Jalila Sbaï La Mosquée de Paris et le sauvetage des Juifs : Une

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Jalila Sbaï La Mosquée de Paris et le sauvetage des Juifs : Une
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Jalila Sbaï
La Mosquée de Paris et le sauvetage des Juifs :
Une chronique des rumeurs.
Des Juifs d’Ile de France ont-ils trouvé asile, aide et secours dans
l’enceinte de l’Institut Musulman de la Mosquée dans le Paris occupé par
les Allemands ? Autrement dit, quelle a été la position officielle de la
communauté musulmane présente à ce moment-là en Métropole et
représentée dans sa grande majorité par Si Kaddour Ben Ghabrit, recteur de
l’Institut Musulman de la Mosquée de Paris ? Ces interrogations ainsi que
les réponses qui leur ont été apportées, datent de l’époque même dont-il
est question. Deux thèses antinomiques et tendancieuses ont vu le jour.
Elles perdurent encore faisant fi des faits historiques.
La première affirme que les musulmans présents en métropole sous
l’occupation ont en majorité collaboré avec les Allemands, allant jusqu’à
dénoncé des juifs. La seconde, non moins soutenue, prétend que la
communauté musulmane par l’intermédiaire de son représentant, Si
Kaddour Ben Ghabrit, a sauvé des centaines de juifs des camps de la mort.
Ces deux thèses aussi argumentées soient-elles sont infondées, dans la
mesure où l’une comme l’autre puisent leurs arguments dans la propagande
allemande – principalement dans les archives de presse et les archives
médiatiques - et les extravagantes rumeurs nées pendant cette période,
2
donnant une lecture altérée des faits historiques et au mieux une lecture
anachronique.
La communauté musulmane présente en métropole, à la veille de la
Seconde Guerre mondiale, est en majorité algérienne, masculine, ouvrière,
bien intégrée au milieu ouvrier français dont elle adopte les idées et les
pratiques politiques et ne fréquente qu’occasionnellement la Mosquée de
Paris : lors de fêtes musulmanes importantes – l’Aïd El Kebir -, ou lors des
offices rituels funéraires.
De l’autre côté, l’Institut Musulman de la Mosquée de Paris, en
particulier ses annexes – le restaurant, le Hammam et les magasins – est un
des lieux les plus cosmopolites et huppés de la capitale, où se retrouvent les
personnalités mondaines parisiennes et étrangères, les politiques, les
intellectuels, les artistes et les étudiants d’Afrique du Nord, du MoyenOrient et d’Europe, toutes confessions confondues. Si Kaddour Ben Ghabrit,
veille à donner de ce lieu, une double image, celle de l’Andalousie perdue et
celle de la cour du Sultan marocain. En moins de dix ans, il réussit à imposer
l’Institut musulman de la Mosquée de Paris1 comme le lieu de dialogue et
d’entente entre les trois religions du livre, en particulier entre le judaïsme et
l’islam, en raison de la présence de nombreux juifs d’Afrique du Nord qui
fréquentent ce lieu. Il devient rapidement une personnalité reconnue et
incontournable dans ce dialogue judéo-arabe de métropole. En 1935, le
sénateur Justin Godart, l’invite à la célébration du 8ème centenaire de
Maïmonide et le sollicite pour prononcer une brève allocution, invoquant
1
L’Institut musulman de la Mosquée de Paris est inauguré en 1926 en hommage aux combattants de la
Grande Guerre.
3
avec son ‘autorité habituelle, l’âge d’or de la collaboration spirituelle araboisraélite, les bienfaits qu’elle a apporté à la civilisation occidentale et les
perspectives de la voir renaître’2.
Au moment de l’entrée de Wehrmacht dans la capitale, le 14 juin,
Ben Ghabrit avec l’ensemble du personnel de l’Institut Musulman de La
Mosquée - comme beaucoup de parisiens -, prend le chemin de l’exode et
s’installe à Dax. Mais, fin juin, il souhaite regagner Paris avec le personnel
replié avec lui pour remettre en service la Mosquée et ses annexes et
présente une requête en ce sens au ministre des Affaires étrangères à
Vichy3. Quelques semaines plus tard, sur le chemin du retour, il est arrêté
avec son fils, trois de ses collaborateurs, les deux imams, le guide de la
Mosquée et sa famille, tous Nord-Africains, en vertus d’une directive
allemande qui interdit aux gens de couleur le passage en zone occupée4,
abusivement étendue aux Nord-Africains. Cet incident déclencha une
correspondance très officielle pour connaître les motifs de l’arrestation de
Ben Ghabrit.
Dès le 31 janvier 1941, un télégramme d’Alger du général Weygand :
« J’apprends par voie privée arrestation à Paris de Si Kaddour Ben Ghabrit.
En raison graves répercussions cette nouvelle sur tous musulmans Afrique
du Nord la tiendrai secrète aussi longtemps que possible. Je désire connaître
dès que possible motifs arrestation et évolution incident. Général Noguès
informé ainsi que famille Si Kaddour Ben Ghabrit. ». Le même jour un autre
2
Justin Godart, sénateur, ancien ministre à Si Kaddour Ben Ghabrit, chef du protocole de Sa Majesté, Paris,
6 mai 1935 (MAE).
3
Le secrétaire général : Note d’audience, Vichy, le 26 juin 1940 (MAE).
4
Le directeur politique-adjoint : Note pour le Ministre, Vichy, le 23 septembre 1940 (MAE).
4
télégramme de Rabat, cette fois du général Noguès : « Un avocat du nom de
Krachling […], a signalé que Si Kaddour Ben Ghabrit aurait été arrêté à Paris,
incarcéré au Cherche-Midi et déféré aux tribunaux militaires allemand.
Avant de répondre au général Weygand qui me transmet ces indications, je
souhaiterais savoir si les faits sont exacts. ». Le 1er avril 1941 un télégramme
de Vichy informe le général Weygand qu’interrogé par le Département,
Fernand De Brinon, délégué général du gouvernement à Paris, dément
formellement que Ben Ghabrit ait été arrêté. L’incident est clos. Mais, il sera
à l’origine de la rumeur qui veut que Ben Ghabrit ait été arrêté par les
autorités allemandes parce que soupçonné d’être venu en aide à des Juifs et
de l’hypothèse historique qui fait de Ben Ghabrit, un résistant de la
première heure.
Une seconde rumeur, née également à la même période, fait de Ben
Ghabrit un collaborateur des Allemands et un antisémite.
De retour à Paris, Ben Ghabrit reprend sa principale fonction :
conseiller en politique musulmane du gouvernement. Haut fonctionnaire,
rompu au service de l’Etat français, il reconnaît Vichy comme
gouvernement légitime de la France et témoigne au Maréchal Pétain5 sa
fidélité. Trois difficultés concernant exclusivement la communauté
musulmane vont le pousser à entrer en contact direct avec les autorités
allemandes d’occupation. Il s’agit premièrement, de la question des blessés
musulmans de la capitale et ses environs dont le nombre oscille entre mille
5
« Le Maréchal remercie le Président et les membres de la Société des Habous des Lieux Saints de L’Islam,
Algériens, Marocains et Tunisiens, des sentiments de fidélité et de confiance qu’ils ont bien voulu
exprimer à son endroit ; il y a été très particulièrement sensible. », dépêche du Directeur du Cabinet Civil
du Maréchal Pétain au général Weygand, Vichy, 13 décembre 1940 (MAE).
5
trois cent et mille quatre cent en 1941 ; deuxièmement, de la question des
prisonniers musulmans dans les camps allemands de métropole, qui sont au
nombre de quatre vingt mille au début de la guerre ; troisièmement, de la
question de l’abattage rituel, tout à fait subsidiaire pour les allemands et sur
laquelle ils cèdent sans trop de difficulté.
L’Islam et les musulmans d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient étant
un enjeu majeur pour les allemands dans la guerre, ces derniers voient les
bénéfices qu’ils peuvent tirer de la situation des musulmans présents en
France. D’une part, un moyen d’entrer en contact direct avec le sultan du
Maroc pour le rallier à la cause du Reich, -Ben Ghabrit étant aussi le chef de
protocole du Sultan-, d’autre part, un moyen de faire jouer à Ben Ghabrit le
même rôle que celui de Haj Amin Husseini au Moyen-Orient. Dès lors, les
autorités allemandes usent de tous les moyens de propagande pour mettre
en valeur les solutions qu’ils veulent bien apporter aux difficultés des
musulmans de métropole. Chacune des visites et entrevues à l’Institut
Musulman de la Mosquée est filmée ou radio-diffusée et fait l’objet d’une
grande publicité dans la presse parisienne.
L’hôpital franco-musulman, réquisitionné par les autorités militaires
allemandes à leur arrivée en région parisienne et destiné, dans l’hypothèse
de sa restitution à servir d’annexe à Saint-Lazare pour y soigner les
prostituées parisiennes sous l’égide de la préfecture de la Seine6, est
restitué à l’autorité Ben Ghabrit le 5 mars, au cours d’une cérémonie très
solennelle et très médiatisée, à laquelle assistent le prince commandant
6
Note de Ch. Sain au Colonel Otzen, 22 janvier 1941, Vichy (MAE). Voir également note du 22 février.
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Ratibor représentant le chef des troupes à Paris et plusieurs officiers
supérieurs allemands. Dès le lendemain, le commandant Ratibor, lui rend
une visite impromptue à la Mosquée, et exprime son désir personnel de
recevoir une décoration marocaine, le Ouissam Alaouite, tout en
promettant d’étudier les demandes formulées par l’Institut Musulman de la
Mosquée de Paris - l’abattage rituel théoriquement interdit par les
allemands -, et d’étudier la question de l’admission des imams dans les
camps allemands pour assister les prisonniers musulmans – lesquels sont
les seuls à ne pas bénéficier de l’assistance spirituelle et morale
contrairement aux prisonniers des autres confessions.
Ben Ghabrit obtient l’accord de Vichy pour recruter quatre imams en
Afrique du Nord (deux algériens, un tunisien et un marocain) et l’accord des
allemands pour leur admission éventuelle auprès des prisonniers
musulmans dans les camps7. Trois imams sont recrutés et arrivent à Paris le
24mai 1941. C’est l’occasion choisie par les allemands pour débuter un
odieux chantage sur Ben Ghabrit. On lui demande dans un premier temps,
d’adresser au Führer une lettre de remerciement au nom de la Mosquée.
Ben Ghabrit avertit les autorités de Vichy (rapport du 12 juin 1941) de la
pression qu’exercent sur lui le prince Ratibor et le représentant de
l’ambassade d’Allemagne chargé des affaires musulmanes Adof Mar. Cette
exigence est finalement abandonnée, mais on lui impose une cérémonie
improvisée et filmée à la Mosquée, au cours de laquelle il a doit présenter
les imams désignés - occasion pour les autorités allemandes de réaffirmer
7
Rapport de Ben Ghabrit aux autorités de Vichy, 15 mas 1941, Vichy (MAE).
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l’allégeance supposée de la communauté musulmane métropolitaine au
Reich.
Ben Ghabrit est alors soupçonné par Vichy de collaboration avec les
autorités allemandes, et fait l’objet, dès l’été 1941 d’une enquête
scrupuleuse qui le disculpe: « Le capitaine HUAUX, attaché à la Résidence
générale à Rabat est revenu de Paris où il a vu M. Rageot. Celui-ci lui a
signalé que les Allemands paraissaient s’intéresser de plus en plus à la
mosquée dont ils voudraient essayer de faire un centre de propagande. Si
Kadour Ben Ghabrit résiste de toutes ses forces à cette tendance et son
attitude ne peut prêter à aucun soupçon. Mais les Allemands après lui avoir
fait des avances, paraissent maintenant vouloir le traiter avec quelque
froideur. Le bruit court qu’il serait question de faire venir à la mosquée
Hadj-Amine el Hosseini8.»
Le service des imams souhaité par Ben Ghabrit est réduit à la visite
des prisonniers dans les hôpitaux, les autorités allemandes craignant de voir
entrer les imams en relation directe avec les prisonniers juifs d’Afrique du
Nord. Cette prudence des autorités nazies s’avère sans effet : subissant les
mêmes horreurs des camps allemands, prisonniers musulmans et juifs ce
sont mutuellement aidés pour survivre ensemble.
Quant au sauvetage des juifs, j’ai moi-même recueilli en 1994, le
témoignage d’un français juif, Albert Assouline, qui a longtemps milité pour
la reconnaissance du sauvetage de juifs par la Mosquée de Paris . Le récit de
son évasion du camp de Drancy pour rejoindre la Mosquée de Paris et s’y
8
Note pour le Directeur Politique, 16 décembre 1941, Vichy (MAE).
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cacher, grâce un algérien, Mohammed Ben Zouaou, jusqu’au jour où il
s’enrôle dans la légion et embarque pour la Tunisie, est aussi précis par les
détails que douloureux et émouvant par la reconnaissance qu’il témoigne à
ce musulman qui l’a sauvé en le portant sur ses épaules. Selon lui, plusieurs
juifs d’Afrique du Nord, ont trouvé refuge dans l’enceinte de la Mosquée et
bénéficiés de l’aide de musulmans algériens en particulier. Toutefois, ce
témoignage personnel n’a pas pu être corroboré par des témoignages aussi
précis et/ou des sources écrites.
En l’absence de documents et de témoins plus nombreux, on ne peut
qu’émettre cette hypothèse : l’enceinte de la Mosquée a fonctionné
pendant cette sombre période comme tous les sanctuaires religieux du
monde musulman c’est à dire que toute personne qui se réfugie dans un
sanctuaire quelque soit son origine ou sa religion n’est soumise à aucune
question d’aucune sorte, et bénéficie de ce que les musulmans nomment le
‘Aman, « la protection »./.
Octobre 2013

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