureuses, il avait
la force d'en pousser de nouvelles. » C'est moi qui souligne. Je ferai remarquer, en passant, qu'il
exprimera, plus tard, sa gratitude à Monsieur François-Poncet, mais à sa manière : sans lyrisme.
Rien de moins imagé donc que la prose de Konrad Adenauer. Rien non plus qui ressemble au chant
rythmé qu'est le poème, rien qui exprime le délice du bien dire. Elle n'abonde ni en anaphores et
allitérations, ni en assonances et homéotéleutes, comme la prose poétique du Général de Gaulle. Même
dans ses discours au Bundestag, même sous le coup de l'émotion, rarement le politique se laisse emporter
par l'ambiance, s'abandonne à l'élan lyrique. Ses lettres, ses discours, ses mémoires, ce sont comme des
rapports d'un président de conseil d'administration. Ce sont des textes ordonnés, surtout clairs et précis,
qui s'appuient sur des faits, des dates, des chiffres. Ce sont, au sens étymologique, des documents au
service d'une idée. Ce sont des problèmes dont il nous propose la solution au bout d'une démonstration
rigoureuse, toujours logique, souvent dialectique.
Si l'on y réfléchit bien, la première qualité de Konrad Adenauer est l'intelligence. L'homme d'Etat s'appuie,
toujours, sur les « arguments fondés sur la raison », suit la « voie de la raison ». Mais c'est une
intelligence dialectique, ai-je dit, qui sait retourner les choses, aller au-delà des faits matériels, qui sait
même se laisser conduire par l'intuition, voire par l'émotion. Tout au long de ses mémoires, il insiste sur
la nécessité de tenir compte des « faits psychologiques ». C'est cette intelligence qui explique l'humour de
l'homme d'Etat.
Je ne dis pas l'esprit, qui est jeu de mots et, dans le meilleur des cas, jeu d'idées pures. L'humour, c'est —
bien sûr, à travers les mots — un jeu de situations réelles. C'est la réaction de l'homme devant l'inhumain :
protestation de l'intelligence et de l'âme en même temps. Je ne citerai, ici, qu'une de ces réparties
d'Adenauer, qui étaient immédiates, vives, incisives. A ceux qui lui reprochaient d'être un pion du Vatican,
il répondit : « J'ai été le chancelier des Alliés; je suis le chancelier du Pape. Il faut bien être le chancelier
de quelqu'un. »
La troisième qualité d'Adenauer, c'est ce que vous me permettrez d'appeler la compréhension à défaut
d'un mot plus juste. Elle n'est pas seulement intelligence, mais bienveillance. C'est cette qualité qui tient
de l'intuition comme de l'entendement et qui permet de comprendre l'interlocuteur, même s'il est
l'antagoniste, voire l'ennemi. Quand je dis « comprendre », il faut entendre tolérer — sinon sympathiser
avec. C'est donc cette compréhension qui permet à l'Allemand de se mettre à la place des Français, mais
aussi de tous ses ennemis d'hier. C'est là un des thèmes favoris d'Adenauer. Commentant ses entretiens de
Londres, en décembre ig5i, il explique, dans les Mémoires : « Lors des entretiens, on entrait dans nos
façons de voir, on tenait compte de nos problèmes particuliers, dus aux circonstances du moment, et, de
mon côté, j'ai pu me familiariser avec les difficultés de mes interlocuteurs et avec des modes de pensée
que je m'efforçais de comprendre, en les replaçant dans leur contexte historique. »
C'est surtout dans ses rapports avec la France que l'Allemand fait effort de compréhension. Il mena,
plusieurs fois, une véritable campagne de presse pour satisfaire le besoin de sécurité des Français, qu'il
trouvait légitime. Ce qui le faisait désigner par ses adversaires comme « l'homme inique dont le cœur
appartient à la France ». Il n'est pas jusqu'aux Russes que le Docteur Adenauer n'ait, en un sens, compris,
du moins estimés à leur juste mesure : pour leur intelligence, leur sang-froid et leur détermination. « La
Russie soviétique », juge-t-il, « est une froide calculatrice, bien éloignée de se jeter tête baissée contre les
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murs comme le Führer du national-socialisme. Elle soupèse, avec sang-froid, les chances qu'elle a de
gagner. »
C'est cet esprit de compréhension qui, en toute circonstance, fait tolérant Konrad Adenauer. Qu'il me
suffise, pour achever de le montrer, de rappeler ses rapports avec Schumacher, leader des Sociodémocrates. Comme on le sait, de iq£6 à ig5a, date de la mort du leader socialiste, Adenauer eut, presque
toujours, en face de lui, un antagoniste solide, âpre, tenace en la personne du Docteur Schumacher.
Cependant, malgré toutes les attaques, toutes les injures de la S.P.D., le Chancelier ne cesse pas de tenir
Schumacher en grande estime. Il le considérait comme l'interlocuteur le plus « valable » de l'Opposition
et, en définitive, comme un « nationaliste sur fond de marxisme ». A l'occasion de sa mort, il résume
ainsi son sentiment et son jugement sur l'homme politique : « Malgré toutes les discussions et tous les
combats qui nous avaient opposés, je ressentis sa perte avec peine. Il avait voulu agir au mieux, je dois le
reconnaître. »
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Ce rationalisme qui se fortifie de l'intuition, cet humanisme qui est équilibre, comment les expliquer
sinon par les traits caractéristiques du Rhénan. Je serais, je le sais, assez mal venu d'expliquer Adenauer
par la « race ». Mais je le voudrais par l'ethnie, comme disaient Marcel Maus et Paul Rivet, mes maîtres à
l'Institut d'Ethnologie de Paris. L'ethnie, c'est donc un ensemble de vertus physiques, intellectuelles,
morales, qui tiennent, bien sûr, de la race — au demeurant, presque toujours mêlée —, mais tout aussi
bien de la géographie et de l'histoire. Le Rhénan nous en offre, précisément, un exemple typique.
Contrairement aux montagnes, les fleuves ne sont pas des frontières naturelles. Lieux de passage et,
partant, de rencontre, ils ne séparent pas, ils ne divisent pas, ils unissent. Tel le Rhin depuis la préhistoire.
Sa vallée fut, tour à tour, peuplée de gaulois et de romains, disons : de celtes, de méditerranéens et de
germains, qui, naturellement, se combattirent, mais se mêlèrent, pour former un homme nouveau : le
Rhénan. Si l'on en croit les spécialistes, entre celtes et germains, les différences étaient beaucoup plus de
culture que de race. En tout cas, entre la France du nord et l'Allemagne de l'ouest, les frontières furent
toujours perméables et facilement traversées; on passait de l'une à l'autre insensiblement, non par rupture,
mais par gradation, qu'il s'agît du sol, du climat, de l'ethnie, de la langue.
Cependant, outre le fleuve et la vallée, deux autres facteurs, historiques ceux-là, me semblent
déterminants dans la constitution du caractère rhénan : de la rhénanité. Ce sont, d'une part, la conquête
romaine et l'établissement prolongé de castra et de coloniae le long du limes, la constitution de l'Empire
carolingien d'autre part. Et aussi du Saint-Empire romain germanique.
La conquête et l'établissement romains, tout au long du Rhin, jusqu'à la Colonia Claudia Ara
Agrippinensium, qui deviendra Cologne, ce sont, pendant quelques siècles, des camps et des colonies.
D'où la langue et la civilisation romaines se répandent et prennent racine. On notera même qu'au ixe siècle,
Trêves devint la capitale de l'Empire romain d'Occident. L'invasion germanique déracine, en maints
terroirs, le gallo-romain — langue et civilisation. Mais, en vérité, c'est, plus qu'une substitution, un
métissage, biologique et culturel, qui en résultera. Le résultat le plus certain en sera la création, entre la
France et la Franconie, de ce pays médian, ce pays rhénan, cette Lotharingie, dont plusieurs grands
hommes, comme le Maréchal Lyautey au dire de M. Raymond Postal, conserveront la nostalgie. Nous
n'oublierons pas, en effet, que le « Royaume de Lothaire » était formé d'Etats intermédiaires, mi-romans,
mi-tudesques, et qu'Aix-la-Chapelle, Cologne et Trêves appartinrent au Duché de Lorraine.
Mais, auparavant, arrêtons-nous à Charlemagne. Considérons ses conquêtes : son empire, son œuvre, son
influence déterminante sur la « Civilisation européenne occidentale » ou « chrétienne occidentale », dont
Konrad Adenauer nous parle si souvent.
Mon étonnement, quand je fus reçu à l'Hôtel de Ville de Francfort, de voir Charlemagne rangé parmi les
empereurs germaniques. Rien sûr, ai-je découvert à la réflexion, c'était un franc, un germain, et
l'Allemagne occidentale, jusqu'à l'Elbe, faisait partie de son royaume. Et la France et l'Espagne jusqu'à
l'Ebre. En somme, son empire, c'étaient, à peu près, les territoires actuels de la France, de l'Allemagne
fédérale, de 1 Italie du Nord et du Bénélux. Le fond de la population en était celtique — gallo-romaine,
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plus exactement — et germanique. Comme chantait un poète, « Charlemagne convoque ses vassaux :
Bavarois et Saxons sont entrés en conseil, et les Poitevins, les Normands, les Français, Allemands et
Thiois sont là en nombre.' Ceux d'Auvergne y sont les plus courtois ». Vous connaissez, Monsieur le
Président, ce texte de la Chanson de Roland. Il n'empêche qu'à l'époque, si les Auvergnats étaient « les
plus courtois » — et ils le sont restés —, les Francs étaient les plus puissants et industrieux. C'est un détail
à retenir, car ils occupaient, les marches exceptées, tout le nord de l'Empire carolingien, à l'est comme à
l'ouest du Rhin.
Cependant, ce qui caractérise l'œuvre de Charlemagne et de ses successeurs, c'est moins la domination
militaire et politique des Francs que la naissance d'une nouvelle civilisation, romaine et chrétienne à la
fois. Bien sûr, il fallait convertir les nouveaux conquérants, Germains et Normands. Mais le fait nouveau
est moins dans cette conversion que dans la latinisation qui l'accompagnait et dont l'Eglise fut, sous la
direction coopérante, sinon concertée, de l'Empereur et du Pape, l'instrument efficace. Le nord de
l'Empire, des deux côtés du Rhin, <se couvre non seulement d'églises et de monastères, mais surtout
d'écoles, où le latin devient ou redevient langue de culture.
Il en restera quelque chose, il en restera l'essentiel dans la vallée du Rhin, voire dans le Saint-Empire
romain germanique. J'accorde une trop grande place, je le sais, à l'empire de Charlemagne. C'est qu'au
temps où je commençais d'être contestataire, en k" et 3e, j'ai trouvé, dans l'exemple des « grands Barbares
blancs » — Celtes, Germains, Slaves —, un motif de fierté et une leçon à suivre. Fierté de rester soi, en
conservant les vertus de la « race », mais leçon : invitation à se romaniser, à se latiniser, voire à
s'helléniser. C'est ce qu'exprimait l'expression Saint-Empire romain germanique, qui enflammait mon
imagination noire au choc de ses vocables contrastés et, partant, complémentaires.
Les habitants de la vallée du Rhin, singulièrement les Rhénans, garderont, pendant mille ans encore,
jusqu'à nous, les fruits de ce métissage entre celtes et latins, latins et germains, germains et celtes,
chrétiens et païens indo-européens, auxquels se mêlèrent les juifs. Ce sont ces affrontements et ces
équilibres, et puis cette lente, cette longue maturation qui ont produit le Bourgeois rhénan, dont le
Général Koe-nig nous parle dans un article consacré à Konrad Adenauer.
Le bourgeois rhénan Adenauer, ce sont « les vertus traditionnelles de sa classe et de son peuple », précise
un de ses biographes, Roland Delcour : « travail, assiduité, honnêteté, vie familiale irréprochable ». Et je
répétais, en moi-même : Kirche, Küche, Kinder. Nous sourions. Gardons-nous, cependant, de nous
moquer. Plus qu'ailleurs peut-être en Allemagne, la qualité de la bourgeoisie fut, toujours, depuis le
Moyen Age, remarquable le long du Rhin : en Rhénanie et Wesphalie. Aujourd'hui, cette bourgeoisie
possède, au plus haut degré, ces « qualités de compétence, de discipline, de méthode et d'efficacité »
qu'Henri Burgelin reconnaît aux «cadres» allemands. C'est qu'elle a, malgré tout, depuis mille ans,
continué d'accorder le christianisme le plus authentique et l'esprit le plus ouvert au progrès. Depuis que
Napoléon, au siècle dernier, l'a réveillée, elle concilie la science et la technologie avec le maintien d'une
culture classique, gréco-latine.
Tel est bien Konrad Adenauer, bourgeois de sa bonne ville de Cologne : intelligent et cultivé,
consciencieux et compétent, honnête et travailleur. De là à l'accuser d'être trop rhénan et pas assez
allemand, d'avoir été un « séparatiste », de n'avoir jamais sérieusement cherché la réunification de
l'Allemagne, il n'y a qu'un pas, que ses adversaires ont, presque toujours, allègrement franchi, sans que
ses biographes l'en aient toujours défendu.
Les ennemis d'Adenauer partent d'un fait historique vérifiable. Le maire de Cologne avait convoqué, dans
sa ville, le premier février 1919, les représentants des grandes cités rhénanes. Au cours de cette réunion,
Adenauer aurait suggéré le partage de la Prusse et la création d'une République autonome à l'ouest. «
Cette République allemande de l'Ouest », conclut son biographe, Paul Weymar, cité par Delcour, «
jouerait, à cause de sa taille — et elle doit nécessairement être grande pour avoir l'influence
correspondante — et à cause de son importance économique, un rôle considérable dans le nouveau Reich
allemand, et, par conséquent, elle influerait aussi sur l'attitude de l'Allemagne en politique extérieure. »
Mais écoutons Adenauer, lui-même, nous expliquer la raison de son attitude : « J'ai toujours été d'avis »,
affirme-t-il au même M. Weymar, « qu'une séparation de la Rhénanie du Reich ne devait jamais venir en
question. Si je suis intervenu d'abord, après l'effondrement, en faveur de la création d'un Etat fédéral
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rhénan, je l'ai fait uniquement pour couper l'herbe sous les pieds du séparatisme, qui propageait l'idée de
la sécession de la rive gauche du Rhin. »
Je crois que la vérité est entre les deux affirmations contraires. Ce qu'a voulu, un moment, Adenauer,
c'était bien un « Etat fédéral rhénan », séparé de la Prusse, mais intégré au Reich allemand. Bien sûr, pour
éviter la sécession, mais pas « uniquement », car Adenauer fut' toujours antiprussien, et ce sentiment était
largement partagé dans les Etats allemands, plus particulièrement à l'Ouest et au Sud.
Ainsi précisé, l'autonomisme d'Adenauer, loin d'être « séparatisme », était la réaction naturelle d'un
rhénan, mieux, d'un allemand. L'Etat unitaire est, en effet, une conception à la française. Jusqu'ici,
l'Allemagne est restée fédérale et les Allemands, peu ou prou, fédéralistes. Nous en sommes toujours à
l'éternelle question de Fichte sur l'Allemagne éternelle : Was ist deutsch? Que je traduis : « Qu'est-ce que
l'allemand? » — sans majuscule. Nous y reviendrons. En France, on est, intellectuellement, idéalement,
Français avant d'être normand, corse ou auvergnat, blanc ou noir. En Allemagne, on était,
sentimentalement, concrètement, Saxon ou Bavarois, Rhénan ou Badois avant d'être allemand. C'était
encore vrai au lendemain de la première guerre mondiale. Et que Hitler eût été le premier à réaliser un
Reich unitaire, avec dépérissement des Etats, n'était certainement pas un argument massue contre
Adenauer.
A l'argument général, psychosociologique plus que politique, s'ajoute l'argument culturel. La Rhénanie
était de majorité catholique; la Prusse et ses Etats orientaux, de majorité protestante. L'Ouest était de
tradition bourgeoise et libérale; l'Est, de tradition militaire et aristocratique : autocratique. Mais, sousjacent à cet argument, plus fort que lui, était, sans doute, le sentiment d'être la vraie Allemagne, en tout
cas, le berceau de l'Allemagne, Car l'Empire germanique était parti de Charlemagne : de la vallée du Rhin,
de l'ethnie franque, christianisée, latinisée, romanisée. Un Etat fédéral rhénan, c'était, pour Adenauer, une
assise solide, culturelle et morale, pour le nouveau Reich à construire. Au Drang nach Osten, il opposait
le retour aux sources.
C'était aussi une solide assise économique. En effet, à l'Ouest se trouvaient, en Ruhr et le long du Rhin,
l'essentiel des ressources en fer et en charbon de l'Allemagne et, partant, des industries métallurgiques et
chimiques. Et aussi de l'industrie du matériel électrique. Ajoutons que cette vallée du Rhin, située au
centre de l'Europe occidentale, offrait un nœud de communications — fluviales, ferroviaires, aériennes
— d'une rare densité. Ce n'est pas hasard si le plan de destruction et de démontage d'usines, né de la
Conférence de Potsdam et qui visait à faire, de l'Allemagne, un pays essentiellement agricole, s'appliqua
surtout, selon Adenauer, à la Rhénanie-Westphalie, pas hasard si les Alliés élaborèrent un Statut de la
Ruhr, signé le 28 décembre 19A8.
Loin que la rhénanitê s'oppose à la germanité, Adenauer y voit un support, mieux : un contrefort. Pour
tout dire, un élément d'équilibre : d'abord dans le couple Rhénanie-Wesphalie, à cause de la «
prédominance conservatrice » des populations rhénanes, encore plus dans - S o ie couple Ouest-Est, à
cause de l'enracinement, chrétien et démocratique, de l'Allemagne dans la vallée du Rhin. Adenauer va
jusqu'à soutenir la thèse selon laquelle on doit conserver, au Land de Rhénanie-Westphalie, son potentiel
économique si l'on veut sauver non seulement l'Allemagne, mais l'Europe.
Nous nous arrêterons, pour le moment, à la primauté de l'Allemand sur le Rhénan. Adenauer se pense,
sinon se sent, Adenauer est plus allemand que rhénan. Au premier abord, je vous semble verser dans le
paradoxe. On a souvent parlé, encore une fois, de sa froideur, de sa morgue. On connaît le mot de Carlo
Schmid : ce II ne peut pas mourir, il n'a pas de coeur, ce n'est pas un être humain, c'est un homme de
Neandertal. » En somme, le contraire de l'Allemand que nous présente la caractérologie ethnique, pour ne
pas parler de la littérature. Pour Keyserling, en effet, qui se réfère à Cari Gustav Jung, « l'Allemand est,
en tant que peuple, un introverti, c'est-à-dire un être chez qui prédominent les facteurs subjectifs » et,
partant, l'émotion, l'image, le rêve : un être dont l'être est, pour parler comme Frobenius, de s'abandonner
au « saisissement », à l'Ergreifen.
Bien sûr, j'ai essayé de le montrer, Adenauer, c'est la raison faite homme, et, par-delà son style, une étude,
même superficielle, de son vocabulaire le prouverait. Mais qu'on pousse tant soit peu l'analyse et l'on
rencontrera, au moins aussi souvent, des mots et expressions qui disent les sentiments : « coeur », «
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émotion », « amertume », « douleur », « espoir », « joie », « confiance ». Comme dans cette page de ses
Mémoires, où il parle de Simone Patrouilles, l'étudiante parisienne qui lui a envoyé, avec une lettre, la
croix de guerre de son père, mort des suites de la première guerre mondiale. « Elle me demandait »,
explique Adenauer, « d'accepter la croix de guerre qui lui avait été décernée comme souvenir de ma visite
et comme geste d'espoir en une véritable réconciliation de deux peuples qui avaient tant souffert l'un par
l'autre. Cette lettre m'émut profondément. Pour moi, ce don fait lors de ma première visite officielle à
Paris comme représentant du ' peuple allemand me prouvait que la jeunesse de nos deux nations pourrait
se lier d'amitié. Pendant toutes les années où je fus Chancelier, cette croix de guerre symbolisa, pour moi,
la volonté profonde et sincère du peuple français de nouer des rapports confiants avec le peuple allemand.
Elle m'est très précieuse. »
Page curieuse, si caractéristique du style d'Adenauer. On dirait d'un écrivain classique français. Mais le
classicisme, ce n'est rien autre, comme l'écrivait Gide, qu'un « romantisme dominé ». C'est un nouveau
paradoxe, mais, dans la mesure où Adenauer domine son émotion, pour l'exprimer avec une certaine
retenue, il est encore allemand. Parlant de l'ethnotype des introvertis, auquel appartiennent les Allemands,
le Professeur Paul Griéger écrit, dans sa Caractérologie ethnique : « Caractérologiquement, l'émotivité
est, chez lui, accentuée, peut-être prédominante : il doit réagir fortement, intensément. Mais il
(l'ethnotype) est aussi secondaire, et, à cause de l'influence d'expériences passées, la réactivité pourra être
inhibée, ses effets immédiats retardés ou sublimés. »
C'est ce qui expliquerait que, malgré leur puissance d'émotion, les hommes de cet ethnotype,
singulièrement les Allemands, se caractérisent par la stabilité, la ténacité, l'organisation, la discipline.
Malgré l'émotivité? Mieux, à cause de l'émotivité, car la puissance de saisissement, dans une réaction
retardée, médiate, devient puissance organisatrice.
Il est curieux que les savants confirment, ici, l'analyse que fait Adenauer du Peuple allemand. Comme
tous les grands hommes d'Etat, il a une connaissance profonde de son peuple : de ses vertus et temps forts
comme de ses défauts et temps faibles. C'est seulement par cette expérience et connaissance qu'il peut
agir sur lui.
Il croit d'abord à la « mentalité allemande », non pas au sens de la race, mais de l'ethnie. Au demeurant, il
emploie rarement le mot de « germain ». Mais il est fier d'être Allemand. Et il croit à la mission de son
peuple, dont lui parle le haut-commissaire américain Me Cloy, qu'il cite : « S'il est un pays qui a une
mission européenne, c'est bien l'Allemagne, qui dispose de plus de force et d'énergie que n'importe quel
autre sur le continent. » Lui-même, au long de ses écrits et de ses discours, exalte les vertus allemandes :
l'énergie, le courage, le travail, la constance et persévérance, l'endurance et ténacité. Ce sont,
précisément, ces qualités que louent, chez Adenauer, et les Alliés occidentaux et tous ses biographes.
Robert Schuman parle de son « courage » et de sa « persévérance », et le Président Eisenhower, de sa «
persévérance extraordinaire ».
Cependant, l'Allemand n'a pas que des qualités : il a, lui aussi, ses lacunes, ses défauts. Par expérience et
réflexion, Adenauer en est, plus que tout autre, conscient. Il a souvent médité sur l'histoire du Peuple
allemand. Par rapport au peuple anglais, d'origine germanique comme lui, le handicap du peuple allemand,
c'est le retard qu'il a mis à penser et vivre comme Nation : à transporter, à ce niveau, la démocratie que
cultivaient, depuis des, siècles, les Etats fédéraux. C'est aussi que la puissance d'émotion, chez lui, n'a pas
encore été, au niveau national, complètement assimilée, intégrée qu'elle serait dans la puissance
d'organisation, comme la raison-sentiment dans la raison-entendement, Einfûhlung dans la Vernunft. «
L'Allemand a tendance à se porter aux extrêmes », avoue-t-il à Churchill. Et d'ajouter : « Il est souvent
trop théorique. » La cause en est son introversion. Il est trop tourné vers le sujet, vers le moi intérieur, du
fond duquel se lèvent les idées en images-archétypes, et pas assez vers l'objet : vers les réalités extérieures.
Parlant des hommes de l'Opposition, de ses adversaires politiques, qui rêvent d'une Allemagne idéale —
au lieu de voir l'Allemagne réelle, la vaincue de ig45 —, il écrit : « Les idées ne manquaient pas en
République fédérale, qui n'avaient rien à voir avec les faits; comme toujours, le réalisme politique n'est
pas notre fort, » C'est, précisément, au nom du réalisme politique qu'il refusa la réunification à tout prix.
Ce refus de la réunification de l'Allemagne, c'est ce que les adversaires du Chancelier lui ont reproché
avec le plus de véhémence et de constance. Le reproche peut se résumer ainsi : Adenauer a toujours laissé
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passer les occasions, qui furent nombreuses, de réunifier l'Allemagne, en faisant repousser, par les trois
puissances occidentales, toutes les propositions de l'U.R.S.S. C'est un fait que les réponses, négatives, des
Etats-Unis, de la France et de la Grande-Bretagne furent, toujours, inspirées par le Chancelier ou reçurent
son approbation. C'est un autre fait qu'il s'en est expliqué clairement, en donnant ses raisons, dans ses
discours, interviews et mémoires.
Mais avant d'entendre les raisons du Chancelier, il faut en convenir, la note adressée par Staline, le 10
mars 1952, aux trois puissances occidentales contenait des propositions positives et séduisantes, sinon
sérieuses. Staline proposait : la signature sans délai d'un traité de paix, le retrait des troupes d'occupation
des quatre puissances un an après, la réunification et la neutralisation de l'Allemagne. Une seconde note,
du 10 avril, offrait de négocier sur l'organisation d'élections libres. Je ne parlerai pas des autres
propositions soviétiques, qui furent moins acceptables parce que supposant la division de l'Allemagne.
Adenauer, dans le fait, fit donc repousser toutes les offres soviétiques. Sa première raison est que celles-ci
ne sont pas sincères, qu'elles ont pour unique objectif d'empêcher une intégration plus poussée de
l'Allemagne dans l'Europe occidentale. Et il est vrai, pour nous en tenir à la note du 10 mars, que deux
traités étaient en discussion — le Traité allemand et le Traité de la Communauté européenne de Défense
—, qui furent respectivement signés les 26 et 27 mai 1952. C'est, d'autre part et surtout, que la
négociation n'avait de chance d'aboutir, en d'autres termes, d'apporter des avantages substantiels à
l'Europe, que si elle se nouait à partir d'une position de force. D'autant que les Russes, qui sont intelligents
et plus réalistes qu'on ne le croit, respectent, par-dessus tout, la force. « Les hommes politiques allemands
et les puissances occidentales », soutient Adenauer, « devaient avoir pour tâche principale de déceler le
moment où apparaîtrait une réelle volonté de négociation chez les Russes. Celle-ci ne pouvait résulter que
de l'égalité des forces entre le monde occidental et l'U.R.S.S., en montrant à cette dernière que la guerre
froide avait perdu ses avantages. »
C'est, comme on le voit, fausser les données du problème et trahir la vérité que de défendre la thèse selon
laquelle Adenauer se désintéressait de l'Allemagne orientale et ne tenait pas vraiment à la réunification. Il
a toujours voulu et cherché à négocier, il a toujours, dans ce sens, fait pression sur les puissances
occidentales. Il a même soutenu que la Conférence à Quatre sur la réunification « devait avoir lieu à tout
prix », mais « bien préparée ». Car, encore une fois, la réunification ne doit avoir lieu ni à tout prix, ni à
n'importe quel moment. Il précise, parlant d'un entretien avec Me Cloy : « Avec beaucoup d'énergie, je
soutenais la nécessité d'une conférence avec les Russes. 11 fallait choisir le moment opportun, c'est-à-dire
la convoquer quand l'intégration européenne aurait fait plus de progrès et après la ratification du traité de
la C.E.D. » Et c'est vrai qu'après non pas la ratification de la C.E.D., mais après que l'Allemagne fut
entrée dans l'O.T.A.N. et dans l'U.E.O., Adenauer reprit, avec plus de rigueur, le problème de la
réunification. C'est alors que les propositions soviétiques se firent moins généreuses.
***
On est plus près de la vérité quand on accuse Konrad Adenauer d'avoir « sacrifié l'unité du Reich à, l'unité
de l'Europe ». C'est le moment de parler plus avant de l'Européen, et aussi du Chrétien.
J'ai lu, dans le magazine trimestriel de Bonn, intitulé, en français, Allemagne internationale, numéro de
juillet 1967, qu'Adenauer aurait effectivement reconnu le reproche que voilà. Les choses ne sont jamais
aussi simples en politique. Dans ce domaine, on ne peut prévoir sûrement ce qui va arriver, même par
sondage. Et, de ce qui est arrivé, on ne peut inférer ce qui aurait pu arriver. De nouveau, si le Chancelier
avait pu obtenir la réunification de l'Allemagne dans une totale indépendance et une égalité complète avec
les grandes puissances, il aurait négocié. Mais, il l'avait vu lucidement, en compensation, les Russes
auraient obtenu la neutralisation. Or la neutralisation, c'était, pour l'Allemagne, jouer le rôle de « balance
inconstante » entre l'Est et l'Ouest pour, finalement, tomber du côté du monde communiste. Cela,
Adenauer ne le voulait à aucun prix. Il s'en explique souvent et longuement dans ses Mémoires. Et
Monsieur Arnulf Baring confirme les objectifs et les raisons d'Adenauer dans un livre qui doit paraître —
il est peut-être paru — sous le titre de Conception politique allemande de Konrad Adenauer.
Il est vrai que le reproche fait à l'homme d'Etat, c'est tout juste si celui-ci ne le considère pas comme un
éloge. Car, c'est là une de ses idées fondamentales, non seulement l'Allemagne ne peut être libre et
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réunifiée que dans une Europe occidentale libre et réunifiée, mais surtout elle ne peut être elle-même,
rendue à son histoire et à son identité, que par et dans l'intégration européenne. Qu'on se rappelle
seulement la phrase par laquelle se terminait la déclaration du Chancelier, lue le 5 mai 1955, le jour où la
République fédérale recouvrait sa souveraineté : « Notre but demeure : dans une Europe libre et unie, une
Allemagne libre et unie. »
C'est cette notion carolingienne de l'Allemagne et de l'Europe, née en lui de son terroir, mais le dépassant,
qui explique sa vision du monde et le sens de son action : sa Weltanschauung. On a beaucoup parlé du «
pragmatisme » d'Adenauer, de sa répugnance aux Idées. Et il est vrai qu'une grande partie de la vision du
Chancelier tient de l'histoire plus que de la philosophie, de l'image plus que du concept, de l'intuition plus
que de l'analyse. Il n'empêche qu'Adenauer était bien plus cultivé qu'on ne l'a dit, et surtout que la vision
de cet homme d'une intelligence supérieure était une véritable idéologie.
A la base de cette idéologie carolingienne, il y a le couple France-Allemagne. C'est un fait, que souligne
le numéro précité d'Allemagne internationale, non seulement Adenauer cultiva, jusqu'à sa mort, des «
sentiments antiprussiens et pro-français », mais encore, au lendemain de chacune des deux guerres
mondiales, il préconisa « une union complète de la France et de l'Allemagne ». Comme il le précisa au
journaliste Kingsburry - Smith, « la fécondation réciproque des cultures française et allemande les
enrichirait toutes deux et porterait leurs réalisations à un niveau incomparablement plus élevé ». Il reste
que cette « union » est toujours présentée comme partie d'un « projet d'union européenne ». Le couple,
mieux, le duumvirat France-Allemagne est, à la fois, un modèle et un levain pour l'Europe occidentale,
modèle et levain également nécessaires à son « renouveau ».
Mais quel est, exactement, le contenu de cette idéologie européenne? Adenauer n'est pas un philosophe.
Ne lui demandons pas, là-dessus, des analyses ou des synthèses approfondies, fouillées. Il a, tout de
même, dit l'essentiel dans son style bref, qui ne manque pas de vigueur. Son idéologie a le mérite
essentiel de la cohérence et de la fécondité. Les deux qualités essentielles que Teilhard reconnaissait à la
vérité.
Qu'est-ce que l'Europe pour Adenauer? Ce n'est pas seulement un continent, c'est, avant tout, une idée.
Son Europe est, physiquement, encore plus petite que celle de Valéry, « péninsule » du continent
asiatique. C'est l'Europe occidentale, à l'ouest non précisément de la Weser, mais de l'Oder :
essentiellement, la France et l'Allemagne, l'Angleterre et le Bénélux, l'Italie. Mais l'Europe, c'est, encore
plus, une vision qui repose sur une idée, doublement existentielle et essentielle. Elle transcende les
frontières. C'est pourquoi son ennemi mortel, c'est le « cancer du nationalisme ».
Mais enfin, quelle est-elle cette idée, cette « terre promise »? Car voici que, saisi par sa passion, le
Chancelier devient lyrique. Cette idée, c'est l'homme : VHomo europaeus, tel que l'ont formé 2 000 ans de
cette histoire de l'Occident, de cette civilisation qui est essentiellement humanisme. C'est, plus
concrètement, cette « conception de la liberté du citoyen... selon laquelle ce n'est pas l'Etat omnipotent,
mais l'homme qui doit être au centre de toutes les pensées et de toutes les actions ».
Nous ne pouvons aller plus avant sans faire intervenir le Chrétien. Car — là est la vérité profonde
d'Adenauer, la pierre angulaire de son idéologie —, il est plus chrétien qu'européen. La preuve en est que
le long combat de toute sa vie, il le mena contre l'Est : contre le Communisme, qui est, pourtant, une
idéologie européenne, née, qui plus est, du cerveau d'un rhénan ou, plus précisément, des cerveaux de
deux allemands de l'Ouest : Marx et Engels. Les communistes ne s'y sont pas trompés, qui ont, souvent,
représenté le Chancelier comme le Chevalier teutonique, paré du manteau blanc, frappé de la croix noire,
et qui part à la conquête des terres slaves.
L'image est vraie. Cependant, ne nous y trompons pas. Ce que le Chevalier combat, ce ne sont pas les
Slaves — nul n'était moins raciste que lui — ni la slavitude, mais les Païens. Plus précisément, le Diable,
qui, par deux fois, s'était installé dans l'est de l'Europe : une première fois en io5/i, à l'occasion du Grand
Schisme, une deuxième fois en 1917, à l'occasion de la Révolution bolchevique. « Nous appartenons à
l'Ouest et non à la Russie des Soviets », déclarait-il en 1951, à Goslar, à la frontière de la République
démocratique allemande. « De notre temps encore, nous verrons se décider la question de savoir si la
liberté, la dignité humaine et le mode de pensée de l'Ouest chrétien resteront conservés à l'humanité, ou si
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l'esprit de la nuit, de l'esclavage et de l'Antéchrist étendra, pour longtemps, son fléau sur l'humanité
subjuguée. »
Rien sûr, il ne faut pas demander aux hommes politiques de se livrer à des analyses subtiles quand ils
s'adressent à la foule. Dans les meetings, loin de nuancer, ils doivent amplifier et simplifier : exprimer
leurs idées sous forme d'images populaires, hautes en couleurs. Il reste que, sans être d'une grande
originalité, l'idéologie du Chancelier était profondément enracinée en lui. Et, dans la sobriété de son style,
il l'a souvent exprimée avec force : « L'observation de la loyauté et de la' foi, la reconnaissance d'un ordre,
valable pour tous, le refus de l'omnipotence des Etats et de l'égoïsme des particuliers, l'affirmation de la
solidarité des hommes et des peuples avec les responsabilités qui en découlent, la défense du Bonum
commune de l'ordre international, l'horreur de la folie raciste, le respect de la liberté individuelle, don de
Dieu, autant de principes nés de la doctrine chrétienne et qui s'étaient ensuite développés au cours des
âges. » Ce texte des Mémoires est d'une importance essentielle. Ce sont les principes de la politique
intérieure, de l'Economie sociale de marché, de l'économie concertée et contractuelle, étendus à la
politique extérieure. Ce sont les principes de la « Civilisation chrétienne », de « l'Occident chrétien »,
pour employer les expressions familières du Chancelier.
Dans cet Abendland, l'Allemagne, parce qu'occupant un poste stratégique — celui de marche de l'Est —,
a une tâche particulière, qui lui a été donnée par Dieu, confiait le Chancelier au Pape Jean
XXIII, et qui est « celle d'être le préservateur de l'Ouest contre les influences puissantes qui s'exercent sur
nous, venant de l'Est ». Mais cette Allemagne, on l'a dit, c'est, essentiellement, l'Allemagne de l'Ouest,
dont le cœur est Cologne. Il est significatif que l'article, déjà cité, d'Arnulf Baring, paru dans le Spiegel
du 7 juillet 1969, s'intitule La Cathédrale de Cologne est le Centre de l'Europe. Evoquant son Université,
fondée en i388, Adenauer voit se dresser, devant les yeux de sa mémoire, les images-archétypes, « les
silhouettes vénérables » des grands de la Scolastique, qui ont honoré Cologne de leur visite : Albert le
Grand, Duns Scot, Thomas d'Aquin. En somme, tout l'Occident, dont Cologne était, est, avec la Rhénanie,
le centre, le facteur d'équilibre. Et le Chancelier, sous le coup de l'émotion, pour une fois poète, devient
lyrique et parle par métaphores : « Jadis, le cœur de l'Occident chrétien battait entre la Loire et la Weser.
Le style de la cathédrale de Cologne, ce vénérable symbole de l'Occident allemand, a ses racines dans le
sol de France... » Konrad Adenauer restera, toujours, hanté par l'image de ce Moyen Age chrétien, où
l'Europe, unie de l'Irlande à la Weser et de la Sicile à la Scandinavie, allait à la conquête spirituelle de
l'Est. Je dis : spirituelle, car c'est des âmes à conquérir qu'il s'agissait, qu'il s'agit.
S'agissant de cela, nous prendrons garde de ne pas voir, dans le Chancelier, le fanatique : le Grand
Inquisiteur, fermé à tout dialogue, à tout compromis, et voué à la haine irréductible. Nous avons vu qu'il
était le contraire, même à l'égard des Soviétiques. Oh, bien sûr, il veut ignorer tout l'approfondissement et
enrichissement que l'âme slave apporte à l'Europe chrétienne par l'Eglise orthodoxe, par la Sainte Russie;
bien sûr, ne lui, demandons pas de faire, du monde communiste, l'analyse interne qu'en avait faite Pierre
Teilhard de Chardin. Car le Communisme n'est, en vérité, qu'une postulation d'origine chrétienne contre
les déviations des « chrétientés historiques », un appel s'ignorant au Dieu, verbe et lumière, qui s'est fait
chair : au « Christ cosmique ». C'est cette ferveur « au-dedans », ce « sens évolutif » de l'espèce humaine,
cette foi prométhéenne en l'homme créateur de l'homme avec qui le Père Teilhard dialoguait si
courtoisement, en auvergnat qu'il était. Or ce dialogue, le Chancelier ne l'a jamais refusé absolument. A
condition d'être ferme, il n'exclut pas une « entente » avec les Soviétiques. C'est, d'abord et
naturellement, pour la « réunification de l'Allemagne ». Mais il se trouve qu'Adenauer a une vision encore
plus prospective du problème. Loin de mépriser la Russie soviétique, il aspire à dialoguer un jour avec
elle. Après avoir rappelé que le « combat » entre l'Ouest et l'Est était d'ordre idéologique, il conclut, à la
fin du tome II de ses Mémoires : « Si le monde libre demeure vigilant, étant donné le temps dont l'Union
soviétique a besoin pour atteindre ses objectifs, il nous sera peut-être possible d'amener le monde à
une situation telle que la paix s'y trouvera véritablement instaurée. » La paix, pour faire face, sans doute,
ensemble, au problème que pose l'Asie, singulièrement la Chine de Pékin, sur laquelle s'interroge
Adenauer —- avec les Russes. Je ne juge pas ici, je constate.
De nouveau, Was ist deutsch? C'est l'interrogation que je me suis souvent faite en écoutant, dans un salon
parisien, le délicat et pensif Manfred von Keyserling, le fils du Philosophe, ou, entre les barbelés du
Front-Stalag 230, l'élégant et souriant Lieutenant Wuttke. J'ai cru voir, dans la vision profonde
d'Adenauer, se profiler l'Europe gaullienne : « De l'Atlantique à l'Oural. » Peut-être n'était-ce que rêve de
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poète. Mais le rêve du Poète est la réalité de demain. Déjà, l'Economie sociale de Marché a provoqué le «
Miracle économique allemand ». Et, aujourd'hui, avec la « Conférence au Sommet des Six », une
nouvelle espérance s'ouvre à l'Europe — qu'avait laissé entrevoir le Général de Gaulle avant son départ.
Was ist deutsch? Je voudrais y apporter une réponse, qui, parce que personnelle, ne peut être que
subjective et provisoire. Au demeurant, en faisant l'éloge de Konrad Adenauer, je n'ai pas prétendu, vous
le devinez, vous instruire — je n'y serais pas pertinent —, mais m'instruire : en méditant, pour mon
peuple et pour moi, sur le sens du destin d'un grand homme parmi un grand peuple, au demeurant si
intimement mêlés au destin du Peuple français. Vous allez sourire, mais, parce que les Gaulois figuraient
à la première page de mon Histoire de France — et puis venaient les Germains et puis les Normands —,
le processus de leur romanisation et de leur christianisation, en un mot, de leur civilisation, a toujours
retenu mon attention et ma réflexion. Ne pensez-vous pas que la réponse à la question que je me pose, que
la pensée profonde d'Adenauer se trouvent, précisément, dans cette histoire? Je dis dans le sens de cette
histoire : le plus cohérent et le plus fécond qu'on puisse lui donner.
Car, de nouveau, on a souvent accusé le Chancelier de morgue, et de mépriser son peuple et de se situer «
en dehors de lui ». En vérité, tout grand homme d'Etat, placé à un moment décisif de l'histoire de son
peuple — dans une situation d'épreuve, de défaite ou de décadence —, doit, pour agir, connaître et sentir
profondément ce peuple : se perdre en lui. Il n'en est pas moins vrai que, dans son action quotidienne,
c'est contre les extrêmes et les défauts de son peuple qu'il bute comme sur des obstacles et des fossés. Et il
est naturel et il est nécessaire qu'il en ait une conscience claire. Et il est vrai aussi qu'aux moments des
décisions, qui sont quotidiennes dans les situations de tension ou de relâchement, le Chef d'Etat ou de
Gouvernement se sent seul, est seul. Et les plus grands sont les plus seuls — malgré eux, malgré leurs
peuples. Comme Konrad Adenauer. Comme Winston Churchill. Comme Charles de Gaulle.
En vérité, si, derrière le Chancelier, on considère l'Homme — et c'est mon propos d'aujourd'hui —, on
constate qu'il se sera efforcé de dépasser, qu'il aura dépassé, avec ses contradictions au départ, toutes ses
déterminations particulières, qu'il s'agisse du Rhénan, de l'Allemand, du Catholique, voire de l'Ouesteuropéen. En tant que Chancelier allemand, Adenauer sentit, comme ne l'avait jamais fait le Rhénan, la «
sorte de néant d'être » qu'était la défaite. En tant que catholique, point bigot, il ne se gênait pas pour
critiquer la politique du Pape, et c'est à lui qu'on doit l'ouverture de la C.D.U. aux protestants comme aux
catholiques. Enfin, l'on sait qu'il dirigea, lui-même, les négociations avec les Juifs, qui devaient aboutir
aux réparations fixées par la Convention de Luxembourg. Ce qu'on sait moins, c'est qu'il y risqua sa vie.
Voilà qui achève d'humaniser cette haute figure aux traits de tartare. Car, comme le dit saint Jean dans
son Epître, il a aimé, et il a prouvé sa charité non verbo neque lingua, sed opère et veritate. Il est curieux,
au demeurant, qu'on accuse de mépris les deux hommes d'Etat — Adenauer et de Gaulle — qui ont risqué
leur vie pour libérer des peuples persécutés et souffrants : les Juifs, les Arabes, les Nègres.
Une dernière fois, c'est-, plus que l'idéologie, le sentiment chrétien qui fait l'unité de l'homme et de sa
vie : du Rhénan à l'Européen et au militant de l’Universum. Il est vrai qu'il rudoie ses compatriotes, qu'il
se méfie, en même temps, de leur puissance d'émotion et de leur puissance d'organisation : de leurs
richesses extrêmes, qui font leurs défauts. Il ne croit pas aux vertus de la «race», mais de l'ethnie, dans la
mesure où l'on met l'accent sur l'histoire, ce qu'oublient, peu ou prou, les ethno-caractérologues. C'est
ainsi qu'il répond à la question de Fichte : Was ist deutsch? La réponse pour lui, c'est la fidélité à l'histoire
de l'Allemagne. Pour que l’Allemand se définisse en s'accomplissant, il veut le rendre au monde de
l'Occident chrétien. C'est que, comme il le croit, le processus d'enseignement, d'éducation, de maturation
chrétienne, inauguré par Charlemagne, n'est pas encore terminé, qui seul apaisera les extrêmes, en
établissant, entre eux, un équilibre, une symbiose humaniste.
En définitive, et c'est par là que je conclurai, Konrad Adenauer est un grand humaniste. Paradoxalement,
j'en conviens. Sa Weltanschauung, c'est la vision — ou le pressentiment — qui lui fait dépasser la «
conscience pan-européenne », prêchée en 1948, pour apercevoir, au loin, la Terre promise, où il n'entrera
pas : « L'affirmation de la solidarité des hommes et des peuples, avec les responsabilités qui en découlent.
» Malgré les guerres et les haines, malgré les larmes et le sang, si abondamment répandus aujourd'hui,
Konrad Adenauer nous dirait avec le Poète : « J'adore la Voie ouverte et la Porte du matin. »
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