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NIETZSCHE ET MALLARMÉ « Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! » Ainsi s’exclame L’Insensé au paragraphe 125 du Gai Savoir, écrit par Friedrich Nietzsche en 1882. Le soleil se couche sur le siècle ; siècle né dans le fracas de la fin d’un monde, siècle qui n’en finit pas d’accoucher de lui-même, entre euphorie révolutionnaire et coups de trique, siècle du triomphe de la Raison, de la Science, de l’Industrie, du Progrès, de l’Allégorie majuscule…1 Exit donc Dieu, « ce vieux et méchant plumage »2, artifice dès lors hors d’usage, et avec lui ses saints, ses prophètes et ses prêtres. Ses prophètes… Le XIXème siècle est aussi celui de Victor Hugo, monstre sacré de la littérature, dont la stature imposante accompagne tous les événements du siècle. Grand, massif, barbu, chenu, le front dégagé, il domine tous les domaines du champ littéraire, laissant à la postérité une œuvre dense et protéiforme que ses descendants auront bien du mal à liquider3. Il est la figure de l’écrivain du XIXème siècle, spectre de granit tutélaire et hiératique, inflexible face à l’océan d’injustices que charrie le siècle du Capital, capable d’écrire en un jour deux mille alexandrins, debout face 1 La littérature du XIXème siècle réactive l’allégorie parce qu’ « elle s’impose comme une forme conventionnelle et commune, où le sens de la religion perdue peut laisser la place à d’autres formes – formes signifiantes qu’il suffit en somme de faire signifier. » Eléonore Reverzy, « Le corps-discours », in Société des études romantiques et dixneuviémistes, site hébergé par l’Institut des sciences de l’Homme, Lyon. 2 Stéphane Mallarmé, Lettre à Cazalis du 14 ou 17 mai 1867, Œuvres complètes, tome 1, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard (1998). 3 C’est la thèse de Pierre Michon dans Rimbaud le fils (Gallimard, 1991), Rimbaud étant le fils – entre autres, et en littérature – de l’inévitable « Père Hugo ». aux éléments, défendant le lendemain avec courage la veuve et l’orphelin à la tribune, et le surlendemain forgeant dans son atelier des personnages qui font désormais partie du patrimoine. Il est le représentant de l’esthétique romantique en littérature, c’est-à-dire de la recherche de l’art total, comme Richard Wagner représente l’esthétique romantique en musique. Il est le malheureux père orphelin de Léopoldine, le visionnaire qui fait tourner les tables, l’ogre des lettres françaises, le prophète inspiré qui déchiffre les signes divins pour les transmettre aux hommes. Un prophète : c’est cette facette de l’écrivain Hugo que Paul Bénichou a justement mis en valeur dans Le Temps des prophètes : doctrines de l’âge romantique (Gallimard, 1977) et Les Mages romantiques (Gallimard, 1988). Le physique et la stature de Hugo font évidemment penser à Moïse. Le poète romantique recherche les hauteurs, la solitude, les paysages chaotiques et extrêmes, comme l’anachorète vit dans le désert et le prophète gravit le Sinaï. Le poète est le mage qui « lit dans les astres la route que nous montre le doigt du Seigneur »4, celui qui « comprend sans effort le langage des fleurs et des choses muettes »5. La « Fonction du poète » consiste à être à l’écoute du murmure du monde, habité par une présence mystérieuse et sacré que seuls les génies perçoivent et parviennent à mettre en forme. L’écrivain est donc sacré, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Paul Bénichou. Mais si Dieu est mort, à quoi cela sert-il d’écrire ? Quelle peut bien être la fonction du poète, et partant, de l’écrivain, si Dieu ne parle plus ? Dans la bouche de l’Insensé nietzschéen, Dieu meurt en 1882 ; Victor Hugo, son dernier prophète, meurt le 22 mai 1885. La littérature, privée de timonier – « jadis il empoignait la barre »6 –, devient le bateau ivre ballotté entre les écueils des vers de circonstance et du salmigondis symboliste, « sans nef n’importe où vaine »7. Le poème s’écrit désormais en prose. A la fin d’un siècle qui a vu triompher les romans-feuilletons et les poètes mages, c’est toute la littérature qui est touchée par la crise : « la mort de Dieu (…) détermine en effet une crise de la représentation qui affecte tous les référents généraux du discours littéraire (la nature, le réel, le moi), désormais orphelins de la garantie ultime d’un sens transcendant, et consacre l’autonomie des signes »8. Une fameuse « crise de vers », selon Mallarmé : « La littérature ici subit une exquise crise, fondamentale »9. Dieu et son dernier mage morts, s’opère alors l’onction de la littérature, et à travers elle, le sacre du langage. Stéphane Mallarmé (1842-1898) est aujourd’hui considéré comme l’un des pères de la modernité en littérature. Ce professeur d’anglais à la vie rangée écrivait des poèmes et consignait ses réflexions dans des carnets qu’il publiait sous forme d’articles ou utilisait dans ses conférences. Il recevait les amis, écrivains ou non, tous les mardis, dans son salon de la rue de Rome. Brillant causeur, il ravissait ses proches par d’innombrables vers de circonstance : « Avec joie Elisa broute Le gazon d’une choucroute »10. Ou bien : « Que pour vous un peu ma maman Soit dans tous les gâteaux de l’an La part la meilleure coupée, Le reste ira pour la poupée. Je vous souhaite un bonheur neuf En mil huit cent quatre-vingt-neuf »11. 8 4 Alfred de Vigny, Chatterton, acte III, scène 6 (1835). 5 Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, « Elévation » (1857). 6 Stéphane Mallarmé, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard (1897). 7 Ibid. Bertrand Marchal, Introduction aux Œuvres complètes de Mallarmé, Bibl. de la Pléiade, Gallimard (1998). 9 « Crise de vers », Divagations (1897). 10 Vers de circonstance, 170, Œuvres complètes, Bibl. de la Pléiade, Gallimard (1998). 11 Vers de circonstance, 137, Œuvres complètes, Bibl. de la Pléiade, Gallimard (1998). Qu’est-il arrivé pour que ce fonctionnaire, victime des servitudes de la carrière et cible facile pour les élèves chahuteurs, devienne celui qui ouvrit la voie à la littérature moderne ? De 1866 à 1870, Mallarmé a connu quatre années d’agitation intérieure intense dont témoignent les lettres à ses amis – Henri Cazalis, Eugène Lefébure ou Paul Verlaine, notamment – durant la période où il était en poste à Tournon, en Ardèche. Mallarmé découvre au cours de cette crise que la poésie « doue d’authenticité notre séjour et constitue la seule tâche spirituelle »12. « La poésie, sacre : qui essaie, en de chastes crises isolément, pendant l’autre gestation en train »13. Il fait l’expérience de la réflexibilité du langage, et découvre « l’extraordinaire pouvoir d’isoler la parole »14 : alors que jusqu’ici le langage servait à dire le monde, la poésie à déchiffrer le langage divin, la littérature à donner du sens au réel, Mallarmé s’aperçoit que « tout est fiction », et que « rien n’existe sinon la fiction même ; rien n’existe que la littérature »15. Le langage devient alors le seul enjeu du poème, qui va se réfléchissant (sur) lui-même. Il s’agit désormais de « manifester le langage en son être brut. (…) Et le discours qui détient cet être et le libère pour lui-même, c’est la littérature »16. Le professeur d’anglais de Tournon décide alors de céder « l’initiative aux 12 Lettre à Léo d’Orfer du 27 juin 1884, Œuvres complètes, Bibl. de la Pléiade, Gallimard (1998). 13 « Quant au livre », Divagations (1897). 14 Bertrand Marchal, Introduction aux Œuvres complètes de Mallarmé, Bibl. de la Pléiade, Gallimard (1998). 15 Ibid. 16 Michel Foucault, Les mots et les choses, Collection Tel, Gallimard (1966). mots »17 : « Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets »18. Ainsi la voix de Dieu ne parle plus à travers le poète prophète : le sacré n’est plus le langage de Dieu, mais le langage tout court : « A cette question nietzschéenne : qui parle ? Mallarmé répond, et ne cesse de reprendre sa réponse, en disant que ce qui parle, c’est en sa solitude, en sa vibration fragile, en son néant le mot lui-même – non pas le sens du mot, mais son être énigmatique et précaire »19. Le sonnet en –yx est le témoignage poétique de cette crise et de la prise de conscience du langage comme ultime fiction, comme glorieux mensonge, semblables en cela aux beau mensonge de Nietzsche, condition même du nihilisme héroïque. Ce sonnet, commencé en 1868 – en pleine crise – et remanié pendant vingt ans, s’est intitulé au début « Sonnet allégorique de luimême ». Mallarmé en parle ensuite comme d’ « un sonnet nul et se réfléchissant de toutes les façons »20. Il fait état d’une réflexion sur la poésie après la mort de Dieu. Le sujet est un topos de la littérature : un coucher de soleil, comme les poètes romantiques en ont écrit des dizaines. Mais puisqu’il est allégorique, ce coucher de soleil est le coucher de soleil de la poésie en tant que déchiffrement du langage divin par des poètes prophètes, par les mages romantiques – « (…) un or / Agonise (…) ». Ce sonnet est le tombeau de la poésie romantique : 17 « Crise de vers », Divagations (1897). A Degas qui lui disait : « Voilà une bonne idée pour faire un poème ! », Mallarmé aurait répondu : « Ce n’est pas avec des idées qu’on fait un poème, mais avec des mots ». 18 « Crise de vers », Divagations (1897). 19 Michel Foucault, Les mots et les choses, Collection Tel, Gallimard (1966). 20 Lettre à Henri Cazalis du 18 juillet 1868, Œuvres complètes, Bibl. de la Pléiade (1998). il constate « la mort des rêves anciens, rêves religieux, rêves d’absolu qui nourrissaient naguère l’idéalisme poétique »21. Pour Mallarmé, la seule vérité, c’est le rien : « vide », « nul », « Aboli bibelot d’inanité sonore », « Néant » sont les mots qui insistent sur l’absence, la disparition, le vide. Le poète lui-même s’est soustrait : « Car le Maître est allé puiser des pleurs au Styx ». Si elle ne vise plus le déchiffrement du monde, la poésie n’a pas non plus pour essence le lyrisme, puisque Mallarmé recherche « la disparition élocutoire du poète »22. Ce qui demeure, ce sont les mots, qui « s’allument de reflets réciproques comme une virtuelle traînée de feux sur des pierreries »23. Dans son poème ultime, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, on trouve cette affirmation : « Rien (…) n’aura eu lieu (…) que le lieu (…) excepté (…) peut-être (…) une constellation ». De fait, le sonnet en –yx se clôt par la naissance, dans le ciel obscurci, des étoiles de la Grande Ourse, dont on entend le scintillement des mots qui les disent : « (…) encor / Que, dans l’oubli fermé par le cadre (4), se fixe / De scin-(5)-tillations si-(6)-tôt le sept (7) uor »24. La « crise de vers » mallarméenne est donc la réplique en littérature de la crise provoquée par l’affirmation de l’Insensé nietzschéen : « Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! » Dieu ne parle pas, seule la parole parle : voilà ce que nous dit le poète. Et nous entrons avec lui dans une modernité qui accompagne la naissance de la linguistique, science du langage, et de la critique littéraire. En effet, la nécessité de l’exégèse, du commentaire à l’infini, est impérieuse : il s’agit d’apprendre à lire, et autrement que dans le journal25, c’est-à-dire donner un sens au texte, un sens toujours retardé et toujours relancé, seulement guidés par le tremblement stellaire des mots. La sacralisation du langage est avérée au moment de la mort de Dieu. Dieu n’est donc pas tout à fait mort : il bouge encore, il tremble encore, dans le langage s’est replié le sacré. Dans Le crépuscule des idoles, ou comment on philosophe avec un marteau (1888), Nietzsche lui-même le pressentait : « Je crains bien que nous ne nous débarrassions jamais de Dieu, car nous croyons encore à la grammaire ». A moins qu’un jour prochain, un écrivain prenne à son tour un marteau et se propose de l’anéantir, le langage, ou tout au moins à « y forer des trous, l’un après l’autre, jusqu’au moment où ce qui est tapi derrière, que ce soit quelque chose ou rien du tout, se mette à suinter à travers »26. Ferdinand FAURE 21 Bertrand Marchal, Notes et variantes, Œuvres complètes de Mallarmé, Bibl. de la Pléiade, Gallimard (1998). 22 « Crise de vers », Divagations (1897). 23 Ibid. 24 L’analyse de ce poème doit beaucoup aux commentaires de Bertrand Marchal. 25 « Le Mystère dans les lettres », Divagations (1897). Gilles Deleuze, « L’Epuisé », postface à Quad, de Samuel Beckett, Editions de Minuit (1992). 26