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La répression du grand banditisme au Cameroun : entre pragmatisme et éthique SAIBOU ISSA Chargé de cours au département d’histoire Université de N’Gaoundéré, Faculté des Arts, Lettres et Sciences Humaines (FALSH), BP 454 During the 1990, Cameroon experienced the upsurge of urban and rural criminality. In the main cities of the southern part of the country such as Douala and Yaoundé, gangs operate even in day time, attack expatriates and foreign diplomats, rob public services, carry away important quantities of money. In the northern part where highway banditry is an old phenomenon, ambushes on roads increased, provoking innumerable losses in human lives and in material possessions. Due to this endemic insecurity, populations reacted through expeditious killings of robbers. The state adopted exceptional methods of struggle against bandits. But in an international context watching on the respect of human rights, the Cameroonian government's policy of restoring security raised an debate ethical opposing the partisans of expeditious justice to the partisans of the bandit's right to a just and equitable judgment. Cameroon, banditry, repression, human rights Cameroun, banditisme, répression, droits de l'homme Introduction Le vol à main armée au Cameroun est une pratique ancienne et par endroits séculaire. Ses mobiles, ses modalités, ses fonctions et ses acteurs varient dans l'espace et le temps au gré du contexte socio-politique, de la conjoncture socioéconomique, de la qualité de l'autorité de l'État ou des modes d'accumulation en vigueur à une époque donnée. Rentré dans les mœurs à la fois comme mode d'accumulation, forme d'action politique et rite initiatique, le vol à main armée a suscité des débats dont la teneur varie selon les conséquences qui en découlent et selon les préoccupations propres à chaque époque. En effet, le grand banditisme au Cameroun est un phénomène cyclique et l'attitude de la communauté nationale vis-à-vis de ce fléau n'est pas toujours homogène. Ainsi, au cours de la décennie 1990-2000, l'on a assisté à la recrudescence de la grande criminalité au Cameroun. L'inflation de l'insécurité est le fait de bandes aguerries et munies d'armes sophistiquées. Elles opèrent surtout dans les métropoles urbaines de la partie méridionale et sur les principaux axes routiers de la partie septentrionale du pays. Parce que ces acteurs sont les protagonistes des agressions à main armée qu'on nomme communément le grand banditisme, on les connaît aussi sous le nom de "grands bandits". Cette réflexion vise à montrer que la stratégie que les Camerounais et leur gouvernement adoptent pour repousser la grande criminalité consiste avant tout à frapper implacablement le malfrat. Résultant à la fois des méthodes qu'emploient les bandits eux-mêmes, de la représentation que la société s'en fait et des conséquences de leur action, le traitement réservé au grand bandit pose cependant un problème moral, où l'impératif de conservation de la société cohabite mal avec l'exigence du respect des droits de l'homme. Aussi ressortirons-nous tour à tour l’usage immodéré de la violence dans l’exercice du banditisme, la réaction non moins violente des populations face aux bandits, la politique du tout-répressif de l’État camerounais, la controverse qu’a suscité cette politique de tolérance zéro et enfin l’option prise par le gouvernement camerounais de restaurer l’ordre d’abord et d’en considérer les récriminations par la suite. Des bandits sans scrupules Le grand banditisme au Cameroun est un métier de professionnels, qui a ses capitaines avec leurs troupes, ses réseaux, ses moyens et ses méthodes d'action. Pour ne prendre que la période postcoloniale, un rapide examen exhume des noms célèbres, intrépides. Ce sont très souvent des individus dont les personnes âgées parlent avec émotion, leur attribuant une certaine dimension chevaleresque. Autour de certains, se sont construites de véritables épopées, louanges à la gloire posthume d'hommes assurément exceptionnels; mais gloire macabre pour des faits d'armes d'hommes sans scrupules, passés maîtres dans l'art de semer la terreur. Parce qu'il est lui-même terrorisé par la peur de mourir à tout moment, le grand bandit dissémine la terreur pour mieux se faire obéir, agir vite et disparaître rapidement. L'économie d'innombrables procès verbaux d'audition de criminels ainsi que de témoignages de divers protagonistes du phénomène du grand banditisme montrent que le grand bandit est certes un audacieux, mais pas un suicidaire. L'activité qu'il mène, qu'elle soit ponctuelle ou structurelle, est perçue comme une activité économique normale. Et comme telle, il y a un risque à courir, un investissement à faire. Cet investissement est sa propre vie. Dès lors, l'examen de différentes tactiques montre que toutes les formes d'action des bandits ont un dénominateur commun : amasser le butin le plus précieux en un temps réduit. Ceci est surtout valable pour le phénomène des coupeurs de route, bandits de grand chemin qui tendent des embuscades dans la partie septentrionale du pays. Les assauts des bandits relèvent de ce que Pierre Hassner appelle la violence archaïque (Hasner, 1998, 13). Le déferlement des hordes d'hommes en turbans, en cagoules ou au visage couvert de bleu à linge, décochant les flèches ou vidant leurs chargeurs sur leur proie humaine, rappelle l'ère des razzias ou des conquêtes précoloniales. C'est que les bandits tiennent à étouffer d'avance toute velléité de résistance, endiguer la riposte des soldats escortant les voyageurs sur certains axes particulièrement dangereux. Leur hargne a finalement induit dans l'imaginaire des usagers de la route que la docilité est le seul gage pour avoir la vie sauve. On aura au préalable mis à portée de la main une somme d'argent raisonnable, salutaire péage en cas d'embuscade. En fait, sur les routes du Nord-Cameroun, le respect du code de la route, ce n'est plus seulement l'art de bien conduire, mais aussi celui de "bien se conduire" vis-à-vis des coupeurs de route. Dans les centres urbains aussi, la paranoïa sécuritaire a réduit le noctambulisme et généré des stratégies privées de protection de soi et de ses biens . L'insécurité est telle que l'inventaire des opérations des bandits n'est qu'une litanie nécrologique, pénible et dans nombre de cas révoltante : un couple qu'une balle soudaine sépare; un brave homme devant assister au viol collectif de sa femme; une famille obligée d'assister à l'assassinat de celui qui en est le pilier; une femme, médecin, exemple frappant pour nombre de jeunes étudiantes dans un Nord-Cameroun sous-scolarisé, abattue de manière tout à fait anodine; un bébé qui perd ses jeunes parents froidement abattus; le fruit d'un long labeur qu'on est obligé de céder en contrepartie de la vie sauve. Les cas de figure sont multiples, semant tous la désolation, suscitant de ce fait la vindicte populaire contre les bandits. La justice populaire implacable A la longue, les populations, lasses d'attendre une réaction significative des pouvoirs publics se sont organisées en comités de vigilance et groupes d'autodéfense. Et les malfrats pris en flagrant délit ou suspects, ont rarement le temps de s'expliquer. Poursuivis par la clameur publique, ils ont hâte de parvenir à un poste de police, devenu pour la circonstance une garantie de survie. Ainsi, dans le département du Logone et Chari où les coupeurs de route sévissent à l'état endémique, les battues qu'organisent les populations arabes choa en 1994 se soldent par des "trophées" quotidiens, à savoir des cadavres criblés de balles exposés sur l'esplanade de la Préfecture de Kousséri. Interrogés sur les mobiles de leur action, les protagonistes affirment aider les pouvoirs publics à assumer leur rôle car, dans le Logone et Chari, Akouma maafi, État est absent. On était alors au sortir d'une suite d'affrontements interethniques opposant Arabes choa et Kotoko dans la foulée des hoquets du processus de démocratisation. Accusés de contenir les bandits dans leurs rangs et de les utiliser dans la lutte contre les Kotoko, les Arabes choa ont voulu montrer leur bonne foi en menant des opérations spectaculaires. Au demeurant, vol et lutte politique ont parfois fait bon ménage dans l'histoire politique du Nord-Cameroun1. La sévérité contre les bandits n'est pas l'apanage des Arabes Choa. Tout le long des frontières orientale et occidentale du Nord-Cameroun, la défense populaire, organisée par certains chefs traditionnels2, massacre très souvent les bandits arrêtés pendant les battues : décapitation, matraquage au gourdin, exécution par flèches ou par balles. On sait en effet que le bandit professionnel préfère mourir les armes à la main3. Au fond, l'attitude des Camerounais à l'égard des bandits appelle une double lecture, d'abord historique, puis contextuelle. En effet, que ce soit dans la partie septentrionale du pays où la criminalité rurale est désormais une pathologie cyclique ou dans la partie méridionale où la criminalité urbaine s'est enracinée, se reproduisant au gré du recyclage des malfrats, l'image du grand bandit est toujours valorisante. Elle célèbre ce qui est perçu comme la marque d'une virilité accomplie, l'expression d'un particularisme génétique ou caractériel. Toutes choses qui, aux yeux de l'opinion, attestent que le grand bandit possède des pouvoirs exceptionnels, notamment dans le domaine magico-religieux. De ce fait, il est redouté et on décrit son audace avec une crainte respectueuse. Le bandit étant, en principe, réputé imprenable, celui qui, tout de même, est pris en flagrant délit paie pour tous les forfaits qu'il est supposé avoir toujours commis. Une sentence qui, dans le Nord-Cameroun, trouve sa substance dans l'adage qui dit que tout le monde vole sauf celui qui n'a pas encore été pris en flagrant délit. Il y a une cohabitation paradoxale entre la célébration du courage du bandit professionnel et l'indifférence des populations quant à la peine capitale qu'il encourt en cas d'arrestation et de culpabilité établie. Les faits d'armes et la longévité de Haman Yero, voleur de troupeaux dans la plaine du Diamaré, décapité en 1961, continuent d'alimenter les causeries. Le cérémonial de l'exécution de 1 Ainsi jusqu'à la fin des années 1930, le vol du bétail des Peuls est la principale stratégie qu'appliquent les populations païennes de la plaine du Diamaré pour s'affranchir de la tutelle des chefs Peuls alliés des colonisateurs allemand puis français. 2 Voir à ce propos Saïbou Issa, « Laamiido et sécurité au Nord-Cameroun », Annales de la Faculté des Arts, Lettres et Sciences Humaines de l'Université de Ngaoundéré, 1998, III. 3 Tradition émanant de l'épopée des Sonngoobe, célèbres voleurs de bétail de la fin des années 1950. Boukar Batinda dont les actions ont imposé un qui-vive permanent aux habitants de Maroua jusqu'en 1970, fait l'objet de descriptions emphatiques. Les "oeuvres" d'Essono, bandit de Douala tué en 1983 ont donné lieu à une version mythifiée faisant de lui un "bandit social". En 1998, les photographies de victimes de la répression des unités spéciales de la gendarmerie se sont vendues au prix fort et en quantité importante à Maroua. En définitive, l'on semble estimer que se faire voleur est un choix parmi nombre d'activités rentables. L'on doit en assumer les conséquences, même capitales, comme on en tire les dividendes, plus lucratives que la plupart des activités honnêtes. Tout ce que la conscience collective demande au bandit, c'est de mourir dignement, sans se renier, sans pleurs, sans suppliques. A titre posthume, son "courage" rejaillira sur ses proches parents qui, tout de même, auront compté dans leurs rangs un homme célèbre. L'impact du contexte sur l'attitude des populations à l'égard des bandits renvoie à la conjoncture économique et politique du pays depuis la fin des années 1980. La crise économique dont l'une des conséquences est le chômage a donné naissance à deux catégories de pauvres : les bons qui survivent par le secteur informel ; les mauvais, adeptes du gain facile, qui menacent le fruit du labeur quotidien des honnêtes gens. Le bandit pris en flagrant délit est qualifié de "parasite", de "microbe", cette désignation impliquant qu'il doit subir le sort réservé à cet ennemi de l'homme : "écraser", "broyer", "masser" sont quelques uns des traitements que les débrouillards des différents marchés de Yaoundé lui promettent. Ce qui s'accompagne d'un riche répertoire de méthodes de mise à mort, les unes aussi macabres que les autres. Et de fait, l'arrestation d'un voleur est l'occasion d'un défoulement collectif. La banalisation du cadavre est telle qu'elle donne lieu à la dissémination de la nécrophilie dans les mentalités 4. En outre, le contexte socio-politique marqué par les convulsions du processus de démocratisation, doublées de la psychose de la corruption, a radicalisé ceux des citoyens qui estiment avoir encore du civisme. Les pouvoirs publics sont en effet accusés de protéger certains bandits, qu'on suppose avoir été d'anciens alliés du pouvoir en place quand, au début des années 1990, diverses actions des formations de l'opposition menaçaient la survie du régime. Dans les villes de Yaoundé et de Douala en particulier, on a longtemps pensé que les armes sophistiquées qu'utilisent les malfrats sont, entre autres sources d'approvisionnement, celles-là qui auraient été distribuées à des désœuvrés qui, après le retour au calme, se seraient convertis au banditisme5. Une frange de l'opinion nationale se représente le bandit urbain comme un notable qui, du fait de ses relations dans les sphères dirigeantes de État bénéficiera de l'impunité en cas d'arrestation. D'où l'option de l'effacer pour éviter qu'après sa libération certaine, il ne revienne se venger. Dans le même ordre d'idées, du fait que la corruption a infiltré la plupart des corps de État, le citoyen camerounais est devenu dubitatif, voire pyrrhoniste vis-à-vis de l'action des forces de l'ordre. L'on présume que le malfrat remis aux bons soins de la police et de la justice ne tardera pas à retrouver la liberté, s'offrant le luxe de revenir narguer ceux qui l'ont livré. Cette représentation de l'appareil policier et judiciaire sous-tend la propension que l'on a à se faire justice, tant par dépit que par instinct de survie. Dès lors, la foule applique la 4 5 Voir à ce propos Ayissi, L., Amand'la, mai-juin 2000. Ngangue, E., Le Messager, n° 257 du 9 avril 1992 Loi contre le droit corruptible del’ État (Marchal, 1991, 49). Au total, les Camerounais, comme la plupart des Africains6, sont intraitables envers les grands bandits. Désormais dans les centres urbains de la partie méridionale, les auteurs des larcins sont aussi logés à la même enseigne ; dans ce style dont ils ont l'apanage, les vendeurs à la sauvette du marché central de Yaoundé estiment que petit voleur deviendra katchika (patron) si on lui laisse le temps de prendre des galons7. C'est pourquoi, quand les forces de l'ordre parviennent à le sauver de justesse de la colère populaire, le voleur n'est plus qu'une loque estropiée, souvent handicapée à vie. Le paradoxe de cette situation est qu'on assiste à un renversement de la perception de la police : normalement pourvoyeuse de sécurité pour l'honnête citoyen, elle le devient plutôt pour le bandit. Ce qui ne fait que renforcer la suspicion vis-à-vis des forces de l'ordre et partant vis-à-vis de l'État, leur employeur. Ce dernier a néanmoins pris ses responsabilités, en emboîtant le pas au peuple. L'extirpation du criminel comme stratégie intermédiaire de l'État Diverses études montrent le rôle ambivalent de État africain relativement à la question sécuritaire : investie de la mission de protéger les hommes et leurs biens, la puissance publique est cependant une source d'insécurité pour ses citoyens8. La postcolonie camerounaise ne déroge pas à la règle. Bien plus, la polysémie des formes de violence et de dissidence qui ont émaillé les quatre décennies d'indépendance semble avoir orienté la stratégie de sécurisation vers le tout-répressif. Ainsi, la stratégie qu'applique État contre les criminels de ces dix dernières années s'apparente à une chirurgie esthétique ablative d'une tumeur maligne. Pour exécuter la besogne, on a rappelé les Anciens (administrateurs ou gradés de l'armée et de la police déjà à la retraite), véritables praticiens aux états de service impressionnants pendant les moments chauds du processus politique national. Face à ce qui est perçu comme une répétition de phénomènes d'instabilité déjà connus, on a recours à l'expérience avec pour mission essentielle de restaurer l'ordre. Ainsi peut-on lire le réaménagement technique du gouvernement du 18 mars 2000 ou la désignation d'un officier à la retraite pour commander le Groupement Polyvalent d'Intervention de la Gendarmerie (GPIG) chargé de réprimer le grand banditisme dans la partie septentrionale. Parce qu'elle est à la fois réactive et proactive, la répression entreprise par les pouvoirs publics obéit à l'idée que Dominique Dray se fait de l'efficacité de la sanction. Ainsi écrit-il : Une sanction efficace est une sanction qui punit l'acte passé et qui, tournée vers l'avenir, vise la conservation de la société. De là l'importance accordée à une sanction qui prévient le crime, en détournant les agresseurs de la récidive ou en décourageant ceux qui envisagent de transgresser l'ordre établi [...] Une telle conception de la sanction – qui conjugue passé et avenir – est récurrente à tout système répressif qu'il s'exerce dans des sociétés avec ou sans État (Dray, 1998, 107) Mettant en pratique cette logique, les pouvoirs publics ont élaboré et 6 Voir au sujet des méthodes de justice populaire appliquées ailleurs, de Montclos, M.A P., Le Monde diplomatique, août 1997. 7 Sondage d'avril 2000 8 Voir entre autres, Tshiyembe Mwaliya, L'Etat postcolonial facteur d'insécurité en Afrique, Paris, Présence Africaine; 1990 ; Bangoua, D., Etat et sécurité en Afrique, Politique Africaine, 1996, 61. appliquent une politique dont l'analyse laisse transparaître une dimension à la fois punitive, vindicative, pédagogique et préventive. Ainsi, dans la partie septentrionale du pays, "radio-trottoir" ( la rumeur publique) croit savoir qu'une longue et minutieuse enquête a permis aux services de sécurité de dresser une liste impressionnante de personnes et de personnalités impliquées dans le trafic de voitures volées, les embuscades sur la chaussée et autres agressions à main armée9. C'est qu'à partir de mars 1998, la rumeur rapporte que la ville de Maroua s'est vidée de tous ceux qui ont quelque chose à se reprocher. A côté d'inconnus, des cadavres de jeunes gens connus sont découverts à quelques kilomètres de la ville, criblés de balles, ou encore leurs photographies vendues dans la ville. Sur le plan purement pénal, il est évident que c'est l'exécution de la peine de mort que État semble décidé à entériner pour les coupables de grand banditisme10; d'où la dimension punitive. Cependant, compte tenu de la conjoncture politique dans laquelle les bandits ont perpétré leur action et des conséquences de cette action sur l'image du pays à l'extérieur et sur l'image de ses autorités, on est en droit de penser que le pouvoir règle aussi ses comptes avec des personnes qui, profitant du recul de l'autorité de État consécutif aux soubresauts de l'amorce du processus de démocratisation, s'en sont données à cœur joie. Cette lecture est surtout valable pour l'action du GPIG. La mesure qui précède, parce qu'elle s'accompagne d'une théâtralisation du cadavre du criminel, comporte un aspect dissuasif. Cela s'inscrit dans une logique d'instrumentalisation du funèbre dans l'optique de frapper les esprits : exposition de la tête du criminel sur un piloris sur la place du marché sous la période coloniale ; fusillade sur la place publique au cours de la première décennie de l'indépendance ; exposition de cadavres criblés de balles à proximité d'une route ou d'un espace fréquenté aujourd'hui. En somme, une mise en scène qui, à titre pédagogique, met en évidence l'hébétude du criminel, sa stupeur devant peut-être suggérer la souffrance endurée avant la mort et le remords pour tous les méfaits commis. Dans la partie septentrionale du pays de culture soudano-sahélienne où la mortification et la dignité vont de pair, dévisager le cadavre comporte une forte charge symbolique. Comme écrit plus haut, le bandit conscient de mourir se doit de laisser l'image d'un homme qui ne s'est jamais renié, qui a dominé la souffrance; dans vingt ou trente ans, un griot pourrait lui consacrer un chant épique. Il rejoindra alors la liste des Sonngoobe, chefs de bande de la période coloniale réputés bandits justiciers morts avec les honneurs (mayi semtay)11. Autrement, le bandit laissera l'image d'un faux courageux que seule l'avidité a guidé sur le chemin du désordre. De valorisante au cours de son existence dangereuse, son activité sera rétrospectivement ressassée avec dédain. Telle est d'ailleurs l'orientation des perceptions aujourd'hui: A Maroua par exemple, il est courant d'entendre que les bandits sont morts en faisant du bruit, c'est-à-dire sans honneur. Si de tout temps la dignité dans l'agonie vaut respect et considération posthume à tout défunt et au grand bandit en particulier, il importe aussi de considérer la destinée du cadavre, du corps sans âme. Dans la communauté 9 Sondage informel à Maroua, mai 1998. En fait, depuis 1988, la peine de mort est prononcée par les tribunaux mais l'exécution est suspendue. La plupart des condamnés voient leur peine commuée en détention à vie. 11 Sur cette question, consulter Saïbou Issa, « Sonngoobe, bandits justiciers dans la plaine du Diamaré (NordCameroun) sous l'administration francaise », .Ngaoundéré Anthropos, 2001, VI. " 10 musulmane en particulier, le fait que l'inhumation soit instantanée et sobre ne signifie nullement que la sépulture est sans intérêt. Au-delà des considérations strictement religieuses, il convient de prendre en compte le spectacle de l'inertie, où l'homme plein de vitalité, de puissance et d'influence se présente sous un jour nouveau, où il n'est plus rien12. Cette figure d'apathie est une image forte qui colle à la rétine, brouillant celles plus agréables d'avant la mort. En ce qui concerne la sépulture, les sociétés musulmanes admettent qu'un cadavre qui n'a pas reçu la prière du mort avant d'être enterré aura pris une option décisive pour l'Enfer. Dès lors, le bandit qui meurt en faisant du bruit (c'est-à-dire en se lamentant, en délirant) et qui de surcroît ne reçoit pas une sépulture conventionnelle connaît, dans la représentation collective, une double déchéance : celle d'un homme dont le souvenir rimera avec mépris et raillerie; celle d'un homme qui ne peut espérer le pardon de Dieu. Ce qui précède est en outre une forme de prévention dans la mesure où l'exposition du macchabée vise ceux que le métier tenterait ou ceux qui perdurent dans la déviance. Cependant, l'exécution du criminel apparaît aussi comme une excommunication perpétuelle d'une personne jugée asociale. L'objectif visé semble être d'éliminer l'acteur (le grand bandit) pour endiguer le phénomène(le grand banditisme). Il s'agit en clair d'une politique d'"assainissement" tendant à empêcher la reconstitution des gangs en éliminant tout d'abord les noyaux que sont les chefs de bande, puis ou simultanément ceux de leurs lieutenants connus. En effet, s'il est admis que les bandes se reproduisent par maturation des délinquants primaires selon un cursus logique d'escalade dans les risques pris par le délinquant (Michelet, 192 – 193) ou par scissiparité des bandes aguerries existantes13, il reste que toutes agissent sous la forte autorité d'un leader redouté pour la densité des forfaits qu'il a commis et vraisemblablement sa promptitude à sévir contre les séditieux du groupe14. Il s'agit en somme d'une phase de déblaiement afin de jeter les bases d'une autre phase, à savoir une politique de prévention proactive opératoire. Ainsi on pourrait comprendre l'action antérieure du GPIG et la création postérieure du BLI (Bataillon Léger d'Intervention), dont les éléments sont positionnés à Salak, à une vingtaine de kilomètres de Maroua, puis d'un Centre Opérationnel de la Gendarmerie ayant compétence à Yaoundé et ses environs. L'économie des pages qui précèdent montre donc qu'au Cameroun, la terreur est une ressource consubstantielle à l'exercice du grand banditisme et à la répression de ce phénomène. Le grand bandit, le citoyen et État, a priori, se confondent dans un délire meurtrier, fruit de l'image que chaque acteur se fait de ses oeuvres. On ne saurait cependant clore une réflexion au bord d'un tel précipice, sans évoquer le débat éthique qu'une telle situation soulève. 12 Voir à ce sujet l'analyse de Achille. Mbembé par rapport à la profanation du cadavre du leader nationaliste camerounais Ruben Um Nyobe, Mbembe, A., La naissance du maquis dans le Sud-Cameroun (1920-1960), Paris, Karthala, 1996, pp. 14-17. 13 L. Ayissi, Amand’la, mai-juin 2000. 14 Voir à ce propos Archives Nationales de Yaoundé (ANY), 1AC 1752/4, Note sur le banditisme dans le Nord-Cameroun, 1952 ; Archives Provinciales de Maroua, Dossier Z. 1955. II/2 (1951-1965) notamment. Exigences sécuritaires et exigences humanitaires Sous la rubrique exécutions extrajudiciaires dans le nord, le rapport d'Amnesty International pour 199915, concernant la partie camerounaise, mentionne que quelque 700 personnes auraient été exécutées de façon extrajudiciaire pour cause de présomption de grand banditisme. Ces révélations relaient les récriminations déjà formulées par le Mouvement pour la défense des droits de l'homme et des libertés (MDDHL) dont le siège est à Maroua. Sans indiquer des chiffres, la presse nationale fait état d'un très grand nombre de personnes exécutées à Douala par les éléments du Commandement Opérationnel créé par un décret présidentiel de mars 2000 pour restaurer la sécurité dans la capitale économique.16 Qualifiant tout cela de flagrantes violations des droits de l'homme, les tenants de l'humanisme au Cameroun (qui se recrutent aussi bien parmi les organisations de la société civile que parmi les journalistes et les avocats) rappellent que tout homme, fût-il grand bandit et assassin invétéré, a droit à un procès. Ils mettent en garde contre l'exécution d'innocents du fait des règlements de comptes de la part des dénonciateurs. Ils dénoncent en outre les méthodes des unités spéciales qui, pour obtenir des renseignements, emploieraient la torture contre des proches de personnes recherchées. Toutes choses qu'ils rappellent être contraires aux conventions des Nations Unies relatives aux droits humains, aux lois camerounaises et à la morale tout court. Dans une lettre indignée qu'il adresse aux hautes autorités de État, l'Archevêque de Douala, le Cardinal Christian Tumi résume parfaitement ces prises de position. Il interroge en substance : Ne peut-on pas mettre hors d'état de nuire ces grands bandits sans les tuer ? Le monde civilisé aujourd'hui est contre la peine de mort même pour un meurtrier 17. Les prises de position de ce prélat ont donné lieu à un véritable feuilleton où éthique de la répression et politique politicienne se mêlent dans un amalgame où il est malaisé de distinguer la critique des méthodes de lutte contre le grand banditisme urbain de la critique de la politique globale du régime en place. En effet, accusé de se faire l'avocat des bandits, le Cardinal Tumi adresse une Lettre ouverte aux voleurs et braqueurs à Douala18. Il y réitère le droit de quiconque à un procès juste et équitable, en appelle à la mise en place d'une politique de sécurisation alternative et tente d'évangéliser les bandits impunis. Suit une interview particulièrement critique du processus de démocratisation au Cameroun et de l'action du Commandement Opérationnel19. Le gouvernement y réagit, accusant l'homme d'église de préparer l'opinion en vue de sa candidature à l'élection présidentielle prochaine20. Une messe sera dite plus tard en la mémoire de 15 http://web.amnesty.org/library Par exemple Le Démocrate du 26 juin 2000, Le Messager du 17 novembre 2000, Le Jeune Enquêteur du 14 février 2000, Le Jeune Enquêteur du 15 mai 2001. 17 Lettre rendue public dans le bimensuel Le Démocrate du 26 juin 2000. 18 Le Messager, 4 août 2000. 19 Jeune Afrique Economie, 2 octobre 2000. 20 Communiqué du Ministre de l'Administration Territoriale, 10 octobre 2000 16 tous ceux qui sont morts de suite de torture et d'assassinats divers, victimes des exactions du commandement opérationnel depuis sa mise en place dans la ville de Douala21. Son homélie rend aussi hommage à tous ceux qui par fidélité à leur conscience refusent de collaborer avec l'autorité compétente qui donne des ordres immoraux pour tuer ou torturer Au-delà du ton de ses prises de position, la logique du Cardinal Tumi appelle une lecture et une remarque. Est-ce la position de l'Église catholique ou celle d'un homme? Cette question s'est posée à chaque fois que des hommes d'église ont intervenu dans la dynamique socio-politique nationale. Il y a comme une tradition contestataire dont Mgr Albert Ndogmo est la figure la plus marquante22. L’on perçoit parfois le Cardinal Tumi comme le porte-parole de l'opposition dite radicale représentée par le Social Democratic Front (SDF). Cette image reproduit en fait le clivage entre anglophones et francophones et au-delà, entre partisans du pouvoir et partisans de l'opposition. Lui-même anglophone, Tumi est soupçonné d'utiliser son autorité morale et le prétexte des droits de l'homme pour régler des comptes avec le pouvoir, lequel aurait "volé" la victoire du SDF à l'élection présidentielle de 1992. L'on doit en outre noter la disproportion de l'indignation : c'est dans le Nord que la criminalité est la plus ancienne et probablement la plus néfaste, mais c'est dans les métropoles du Sud que les clameurs en matière de respect des droits de l'homme sont les plus vives; au lever de bouclier des hommes d'église, les religieux musulmans opposent un silence approbateur des mesures prises par les pouvoirs publics pour restaurer l'ordre et la sécurité. Une première analyse indiquerait que ce silence est dû au fait que, dans leur grande majorité, les religieux musulmans ne s'expriment pas en français et en anglais. Or, les débats écrits et oraux sur les droits de l'homme se tiennent dans ces langues. Toutefois, à y voir de plus près, on constate que la loi islamique a d'emblée résolu la question en édictant une législation sévère, voire implacable contre les voleurs et les meurtriers. L'on comprend alors que dans nombre de mosquées, le prêche des Imams à l'occasion de la prière du vendredi ait été quelquefois consacré à la mobilisation contre les bandits qu'on appelle globalement "les méchants" (hallube en langue peule). Quoique plus sobre, la position des religieux musulmans s'inscrit dans le registre de ceux qui veulent la sécurité à tout prix. En effet, aux antipode des humanistes, se déploie l'hystérie des pragmatiques, à la fois manichéens et machiavéliques. Arguant de ce que les doctrines et les théories ne sont pas des boucliers efficaces contre une Kalachnikov menaçante, ils sont prompts à arguer de ce que les États-Unis d'Amérique, champions des droits de l'homme, appliquent la peine de mort contre les meurtriers. Ils omettent cependant de mentionner, et pour cause, le processus judiciaire pour y aboutir ou le débat en cours dans ce pays au sujet de la peine de mort. Les partisans de la fermeté absolue se reconnaissent dans ce réquisitoire potencé : Que faire donc de ces braqueurs ? [...] Les exécuter tous ? ce serait l'idéal. Mais la peine de mort, malgré le fait que certains avocats ou grands esprits ne croient pas en son exemplarité, ne peut être supprimée que si, à la place, on institue un système de récupération des individus qu'on aura ainsi 21 Le Messager, 17 novembre 2000. Accusé d'intelligence avec la rébellion entretenue par l'Union des Populations du Cameroun et surtout d'avoir ourdi un complot contre le Président Ahmadou Ahidjo (1960-1982), Albert Ndogmo avait été condamné à mort. Sa peine fut commuée en détention à vie. Après intervention du Vatican, il fut gracié mais dut partir en exil au Canada où il mourut en 1991. 22 évité de supprimer définitivement. Et les grands avocats de la peine de mort [...] savent que tant que la société n'a pas prévu de structures alternatives, la peine de mort reste la solution, brutale peut-être, mais radicale en tout cas contre les grands criminels. et au Cameroun, tout le monde ne pense qu'à l'application de la peine de mort en guise de seule thérapeutique face à la dure pathologie sociale qu'est le phénomène du braquage23. Plus ou moins intermédiaire entre les deux extrémités, se profile une troisième voie, plutôt métaphysique. Elle regroupe les attitudes des intellectuels, généralement hostiles à la peine de mort, reconnaissant cependant l'urgence de restaurer la sécurité en appliquant les lois en vigueur24. Ce qui, dans le contexte camerounais signifie, au regard des lois en vigueur, accorder au criminel le droit à une mort judiciaire, par fusillade ou pendaison. Au total, ce rapide tour d'horizon ainsi que les sondages d'opinion informels que nous avons menés à divers moments de l'évolution de la sécurité à Maroua montrent qu'un plus grand nombre de Camerounais approuvent le sort réservé aux criminels, certains suggérant en outre que complices et receleurs subissent le même sort. Face à ce débat entre éthique et efficacité où l'actualité insécuritaire entretient l'émotion et valide l'irrationalité, le chercheur en quête de lumière est sujet à une réelle insécurité épistémologique25. D'une part, le souci de mettre les éléments en perspective bute contre l'indigence des sources auxquelles on pourrait accéder en l'occurrence. D'autre part, n'étant pas assez clerc, on se garde bien de verser dans une pseudo-exégèse relative à un débat qui n'est pas l'apanage du Cameroun. Nonobstant ces réserves et eu égard à l'enchaînement des faits, on est en mesure de suggérer une lecture éclectique, laquelle tente de comprendre dans quelles circonstances les autorités camerounaises, qui ont suspendu l'exécution de la peine de mort depuis une décennie, l'ont soudainement restaurée. Notre démarche est sous-tendue par l'hypothèse selon laquelle l'audace des bandits a donné à État l'occasion de s'acquitter de sa mission de protection des hommes et des biens sans, compte tenu du contexte, courir le risque d'essuyer une critique importante de ses partenaires extérieurs les plus puissants. Du maintien de l'ordre dans l'état de nécessité Une politique criminelle implacable avait eu raison des gangs des années 1970. Une prospérité économique relative avait limité l'émergence de nouveaux rebelles sociaux, agents de la criminalité de subsistance. Prenant acte de ce retour à la normale, c'est-à-dire à la petite criminalité classique, le pouvoir politique ralentit puis suspend la mise à mort des criminels qui, conformément aux ordonnances de 1972 sur la répression du banditisme, ont écopé de la peine capitale. D'ailleurs, en 1990, on recentre la notion de vol aggravé pour éviter que des auteurs de larcins, parce qu'ils ont brisé une vitre pour voler un stylo, soient condamnés à mort26. En outre, l'on donne la latitude aux forces du maintien de l'ordre de faire automatiquement usage de leurs armes contre les bandits de grand 23 Batete, A., Le Jeune Enquêteur, 14 février 2000 Biombi, A., Mutations, 310, 6 mars 2000. 25 ous empruntons cette expression à A. Mbembe, Pouvoir des morts, langage des vivants. Les errances de la mémoire nationaliste au Cameroun, in Bayart, J. F., Mbembe, A., et Toulabor, C. (Eds), Le politique par le bas en Afrique noire. Contributions à une problématique de la démocratie, Paris, Karthala, 1992, p. 186. 26 Ordonnance n°90/061 du 19 décembre 1990 portant modification de certaines dispositions du code pénal 24 chemin ou des bandes rebelles armées27. C'est là un accroissement, au plan individuel, de la marge de manœuvre des forces de l'ordre que les populations accusaient alors de couardise et au demeurant de complicité avec les fauteurs de trouble. Les traditions étaient en effet nombreuses qui relataient avec force détails, enthousiasme et bien sûr des mythes, les déconvenues des gendarmes face aux coupeurs de route dans le Logone et Chari notamment. Une telle représentation des policiers et des gendarmes avait fini par induire dans l'opinion la conviction que ces corps étaient frappés d'une incompétence rédhibitoire. Ainsi peut-on comprendre le fait qu'en septembre 1995, les transporteurs par cars et autobus de Kousséri aient décidé de ne pas prendre la route de Maroua si, pour composer l'escorte habituelle, on ne substituait des militaires aux gendarmes. Les autorités, arguant du fait que les coupeurs de route posent un problème de trouble de la voie publique, donc de maintien de l'ordre, y opposent une fin de non recevoir. La cadence et l'impact des forfaits que commettent les bandits dans la partie septentrionale opposés au bilan de la répression montrent une réelle disproportion entre l'intensité du mal et l'efficacité de la thérapeutique. Dans l'Extrême-Nord en particulier, la demande populaire devient si pressante qu'à la veille de l'élection présidentielle d'octobre 1997, Paul Biya, candidat à sa propre réélection, fait du combat contre l'insécurité un des principaux axes de son action future. Au début de l'année 1998, l'agression perpétrée contre un coopérant européen28, par un douanier bien ancré dans les milieux sportifs et politiques de Maroua, alarme la colonie européenne de cette ville, mobilise l'élite et les autorités locales. Les événements vont alors s'enchaîner qui suggèrent l'impact déterminant de cette agression sur le déclenchement d'une action à nouveau implacable dès mars 1998: loi d'exception sur la répression de la détention des armes de guerre et de défense et sur le vol à main armée visant surtout les coupeurs de route; intervention du Ministre de la Défense à l'Assemblée Nationale pour rassurer les représentants du peuple sur la détermination du gouvernement à en découdre avec les coupeurs de route ; début de l'action du Groupement Polyvalent d’Intervention de la Gendarmerie (GPIG). Deux ans plus tard, au début de l'année 2000, pendant que la partie septentrionale retrouve l'accalmie, Douala et Yaoundé sont littéralement assiégés par les gangs. La Une de la presse écrite de février et mars est une litanie de faits divers qui seraient banals s'ils n'incluaient des cambriolages dans les ministères, des assassinats de hauts cadres, de la fonction publique et d'un ressortissant Français et des agressions de diplomates, dont l'ambassadeur des États-Unis au Cameroun. A l'effarement des diverses catégories socioprofessionnelles, s'ajoute la levée de bouclier de la communauté française. Ce à quoi succèdent des éditoriaux alarmistes s'inquiétant d'un complot contre le Cameroun [...] par les ennemis [intérieurs] de notre pays29 ou suggérant la thèse d'une lutte politique sous couvert de banditisme30. Quoi qu'il en soit, la réaction du gouvernement, spontanée, s'est traduite par l'instauration de 27 Loi n° 90/054 du 19 décembre 1990 sur le maintien de l'ordre. Nkodo, A.D., 142, 17 août 1998. 29 Mien Zok, C., L'Action, (organe d'information du parti au pouvoir), 165, 14 mars 2000. 30 Tchoumkeu, S., La nouvelle Expression, 641, 15 mars 2000. 28 mesures de sécurité diverses, dont la création d'un Commandement Opérationnel à Douala. Au-delà de la restitution de la trame des événements, il importe d'en tenter l'intelligence. Pourquoi, en effet, la mise sur pied du Groupement Polyvalent d’Intervention de la Gendarmerie et du Commandement Opérationnel intervientelle au lendemain des agressions contre des expatriés: coïncidence ou relation de cause à effet? Une première hypothèse, d'ordre politique suggère de considérer l'impact de ces agressions sur l'aide extérieure que reçoit le Cameroun. En effet, au-delà de la nécessité pour le pouvoir de montrer clairement qu'il a le souci et les moyens d'assurer la sécurité de tous ceux qui vivent sur le sol camerounais, il importe de s'attarder davantage sur le cas de la province de l'Extrême-Nord où la critique des sources disponibles et l'observation permettent de jauger le rôle que les ONG étrangères jouent dans la promotion du développement durable. Déjà, la psychose de l'insécurité avait limité les actions des ONG à des zones plus sûres. Ainsi peut-on lire dans un document de la SNV (hollandaise) que du fait de l'insécurité dans le Logone et Chari, il est probable que dans les années à venir la zone ne soit pas accessible pour des activités de développement 31. Dans le même sens, l'insécurité a joué un rôle déterminant dans la décision de délocaliser le Peace Corps dont le centre de formation de Ngaoundéré est fermé en 1998. A cela peut s'ajouter la recrudescence du vol de voitures tout terrain dont les principaux détenteurs sont des expatriés. Ces exemples et bien d'autres permettent de penser que tant pour sa politique de réduction de la pauvreté dans l'Extrême- Nord que pour sa coopération extérieure, le gouvernement se devait de renverser la tendance sécuritaire. Une seconde hypothèse, corrélative à la première, est d'ordre pratique. En effet, hormis dans le Logone et Chari où en 1993 et 1994 une véritable logistique de guerre fut mobilisée pour combattre notamment les incursions de banditsrebelles Tchadiens, la stratégie de sécurisation consistait essentiellement à renforcer les techniques habituelles de maintien de l'ordre : accroissement de la faculté de réaction des forces de l'ordre; renforcement des mesures de contrôle routier; rafles notamment. Les nouvelles cibles auxquelles s'attaquent les bandits changent l'image et la qualification des déviants. Ils ne sont plus que des malfrats, mais des hors-la-loi ne pouvant se prévaloir d'une quelconque protection de la loi compte tenu de l'impact de leur action. La demande de sécurité s'est voulue pressante et exemplaire. Elle l'est aussi bien par les citoyens camerounais et les expatriés occidentaux que par le gouvernement confronté à un réel défi à son autorité dans un contexte où, au demeurant, l'appel aux investisseurs étrangers et la perspective du sommet FranceAfrique à Yaoundé en janvier 2001, commandent de restaurer l'ordre sans délais. Face à ces attentes sécuritaires convergentes, les pouvoirs publics ont misé sur les résultats, le réalisme prévalant sur l'idéalisme. Du reste, l'urgence de la preuve matérielle que "quelque chose est en train d'être fait" s'accommode mal d'une procédure judiciaire, fut-elle de justice militaire, par essence lente et suspecte du fait de la psychose de la corruption. En outre, les agressions contre des expatriés occidentaux déclenchent une réaction dont la spontanéité et l'envergure laissent présumer des opérations déjà 31 SNV - Cameroun, Analyse régionale Nord/Extrême-Nord, 8/94, p. 15. en cours d'élaboration. Ces agressions légitiment les mesures de rétorsion prises, lesquelles, pour le cas de la partie septentrionale surtout, obéissent aussi à une promesse électorale formulée à la veille de la présidentielle de 1997. A Douala et à Yaoundé, l'impératif de protection des établissements publics et de l'élite tire partie de "l'opportunité" qu'est l'agression contre des ressortissants et des représentants de pays dont la voix tonne. Quant à l'appréciation des moyens utilisés pour restaurer la sécurité, il revient alors à chacune des victimes de choisir entre le droit du bandit à la vie et son propre besoin de sécurité. Il est alors révélateur de constater que les récriminations portent davantage sur le droit du bandit à un procès juste et équitable – pour sauver les innocents – que sur la condamnation des exécutions proprement dites. Conclusion En définitive, les agressions perpétrées à l'encontre des expatriés occidentaux ont ouvert les vannes à une action de grande envergure aux desseins cependant multiples. Si l'on doit comprendre la notion d'efficacité comme étant le rapport entre la nature des moyens employés et la qualité des résultats obtenus, on peut dire que les gens se sentent désormais plus en sécurité dans les villes et sur les routes du Cameroun. Mais on n'est pas à l'abri d'une embuscade; épisodiquement, les coupeurs de route se rappellent au bon souvenir des voyageurs. En des périodes troubles, et ceci depuis les années 1950, État camerounais a littéralement invoqué la légitime défense contre ses propres citoyens, restaurant la paix sociale au prix d'une éprouvante mobilisation des ressources humaines et financières, peinant toujours à perpétuer l'ordre au cours des années suivantes. Il est nécessaire de penser la politique de sécurisation sur la longue durée pour permettre l'instauration de la sécurité durable. Le grand banditisme au Cameroun a cessé, depuis le début des années 1990, d'être un simple problème de maintien de l'ordre. Les grands bandits ne peuvent plus être perçus comme des nécessiteux porteurs de frustrations socio-économiques et donc agents d'une criminalité de subsistance. Dans un contexte où la quête d'une mobilité sociale spontanée est devenue le propre des jeunes générations, les bandits sont à proprement parler des investisseurs désireux de constituer un capital. Chaque fois que se relâchera l'autorité de État ou qu'il y aura des troubles socio-politiques, on devra s'attendre à ce que l'insécurité reprenne de plus belle. Références bibliographiques Bangoua, D. 1996. "État et sécurité en Afrique", Politique Africaine, N° 61. Dray, D. 1998. "L'imaginaire de la sanction chez les victimes d'agression", Esprit, N° 248. Hassner, P. 1998. "Par delà le totalitarisme et la guerre", Esprit, N° 248. Marchal, R. 1991. "Surveillance et répression en postcolonie", Politique Africaine, N° 42. Michelet, E. "Les déviances de subsistance", in : UNICRI, Criminology in Africa, Rome, UNICRI séries, Publication 47. Mbembe, A. 1996. La naissance du maquis dans le Sud-Cameroun (1920-1960), Paris, Karthala. Mbembe, A. 1992. "Pouvoir des morts, langage des vivants. Les errances de la mémoire nationaliste au Cameroun" , in : Bayart, J. F., Mbembe, A., et Toulabor, C. (Eds), Le politique par le bas en Afrique noire. 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