DANS LA FORêT, MAIS PAS TOuTE SEuLE
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DANS LA FORêT, MAIS PAS TOuTE SEuLE
Valérie Zenatti Dans la forêt, mais pas toute seule a traduction est considérée – parfois à tort, parfois à raison – comme un métier stricto sensu, où le savoir-faire et la nécessité « alimentaire » tiennent une place prépondérante. Or, dans bien des cas, la traduction obéit avant tout à une nécessité artistique, dans la même mesure qu’un livre qui réclame d’être écrit, une musique d’être composée, un tableau d’être peint. Aussi, pour tenter d’approcher cette nécessité intime et artistique qui me semble être à l’œuvre dans mes traductions d’Aharon Appelfeld, je voudrais commencer par évoquer deux histoires de vie, puisque c’est par essence mon métier, et que c’est à travers les histoires que l’on parvient à approcher au plus près certaines vérités. L *** Aharon Appelfeld aura bientôt 80 ans. Il est un écrivain reconnu dans son pays (Israël) et à l’étranger, un homme à la voix singulièrement douce et vibrante, au regard vif, joyeux, perçant, qui commence toujours par répondre à son interlocuteur, et quelque soit la question: « Je suis né à Czernowitz, en 1932 dans une famille de la bourgeoisie juive assimilée. J’avait huit ans lorsque la guerre éclata. Ma mère a été assassinée, j’ai été déporté avec mon père puis séparé de lui. Je me suis échappé du camp, j’ai erré dans la forêt avant d’être recueilli par une prosti10 2012 107-119 Valérie Zenatti Dans la forêt, mais pas toute seule 110 tuée, puis des brigands. À la fin de la guerre, j’ai erré avec des réfugiés puis je suis parti en Palestine sous mandat britannique. Là-bas, je me suis senti perdu. J’ai appris l’hébreu en recopiant des passages entiers de la Bible, et je suis devenu écrivain, pour faire vivre le monde qui était le mien, et qui avait disparu. » À quelques dizaines d’années de là, en France, une petite fille demande inlassablement à sa grande sœur de lui lire une histoire. Il s’agit d’un album intitulé Cosette, extrait minuscule des Misérables de Victor Hugo. La petite Cosette marche dans la forêt. Il fait sombre, froid, des craquements inquiétants déchirent l’obscurité. Son cœur va bientôt exploser de terreur. Elle traîne un seau plus grand qu’elle, il faut qu’elle aille le remplir à la source. De l’eau fraîche pour les chevaux, c’est ce qu’on lui a demandé, enfin, demandé n’est pas le terme exact, c’est ce qu’on lui a aboyé, ou craché, après l’avoir traité de menteuse, et il est vrai qu’elle a menti, elle a dit qu’elle leur avait donné à boire, aux chevaux, parce que la peur de sortir dans le noir l’étreignait déjà, mais le mensonge n’a servi à rien, on l’a poussée dehors dans la nuit, petite chose presque invisible dans l’immensité. Elle pense qu’elle va mourir. Mourir de peur, c’est possible. Elle vacille, mais parvient à remplir le seau qui devient si lourd et ralentit sa marche alors qu’elle voudrait se hâter, échapper aux ténèbres, y survivre. Une main large et forte saisit le seau, la délestant de son poids. Elle sait qu’elle est sauvée. Pendant près de trente ans, cette petite fille affrontant la solitude la plus sombre a été ma sœur. Avec elle j’ai connu la peur qui fait trembler de la tête aux pieds, la sidération face aux ombres de la mort, puis le soulagement, quand un homme massif et silencieux commença à cheminer à ses côtés. Jean Valjean. Il fut le héros de Cosette. Il fut le mien. Ce passage des Misérables, de Victor Hugo, que j’ai découvert très jeune par le biais d’un album pour enfant, est je crois le socle qui m’a donné confiance à la fois dans la vie et dans les livres. Il racontait que même dans la solitude la plus violente, le Valérie Zenatti Dans la forêt, mais pas toute seule secours pouvait venir d’une main forte et bienveillante. Ce prodige me semblait réel, accompli par un homme de chair et de sang, mais grâce à la magie de l’écrit, je pouvais le convoquer encore et encore, autant de fois que je le voulais, simplement en ouvrant le livre. Il n’avait pas le caractère éphémère de ce que l’on appelle la vie réelle, il pouvait rassurer à l’infini. J’ai senti alors qu’un livre délimitait pour celui qui le lisait un espace inviolable, et pouvait procurer un sentiment de sécurité extraordinaire. J’avais cinq ans environ, nous étions en 1975, et j’étais une petite fille juive, Française, née de parents Français mais se sentant néanmoins étrangers parce que rapatriés d’Algérie. Je vivais à Nice. Je sais que j’étais à la fois pleine de vie et très angoissée. Mais deux événements sont à extraire du lot toutefois, tant eux aussi m’ont constituée. Deux bornes, ou plutôt, deux tremblements de terre. De ceux, silencieux et souterrains, qui peuvent passer inaperçus, mais dont les secousses muettes provoquent des répliques sans fin. Nous sommes au début de l’année 1979 et un événement télévisuel sans précédent agite la France : la diffusion de la série américaine Holocauste dans l’émission phare de la deuxième chaîne, Les dossiers de l’écran. Certains camarades d’école qui ont entre huit et neuf ans, comme moi, parlent du premier épisode de la série avec fascination, ou enthousiasme même. Ils ont vu des images de guerre. C’est comme un jeu qui fait peur mais qui n’est pas vrai, alors ça les a amusés. J’entends le mot juif, prononcé à plusieurs reprises, et les mots SecondeGuerreMondiale mis bout à bout. J’entends d’autres mots dont je ne saisis pas le sens. Je pressens un secret. La série est, si je me souviens bien, déconseillée aux jeunes téléspectateurs, mais je prétends à ma mère que la maîtresse nous a demandé de la regarder, parce que c’est « comme un cours d’Histoire ». Je suis une petite fille studieuse, première de la classe, mes parents me font confiance et ce soir-là, je regarde exceptionnellement la télé. D’abord, il y a la musique du générique de l’émission. Installant une tension terrible dès les premiers battements des percussions, avant les violons aux longues notes angoissantes. à suivre... 10 111