le rêve au cœur de la relation d`aide : utopie

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le rêve au cœur de la relation d`aide : utopie
LE RÊVE AU CŒUR DE LA RELATION
D’AIDE : UTOPIE, IMAGINATION ET
AUTRES CURIOSITÉS
Paris, Unesco,
22 et 23 nov 2012
Textes remis par les orateurs
Le rêve au cœur de la relation d’aide : utopie, imagination et autres curiosités
LE RÊVE AU CŒUR DE LA RELATION D’AIDE : UTOPIE,
IMAGINATION ET AUTRES CURIOSITÉS
TEXTES REMIS PAR LES ORATEURS
Ouverture du congrès par Catherine DENIS
Le rêve et l'utopie,
nécessités pour les laissés-pour-compte
ou luxe pour les bien-nantis ?
Intervention de Marie-Noëlle et Jean BESANÇON
Les Invités au Festin
Un rêve, une utopie, une réalité transférable
Intervention de Nayla CHIDIAC
Une place pour les rêves mais les rêves à leur place
Intervention de Jean-Paul GAILLARD
Nos enfants sont des mutants !
Comment les accueillir dans leur différence ?
Intervention de Martine STRUZIK (clôture)
Le voyage du héros
Construire un monde dans lequel nous avons envie de vivre
Association Parole d’Enfants
En Belgique
50, rue des Eburons
4000 Liège
Tél. +32 (0)4 223 10 99
Intervention off : Marie-France ROTHÉ
Le rêve au secours de la réalité ; avec le support de l’artthérapie
En France
57, rue d’Amsterdam
75008 Paris
Tél. 0800 90 18 97
[email protected]
www.parole.be
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Le rêve au cœur de la relation d’aide : utopie, imagination et autres curiosités
OUVERTURE DU CONGRES PAR CATHERINE DENIS
LE REVE ET L'UTOPIE,
NECESSITES POUR LES LAISSES-POUR-COMPTE
OU LUXE POUR LES BIEN-NANTIS ?
Mais qu'est-ce qui nous a pris ? Quelqu'un peut-il m'expliquer ? Quelqu'un peut-il me rappeler
pourquoi on a commencé à parler de rêve et d'utopie dans ce monde de brutes, au milieu de
journaux télévisés qui nous parlent de crise, de licenciements massifs, de logements insalubres, de
Moody’s qui vient de retirer son triple A à la France, quand ce n’est pas de guerres, de famine, de
vétusté des installations nucléaires ? ...
Quand j'y pense aujourd'hui, ça me fait presque honte : un congrès sur le rêve, l'utopie ! "Parole
d'Enfants au pays des Bisounours", comme dirait l'autre.
Un congrès sur le rêve, pendant que dans notre travail clinique, il nous est demandé de travailler la
relation mère enfant et que ladite mère a surtout besoin de trouver "20 euros, ce serait parfait"
pour nourrir ses 6 enfants qui viennent en week-end chez elle !
Un congrès sur le rêve, alors qu’on apprend que Jérémie, ce grand adolescent sympathique, qui nous
a toujours émerveillés par ses capacité à s'en sortir malgré le rejet de son père et la violence de son
beau-père, a commis des abus sexuels graves sur sa petite sœur ...
Un congrès sur le rêve, quand une famille arrive chez nous désespérée et en colère, parce que ça
fait six mois qu'elle est sur liste d'attente et que ces six mois sans recevoir d'aide font qu'aujourd'hui
elle est au bord de l'implosion et que personne ne sait si on va pouvoir rattraper cela ...
Je reviens donc à ma question : quelqu'un peut-il m'aider à me reconnecter à ce qui m'a pris, ce qui
nous a pris à l'époque ?
Petit à petit, la mémoire me revient. Flash-back : vendredi 25 novembre 2011, sur le coup de
18h30. Nous sortons du congrès "ces histoires qui nous façonnent" Ce fut un beau succès. De
magnifiques interventions, brillantes ou émouvantes, un public bienveillant, à l'écoute, des orateurs
chaleureux et profondément humains. Une intervention finale fulgurante, un artiste plasticien qui nous
a fait voyager dans ses propres histoires.
Après le congrès, notre petite bande s'empare du bistrot du coin. Combien sommes-nous ? Difficile à
dire ... 15 ? 20 ? 25 Moi j'ai plutôt l'impression que nous ne faisons qu'un, un groupe soudé par des
liens de travail mais aussi de rire, d'amitié, d'émotion. Après avoir trinqué tous ensemble, quelqu'un,
Pierre je suppose, - c'est toujours lui qui pose cette question - demande : "alors, et le thème de
l'année prochaine ???" c'est alors que le mot est sorti tout seul de ma bouche : pourquoi pas u-t-o-p-ie ... Dans ce beau moment, tout semblait possible, on n'avait qu'une envie : communiquer notre
enthousiasme, notre optimisme, notre dynamisme, aux collègues du monde entier ! Je me souviens
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Le rêve au cœur de la relation d’aide : utopie, imagination et autres curiosités
aujourd'hui de la réaction de Francine Rosenbaum qui m'avait écrit "Votre idée de faire un colloque
sur le thème de l’utopie dans la relation d’aide me semble bien courageuse dans ce monde qui
arrive aux extrêmes limites de l’individualisme." J'avais pensé en moi-même "c'est gentil, mais je ne
vois vraiment pas où est le courage là-dedans" : Parole d'Enfants est une sorte d'utopie vivante, qui
existe et qui marche, depuis maintenant 15 ans. Née de la folie d'un furieux rêveur, Claude Seron,
qui a su nous réunir, nous fédérer, nous faire travailler au-delà de la raison, pour en arriver à ce
joyeux bourdonnement d'idées, de projets, le tout dans un plaisir d'être ensemble et de travailler
collectivement !
Comme l'explique Christophe André, le bonheur n'est pas toujours un état qui ramène à soi ; il peut
au contraire se faire contagieux et altruiste.
 Première hypothèse, l'utopie serait-elle donc un possible dans un contexte où tout nous
sourit ?
Aujourd'hui, je relis ce mail de Francine Rosenbaum avec une autre attention: je me dis, ce n'était pas
"courageux", c'était "inconscient !". Je regarde la personne que j'étais avec un peu de colère, un peu
de pitié.
En effet, au cours de cette année, la crise a rattrapé aussi Parole d'Enfants. Les fantômes du journal
télévisé ont rejoint nos préoccupations : tout augmente, le pouvoir d'achat diminue, les gens
consomment moins ! Et bien c'est aussi ce qui nous arrive, plus de frais, moins de rentrées, moins de
possibilités d'aider notre sœur Kaléidos. Faire des économies s'impose : va-t-on arriver à réduire les
coûts ou devoir supprimer du temps de travail ? En plus, toi, Claude Seron, le rêveur acharné, tu t’es
envolé vers d'autres cieux (im)possibles et même si tu ne nous a pas abandonnés, tu n’es plus là au
quotidien avec nous, pour nous aider à transformer les rêves menacés en combats à mener, les
déceptions en défis, et nous relancer à corps perdu dans de nouveaux projets.
Et l'heure du congrès approche, en même temps que les mauvaises nouvelles s'accumulent. Aller au
bureau devient un supplice, le stress est partout. Et de là surgit la question: "comment croire en
l'utopie lorsque tout va de travers ? " Et très prosaïquement, comment pouvoir "attaquer" ce
congrès annuel avec l'optimisme et l'enthousiasme qui ont présidé à son organisation ?
Au bureau, je n'arrive pas à écrire, devant mon ordinateur, dans l'anxiété qui nous gagne. Le stress
m'empêche de rêver, referme mon esprit, bloque toute créativité, toute inspiration.
Je dois trouver un endroit hors du temps, je dois lâcher mes mails et arrêter de vérifier la boîte aux
lettres de Parole d'Enfants, je dois éteindre mon téléphone portable, je dois chercher un endroit où
m’installer confortablement, trouver quelque chose qui me fait du bien.
... Et puis, me remettre en contact avec cette journée d'été, il y a 8 ou 9 ans, où un consultant
extérieur nous avait présenté le "Modèle Walt Disney" et invités à nous coucher dans l'herbe au
soleil pour élaborer notre vision de rêve de Parole d'Enfants dix ans plus tard. Je me souviens
parfaitement que cela a commencé avec certains échanges de regards narquois entre nous,
embarrassés par l'allure ridicule de la proposition, la gêne de s'étendre dans l'herbe quand les
collègues sont dans le coin, ne sachant pas trop si nous tenons de Blanche Neige ou d'un des sept
nains, avec l'obligation de se détendre parce que, nous avait-il expliqué, on ne peut pas rêver dans
une salle de réunion austère, le chauffage à 17°, assis sur des chaises en métal et engoncé dans un
costume trois pièces.
Après avoir fait l'effort de dépasser notre peur du ridicule, nous avons fait cette expérience de rêve
dirigé, imaginer seulement ce que l'on aimerait, ce que l'on verrait, en laissant de côté toute forme
de critique négative, de question gênantes sur le comment faire, de "oui, mais ...". Viendrait ensuite
une seconde phase qui permettrait d'opérationnaliser les idées, les images, les projets nés de cette
rêverie.
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En définitive, cette expérience a été tellement fondatrice pour les membres de notre équipe présents
alors que beaucoup d'entre nous ont encore un souvenir clair, disponible sur demande, du "Parole
d'Enfants rêvé" qu'ils avaient pu découvrir à cette occasion. Parenthèse, nous avons d'ailleurs décidé
de vous proposer de vivre une expérience comparable, ce sera la clôture du congrès par Martine
Struzik.
Face à la crise, j'essaie de voir ce qui se passe en moi et comme il m'est imposé d'en revenir au rêve,
puisqu'il n'est pas question de changer le thème de ce foutu congrès, je m'efforce d'appliquer ce que
j'ai appris.
Je dois quitter le bureau pour un endroit enchanté ; ne pas penser convention / formation /
restrictions, trésorerie / préavis / nombre d'inscrits, dossiers / papiers / retards accumulés, voici que
soudain, tout en écrivant, je cherche à mettre les problèmes en rime ! Cela ferait peut-être sourire
Nayla Chidiac qui y verrait une sorte d'entraînement avant de me lancer dans son atelier d'écriture.
En fermant les yeux pour imaginer l'endroit protégé où je pourrais rêver, je me verrais bien au coin
du feu, écrivant dans une douce chaleur avec le bruit des bûches qui crépitent. Mais je n'ai pas de
feu ouvert. Alors je pense qu'il y a quelques années, pour rigoler à la maison, nous avions téléchargé
un DVD de feu de bois pour faire crépiter la télé du salon. Je souris à cette idée niaise et mon cœur
se réchauffe, sans feu ouvert ni télévision. Pouvoir de l'esprit à changer le réel, et pouvoir de
l'humour, alternative au découragement durable, nous dira Christophe Paniccheli.
C'est si difficile de rêver quand tout va mal ! Même poser la question paraît injurieux, quant à le
suggérer, cela peut être vécu comme une violence ! Et pourtant quand les circonstances ou les êtres
rendent la rêverie possible malgré tout, un changement peut commencer à se produire : réduction du
stress, désemprisonnement de la pensée, mieux-être général, le moral remonte et en cascade les
choses commencent à changer ... pouvoir visualiser ce que deviendra le "problème" une fois qu'il sera
réglé, cela donne des indications sur la marche à suivre pour arriver à une solution. L'horizon, qui
était bouché, se rouvre soudain. Certes, les problèmes sont toujours là, mais nous voilà maintenant
indéfectiblement reliés à une autre réalité, rêvée bien sûr, mais Marie-Noëlle Besançon dit que le
rêve est du réel non encore advenu.
La question du rêve est-elle une question pertinente dans notre travail clinique avec des
enfants, des adolescents, des adultes qui bien souvent ont fait l'expérience que « le pire est un
possible déjà advenu » ?
Ou bien s'agit-il d'une question hasardeuse, non légitime, voire dangereuse qui risque de
bercer les gens d'illusions et de les laisser encore plus abattus par la suite ?
La semaine dernière, monsieur Sauveur, un psychothérapeute d'enfants, a nourri ma réflexion et mon
propos d'aujourd'hui sans le savoir. Il reçoit la maman de Ludo pour lui expliquer le travail qu'il
réalise dans les séances avec Ludo. En effet, madame doute fortement de l'intérêt de la
psychothérapie pour son fils : « quand je demande à Ludo ce qu'il a fait chez vous, il me répond,
rien, je me suis ennuyé, j'ai joué à des jeux ... »
Monsieur Sauveur, allez savoir pourquoi, se méfie des grands mots, il leur préfère les métaphores.
Alors il se lance :
« Chaque enfant est assis sur une branche et aucun enfant ne voudrait que la branche sur laquelle il est
assis ne se casse. Ludo, il sent parfois de la fragilité dans sa branche c'est pourquoi il a décidé de ne pas
se balancer trop fort.(...)
Je dirais aussi que dans chaque maison, il y a une armoire à brolls. Ludo a la sienne, mais il y a aussi la
vôtre, Madame. Parfois, on entasse tellement de bordel dans l'armoire qu'on ne sait plus en fermer les
portes ! Et bien, je pense que Ludo, il prend un peu de votre broll dans son armoire à lui ... Il ressemble
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à ces jongleurs au cirque qui font tourner les assiettes sur des bâtons de bois : c'est merveilleux de savoir
faire tourner plein d'assiettes, mais faut tout le temps surveiller. Ici, j'essaie de proposer à Ludo un lieu
où il peut laisser tourner les assiettes derrière la porte sans devoir les surveiller. (...)
Quand je demande à Ludo à quoi il veut jouer, je vois dans son regard qu'il cherche à deviner le jeu qui
me ferait plaisir. Il est en difficulté quand il doit choisir pour lui-même. Il est comme un enfant qui
préfère dire que le vélo ne l'intéresse pas plutôt que de devoir apprendre à rouler dessus. Mais moi je
veux qu'il puisse apprendre cette chose difficile pour lui. Je trouve qu'avoir des envies pour soi, c'est
l'essence qui est nécessaire pour faire tourner le moteur de la vie : mon travail consiste à ce que le petit
moteur de Ludo puisse continuer à tourner et qu'il ne se retrouve pas en panne sèche parce qu'il n'a fait
que de chercher à faire plaisir aux autres. »
Comment faire en sorte de ne pas laisser s'éteindre « la petite usine à rêves », quand on a appris
depuis l’enfance à n'exister que pour les autres ? ... Cette question est-elle vraiment une
préoccupation de second ordre ?
Mazarine Pingeot, la fille longtemps cachée de François Mitterrand, vient de publier un nouveau
livre "Bon petit soldat". Dans ce livre, écrit à la deuxième personne du pluriel, parce que le "je" lui
est impossible, elle explique comment son souci de ne pas causer du tort à ses parents a
progressivement éteint le désir en elle.
Vous avez fait partie en seconde main d'une magnifique aventure. Votre aventure à vous était de n'en
vivre pas. Ou de vivre celle des autres. Pour le reste il y avait le rêve, mais les rêves s'épuisent de n'être
pas nourris de possible. Jamais il ne vous est venu à l'esprit que vous pourriez vivre une autre vie, ou la
même avec quelques données différentes. Jamais vous n'avez revendiqué quoi que ce soit pour vous,
parce que de vous-même, il n'y en avait pas. Pour revendiquer quelque chose, il faut un « je ».
Dans nos consultations familiales, il est frappant de constater combien est répandue la difficulté à
parler pour soi, à avoir des désirs pour soi. Beaucoup de personnes viennent en consultation pour
quelqu'un d'autre : je viens si ça peut aider mon fils, je suis là parce que ma mère le demande, etc.
Vouloir le bonheur des siens paraît naturel : mais le sacrifice appelle la demande de sacrifice à la
génération suivante : voici une fameuse bombe à retardement.
Je vais vous parler de Clémentine, une adolescente de 15 ans, orpheline de mère, cleptomane à ses
heures perdues. Une observation dans un service de pédopsychiatrie a révélé que la jeune fille était
immature et avait une personnalité non construite.
Une stagiaire de notre équipe lui demande lors d'un jeu : que ferais-tu avec 1 million d'euros ? Son
visage s'illumine : j'achèterais une maison sur une île paradisiaque ! Que ferais-tu de tes journées ?
Je nagerais dans ma piscine. Ne t'embêterais-tu pas ? Non, parce que j'aurais un jet privé pour aller
faire du shopping. Qui serait autour de toi ? Personne, pourquoi ?
... un pauvre rêve de maison sans vie, sans couleur, sans odeur, ... une maison vide, remplie
artificiellement par la publicité et ses clichés. Comment Clémentine va-t-elle partir à la recherche de
qui elle est ? Dans quelle pièce de sa maison paradisiaque va-t-elle commencer à mettre un peu
d'elle-même ? Comment pourra-t-on l’accompagner dans cette construction ? Qu’est-ce qui a donc
manqué à Clémentine pour qu’il lui soit si difficile de rêver ? Comment peut-elle grandir sans ce
trésor intérieur ?
Rêver, est-ce donc vraiment un luxe pour ceux qui ont déjà tout ?
... Ou est-ce une nécessité, une urgence, pour tous les autres ?
Pierre et Jean, deux frères âgés de 11 et 13 ans, sont placés depuis deux ans dans un foyer.
Auparavant, ils ont fréquenté différents internats, tenté des retours chez leur mère, mais le manque
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de stabilité de celle-ci a contraint les autorités chargées de leur dossier de leur offrir un lieu de vie
plus sécure. Aujourd'hui, le foyer s'inquiète pourtant. Les enfants sont en souffrance, ils attendent trop
de leur mère, celle-ci ne vient les chercher qu'irrégulièrement ; parfois, pour une broutille, elle les
renvoie en institution avant la fin du week-end. D'autres fois encore, elle en garde un, arbitrairement
semble-t-il, pendant que l'autre est envoyé chez sa grand-mère ou chez une soeur aînée. Les enfants
vont d'espoir en déception, ils n'arrivent pas à se construire, sont démolis une fois sur deux lorsqu'ils
reviennent de week-end. Quand les contacts avec elle sont rompus, pourtant, ils dépérissent.
L'institution voudrait les aider « à faire le deuil » de cette mère qu'elle juge - et on la comprend comme profondément toxique. Cette démarche est pourtant délicate : comment les soutenir par
rapport à la déception récurrente qu'ils vivent, manifester de l'empathie pour la tristesse qu'ils
éprouvent, les aider à se protéger de la destructivité qui les menace, tout en prenant garde de ne
pas les casser par rapport au rêve qu'ils chérissent : ce rêve de recevoir l'affection, l'attention, la
sécurité, la bientraitance qu'ils méritent, c'est ce sur quoi ils pourront s'appuyer pour devenir un jour
des parents, en contact avec ce parent rêvé qu'enfants, ils auraient aimé avoir.
Boris Cyrulnik écrit ainsi : « pendant longtemps, j’ai cru que la jouissance du rêve empêchait d’affronter
le réel. Aujourd’hui, je pense que ce refuge dans la rêverie offre un substitut d’identification. Dans un
milieu qui ne propose pas de modèle de bonheur, le rêve corrige ce monde intolérable et invente un
roman qui met en scène un idéal à réaliser »
Dans son beau livre "la Promesse des Enfants meurtris", Jean-Paul Mugnier tient des propos
comparables quant à l'importance du rêve pour garder la tête hors de l'eau : "Pour certains enfants
confrontés très tôt à des violences physiques ou sexuelles, à des négligences graves ou à des
humiliations, le temps de l'enfance est d'abord le temps de l'espérance. Cet espoir s'apparente souvent à
une promesse faite à soi-même, celle de mener un jour une vie paisible, ... à cela on pourrait ajouter
celle d'être un bon parent, d'être un bon conjoint, de réussir sa vie. Cette promesse devient une
raison de tenir le coup, comme la lumière d'un phare qui aide à rester en vie dans la longue nuit de
tempête.
Il y ajoute cependant un sérieux bémol et nous alerte quant au risque encouru : alors que cette
promesse a permis de donner un sens à une existence à venir, il arrive qu'elle se transforme en
piège lorsque les circonstances de la vie empêchent qu'elle soit tenue : le risque d'effondrement est
alors bien présent, la déception étant d'autant plus grande que le rêve était fondateur.
Cette réflexion m'emmène vers un autre questionnement : comment nous situons-nous, nous les
professionnels de la relation d'aide, intervenants sociaux, thérapeutes, aidants de tous poils,
par rapport à cette question des rêves ? Qu'en est-il de notre capacité de rêver, sommes-nous
plus à l'aise pour rêver pour nous-mêmes, ou pour rêver pour les autres ? Quelles sont les
souffrances, les déceptions, les injustices que nous avons connues et qui nous donnent envie de
changer - un peu, beaucoup, à la folie - le monde comme il va ou les gens comme ils sont ?
Mais aussi qu'est-ce qui, dans notre histoire, nous a donné suffisamment de confiance en nous-même,
dans les autres et dans le monde, pour penser que ce dessein ambitieux avait une petite chance de
se réaliser?
A cet égard, il faut dire que nos professions ne sont pas exactement comme les autres. Il nous faut
souvent flirter avec ce que d'aucuns qualifieront de naïveté, d'autres d'idéalisme, d'autres encore
d'utopie ! Autant de termes contenant en eux-mêmes une forme de contradiction, le mariage de la
bonté et de la bêtise, de la beauté de l'idée et de la tristesse de la réalité, du possible et de
l'impossible, ...
Et c'est là que ça se corse.
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Car combien de projets impossibles ont vu le jour parce qu'un individu ou un collectif d'individus y ont
cru suffisamment fort pour que cela se passe ? Qui parmi nous n'a pas en tête le souvenir de tel
enfant, tel adulte, telle mère, tel père, que l'on disait perdu, foutu, incurable, inchangeable, et qui
pourtant s'est retrouvé, s'est sauvé, s'est guéri, grâce à la foi, à la confiance, à l'optimisme de
quelqu'un qui y a cru ?
Qui parmi nous n'a jamais pu reconnaître qu'il s'était trompé en disant que sur tel projet, tel moyen,
tel objectif, il n'aurait pas parié cinq sous ?
Edgar Morin affirme d’ailleurs que toutes les grandes mutations de la société (l’agriculture, l’écriture,
la démocratie) sont parties de petits noyaux de personnes qui ont inventé des prototypes, et qui
passaient pour des fadas. Et par des conjonctions historiques et socio-économiques, ces prototypes se
sont généralisés et sont devenus la norme.
Alors, vive le rêve, vive l’utopie ! Non ????
J’entends pourtant d’ici les esprits chagrins, et peut-être pas seulement ceux-là, qui vont nous
rappeler que de la même façon, nous connaissons aussi des utopies - on les appelle alors des
dystopies - qui ont espionné, torturé, tué, suicidé, « génocidé », massacré, où le rêve des uns devient
le cauchemar des autres, où l'ambition de construire "le meilleur des mondes" catalyse la folie
humaine, l'intolérance, le refus de la différence ...
Et contrairement à ce que toutes les citations du monde voudront bien dire, il ne suffit pas toujours
d'y croire pour que ça marche, et si on n'y est pas arrivé, ce n’est pas toujours juste parce que l'on
pas essayé assez fort, assez bien et assez longtemps ... Ainsi combien de projets remplis de belles
énergies, sont restés dans des cartons, ont volé à la poubelle ou ont dû mettre la clé sous la porte ?
Et dans notre clinique aussi, combien avons-nous connu de déceptions, d'épuisement, de désespoir
après avoir tout essayé et "tout donné" comme on dit aujourd'hui ?
Là où le rêve nous a construits, guidés, donné sens à notre orientation professionnelle, et même à
notre vie, être confronté de manière régulière aux déceptions, aux échecs, ... nous rend vulnérables
à un désespoir qui porte désormais un nom "le burn-out du soignant",
Michel Delbrouck constate ainsi que bon nombre des soignants touchés par le syndrome d'épuisement
professionnel sont des idéalistes, qui se sont donné pour mission de résoudre, de réparer ce qui les a
fait souffrir eux ou leurs proches. Cela peut les occuper une vie entière ! « Pourquoi pas, dit-il, pour
autant qu’ils ne tombent pas dans une compulsion de répétition à vouloir sauver le monde et à s’y
perdre dans un effroyable épuisement professionnel »
Car le choc de la réalité est là : malgré notre flamme, malgré notre vocation, malgré le fait qu'on se
soit impliqué, ... tous les patients ne guérissent pas. En plus, ils ne sont pas toujours compliants à leurs
traitements. Les situations sont dramatiques et pourtant comme soignant on ne peut pas se permettre
de craquer. Si c’est le soignant qui craque, que va-t-il arriver aux autres, à ceux qu’il est censé
rassurer, soigner, guérir …
Alors on se blinde (contre toutes les émotions négatives, puis émotions tout court)
Alors on s'implique moins (on met les autres à distance, on déshumanise la relation, on devient
cynique)
Alors on revoit ses ambitions à la baisse : on attend de moins en moins de soi et des autres, on se
croit de moins en moins capable d'atteindre un but.
Faut-il donc aussi accuser le rêve de nous mener tout droit au burn out ? Et, pour utiliser une
métaphore boiteuse, « jeter le rêve avec l’eau du bain » ?
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En préparant ces deux journées, nous avons compilé de nombreuses citations en lien avec notre
thème. Vous aurez l’occasion d’en attraper certaines au vol, elles défileront sur l’écran à certains
moments de transition, entre deux conférences, ou quand vous changerez de salle. Certaines d’entre
elle vous parleront (du moins nous l’espérons) ! Certaines vous agaceront, d’autres vous laisseront de
marbre. La quantité vous écœurera peut-être un peu, nous nous en excusons par avance.
Mais en guise de conclusion, je vais tout de même vous confier ma préférée, parce qu’elle nous
donne la direction d’un chemin sans pour autant nous obliger à atteindre une destination finale. On
la doit à Oscar Wilde qui a écrit ceci : « La sagesse, c'est d'avoir des rêves suffisamment grands
pour ne pas les perdre de vue lorsqu'on les poursuit. »
C’est sur cette belle parole que je vous remercie de votre attention et vous souhaite un excellent
congrès.
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Le rêve au cœur de la relation d’aide : utopie, imagination et autres curiosités
INTERVENTION DE MARIE-NOËLLE ET JEAN BESANÇON
LES INVITES AU FESTIN : UN REVE, UNE UTOPIE, UNE REALITE TRANSFERABLE
1. Un rêve, une utopie (par marie-Noëlle Besançon)
La psychiatrie citoyenne, dont on parle dans le film, a pour but de développer la citoyenneté de
tous : personnes concernées par la maladie, entourage, soignants et aussi tous les citoyens. Ici, vous
avez une psychiatre et un citoyen lambda au départ, engagé à l’arrivée !
Je vous parlerai d’abord du rêve et de l’utopie, puis Jean poursuivra avec la réalité transférable.
Nous vous exprimerons ceci à travers notre témoignage de vie et d’évolution sur ce chemin que l’on
peut qualifier d’initiatique proposé aux IAF.
Car comme le dit JB de Foucault : « la poursuite d’une utopie nécessite de se changer soi même »
Dans l’argument de ce congrès annuel de Parole d’enfants « le rêve au cœur de la relation d’aide »,
j’ai lu 3 points (entre autres) qui correspondent exactement à ce que nous faisons, et vivons :
• Quels sont aujourd’hui les rêves, les idéaux, les utopies, qui peuvent nous sortir du sentiment
d’impuissance, de découragement, d’injustice qui nous gagne ?
• Comment pouvons-nous utiliser nos rêves pour créer de nouvelles façons de faire notre
métier, en en dessinant de nouveaux contours, en supprimant des frontières, en adoptant
d’autres bases ?
• Si le rêve aide à tenir bon, n’est-il pas aussi annonciateur d’épuisement, de désillusion, de
désespoir ?
Ce que vous venez devoir dans ce film est notre réponse à ces 3 questions, car elle est exactement
la réalisation dans ce lieu de mon rêve fou d’il y a près de 40 ans !!
Un rêve fou
En effet Un jour, il y a longtemps, lors d’une formation personnelle, on nous a demandé d’écrire notre
« rêve fou »: cet exercice que je vous encourage à faire si ce n’est déjà fait, permet, si on le fait
correctement, de découvrir des aspects, des désirs cachés au fond de nous que nous ne soupçonnons
pas. Cela consiste à tenter de répondre- non pas avec la tête, mais du fond de soi, en se centrant
sur l’être, sans réfléchir, en laissant monter ce qui vient -à la question « Qu’est ce que j’aimerais
réaliser dans ma vie, qui me tient le plus à cœur, si tout était possible, et qui dépend de moi, pas du
hasard, ou de l’extérieur ? »
Voici ce que j’ai écrit : « Qu’il y ait partout des petites communautés où les personnes vivent des
relations fraternelles, d’entraide, basées sur le partage, la justice, le respect de l’autre, l’amour… »
De quel rêve s’agissait-il ?
C’était ma vision de la société idéale où le loup côtoierait l’agneau, le brigand l’honnête homme, etc.
Où tous les problèmes ne seraient pas réglés, non, mais où l’on se donnerait les moyens d’y arriver,
en créant les conditions d’un vivre ensemble harmonieux, bon pour chacun. Où les faibles seraient
soutenus par ceux qui sont plus forts et non détruits par eux ; où le désir de justice appellerait de
nouvelles solidarités, où la dignité des personnes serait recherchée et non bafouée, où la créativité
et l’originalité de chacun seraient encouragées et non brimées. Un monde où les personnes seraient
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Le rêve au cœur de la relation d’aide : utopie, imagination et autres curiosités
libres de penser, de se développer, d’agir, dans le respect d’elles mêmes et des autres, sans
encourir une quelconque répression.
Un monde meilleur qui tienne réellement compte des besoins fondamentaux de chacun, un monde
centré sur l’être, comme le présente Erich Fromm ( dans « Avoir ou être, un choix dont dépend
l’avenir de l’homme »), et non l’avoir, le profit.
Bref : Un rêve de fraternité, de justice, de liberté : les valeurs citoyennes !
Du rêve à l’utopie
Comment mettre un tel rêve en œuvre ?
Pour Albert Jacquard : «Etre un homme (…), c’est ne pas se contenter du présent, mais imaginer une
société meilleure, décrire une utopie. »
L’utopie est un rêve appelé à s’incarner, une vision d’un réel non encore advenu, et qui met en route
immédiatement.
J’ai beaucoup cherché, cherché de quelle façon agir pour réaliser ce rêve.
Et c’est à l’hôpital psychiatrique qu’a pris corps cette utopie !
J’ai toujours été attirée par les personnes différentes, non conformes, hors cadre, parce que la
frontière, qui sépare le normal de l’anormal, m’a toujours interrogée, passionnée même, car je me
sentais moi-même différente de ce que j’observais dans la société.
Je rêvais de paradis, où l’amour guérit, et je suis tombée en enfer. J’ai reçu un véritable choc en
découvrant la misère extrême dans laquelle survivaient les malades mentaux dans les années
70.C’est un autre monde, un univers de désolation inimaginable. Je fus révoltée devant l’inertie, le
fatalisme, l’abandon, l’indifférence dont les patients sont victimes.
Je me suis donc très vite intéressée au courant de psychiatrie alternative ou communautaire qui milite
pour la création des structures intermédiaires hors des murs de l’asile (comme le prône le secteur)
j’ai décidé de créer un lieu de vie où je pourrais expérimenter le « vivre avec ».
C’est ainsi que sont nés les IAF, dans le but de lutter contre l’exclusion, la ségrégation des malades
psy.
Une phrase m’est alors venue un jour :« C’est une utopie, il s’agit de créer une communauté faite de
personnes dites normales, intégrées et de personnes ayant des difficultés de relation. » Dans le but
fondamental de « réintégrer la folie dans la société » comme l’a dit Bonnafé, et de « développer le
potentiel soignant du peuple », c’est à dire : que ce soit le fait d’être citoyen qui puisse soigner les
gens et non la médecine.
La folie fait partie de l’humain. Elle est notre part d’ombre ; nous devons la réintégrer en nous, sinon
nous ne serons jamais équilibrés.
Il s’agissait donc d’une expérience innovante ; une hypothèse à vérifier, un chemin parcouru pas à
pas, une organisation élaborée petit à petit.
Comment la réaliser ?
Au départ, un dimanche par mois, nous avancions lentement, au fil de notre évolution, pas à pas.
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Le rêve au cœur de la relation d’aide : utopie, imagination et autres curiosités
L’idée était belle mais mes compétences de psychiatre étaient bien limitées en la matière. Les
dimanches communautaires se succédaient, ils accueillaient de plus en plus de monde
Il nous fallait un lieu.
C’est alors que j’ai rencontré, grâce au Ciel, celui qui allait permettre la mise en œuvre de cette folle
utopie : Jean, qui deviendra plus tard, mon mari !
Il vient du monde de l’entreprise où il était directeur financier, spécialiste de stratégie ; c’est grâce à
ses compétences très complémentaires que nous avons pu mettre en œuvre mes idées quelles que
peu folles, pas très réalistes, voire carrément utopiques. Car ce genre de lieu, à ma connaissance,
n’existait pas: en effet, est-il raisonnable pour une psychiatre de vivre avec des malades ? Quel sens
cela peut il avoir, et quel intérêt surtout ? C’était indéniablement un risque à prendre, une entreprise
délicate, scabreuse.
Parole d’enfants : « On rencontre aussi des professionnels de la relation d’aide, du soin, de
l’intervention sociale ou de l’éducation qui se heurtent quotidiennement à l’exclusion, à la
stigmatisation, à la misère, à la souffrance, à la reproduction des inégalités. Loin de laisser
tomber les bras, ils rêvent à de nouvelles façons de faire et tentent de passer à l’action, pour
un jour, un an ou plusieurs décennies. »
Grâce à Jean notre action a duré plus qu’un jour, plus qu’un an. Nous attaquons la 2ème décennie !
Irons nous jusqu’au siècle ? C’est notre nouvelle utopie !!
Plus tard, une amie nous dira : « Vous êtes fous mais c’est exactement ce qu’il faut faire. »
Sommes-nous fous ? Sans doute un peu. N’avons-nous pas tous quelque part ce petit grain
d’incertitude et de liberté qui peut nous faire déraper mais aussi entreprendre de grandes choses ?
Est-ce fou de vouloir faire vivre ensemble des gens bien insérés, bien adaptés et d’autres qui ne le
sont pas ? Ou simplement utopique ?
Martin Hirsch : « Il faut être utopiste : c'est-à-dire idéaliste et pragmatique »
Ce que nous vivons avec les Invités est un privilège car ils nous apprennent un art de vivre qui ne
ressemble à aucun autre tant il touche à l’essentiel. La vie communautaire est décapante, elle
apprend les limites, les potentiels, elle est à la fois si simple et si compliquée, si facile et difficile, si
paradoxale. Tant de joie, d’amour, de tendresse ineffable, de créativité, de légèreté, de liberté…
Et tant d’angoisses, de conflits, de tristesse, de blocages, de résistances, de ténèbres… mélangés..
Tant de possibles et d’impuissances…
Jour et nuit… Jamais l’un sans l’autre, telle est LA VIE, chemin initiatique pour qu’advienne enfin l’Etre
qui dépasse toute imagination, tout rêve, toute utopie !
2. Une réalité transférable (par Jean Besançon)
Où errais-je lorsque j’ai rencontré Marie-Noëlle ? j’étais en plein questionnement sur le sens que
j’avais donné jusqu’à présent à ma vie axée essentiellement sur ma vie professionnelle qui pouvait
être considérée comme « réussie » mais j’en touchais les limites et cela se traduisait par une sensation
de vide existentiel, j’habitais à l’extérieur de moi-même, ma cellule familiale avait volé en éclats etc.
Au cours de notre conversation Marie Noëlle m’a confié, entre autre, son rêve devenu utopie, et tout
ça a résonné en moi, me renvoyant à mes aspirations d’ado d’une vie à vocation sociale et
chrétienne, héritage d’une histoire familiale riche en valeurs de foi, de partage et d’entraide. Je suis
ce jour là repartit au ralenti vers Strasbourg, ce qui n’était pas mon rythme habituel.
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Le rêve au cœur de la relation d’aide : utopie, imagination et autres curiosités
Peu de temps après cette rencontre, je me suis trouvé placé sur le marché des « transferts » et j’ai
ressenti fortement cette situation comme l’opportunité de démarrer une autre vie : je me suis installé
sur Besançon.
J’ai découvert et intégré l’association créée par Marie Noëlle et ai constaté très vite que pour
passer de l’utopie à la réalité il y avait lieu de s’y prendre autrement en intégrant une logique de
projet, mais il y avait la nécessité pour moi d’opérer une rotation à 180° tant sur le plan
professionnel que personnel. En particulier rencontrer les personnes accueillies dans l’association et
entrer en relation avec elles car j’avoue que j’ignorais jusqu’alors leur existence et leurs souffrances.
En fait ce sont elles qui m’ont pris en charge et m’ont aidé à faire émerger mes capacités
relationnelles voire existentielles.
Durant 6 années de réflexions, d’actions, de combats intérieurs, d’apprentissages, de désirs de
renoncement, j’ai pu forger mon engagement à mettre en œuvre le projet et surtout à partager la
vie au quotidien telle que Marie Noëlle l’avait rêvé.
Vous avez découvert le premier lieu de vie La Maison des Sources, ouvert au printemps 1999, les
premiers habitants arrivant au fil de l’eau jusqu’au 1er avril 2000.
Au cours des 7 premières années de vie à la Maison des Sources, nous avons forgé notre expérience
de ce « vivre avec », « faire avec », « être avec », pas seulement pour nous, mais également pour
nos bénévoles (120) et nos salariés (20 dont 8 postes réservé aux membres participants), en fait
nous expérimentions la vraie citoyenneté avec à la clé la question : Qui soigne qui ?
Nous avons élaboré et défini un modèle économique qui fait largement appel dans sa
conceptualisation aux travaux conduits dans le domaine de l’économie sociale et solidaire par Jean
Louis Laville et ses confrères. Ce modèle est certes fragile mais cela fait une quinzaine d’années que
nous le mettons en œuvre, par exemple nous savons que 2012 ne sera pas équilibré en terme
d’exploitation car nous avons pris le risque d’ouvrir, pour la deuxième fois, un établissement sans
avoir de certitude totale sur le financement, mais apporter la réponse à une demande bien établie
l’a emporté sur le risque financier, et la première fois nous a plutôt souri car c’est ainsi qu’est née la
Maison des Sources.
Devant les résultats obtenus et la publication du 1er livre de Marie-Noëlle, face aux demandes pour
vivre à la Maison des Sources, nous nous sommes posés la question du développement. Pour la petite
histoire lorsque nous abordions ce problème avec des tiers (Amis, Elus, professionnels etc) leur
réponse était que ce n’était pas possible car pour eux tout reposait sur nous, notre engagement et
nos personnalités.
En 2007, les IAF sont repérés par ASHOKA, Organisation non lucrative anglo-saxonne qui, à
l’époque, accompagnait 2000 entrepreneurs sociaux dans 70 pays. Marie Noëlle est adoubée
fellow ASHOKA avec 4 autres entrepreneurs sociaux pour le territoire français. Cet
accompagnement financier et en compétences nous amène à créer une structure IAF Réseau en
charge de l’essaimage du concept de psychiatrie citoyenne par la création de lieux de vie sur le
modèle de la Maison des Sources. (1er axe stratégique de développement)
Parallèlement nous conduisons le projet de création d’un deuxième lieu de vie dans la région de
Besançon (Pouilley les Vignes) en partenariat avec Habitat et Humanisme Doubs, il ouvre en
septembre 2009, il fonctionne « sans les Besançon » sur le modèle de la Maison des Sources.
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Le rêve au cœur de la relation d’aide : utopie, imagination et autres curiosités
Actuellement il y a neuf projets portés par 9 associations rattachées au réseau, il n’y a pas encore
de réalisation concrète je vous dirai pourquoi, et une association belge qui exploite 10 petites unités
de vie (environ 70 personnes hébergées au long cours).
Pour réaliser un lieu de vie il est nécessaire de compter a minima un délai de 7 années et cela
implique pour les associations membres du réseau de nouer des partenariats avec un bailleur social
pour l’immobilier, voire un gestionnaire car l’Etat a changé les règles du jeu (Europe oblige) car ce
qui était possible, en matière d’agrément des organismes agissant en faveur du logement et de
l’hébergement des personnes défavorisées, lorsque nous nous sommes lancés ne l’est plus (circulaire
du 6 septembre 2010), cela s’est complexifié ; De plus les financements publics (aide à la pierre et
aide au fonctionnement) sont stabilisés d’une part et les autorisations d’ouverture de nouvelles places
ne se font qu’au compte goutte dans une logique territoriale (ratio places/population) et non en
fonction des besoins réels du territoire… nous sommes sollicités par de plus en plus de personnes
(professionnels, parents, etc) désirant conduire un projet basé sur notre concept qui est chargé de
sens pour elles contrairement à leur lieu habituel d’intervention pour les professionnels.
Notre 2éme axe stratégique de développement est de faire évoluer le cadre réglementaire : c’est
un rude challenge car c’est la confrontation avec les représentants des pouvoirs publics pour faire
évoluer les « boîtes » dans lesquels nous devons entrer pour obtenir des financements. Il s’agit d’une
approche verticale catégorielle alors que notre concept relève d’une approche transversale inter
catégorielle, nous constatons qu’il est difficile de faire évoluer le schéma mental de nos
interlocuteurs. Marie-Noëlle est en charge de cette difficile mission. Nous avons accepté de rentrer
dans une « boîte » afin de contribuer à assurer la pérennité des unités situées dans le Doubs en
acceptant d’avoir un agrément pour un SAMSAH (Service d’Accompagnement Médico Social pour
Adultes Handicapés) ce qui nous permettra aussi de suivre des résidants logés en appartements
diffus.
Notre 3éme axe stratégique de développement est la communication et la sensibilisation afin de
changer le regard des citoyens sur les personnes en souffrance psychique, la contribution au
changement de regard se fait tout d’abord par le témoignage apporté par chacun des lieux que
nous avons créé mais aussi par la publication de livres, d’articles (c’est marie Noëlle qui s’y
« colle »), les conférences, les médias locales et nationales, la création à titre expérimental d’un
Conseil Citoyen Local sur la Franche Comté, l’organisation du 1er colloque international de
psychiatrie citoyenne début décembre 2010 qui a lancé l’idée de la création d’un mouvement
international de psychiatrie citoyenne, il est de nationalité canadienne et vient d’être créé lors du
2éme Colloque international qui vient d’avoir lieu à Québec. Ce mouvement s’appelle le MICSM
(Mouvement International Citoyenneté Santé Mentale), les IAF en sont co fondateurs.
L’évocation de ces trois axes stratégiques illustre bien le cheminement du rêve à l’utopie et à la
réalité, voie de transformation personnelle, communautaire et sociétale.
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Le rêve au cœur de la relation d’aide : utopie, imagination et autres curiosités
INTERVENTION DE NAYLA CHIDIAC
UNE PLACE POUR LES REVES MAIS LES REVES A LEUR PLACE
UNE PLACE POUR LES REVES MAIS LES REVES A LEUR PLACE. (ROBERT DESNOS)
PENSER VEUT DIRE AUSSI REVER . (G. STEINER)
Dans une société comme la nôtre, où la rapidité, l’efficacité sont au premier plan, qu’elle place reste
t’il pour cette dimension intrinsèque, indispensable à la pensée, qu’est le rêve ?
Comment arriver à parler de Fellini, des philosophes, des écrivains, des patients de mon rôle de
thérapeute en une heure ?
J’ai écrit chacun de ces thèmes sur des feuilles différentes, j’ai laissé reposer, mijoter. J’ai pensé,
rêvé, rêvé, pensé. J’ai ensuite assemblé de façon différentes avant de choisir celle qui me convenait.
L’évidence de la forme m’est apparue alors que je regardai le pavé parisien luisant sous la pluie. Il
faisait gris, le ciel était blanc, l’automne se présentait avant l’heure. Je laisse mes pensées
s’engouffrer dans ce pavé et aperçoit dans ma rêverie le noir et blanc du cauchemar de Fellini dans
ce même pavé. Je tenais le début de ma conférence.
1. Fellini ou la création en crise
Cette scène que nous venons de voir est onirique. Guido étouffe au beau milieu d'un cauchemar. À
la suite de quoi on lui prescrit une cure thermale pour le remettre d'aplomb. Néanmoins aucun des
remèdes ne semble apaiser ses angoisses.
Ce cauchemar, Fellini l’a vécu dans sa réalité de cinéaste, il se l’est approprié ; il l’a utilisé comme
matière de création, il l’a mis en œuvre pour en faire une œuvre : 8 ½ film dont est extrait le début
que nous venons de voir.
La réalité, ce sont ses rêves, qu’il s’est plu à dessiner d’abord, à filmer ensuite. Dans un entre-deuxmondes permanent, Fellini ne cessa de s’inventer. Il a suivi deux analyses, l'une avec un freudien
pendant six ans et en 1954 une autre avec un jungien. Son livre, intitulé Le Livre de mes rêves
(Flammarion), couvre en 400 pages plus de trente ans de rêves.
Son analyste jungien lui avait demandé de noter systématiquement ses rêves dans un carnet qui se
trouvait à proximité de sa table de chevet. Noter ses rêves, ses visions diurnes aussi, ses émotions. Et
chaque matin, il dessinait ce qu’il avait noté. De fait, il traita souvent dans ses œuvres
cinématographiques la réalité, comme si elle était rêvée. Néanmoins tout se passait dans la globalité
tout le film traitant de la réalité comme dans un rêve alors que dans 8 ½ une césure va s’opérer
suite à des angoisses invalidantes .
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Le rêve au cœur de la relation d’aide : utopie, imagination et autres curiosités
Que s’est il passé avant et pendant la réalisation de 8 ½ ?
8 ½ est une mise en abîme de la création ; le cinéaste Guido est dans l’incapacité momentanée de
créer. 8 ½ met en lumière les déboires d’un metteur en scène qui ne parvient plus à créer : la
création en crise est le sujet principal du film. Il est intéressant de relever qu’au moment d’aborder le
tournage de 8 ½, Fellini a déjà sept long-métrages à son actif. Le traitement de 8 ½ agit comme
une rupture dans son style. Prenez garde à cette notion de rupture. Elle est importante. Le film en
effet présente deux plans distincts dans la vie de Guido Anselmi : 1. Le réel. 2. Un plan fantastique
fait de rêves et d’inventions de souvenirs. Le septième long métrage de Fellini, La Dolce Vita, a eu un
grand succès et a remporté de nombreuses distinctions. Fellini va subir le contrecoup de cette patente
et explosive réussite. Assailli de projets, rien ne lui plaît. Il a certes des idées, mais à mesure que le
temps passe et qu’une date de tournage se profile, elles lui paraissent bancales, et il lui semble qu'il
sera impossible de les faire aboutir. Il finit par appeler son producteur et lui annonce : « Impossible
de continuer. » Fellini se sert de sa propre expérience pour façonner un personnage, Guido Anselmi,
qui, comme lui, doute et souffre. Telle est la genèse de 8 ½, le doute créateur. Le cercle vicieux dans
lequel se trouve Guido (nous pouvons dire son impasse psychosomatique) consiste en ce qu’il
n’assume pas, ne reconnaît pas, les nombreuses incertitudes qui le tourmentent. Ce n’est qu'après en
avoir fait l’aveu qu'il peut entrevoir une solution. Fellini raconte que, pour envisager la création d’une
œuvre, l’artiste doit se libérer de tout contexte restrictif (le poids de la religion dans le cas présent),
et il pourra le faire grâce aux séquences révélatrices de ses rêves. Fellini explore ainsi la
subjectivité, comme forme d’exploration créatrice, point de départ d’une nouvelle démarche, qui
deviendra l’empreinte du réalisateur.
2. Dès l'Antiquité, la nécessité des rêves a été reconnue(cette place importante existe
depuis la nuit des temps, c’est leur place qui change)
•
AU IIe siècle après J.-C., Artémidore d’Éphèse ou Daldis rédige l’Onirocriticon (La Clé des
songes). C'est un interprète des rêves, pour qui le rêve est par définition vrai. Il a noté trois
mille rêves. (Foucault et Freud y font référence.) Les rêves seraient allégoriques, leur
accomplissement est présenté au moyen de symboles énigmatiques, difficiles à déchiffrer.
• Depuis l’Antiquité, la couleur et le mystère du rêve nous fascinent.
Des philosophes aux psychanalystes, les paradoxes du rêve empruntent des chemins divers.
Quoi qu'il en soit, pour résumer à grands traits, on peut dire que tous s'accordent pour
affirmer la nécessité du rêve dans le travail réflexif.
Il en est de même dans le travail créatif...
Dans l’écriture et dans le rêve, ces deux instances intimement liées, il existe en effet un certain
rapport similaire à la temporalité. Espace et temps ordinaires disparaissent. On entre dans
un autre espace, un autre temps. Le temps du rêve, comme le temps de l’écriture, n’est pas le
même que celui dans lequel on rêve et on écrit. On peut bien mettre des jours, voire des mois
ou des années, à écrire un récit qui se déroule en quelques heures ou, au contraire, écrire en
quelques heures un récit qui s’étalera sur plusieurs siècles. Les événements du récit peuvent
aussi ne pas se dérouler dans l’ordre dans lequel ils sont racontés, et moins encore, dans celui
dans lequel ils ont été écrits. Il y a deux plans : l’ordre des événements ; la durée des
événements. Dans le rêve comme dans l’écriture, on retrouve des traces mnésiques, un
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langage intime, un processus créatif, des déplacements, des condensations, des
transformations, des ré-articulations, des intuitions, des métaphores, du symbolisme.
Nous sommes désormais cependant bien loin des questions de nos aïeux se demandant si le rêve
était porteur de savoir, s’il relevait de la raison ou de la sensibilité (je renvoie aux réflexions
d'Aristote sur la divination par le sommeil), ou encore si le rêve n'était qu'une trompeuse illusion
destinée à asseoir l’irréfutable vérité de la pensée diurne (Descartes). Quant à moi, je pencherais
davantage pour Bachelard (l’eau et les rêves), lequel considère le rêve comme l’une des sources
premières de l’imagination grâce à sa faculté de transformer les images issues de la perception.
Désormais, la science a tranché : le rêve n’a pas de sens, il n’annonce aucun avenir.
Avec rien le rêve ne fait rien. Bergson
Dans un curieux essai intitulé A Chapter on Dreams, Stevenson nous apprend que ses contes les plus
originaux ont été composés en rêve. Bergson s’oppose à cette assertion (Le Rêve, Payot, 1988).
Ils ont bien été composés, mais autrement. Pendant le rêve, mais pas par lui.
Les moments de rêve passif sont à distinguer des moments d’élaboration créatrice. Les contes de
Hoffmann, toujours selon Bergson, découlent de son activité de romancier, laquelle était
ininterrompue, même pendant qu'il dormait. Dormir c’est se désintéresser. Rêver c’est s’abandonner,
cesser de vouloir. Car veiller et vouloir sont une seule et même chose.
Le rêve est la vie mentale tout entière, moins l’effort de concentration. Nous percevons encore, nous
nous souvenons encore, nous raisonnons encore ; perceptions, souvenirs et raisonnement peuvent
abonder chez le rêveur. Abondance, en effet, dans le domaine de l’esprit, ne signifie pas effort. Ce
qui exige de l’effort, c’est la précision de l’ajustement.
Il y a une instabilité dans le rêve, un désordre, il peut aller à toute allure, préférer des souvenirs
insignifiants.
Le moi qui rêve est un moi distrait, qui se détend.
Accorder aux rêves leur juste place est difficile lorsqu’on sait que « le rêve est le phénomène que
nous n’observons que pendant son absence. Le verbe rêver n’a pas de présent. Je rêve, tu rêves, sont
des figures de rhétorique, car c’est un éveillé qui parle ou un candidat au réveil » (Paul Valéry,
Analecta, LXV).
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Le rêve au cœur de la relation d’aide : utopie, imagination et autres curiosités
3. Différents points de vue d'auteurs
Écoutons Borges : « Dans le rêve nous sommes les acteurs, les spectateurs, le théâtre et l’argument. »
Il reconnaissait volontiers qu’il partait souvent du rêve pour écrire une histoire.
L’agilité du rêve, son génie imaginatif, libère les écrivains et leur fournit une source intarissable
d’images, de matrices de contes, de récits, de romans. Il y a une analogie entre le roman et le rêve
comme il y a une analogie entre le rêve et le travail thérapeutique.
Penser pour mieux rêver ou rêver pour mieux penser... Cette question traverse l’histoire littéraire et
elle continue de préoccuper les écrivains d’aujourd’hui.
Le rêve est un terrain de jeu, c'est le royaume du saugrenu ; on y découvre d’étranges
analogies ; là se forment des images insolites. Et c'est pourquoi les écrivains prêtent tant
d'attention à la rêverie.
La Boutique obscure de Perec fournit un bel exemple de la transcription plutôt littérale de 124 rêves
exactement. Presque toutes au présent, les phrases sont courtes et les blancs de hauteurs variables
selon l’importance des passages oubliés.
Michel Leiris quant à lui extrait quelques-uns de ses fragments de rêves de son journal et les
rassemble sans commentaire dans Nuits sans nuit et quelques jours sans jours (Gallimard, 1961). Il y a
chez Leiris une attention à la réécriture du rêve un peu plus aiguisée que chez Perec.
Michaux, lorsqu’il publie en 1969 Façons d’endormi, façons d’éveillé, en a fini avec son aventure
mescalinienne ; il s’intéresse désormais moins à leur transcription qu’à l’amont des rêves, ce qui les
suscite et comment ils adviennent. Pour lui, mieux vaut se détourner des rêves nocturnes qui lui
paraissent être les parents pauvres des rêves diurnes, des rêves sans sommeil chez ceux qui savent
rêver, qui ont une nature rêveuse.
Butor (Matière de rêve, 1977), après avoir rompu avec le roman, n’a eu de cesse de proposer des
formes littéraires dialoguant avec d’autres supports, plutôt visuels. Pour lui, les rêves ne sont pas à
transcrire au réveil sous forme de notes, mais ils constituent la trame du récit de rêve et demandent à
être travaillés pour exploiter de nouvelles formes. Une jubilation s’empare alors de celui qui écrit le
rêve, lequel n’est plus qu'un prétexte à déployer l’imaginaire. Un espace poétique s’est ouvert pour
l’écrivain, un espace thérapeutique pour le thérapeute pourrions-nous extrapoler.
4. Trauma
Une longue rêverie pour revenir à mon domaine d’expertise qui est le traumatisme psychique chez
l’adulte. Dans le traumatisme psychique, les symptômes récurrents se caractérisent par la répétition,
qu’elle se manifeste dans les flash-backs, les cauchemars, l’inhibition psychique, affective, ou
l’impression d’avenir bouché. Pour en sortir, une fois la catharsis advenue, il est important à l’aide de
jeux littéraires de retrouver un plaisir à penser. Ce plaisir à penser pourra être la source créatrice
d’un nouveau parcours de vie, vie à rêver dans un premier temps, vie à construire dans un second
temps.
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Le rêve et la rêverie diurne sont essentiels à la vie et à la survie. Notre société est en contact
permanent avec des médias qui martèlent des nouvelles catastrophiques, violentes, attentats,
meurtres, prises d’otages, viols, incestes, guerres, ouragans… Ni le patient ni le thérapeute ne
peuvent y échapper. Comment inventer des stratégies permettant d'affronter, de contourner, voire
d'améliorer son existence avec cet horizon toujours noir ?
Le rêve reste notre meilleur allié.
Les fragments traumatiques qui me sont confiés par les patients vont être une matière à transformer.
Parce qu’il est là le travail thérapeutique, dans cette possibilité, qui se déploie plus ou moins
lentement en fonction de chacun, de transformer le cauchemar, l’indicible, en une représentation
formulable, dans un premier temps, avant de la faire se muer en une matière, laquelle fournira des
éléments qui permettront d'élaborer une projection. Le thérapeute doit donc puiser dans sa propre
créativité. Cette dernière sera nourrie aussi de ses rêves.
Après un traumatisme psychique, les écrits qui sont produits peuvent porter la trace de violences
extrêmes, de catastrophes qui modifient la structure même de la langue, et ébranlent l’architecture
de nos représentations.
En clinique, l’intérêt de la créativité comme lieu d’expression et d’élaboration des problématiques
personnelles a été longuement investi. La création comporte un travail de négociation destiné à
proposer une issue positive au traumatisme. La création peut être perçue comme un étayage
symbolique pour le patient.
Le rêve permet la projection dans un espace temps différent de celui du présent qui nous accable ;
le matériel du rêve peut être utilisé afin de réparer la fracture temporo-spatiale inhérente au
trauma.
Dans la prise en charge des patients traumatisés, dans un travail de groupe ou dans un face-à-face,
j’ai recours à l’écriture. Les consignes littéraires proposées sont inspirées de formes littéraires
existantes (haïku, quatrain, oulipien, anagramme…), à moins qu'elles ne soient inventées, rêvées par
moi.
Par exemple, je rêve une nuit de coquelicots, fleur que j’affectionne tout particulièrement ; dans la
journée je commets un lapsus en discutant avec une collègue et je dis : « les coquelicots sont épuisés »
au lieu des « enfants ». La consigne que je donnerai en atelier sera donc constituée d’un mélange de
fragments de rêve, d’un lapsus, et d’une forme, en l'occurrence le quatrain « les coquelicots sont
épuisés » forme : quatrain. Autre exemple de consigne en lien avec les rêves : demander aux
patients de raconter un cauchemar, réel ou imaginaire, avec trois fins différentes. La forme écrite
d’un rêve non linéaire, par fragments, autorise l’incohérence, fait éclater les structures normatives,
aère le texte, surprend celui qui écrit. Tandis que le traumatisme fige, gèle la pensée. Comme si on
se trouvait face à un désert habité par la seule douleur ou au contraire un champ de bataille en
désordre... Un cadre contenant permettant l’expression de pensées inhibées ou foisonnantes va, avec
des consignes différentes, permettre de peu à peu penser avec plaisir afin d’arriver à penser le
plaisir.
La spécificité d’une prise en charge telle qu’elle est mise en œuvre dans nos ateliers consiste en ceci :
l’écrit devient un matériel permettant d'amorcer un processus de réflexion quasi automatique destiné
à répondre à la consigne. Cette réflexion, pour qu’elle se déploie avant même d’être dans la
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possibilité de se structurer, sera contenue d’abord par le cadre de la séance, mais aussi par une
mise en abîme d'un autre cadre, celui de l’écriture.
5. Vignette clinique
Voici donc une vignette clinique qui illustrera notre propos. Nikita a 50 ans. Elle nous a été adressée
suite à une dépression ayant nécessité une hospitalisation. Celle-ci n'a révélé aucun antécédent
psychiatrique. Nikita est artiste peintre ; nous apprenons que la dépression s’est insidieusement
installée après sa première exposition de peinture il y a déjà dix ans. Depuis ce temps, alors même
qu’elle qualifie cette exposition de réussie, elle ne peut plus peindre. Lors de l’entretien individuel,
avant d'être intégrée au groupe, elle explique qu’elle arrive cependant à peindre sur de petits
formats mais ne s’autorise plus à travailler sur de grandes toiles. Elle est comme « tétanisée » face à
la grande toile blanche, et se sent dans l’impossibilité de « peindre quoi que ce soit ». De plus, elle
déchire systématiquement tous les « essais » qu’elle ébauche sur de petits formats si bien que depuis
dix ans elle n’a rien produit. La dévalorisation d'elle-même a très vite pris le dessus et elle n'a plus
l'entrain qu’elle avait auparavant ; ne sachant plus que faire, elle avoue avoir « sombré dans un
gouffre ouateux et noir ». Elle confie se sentir « soulagée » d’être orientée vers un atelier d’écriture
et non de peinture. Elle aurait été « terrorisée », ne se sentant plus capable de « rien ». Néanmoins,
elle demande timidement à la fin de l’entretien si écrire est susceptible de l’aider « au moins à
retrouver les couleurs et l’envie de peindre ».
Nous nous sommes interrogés sur ce qui avait pu se passer après son exposition : des œuvres de
grand format représentant des femmes nues, toutes recroquevillées. Si l’on se réfère à Anzieu, nous
comprenons que la création ne met ni en acte ni en hallucination ; au lieu de quoi elle met en œuvre
(en les mettant dans une œuvre) les mouvements pulsionnels, les émotions, les sensations non
élaborées. Quelle irruption du réel a foudroyé Nikita au point de l’empêcher d’accéder à toute
projection ? Comme si la représentation en grand format de femmes nues avait ouvert l'accès à une
symbolisation auquel le travail de pensée de Nikita n’était pas encore préparé. En somme, une
amorce de symbolisation foudroyée par un regard qui n’est pas encore disposé à supporter ce qu’il
voit. Elle raconte en séance avoir rêvé de cahiers d’école et de neige. Nous inventons alors une
consigne à partir de son rêve voici le résultat proposé à la séance :
À la consigne « forme : dialogue, entre : une feuille à carreaux et une feuille à lignes », voici sa
réponse :
PUIS-JE VENIR VOUS RENDRE VISITE DANS VOS NIDS CARRES ?
IL FAUDRAIT ALORS QUITTER LA FLUIDITE DE VOS PENSEES !
FLUIDE, FLUIDE, PAS TANT QUE ÇA LORSQU’IL S’AGIT DE REPETITION !
MAIS DANS MES PETITS CARREAUX VOTRE REPETITION RISQUE DE VOUS TORDRE LE COU !
AUTANT EN FINIR CHEZ MOI ! C’EST SANS FIN TOUTES CES LIGNES DROITES !
ET CHEZ MOI ON S’ENNUIE !
MAIS L’ENNUI EMPECHE DE VOIR !
C’EST PAS GRAVE ET PUIS JE M ’ENNUIE SEULE !
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Le rêve au cœur de la relation d’aide : utopie, imagination et autres curiosités
ALORS CHANGEONS DE PLACE .
Cela rappelle le paradoxe célèbre de l’Antiquité, celui d’Épiménide. Le paradoxe est un cercle
sans fin : nous sommes face à l’ambiguïté, non plus l’ambivalence ; il n’y a plus de place pour le
compromis. Nikita glisse dans la dépression parce qu’elle a peint ; or, en cessant de peindre,
elle n’est plus rien. Comment peut-elle s’en sortir ? Grâce à un cadre contenant tel que nous le
développons dans notre triptyque théorique (je renvoie à mon ouvrage, Les Ateliers d’écriture,
Éditions Masson, 2010). Le but est de favoriser une plus grande souplesse psychique en
renforçant les consignes oulipiennes, ce qui entraîne des rapprochements inattendus, illogiques,
une fluidité dans le jeu des associations, un va-et-vient entre réalité externe et réalité interne,
comme dans le rêve.
Les contraintes littéraires, le cadre contenant et stimulant du groupe ont favorisé une amorce de
lâcher-prise ressentie comme non dangereuse par Nikita. Elle a d'abord trouvé les contraintes
« amusantes », avant de les considérer comme « étonnantes ». Les feuilles d’auto-évaluation (cf.
« Outil du thérapeute », in op. cit.) révèlent un progrès significatif : Nikita modifie le jugement
qu’elle porte sur son travail en atelier ; elle arrive à dire que la feuille blanche devient, non plus
le « résumé de la grande toile blanche » synonyme de son angoisse sidérante, mais un « lieu où
de manière étonnante de belles choses sont parfois écrites ». Elle est étonnée mais non surprise ;
en revanche, elle est « surprise » d’y prendre du plaisir. On assiste à un lent, mais véritable,
éloignement du point de douleur de la dépression. Comme vu précédemment, , Nikita commence
à penser avec plaisir, et à penser le plaisir. Ses textes laissent apparaître de plus en plus de
jeux de mots et de traits d’humour, même lorsque la consigne n’a absolument rien de ludique.
Elle prend plaisir à jouer avec les consignes ; elle les adopte et les adapte à sa guise. Elle
s'autorise enfin à créer, ce qui lui permet d’abord de symboliser à nouveau sans crainte. Elle
peut enfin aborder des thématiques plus personnelles et plus anciennes.
On apprend ainsi au cours d'un récit qu'elle rédige que Nikita, abandonnée par sa mère, fut placée
dans un orphelinat dans un pays où les soins étaient la plupart du temps dénués de tout affect. Voilà
qui est apparu au cours d’un travail d'écriture dont la consigne était « Le carnet de dessin écrit une
lettre à la grande toile blanche ; forme : lettre ». Elle écrivit donc à la petite fille abandonnée qu’elle
avait été. La lettre est structurée, claire, sans excès d'émotion. La prédominance de verbes au
présent semble toutefois bloquer encore toute mise à distance ; l’absence de ponctuation laisse à la
lecture une impression de litanie.
CHERE PETITE FILLE
TON CARNET EST DECHIRE IL NE RESTE QUE TOI
PETITE FEUILLE ABANDONNEE
TU ES CHETIVE
TU ES DESSECHEE
AUCUNE COULEUR NE VEUT DE TOI
TU NE BOIS PAS TU NE MANGES PAS
JE NE VEUX PAS DE TOI
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Le rêve au cœur de la relation d’aide : utopie, imagination et autres curiosités
NI EN BROUILLON NI EN ESQUISSE
PERSONNE NE VEUT DE TOI
TU ES L’ERREUR DU CARNET
PAS ASSEZ DECHIQUETE
TU ES L’OUBLI
QU’ON NE PEUT NOYER
TU RESISTES JE TE FAIS PEUR .
Face à un désert affectif et nous pouvons évoquer la possibilité d’une carence maternelle, nous
pensons à l’étayage que peut avoir notre triptyque théorique. Un élément extérieur doit venir
étayer la consigne : ce peut être une musique, une carte postale, un objet ou un texte littéraire à
inclure dans son propre texte, ou un incipit… Il est intéressant de noter qu’à partir du moment où un
autre texte est inclus dans la production de Nikita, la ponctuation apparaît tout naturellement,
épousant aussi l’atmosphère de l’écrit du poète ou de l’écrivain.
Après s'être exprimée sur plusieurs thématiques reliées à la fragilité interne, Nikita a pu, grâce au
cadre thérapeutique mis en place, s’étayer avant d'être en mesure de passer à une forme seconde,
plus proche du dessin, à savoir la calligraphie conformément à l'une des consignes proposées. Ce
lent travail a duré quelques années et lui a permis de reprendre d’abord confiance en elle, puis
d'émettre le désir de participer à un atelier de peinture. Voici sa production répondant à une
consigne poétique ayant pour thème « en colère en couleurs ». Celle-ci laisse présager un meilleur
pronostic.
DU BLANC AU NOIR
DU ROUGE AU BLEU
DE LA COULEUR PEUT -ETRE
UN DEBUT UN MILIEU
AVEC UN ARC-EN-CIEL
COMME LIEN.
Conclusion
Nikita H., notre patiente, comme Fellini, s’est trouvée dans une inhibition quasi totale à créer. Face à
cette inhibition et suite à un traumatisme non élaboré une dépression a suivi. Fellini a utilisé sa
difficulté, sa souffrance, pour la mettre en œuvre, en faire une œuvre. Grâce à ses rêves et à ses
rêveries, il a trouvé une nouvelle forme de création cinématographique : la subjectivité.
Notre patiente a dû d’abord mettre en mots sa souffrance, élaborer, se projeter dans un désir
d’avenir pictural et, pour sortir de l’impasse, elle a, comme Fellini, trouvé une nouvelle forme
d’expression : la calligraphie, le tag, mêlant le pictural à l’écriture.
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Le rêve au cœur de la relation d’aide : utopie, imagination et autres curiosités
LES SOLUTIONS PEUVENT REVETIR DES FORMES INFINIES ; POUR TROUVER LA BONNE , IL FAUT PENSER ET REVER .
LE REVE, C’EST LE LUXE DE LA PENSEE . JULES RENARD
DANS LES REVES COMMENCE LA RESPONSABILITE . W.B. YEATS
Le rêve n’a plus de fonction divinatoire mais il est divin de rêver.
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Le rêve au cœur de la relation d’aide : utopie, imagination et autres curiosités
INTERVENTION DE JEAN-PAUL GAILLARD
NOS ENFANTS SONT DES MUTANTS !
COMMENT LES ACCUEILLIR DANS LEUR DIFFERENCE ?
Année 2000 : la certitude !
Depuis les premières surprises, puis les premières observations pour les uns inquiètes, pour les autres
enthousiastes, il est aujourd’hui devenu évident que nous vivons une de ces grandes mutations
sociétales qu’une civilisation ne connaît que très rarement. Quatrième siècle, dix-douzième siècle,
seizième siècle, dix-huitième siècle… et aujourd’hui !
Chacune de ces mutations a produit un Homme Nouveau à chaque fois dans un contexte de désarroi
et d’hostilité générateur de violences à son encontre… Et c’est bien ce désarroi et cette hostilité que
nous éprouvons actuellement.
Nous assistons aujourd’hui au façonnement psycho-sociétal du pénultième1 Homme Nouveau. Pour
comprendre ce qui nous arrive et par nécessité, le type de temps que nous devons prendre en
considération est un temps à la fois historique, sociétal et psycho-anthropologique : il s’agit en effet
de rendre visible ce qui arrive aujourd’hui sous nos propres toits, mais en le resituant aussi
clairement que possible dans sa complexité, c'est-à-dire à la fois dans ses contextes historiques,
sociétaux et anthropologiques. La mise en perspective de deux types d’Homme : celui que nous
sommes, façonné par la mutation sociétale du 18ième siècle, et celui qui émerge actuellement de la
mutation sociétale de ce début de 21ième siècle, exige en effet de nous cette approche combinatoire.
Comment décrire l’inintelligible ?
Nous manquons aujourd’hui cruellement d’un regard qui nous permette de nous arracher à la
fascination de la ruine de ce monde qui est le nôtre et au refus de changements que nous savons
cependant inévitables. Nous manquons d’un regard qui nous permette d’accompagner ces Hommes
Nouveaux que sont nos enfants mutants vers le monde émergent. Nous témoignons, en outre, d’une
inquiétante amnésie qui nous empêche de retenir la leçon de l’histoire : jusqu’ici chacune des grandes
mutations de notre société occidentale s’est conjuguée avec un bain de sang co-généré, semble-t-il,
par la peur d’un changement à juste titre ressenti comme une violence radicale faite à l’identité
psycho-sociétale de l’Homme Disparaissant, par sa peur de ces inconnus sous son propre toit, dans ses
propres rues… que sont aujourd’hui pour nous nos enfants mutants.
Nous n’avons pas les compétences qui permettront d’en finir avec ce monde en voie d’extinction :
aussi pourrissant qu’il soit, il est le monde qui nous a façonnés et au sein duquel notre vie s’est faite.
La seule chose que nous pouvons, que nous devons avoir le courage de faire, est de nous
donner les moyens d’accueillir nos enfants mutants dans leur différence radicale : façonnés
« monde nouveau », ils sauront, à la condition que nous ne les détruisions pas, construire un
monde nouveau sur les ruines du nôtre.
1 Pénultième : le dernier avant le suivant.
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Le rêve au cœur de la relation d’aide : utopie, imagination et autres curiosités
Ne pas les détruire ?
Le terme peut paraître fort, il recouvre cependant une terrible réalité en particulier illustrée par ce
qu’est devenu aujourd’hui le collège de la République2 : de machine à intégrer que, bon an mal an il
était, il est devenu une machine à broyer et à exclure : chaque année, des milliers d’enfants y sont
de fait broyés puis exclus sans aucun espoir de retour vers une quelconque scolarité, avec le danger
bien réel qu’ils deviennent une armée de petits barbares à la merci des démagogues de tout poil.
Le sentiment d’urgence dans lequel je suis aujourd’hui devant le danger d’une catastrophe humaine
annoncée, m’incite à renoncer à la forme académique qui voudrait que j’expose en toute neutralité
les vues des « grands auteurs » et que je mette leurs arguments à la discussion. D’une part les grands
auteurs se montrent particulièrement muets sur ce processus de mutation et d’autre part le temps n’est
plus à la neutralité, il y a péril en la demeure. J’en resterai donc à mon propre fil, c’est-à-dire à ce
que ma pratique de praticien-chercheur combinée à celle de quelques autres m’impose avec une
insistance croissante depuis plus de douze ans.
Aujourd’hui, entre le pire et le meilleur : choisir !
Le pire dont nous sommes effectivement capables est porté par :
-
-
par notre focalisation craintive sur ce qui disparaît de notre monde et qui soudain nous
semble si précieux (« Il n’y a plus de cadre ! La morale fout le camp ! Tous des individualistes
égoïstes ! », etc.) ;
notre confusion entre le spectacle de notre monde pourrissant et les promesses du monde
naissant : tout ce qui nous arrive serait de leur faute et évidemment pas de la nôtre !
notre repli nostalgique et égoïste sur un passé révolu, oubliant au passage l’incroyable
irresponsabilité collective qui a abouti aux cent millions de morts de notre XXe siècle ;
la défense bec et ongles de nos modèles éducatifs et pédagogiques soudain vécus par nous
comme des vérités universelles et atemporelles, même si depuis longtemps l’école abandonne
dans son sillage près de 30 % de nos enfants…
Cette posture induit chez nous des comportements défensifs violents à l’encontre de nos jeunes
mutants.
Le meilleur (nous en sommes aussi capables) est porté par :
-
un regard de curiosité et d’inventivité sur ce qui émerge et qui remplace ce qui disparaît ;
un retour à l’apprentissage par essai-erreur, retour certes coûteux, car l’erreur nous est par
définition douloureuse à supporter, mais retour inévitable dans la mesure où nous devons
remplacer ces petites boîtes de catégorisation qui nous permettaient de répondre sans avoir
à y réfléchir à la plupart des problèmes interactionnels connus de nous, par d’autres petites
boites : les nôtres sont devenues obsolètes.
Cette double posture réclame de notre part, non seulement du courage, mais aussi et surtout le
développement d’un sentiment de responsabilité personnelle, ce que Heinz von Foerster appelait une
éthique de responsabilité certes nettement plus coûteuse pour nous qu’un comportement défensif
violent, mais autrement constructive…
2
…pour la France, les Humanités pour la Belgique !
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Le rêve au cœur de la relation d’aide : utopie, imagination et autres curiosités
Ce qui a changé et qui agresse notre identité psychosociétale :
Quelques grands espaces symboliques nous ont servi de colonne vertébrale, mais aussi de camisole
pour la pensée et pour l’action : l’autorité de mode paternel, la hiérarchie verticale, la culpabilité
fondamentale... la mutation en cours les a vu disparaitre et a vu apparaitre à leur place d’autres
grands espaces en voie de symbolisation : autorité de mode maternel, hiérarchie horizontale,
production personnelle du sentiment de culpabilité…
Ce que les anthropologues culturalistes avaient décrits en termes de Personnalité de base3, à savoir
le fait que les membres d’une même société, dans certaines situations typiques, montrent les mêmes
façons ce se comporter et d’exprimer leurs émotions, nous est aujourd’hui d’une superbe utilité : cela
nous permet de saisir que notre personnalité de base, celle dont les fondements datent de la
mutation qui nous a façonnés (18ième siècle), se heurte douloureusement à une autre personnalité de
base, celle qui émerge de la mutation en cours.
De fait, les modes d’expression des émotions, de perception, d’interactions, de représentation de soi,
de l’autre et du monde, qui sont les nôtres sont à chaque instant heurtés par leurs modes
d’expression des émotions, de perception, d’interactions, de représentation de soi, de l’autre, du
monde, C’est-à-dire, en fait, par leur économie psychique en ce qu’elle est très différente de la
nôtre.
Une machine aveugle :
Le problème est que la personnalité de base est par définition une machine aveugle. C’est une
danse communément partagée qui ne se rappelle à nous que quand elle cesse de fonctionner. Elle
relève d’apprentissages sociétaux qui façonnent nos modes cognitifs, émotionnels, interactionnels et
communicationnels de telle façon que nous les pratiquons comme si cela relevait de notre nature : la
pratique de cette danse ne nécessite pas, exclut même qu’elle soit consciente. La pratiquer génère
simplement chez nous un sentiment de satisfaction partagée, alors que le moindre écart à ce pas de
danse dans notre sphère nous saute aux yeux et génère en nous un malaise ! Il nous rend
instantanément agressifs face à un comportement que nous ne pouvons ressentir que comme déviant.
Nous ne pouvons alors pas nous empêcher de nous engager dans une contre-attaque défensive, face
à ce lèse-identité sociétale.
Face à la nôtre, leur économie psychique et relationnelle :
Nos identités sont de mode appartenanciel. Ce sont nos groupes d’appartenance qui décident du
maintien ou non de nos identités ; la condition étant que nous pratiquions suffisamment les rituels
d’appartenance. Nous avons un besoin impérieux de reconnaissance, condition de notre sentiment
d’exister et nos capacités empathiques ne se distribuent qu’à l’intérieur de nos groupes
d’appartenance, l’étranger est un ennemi potentiel.
Nous entretenons avec le savoir et les valeurs une relation hétéronome. De fait, nous n’avons pas la
prétention de les produire nous-mêmes, il y a des spécialistes pour ça : notre mission consiste à les
transmettre aussi fidèlement que possible, immobilisées en termes d’états. La morale est notre lot.
Ils entretiennent avec les savoirs et les valeurs une relation autonome. De fait, ils se sentent contraints
de les co-produire en permanence, mobilisées en termes de processus. L’éthique est leur lot.
Leurs identités sont de mode individuel. Ils se voient ainsi contraints de pratiquer suffisamment des
rituels d’existence et pour cela de se construire un sentiment suffisant de visibilité, condition de leur
3
Linton R. 1964 Le fondement culturel de la personnalité. Monographie Dunod. Paris.
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Le rêve au cœur de la relation d’aide : utopie, imagination et autres curiosités
sentiment d’exister. Leurs capacités empathiques ont pour territoire la planète entière, habitée par
des alter ego.
Nous sommes soumis à l’autorité de mode paternel, même quand nous sommes amenés à l’exercer.
La verticalité du hiérarchique transforme à nos yeux la moindre différence entre deux individus
(âge, fonctions, sexe, ethnie) en critère de supériorité ou d’infériorité.
Ils sont soumis à leur propre autorité, car ils ont autorité sur eux-mêmes. L’horizontalité du
hiérarchique produit à leurs yeux une égalité par principe, quelles que soient les différences (âge,
fonctions, sexe, ethnie) entre deux individus.
Le Religieux Chrétien nous façonne « coupables par principe », l’intelligence mécaniste nous façonne
« criticistes », de sorte que les mondes que nous dessinons sont faits d’erreurs à corriger, de fautes à
réparer, au point que nous confondons en permanence « discours éducatif » et moralisation.
Le sortir du Religieux les a rendus étrangers à la culpabilité par principe. Ils doivent donc construire
pour chacun d’entre eux les critères d’une éthique humainement et socialement responsable. Je ne
vous cacherai pas que je vois dans cette nouvelle contrainte un enjeu sociétal crucial : mon sentiment
est que nous devons apprendre très rapidement à entrer en conversation avec eux dès leur plus
jeune âge et, pour cela, renoncer à l’injonction à ne pas penser qui est le nerf principal de
l’éducation telle que nous l’avons vécue et la remplacer par l’injonction mutuelle à penser ensemble.
D’un cadre à un autre :
Fascinés par ce qui disparait, les cacochymes restent aveugles sur ce qui apparait à la place de ce
qui disparait. Ils pleurent sur la disparition du cadre d’autorité de mode paternel ou pire, ils
persistent à l’imposer en toute contre-productivité à nos jeunes mutants.
Le fait indubitable que les enfants d’aujourd’hui ont autorité sur eux-mêmes ne semble pas du tout
exclure la production d’un cadre d’autorité s’imposant aux enfants petits. Nous assistons en fait, dans
ce monde naissant, à une inversion entre le temps de l’autonomie et le temps de la commande. Dans
notre monde, le temps de l’autonomie (relative) s’étendait de la naissance à la cinquième année : ce
temps dévolu au lien maternel était fait d’un accompagnement maternel aux (auto)-apprentissages
premiers, puis arrivait la sixième année avec le CP et le temps de la commande (exigence de
soumission à l’autorité comme préalable à tout apprentissage alors défini comme relevant d’une
instruction), jusqu’à la retraite. Ces temps se sont aujourd’hui inversés : le temps de la commande
s’étend de la naissance à cinq ans et le temps de l’autonomie de la sixième année à la fin de la vie.
Son implication première, d’ores et déjà observable chez les jeunes parents mutants, est la mise en
place précoce de quelques non-négociables jamais négociés par la mère, à laquelle le père peut
évidemment s’associer, quelques non-négociables dans un océan d’autonomie.
Ce nouveau cadre d’autorité, tel qu’il se dessine aujourd’hui, que j’appelle de mode maternel, aligne
les compétences suivantes : accueil - protection - rassurance - attachement - contenance - négociation
- conversation - injonction à penser ensemble…
Du « Fais comme je dis et pas comme je fais ! » au « Ce qu’ils nous voient faire
au quotidien, ils le font ! ».
Le « Fais comme je dis et pas comme je fais ! », base de l’éducation paternelle, nous exonérait de
cette tâche ingrate qui consiste à se montrer exemplaire, tout en aménageant pour nous les espaces
infinis du moralisme.
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Le rêve au cœur de la relation d’aide : utopie, imagination et autres curiosités
Notre problème aujourd’hui est que ce dispositif éducatif ne fonctionne plus avec nos petits mutants,
dans la mesure où ils ne disposent plus du module « soumission à l’autorité paternelle – culpabilité
fondamentale », nécessaire au bon fonctionnement de cette superbe injonction éducative. Du haut de
leur jeune autorité sur eux-mêmes et d’une compétence mimétique libérée du joug instructeur, ce
qu’ils nous voient faire au quotidien, ils le font. De fait, l’âge de la première cigarette, du premier
porno, du premier pétard, de la première injure, s’est abaissé de quatre ans en dix années à peine.
Seul l’âge du premier rapport sexuel est resté stable à 17 ans… nous nous dissimulons encore pour
le faire !
Individualistes, égoïstes, isolés devant leurs écrans ?
L’intox anti-mutante persiste à assimiler autonomie et individualisation à égoïsme et fermeture sur soi.
Les faits démentent clairement les accusations des cacochymes qui vivent nos enfants comme des
ennemis, comme un danger pour le monde. De fait, nos mutants montrent l’inverse : en permanence
connectés au monde entier, ils créent et entretiennent des réseaux au sein desquels ils se montrent
inventifs en matière de bénévolat, de troc, d’entraide, de rassemblement éclair, d’action humanitaire
et écologique. Ils dessinent une autre forme d’empathie, pour un « autre » redessiné « mondial ».
Morale versus éthique :
La mutation qui nous a fait, le 18ième siècle, a vu l’émergence d’un moralisme forcené, associé à
l’émergence du libéralisme économique comme vertu dans le même temps que se développait la
science moderne dont la mission était de « nous rendre comme maîtres de l’univers » (Descartes).
Après trois siècles de ces développements combinés, nous n’avons plus aujourd’hui de cela que les
inévitables dérives perverses qui signalent la fin d’un monde.
La mutation en cours voit l’émergence, avec l’identité individuelle, l’autonomie et l’autorité sur soi, de
la nécessité d’une éthique de responsabilité personnelle, dans le même temps que se développent les
sciences de la complexité associées à un embryon de sciences citoyennes. La tâche qui est celle de
nos enfants, produire un monde fait de la combinaison d’éthiques de responsabilité personnelle, est
bien lourde pour leurs frêles épaules, il me semble.
Aurons-nous, le courage de construire avec eux un monde dans lequel « l’impératif éthique sera :
agis toujours de manière à augmenter le nombre des choix possibles... et l’impératif esthétique
: si tu veux voir, apprends à agir. » ?
C’est Heinz von Foerster, le précieux vieux compagnon de toujours des systémiciens qui nous le
suggérait il y a longtemps déjà, en 1990, au premier congrès d’EFTA.
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INTERVENTION
DE MARTINE STRUZIK EN CLOTURE DU CONGRES
LE VOYAGE DU HEROS
CONSTRUIRE UN MONDE DANS LEQUEL NOUS AVONS ENVIE DE VIVRE
Comment vivre une vie pleine de sens ?
Nous avons tous des rêves pour nous, pour nos enfants, pour le monde mais la plupart du temps nous
n'allons pas jusqu'au bout.
Parfois nous nous sentons appelés à réaliser des choses importantes pour nous et nous laissons
tomber.
Construire un monde dans lequel nous avons envie de vivre, c'est répondre à cet appel. C'est devenir
co-créateur de sa vie et du monde qui nous entoure. C'est répondre à la question : quel est ce don
particulier qui m'anime, quel est cet appel qui vient des profondeurs de mon être ?
« Ce que je vois tout là-bas est trop nébuleux à décrire mais c’est grand et scintillant. » - Walt
Disney
Nous sommes nés pour briller et pourtant...c'est souvent la seule chose que l'on nous apprend pas ou
que l'on nous désapprend : « Tais toi ! », « Arrête de gigoter, sois sage ! », « Arrête tes bêtises, sois
sérieuse ! », « Artiste, ce n’est pas un vrai métier ! », « Ne te fais pas remarquer ! », etc.
« Notre peur la plus profonde n’est pas d’être inaptes. Notre peur la plus profonde est
d’avoir un pouvoir incommensurable. C’est notre propre lumière, non pas notre noirceur,
qui nous effraie le plus.
Nous nous demandons : - qui suis-je pour être brillant, formidable, plein de talents,
fantastique ? En réalité, pourquoi ne pourrions-nous pas l’être ?
Nous sommes enfants de Dieu. Nous déprécier ne sert pas le monde. Ce n’est pas une
attitude éclairée de se faire plus petit qu’on est pour que les autres ne se sentent pas
inquiets.
Nous sommes tous conçus pour briller, comme les enfants. Nous sommes nés pour manifester
la Gloire de Dieu qui est en nous. Cette gloire n’est pas dans quelques-uns. Elle est en nous
tous.
Et si nous laissons notre lumière briller, nous donnons inconsciemment aux autres
permission que leur lumière brille.
la
Si nous sommes libérés de notre propre peur, notre seule présence libère automatiquement
les autres de leur peur. » - Nelson Mandela
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Le Voyage du héros est un processus thérapeutique et initiatique inspiré des recherches de
Joseph Campbell4 sur les mythes et légendes des différentes cultures à travers le monde. Dans ce
processus, la personne est amenée à traverser les différentes étapes du voyage. Il peut être aussi
bien utilisé pour découvrir notre don particulier, le sens de notre vie que pour atteindre un objectif
précis dans le cadre d’un projet personnel ou professionnel.
STRUCTURE DU MYTHE : Séparation - Initiation- Retour
Le héros s’aventure hors du monde de la vie habituelle et pénètre dans un lieu de merveilles
surnaturelles ; il y affronte des forces fabuleuses et remporte une victoire décisive ; le héros revient
de cette mystérieuse aventure doté du pouvoir de dispenser des bienfaits à l’homme, son prochain.
LES DIFFÉRENTES ÉTAPES :
•
•
•
•
•
•
L’appel/le refus de l’appel
Le seuil
Les mentors
Les démons
Le trésor
Le retour /le refus du retour
1- Appel :
-
À grandir, à s’éveiller, à évoluer, à être plus conscient ;
-
Provient d’une souffrance ou d’une joie ou les 2 à la fois ;
-
Répondre à l’appel demande du courage ;
-
L e refus de l’appel : non merci, je préfère rester peinard, c’est trop dur pour moi, ce n’est
pas pour moi, etc.
2- Le seuil :
-
C’est quitter le connu pour l’imprévisible, l’inconnu, l’incertain. Le seuil, c’est la frontière entre
les deux ;
-
C’est aller au-delà de la zone de confort ;
-
C’est entrer dans un nouveau territoire > le défi ;
-
Franchir le seuil cela implique un point de non retour, vous ne pouvez plus qu’aller vers
l’avant ;
-
Trouver la sagesse et le courage pour accomplir ce voyage.
3- les mentors :
-
Les aides qui nous accompagnent sur notre chemin ;
-
Qui possèdent les outils, le savoir dont nous avons besoin ;
4
Joseph Campell (USA,1904-1987) : auteur et professeur de mythologie comparative au Sarah Lawrence College de
New York. Il a écrit un nombre considérable de livres et de documents explorant les mythes et symboles universels
dont le plus célèbre : « Le héros aux milles et un visages, Oxus ». Dans cet ouvrage, il développe sa théorie du
monomythe selon laquelle tous les mythes répondent aux mêmes schémas archétypaux.
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-
Qui vont nous soutenir, me dirent que c’est possible ;
-
Mes instructeurs, mes éveilleurs, mes professeurs, …
-
Des personnes réelles connues ou historiques, vivantes ou décédées mais aussi des figures
mythologiques.
4- Les démons :
-
Le héros est appelé à se transformer lui-même mais aussi à transformer les démons et la
sphère relationnelle dans laquelle il vit ;
-
C’est un changement profond qui requiert la conscience ;
-
Les démons nous empêchent d’accomplir ce à quoi nous sommes appelés ;
-
Les problèmes ne sont pas à l’extérieur de nous mais à l’intérieur de nous ;
-
Les démons ne sont ni bons, ni mauvais, c’est juste une énergie ;
-
Les démons nous tentent un miroir, révèle notre obscurité intérieur.
5- le trésor :
-
Le défi : être transformé, grandir, se connecté à un champ plus vaste, plus profond, au-delà
de notre égo ;
-
Créer en soi et dans le monde quelque chose qui n’a jamais existé ;
-
C’est une étape qui révèle le succès du voyage.
6- le retour chez soi avec le don :
-
Plusieurs objectifs : partager avec d’autres ce que l’on a appris au cours du voyage ; c’est un
processus de transformation qui doit bénéficier à la communauté. Le héros partage avec les
autres ce qu’il a accompli ;
-
Le héros devra recevoir la reconnaissance de certaines personnes, ce qui l’aidera à clôturer
son voyage ;
-
Parfois le héros ne veut pas revenir car il craint de rencontrer son milieu d’origine, il a peur
de l’incompréhension ou il est exalté par son nouvel état de conscience au point de ne plus
vouloir en sortir ;
-
Peur que la communauté n’accueille pas le leader ;
-
La famille et les amis n’ont pas envie d’entendre l’histoire du héros qui risque de trop bien
refléter le besoin de guérison des autres membres de la famille ;
-
Revenir au monde ordinaire.
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INTERVENTION OFF : MARIE-FRANCE ROTHE
LE REVE AU SECOURS DE LA REALITE ; AVEC LE SUPPORT DE L’ART-THERAPIE
Sous ce titre, je vais vous parler de mon expérience d’aide auprès de patients dans l’obligation de
réorienter leur vie au décours ou à la suite d’un problème de santé. Autrement dit, je vais vous
parler de différents chemins de recherches d’harmonisation avec notre condition humaine,
spécifiques à chacun, par la créativité.
Vivre c’est rêver, rêver c’est espérer et espérer c’est oser vivre ; un ensemble de dispositions
naturelles que chacun d’entre nous est amené à mettre en œuvre à chaque instant et dont l’énergie
est fournie par la polarisation de deux pulsions contraires : de vie et de mort. Relancer cet ensemble
de dispositions naturelles chez quelqu’un pour qui ces pôles dysfonctionnent n’est pas sans prise de
risque, d’où l’intérêt de travailler en partenariat. Il s’agit, avant tout, de ne pas méconnaître le
terrain sur lequel se jouent les contraires pour favoriser l’itinéraire du vivant qui se fraye entre rêve
et réalisme, entre idéal et résignation, entre envie de s’en sortir et tentation de ne rien faire, entre
enthousiasme et dégoût de la vie.
Le rêve, dans le sens de désir de conception d’un idéal, mobilisateur d’optimisme, de créativité, mais
également d’angoisses, prend sa source dans l’imagination dont elle est le berceau. Réaliser le rêve
est une entreprise de mise en action de tous ces éléments fédérateurs de réactions en chaîne ;
désirables, mais pour certaines indésirables. Tout se joue dans le mouvement, c’est sans doute ce qui
faisait dire à Paul Klee que dans la créativité c’est le chemin qui est essentiel. Sans oublier aussi que
le chemin se fait en marchant… (Poète espagnol A. Machado).
Dans mon rôle d’aidante, c’est à l’arrêt du patient que je stationne avec lui, non pour attendre
passivement le retour de l’envie de marcher, mais pour saisir ou provoquer sa survenue et
encourager les premiers pas.
S’il est rassurant de se dire qu’un jour on se donnera les moyens de réaliser un rêve, il l’est un peu
moins de le mettre en œuvre, même accompagné. Et si la relation d’aide vise à explorer et à
développer les potentialités de l’homme dans son contexte, il va sans dire que dans la mesure où
elle convoque le rêve, elle prend aussi le risque de confronter la personne à sa réalité. D’où l’intérêt
de s’assurer de la pertinence de ce type d’accompagnement car le rêve au cœur de la relation
d’aide est un défi qui consiste à exploiter le fond de la boîte de Pandore où se trouve l’espérance
mais au dessus de laquelle macèrent tous les maux de l’humanité. L’ouverture de cette boîte
relève de la compétence d’un ensemble de sciences humaines. Aucune ne prévaut sur l’autre et toutes
doivent tenir en respect l’espérance de chaque patient contenue dans le rêve éprouvé ou à vivre.
En tant qu’infirmière anesthésiste, j’ai été confrontée à de nombreux maux de l’humanité. J’aurais pu
me contenter d’endormir et de réanimer les victimes, mais c’eût été faire fi de la dimension humaine
que sous-tend l’exercice de ma profession et de ma confiance en la capacité d’espérance et d’auto
guérison de chacun. Pour mieux exercer mon métier à la fois sur plan technique et humain, je n’ai
cessé, tout au long de ma carrière, de réaliser des remises à niveau sur le plan technique tout en
étudiant l’homme, au travers des sciences humaines dont l’art-thérapie.
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Le rêve au cœur de la relation d’aide : utopie, imagination et autres curiosités
Convaincue du pouvoir thérapeutique de la créativité, l’idée m’est alors venue de proposer d’aider
des patients en difficultés de réaménagement de leur vie, suite à une épreuve de santé, en misant
sur leur propre créativité, autrement dit : sur leur capacité à s’ouvrir à d’autres horizons. Pour cela, il
me fallait explorer les écueils de cette orientation, afin de pas entrainer ces patients dans une voie
de perdant, c’est-à-dire celle où seule la réussite est imaginée, à la différence de celle du
gagnant où l’échec est également envisagé. Pour un projet de greffe rénale par exemple, tout en
optimisant la réussite, il est effectivement important de savoir comment rebondir en cas de rejet du
greffon. De même qu’il est tout aussi important de savoir si ce projet ou ce rêve appartient bien au
patient.
Au terme de mes études d’art-thérapie, j’ai continué à exercer mon métier d’infirmière-anesthésiste
en saisissant bien la différence entre prendre en charge une vie en anesthésie et l’accompagner
dans une relation d’aide. C’est alors que des médecins généralistes, groupés en cabinet médical,
m’ont proposé des vacations pour aider certains de leurs patients à surmonter leurs épreuves de
santé en les encourageant à réinvestir leur vie. A l’évidence, il ne s’agissait pas de proposer une
aide par l’art thérapie, c’est à dire à l’aide d’un support artistique, mais avec le processus de l’artthérapie comme base d’encouragement à ce que chacun devienne l’artisan de sa vie en changement.
Comment ? En écoutant le patient, en prenant le temps de pointer ses atouts dans un contexte de
deuil, en tenant compte de ses limites, en lui suggérant l’émergence d’un projet (aidée parfois
du rêve à inscrire dans la réalité), en l’accompagnant dans sa réalisation.
A la question est-ce que cette situation pourrait vous permettre d’accomplir un rêve que vous n’avez pu
réaliser jusqu’à présent ? rares étaient ceux ou celles dont le visage ne s’illuminait pas. J’ai toujours
rêvé de… faire du piano, un four à pain, de la peinture, de l’écriture, avec l’énumération de ce qui
avait empêché ces réalisations, était la réaction quasi immédiate. La même question pouvait
également mettre en évidence la nécessité d’abandonner ou de différer un rêve que la réalité
contingente rendait impossible, parfois en suscitait un autre. Pour certains, l’épreuve était saisie
comme une opportune occasion de réaliser ce qui était toujours remis à plus tard. Autant de situations
que de rêves et d’individus. Et puis, il y avait aussi les rêves qui nécessairement devaient rester en
l’état.
Mon rôle était donc d’offrir un espace de parole où la créativité était encouragée à partir du
moment où le patient était assuré d’être entendu et surtout compris dans ce qu’il était en train de
traverser. Sur ces bases, nous partions ensemble vers l’exploration de nouveaux possibles.
En quoi l’art-thérapie m’a-t-elle aidée ? Sans doute à soutenir et à encourager des reconstructions,
sans faire s’écrouler les édifices. Pour m’aider, je me suis inspirée du principe de l’art comme
thérapie, en ramenant l’art à celui de vivre avec une réalité inconfortable, en même temps que
génératrice d’alternatives.
Pour aménager ce type d’accompagnement, deux préalables étaient à remplir. Le premier était de
s’assurer que le patient avait envie de se mettre en route pour rendre son présent supportable ou
meilleur ; le second, de s’assurer qu’il avait franchi la première étape du deuil de son état antérieur
de santé. Impossible en effet d’encourager quelqu’un à rêver sa vie lorsque toute son énergie est
investie dans le cauchemar de sa réalité et le déni de celle-ci, autrement dit lorsqu’il est encore
replié dans le refuge, momentanément salvateur, de la dénégation. Et si ce n’était pas vrai ce que je
vis ? L’inacceptation jouant ici un rôle de tampon protecteur des paramètres vitaux face aux longues
oscillations de l’onde de choc de l’événement. En effet, pour que le rêve apparaisse, il faut
apprivoiser le cauchemar, composer avec. Je me souviens d’un alpiniste à qui on annonçait une
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Le rêve au cœur de la relation d’aide : utopie, imagination et autres curiosités
tétraplégie irréversible et qui répondait : impossible, ça fait un an que j’ai préparé l’ascension de
l’Everest et je suis enfin prêt. A ce stade de deuil, pas question de suggérer un projet de
réaménagement de vie dont la réalité est rejetée.
Avant de vous présenter deux personnes ayant bénéficié de ce soutien, les deux qui m’ont autorisée
à le faire, je vais brièvement vous parler de mon livre au titre impropre de L’Art thérapie pour (re)
construire la vie, exigé par l’éditeur pour un problème de classement. En réalité, il s’agit de : Relation
d’aide avec le support de l’art thérapie.
De quoi parle ce livre ?
Au début, par un bref rappel historique, je parle de la relation d’aide dans laquelle, à sa manière,
s’inscrit l’art-thérapie. La relation d’aide a vu le jour dans les années 1950, aux Etats-Unis, dans un
courant de psychologie humaniste qui visait à explorer les potentialités de l’homme dans son milieu.
Au siècle précédent, à l’époque où la psychologie n’avait pas acquis son titre de science humaine, à
une période de l’histoire où les femmes n’avaient pas droit à la parole, il y avait une femme,
George Sand, qui osait parler, écrire, rêver, faire rêver, réaliser et faire réaliser des rêves en
déployant l’art de vivre en elle et autour d’elle, sous une forme de relation d’aide, avec le support
de l’art thérapie qu’elle ne revendiquait pas comme telles, parce qu’à cette époque les valeurs
citoyennes et religieuses telles que la solidarité et la fraternité n’étaient pas un métier. Une porte
fermée en ouvre une autre disait-elle, c’est ainsi qu’elle a aidé de nombreuses personnes en
difficultés, ses voisins, de célèbres artistes, sa famille, des hommes politiques, elle-même, dans un rôle
de catalyseur de rêves en talents dont Frédéric Chopin fut le grand bénéficiaire.
Pour revenir au livre que je vous présente, en deuxième partie, il m’a semblé important de porter
attention aux conditions requises à l’exercice de la relation d’aide, dont la plus importante me
semble être la capacité d’adopter le point de vue d’autrui, tout en sachant contrôler sa propre
identification, ce que je ne savais pas faire au début de ma carrière et que j’ai appris. Il m’a
également semblé important de mentionner la définition de l’art-thérapie qui, selon la guilde des
art-thérapeutes français, est l’exploitation du potentiel artistique dans une visée thérapeutique et
humanitaire. Vaste entreprise dont la pratique implique l’utilisation de médiations artistiques.
A l’évidence, et en raison du type de patient avec qui j’étais en relation, c’est-à-dire des individus
autonomes et libres de leurs décisions malgré leur handicap, l’outil médiatique - à découvrir et sur
lequel allait se matérialiser la démarche dite thérapeutique - ne pouvait être que personnel. A moi
d’évaluer si l’évocation d’un idéal était opportune, si la personne était en capacité de se projeter et
si elle était confiante et en confiance. Pour reprendre la formule de G. Sand de la porte fermée qui
en ouvre une autre, j’ajouterai : à condition que le deuil de ce qu’il y avait derrière ladite porte
fermée soit bien engagé. En cela le support de l’art-thérapie m’a considérablement aidée,
notamment dans la compréhension des boucles de renforcement négatives qui mettent en évidence
soit un problème ignoré, soit un attachement au passé ou plus précisément un non détachement.
Entre : j’ai envie de passer à autre chose, tout en gardant le secret espoir de reconquérir l’état
précédent et la tentation de mettre en échec, plus moins consciemment, toute ouverture de porte, la
marge est faible.
Même à partir de l’évocation d’un idéal, se mettre en mouvement est loin d’être anodin, encore
moins facile. Cela suppose de mourir à un état précédent, d’en perdre les bénéfices secondaires, de
composer avec la souffrance, d’être reconnu comme victime, en même temps que personne apte à
s’en sortir, si tel est le cas.
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Le rêve au cœur de la relation d’aide : utopie, imagination et autres curiosités
Pour ces raisons les conditions d’applications de la relation d’aide avec le support de l’artthérapie, doivent, à mon avis, être établies en collège pluridisciplinaire, pour écarter un état
dépressif où la personne est murée en elle-même et apprécier l’état de deuil. En effet, au stade du
déni de réalité où il faut user de prudence afin de ne pas donner l’occasion au patient de renforcer
son déni par de la provocation, mieux vaut ne pas être seul. Comme exemple de provocation, celui
du patient opéré d’un cancer de la gorge, trachéotomisé - c’est à dire appareillé d’un dispositif
intra trachéal lui permettant de respirer et de parler - qui ose demander de l’aide pour
réapprendre à fumer par cet orifice, pour retrouver le goût du tabac, ce même tabac qui l’a conduit
au cancer de la gorge ! Exemple qui rejoint celui d’un autre malade plus célèbre, S.Freud souffrant
d’un cancer de la langue d’origine également tabagique et qui, en connaissance de cause,
revendiquait son indispensable tabac qui le conduisait à la mort, tout en l’aidant à accoucher de la
psychanalyse.
Pour terminer cette présentation, je soutiens que chaque être humain possède, en lui, une potentialité
de savoirs en lien avec une capacité d’apprentissages nouveaux à encourager lors d’épreuves à
surpasser pour que la vie puisse se frayer un autre chemin.
Ce livre est un livre qui parle de la vie, de ses cycles de mort et de renaissance auxquels nous
sommes tous confrontés, de la manière de les apprivoiser en misant sur la créativité primaire dont
parle A.H. Maslow . Créativité minimale requise pour vivre notre condition humaine, alimentée
par nos pulsions de vie, aidées par le courage et inspirée du rêve fédérateur d’évolutions
personnelles, communautaires et sociétales. On sait très bien que le monde du présent doit
beaucoup aux utopies et aux rêves du passé, pour le meilleur et parfois aussi le pire.
Avant la présentation des deux études de cas, je rappelle l’importance du travail en partenariat
pour tout praticien de la relation d’aide. Aucun professionnel n’est omniscient et tout patient consigné
dans une pathologie reste cependant unique et de ce fait libre. Pour cette raison, seul un ensemble
de compétences convergentes peut répondre à son besoin d’aide parce que tout individu en
déséquilibre, pour des raisons endogènes et ou exogènes, médicales et ou environnementales, est à
la fois la résultante et la cause d’une cascade de réactions en chaine tant sur le plan physiologique
que psychologique.
Etudes de cas
Sébastien
Sébastien, âgé de dix-sept ans, aîné d’une sœur de quatorze, fils d’agriculteur, saxophoniste, élève
de terminale, est frappé d’un pneumothorax spontané récidivant au cours d’un match de volley-ball
au mois de novembre. Le pneumothorax est l’irruption brutale d’air entre les deux plèvres où règne
une pression négative qui maintient le poumon à la paroi thoracique. Dans cette situation, le poumon
se rétracte et perd ainsi sa capacité vitale d’échanges gazeux, la personne étouffe. Le traitement
d’urgence consiste à installer un drainage aspiratif pour ramener le poumon à la paroi. Selon
l’importance du pneumothorax et son caractère répétitif, on peut être amené à opérer. Dans tous
les cas, les activités physiques, en particulier celles qui exercent une pression pulmonaire, doivent
être différées, voire proscrites. Si reprise cela se fait sur avis médical.
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Le rêve au cœur de la relation d’aide : utopie, imagination et autres curiosités
Pour Sébastien, l’aspect itératif de cet accident compromet à la fois son loisir et ses orientations
futures que sont la pratique du saxophone et le métier de professeur d’éducation sportive. Deux
deuils à sérieusement envisager.
Prise en charge de Sébastien
Après différentes tentatives d’aides psychologiques tenues en échec par lui-même, au motif qu’il
n’était pas dingue (croyance fortement répandue assimilant souffrance psychique et folie), sur les
conseils du médecin traitant, Sébastien me consulte en avril. Entre novembre et avril Sébastien s’est
employé à manifester largement son mal-être, sa révolte et ses réprobations dans un emballement
de risques qui inquiète tout le monde. En quatre mois il est passé de l’état de bon élève dynamique
au statut de dernier de classe, indolent, multipliant fugues, violences verbales, libération sexuelle
sans préservatif, le S.I.D.A. étant une affaire de vieux cons pour faire peur aux jeunes ! Compte tenu
de mon âge, j’ai de fortes chances de faire partie de la catégorie des vieux cons.
Dès le premier entretien Sébastien prend la parole en ces termes : c’est vous qui m’avez endormi aux
urgences pour poser mon drain thoracique (méthode aspirative qui permet de fait revenir le poumon
à sa place) ? La réponse est négative. N’empêche que j’ai un bon souvenir de cette dame et que je
veux bien que vous m’aidiez parce que vous lui ressemblez. Qu’avait-elle d’agréable ? Elle me
rassurait avant de m’endormir. Je lui précise qu’il n’est pas là pour s’endormir : ouais, j’sais, qu’est-ce
que vous voulez qu’on fasse ! Il paraîtt que vous êtes infirmière et art-thérapeute, moi je n’ai pas envie
de peinturlurer.
Reprenant ses termes je lui réponds que je ne veux rien et lui rappelle que c’est avec son accord que
nous sommes en présence l’un de l’autre. Je lui explique comment je peux l’aider, ce qui l’amène à
dire que, finalement, l’idée de peinturlurer sa vie aux couleurs de son choix lui convient bien. En
restant dans la métaphore, il évoque la difficulté de trouver un bon pinceau. Concernant les couleurs,
il en a plein la tête. Je lui propose alors de chercher un pinceau avec lui et de l’accompagner dans
la réalisation de son œuvre, sans peindre à sa place. La proposition lui sied. Nous terminons
l’entretien en convenant de nous rencontrer au rythme d’une fois par semaine, jusqu’à la fin du mois
de juin. Le potentiel de Sébastien est en ébullition, son désir de changement aussi. Néanmoins, pour
montrer qu’il est aux commandes de sa vie, il me quitte en me disant : vous savez, j’suis capable du
meilleur comme du pire et j’suis pas mécontent de l’avoir tenté ! Ce qui m’autorise à penser que le pire
est passé.
Pour Sébastien le coût de cette expérience se chiffre à une année scolaire. Nous sommes à la miavril, l’approche du Bac. le confronte à sa réalité. Pendant cinq mois il a déserté sa scolarité, le
retard est irréversible. L’option du redoublement le rassure en même temps qu’elle l’agace. Malgré
son irritation notre relation est ouverte sur le présent et l’avenir. Un avenir envisageable dans la
mesure où Sébastien évolue dans le deuil de son état de santé antérieur avant d'aménager d’autres
projets. Pour l’heure, il « menace » de reprendre à la fois le sport et son instrument de musique. Ma
méthode consiste à l’écouter et à l’accompagner dans sa colère, son chantage et son déni de réalité
tout en pointant ses ressources et son aptitude au changement.
Trois séances se passent, à la quatrième Sébastien ne vient pas. Comme convenu il me prévient, son
car est en panne. A la cinquième il arrive en retard sans s’excuser parce que c’est la faute du réveil
qui n’a pas sonné. Dans un état de colère manifeste il m’explique que son réveil est vieux, en
mauvais état de marche. Je lui fais remarquer que le mot vieux semble être, pour lui, source de
colère. Je lui rappelle qu’aujourd’hui, comme convenu, il doit me présenter son projet de préparation
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Le rêve au cœur de la relation d’aide : utopie, imagination et autres curiosités
au concours d’entrée à l’école d’éducation sportive ainsi qu’un certificat médical l’autorisant à
souffler dans un saxophone. Dépité, il me regarde en disant : pour qui me prenez-vous ? Vous croyez
que c’est facile de faire des projets qui ne sont pas pour moi ? Je tente alors : lesquels sont pour vous ?
Dans un effondrement total, et en larmes, il déclare : j’suis pas obligé d’être prof., je peux même être
informaticien. Je réagis au verbe « obligé » en lui demandant quel plaisir il éprouverait à ne pas
faire un métier sous contrainte (sous-entendu, laquelle) et s’il rêve d’un autre métier. A ma grande
surprise je vois son visage s’illuminer. L’entretien est terminé, dans l’entrebâillement de la porte, il me
dit : j’adore l’informatique et vous ? Moi : pas vraiment ! Lui : ça se voit.
La semaine suivante il arrive bien avant l’heure. Mon rendez-vous précédent est annulé, j’attends
l’heure exacte. Je l’entends trépigner dans la salle d’attente. Pile à l’heure un autre homme entre
dans mon bureau. Il s’appelle toujours Sébastien, il a des choses à dire. A peine ai-je le temps de lui
dire bonjour qu’il prend la parole : vous êtes maligne et faut pas croire que j’suis idiot, je vous vois
venir avec vos questions, en fait c’est pour que je réfléchisse tout seul, d’ailleurs c’est fait et je vais vous
dire ce que je pense de mon affaire ! Sébastien entreprend alors de m’expliquer que son père lui
avait toujours répété, dans son enfance, qu’il serait physiquement mal fichu comme lui-même et son
grand-père, autrement dit comme ses « vieux ». Pour se départir de ce patrimoine il avait donc
décidé de prendre en main son corps par le sport, alors que sa véritable passion était
l’informatique. Mais l’option idéalisée du sportif pour battre en brèche le destin, dans le seul but
d’être mieux fichu que ses anciens, n’était pas une motivation suffisante à l’exercice de ce métier.
C’est ce que le caractère récidivant du pneumothorax est venu mettre en évidence en battant en
brèche un projet qui n’était pas le sien.
Petit à petit, nous arrivons au terme de notre contrat. Sébastien accepte le redoublement et décide
de se diriger vers une classe de terminale adaptée à son nouveau projet. Un conseiller d’orientation
prend le relais, Sébastien semble satisfait. Le deuil du saxophone est à faire, mais par sa confiance
en lui retrouvée il est tout à fait apte à se débrouiller.
Dans le cas de Sébastien, l’existence d’une maladie récidivante est venue lui proposer de réaliser un
de ses rêves. Il se sentait menacé par la nécessité d’explorer d’autres possibilités, provoquant ainsi
un déséquilibre dans ses pulsions à un âge où elles sont en effervescence. Il était partagé entre le
désir de se projeter et le déni de réalité. Un changement de vie a été imposé. Il l’accueillait par la
défensive et dans la provocation.
En libérant sa souffrance par des attitudes à risques, en traversant la colère, le marchandage avec
la réalité, bref, en franchissant toutes les étapes du deuil, Sébastien s’est frayé un chemin que j’ai
tout naturellement accompagné avec le matériau de ses faiblesses et de ses forces.
Anne-Gaëlle
Trente-cinq ans, mariée, trois enfants adolescents, secrétaire, sans aucun antécédent pathologique
grave, telle est la brève présentation souhaitée par elle-même. Suite à un choc émotionnel, dans un
état de panique, elle prend contact avec moi sur les conseils de son gynécologue. Une
mammographie vient de mettre en évidence une tumeur suspecte d’apparition brutale. Dès sa sortie
de consultation elle m’appelle. Je ne vois pas en quoi je peux l’aider avec le support de l’artthérapie mais, comme avec tout patient, c’est mon incertitude qui permet à l’autre d’exprimer la
sienne, lui donner envie « ou pas » d’ouvrir une porte avec ou sans moi. J’accepte donc de la
rencontrer. Son problème s’est installé sur un terrain épuisé depuis trois années, à la suite d’une I.V.G
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Le rêve au cœur de la relation d’aide : utopie, imagination et autres curiosités
Prise en charge d’Anne-Gaëlle
Nous sommes en juin. L’indication chirurgicale est posée selon un protocole bien établi : exérèse de
sa tumeur avec analyse extemporanée déterminante qui indiquera au chirurgien la conduite
immédiate à tenir. Dans l’hypothèse d’un résultat bénin, l’acte chirurgical se limitera à l’exérèse ; en
cas de malignité, son sein sera amputé. L’énoncé du problème est clair, son acceptation irrecevable.
Non, c’est pas vrai crie-t-elle. L’aspect castrateur lui semble impossible ; plus que la perte de sa vie
elle-même c’est l’image de son corps mutilé qui est la plus redoutée.
Je lui demande ce qu’elle attend de moi en pareille circonstance, et allez savoir pourquoi, si elle croit
en Dieu. Mon interrogation me met mal à l’aise. J’assume, il doit bien y avoir une raison qui
m’échappe. Elle répond à ma première question en disant : j’ai peur, j’ai besoin d’aide, j’ai besoin de
trouver en moi l’énergie nécessaire à la recherche d’un deuxième avis médical, j’ai besoin qu’on me
soutienne dans ces démarches, aidez-moi !
Dans la mesure où elle ne diffère pas la date prévue de son hospitalisation, j’accepte le challenge, à
savoir : l’aider à trouver, en elle, l’énergie suffisante et nécessaire au décrochage d’un deuxième
avis médical et, pourquoi pas, auprès d’un cancérologue ? L’action thérapeutique du processus de
l’art-thérapie, ayant pour but de tenter de mettre en place la meilleure façon d’être en adéquation
avec la meilleure façon d’agir, est en route. Je lui suggère de prendre rendez-vous avec un
cancérologue renommé de l’Institut Curie à Paris, spécialisé en sénologie (spécialité des affections du
sein). Dans cette situation exceptionnelle j’accepte de la voir à la demande selon mes disponibilités.
La détermination de cette femme à prendre son problème en main est sidérante, son aptitude à
prononcer le mot cancer aussi. L’absence du déni de réalité la protège. Ses pulsions de vie sont à
l’œuvre. En vingt-quatre heures, ce qui est exceptionnel, elle décroche un rendez-vous avec le
cancérologue indiqué, à 21 heures, le lendemain de son appel, à trois cents kilomètres de son lieu de
vie. Que s’est-il passé ? Deux raisons probables : nous sommes dans le registre d’une médecine à
visage humain qui a répondu à une patiente tout aussi humaine dans son authenticité, deux
conduites qui ont fait voler en éclat la légitimité des délais de rendez-vous.
En première intention, le Dr X lui propose d’effectuer une ponction biopsique in situ dans les vingtquatre heures. Son intégrité physique est respectée, cette approche lui convient, elle adhère au
protocole.
Dans l’attente des résultats, nous nous voyons presque tous les jours, elle me confie que toutes ces
démarches, paradoxalement, lui procurent du plaisir parce qu’elle découvre, en elle, une volonté de
s’affirmer qui lui donne confiance en elle. Je suis admirative et ai le sentiment de ne pas faire
grand chose pour qu’elle se mette en route. Tout se joue dans notre relation de confiance. Avant
même d’avoir le résultat de la biopsie elle est tellement heureuse qu’elle déclare : c’est comme si la
maladie m’autorisait à être moi-même. Etre témoin d’une si rapide métamorphose est une expérience
bouleversante. La personne qui est en face de moi, par un effet miroir, me renvoie la validité de ma
présence. Elle vient satisfaire ce que j’appelle le besoin de réassurance de soi dans le regard de
l’autre. Cette femme est heureuse d’avoir accès à ses ressources qui lui permettent de gérer son
problème de santé. La créativité bat son plein, le processus thérapeutique aussi. En quelques jours,
les analyses de laboratoire révèlent un caractère bénin, mais limite, de la tumeur : il faudra la
surveiller de près mensuellement et la traiter médicalement. L’indication chirurgicale est remisée. Au
cours d’un entretien Anne-Gaëlle demande à continuer à me voir parce qu’elle a un projet en tête,
pas facile à réaliser, dont elle voudrait me parler, parce qu’elle en rêve depuis l’enfance. J’accepte
mais différemment, c’est-à-dire sur rendez-vous non improvisé.
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Le rêve au cœur de la relation d’aide : utopie, imagination et autres curiosités
Depuis son enfance, Anne-Gaëlle rêve d’appartenir à la religion catholique. Issue d’une famille
athée, mariée à un protestant non pratiquant, elle craint cet engagement : Qu’est-ce que ma famille
va penser de moi ? Dans son enfance, et en cachette, une amie l’avait initiée à la prière, à la suite de
quoi, et à l’insu de ses parents, elle avait suivi une instruction religieuse. Quand le père découvrit la
vérité, la catéchèse clandestine fut immédiatement interrompue. Mais, vingt ans plus tard, en jouant
de la flûte elle eut le sentiment ineffable de rencontrer Dieu.
L’élan créateur d’Anne-Gaëlle est en route, rien ne peut l’arrêter, son objectif vital immédiat étant
satisfait (ne pas être opérée), elle a envie d’entreprendre la réalisation de son deuxième projet.
Selon elle les obstacles à surmonter seraient du côté de son mari et de ses enfants qui ne
« supporteraient » pas ce type de changement. Le mari pourrait la quitter, une peur d’abandon
alimentée par l’incertitude du pronostic. Dans l’hypothèse d’une amputation mammaire ultérieure,
vécue comme une perte de sa féminité, elle a échafaudé la certitude qu’il l’abandonnerait ! Je
l’encourage à vérifier ses croyances rapidement invalidées. Par le mari et par les enfants qui
profitent de l’occasion pour avouer à leur mère qu’ils sont, eux aussi et depuis leur enfance, porteur
du même rêve qu’ils n’ont jamais osé livrer.
Les mois passent, Anne-Gaëlle s’est inscrite à une catéchèse qu’elle entend mener jusqu’au bout. Les
difficultés ne manquent pas, notamment auprès de son père et dans sa vie professionnelle où elle
s’est réfugiée dans le même registre de subordination qu’elle entend également remettre en cause
par une formation qui lui permettra de changer, à la fois, de métier et de comportements.
Nous sommes en décembre, date à laquelle le cancérologue reconsidère son problème de santé à
partir d’une série d’examens. Les résultats sont satisfaisants, le cancérologue la félicite sur la manière
dont elle a enrayé le processus limite de sa tumeur ; vous m’avez fait peur lui dit-il. Désormais, elle
sera suivie par son gynécologue. Par sa démarche religieuse elle envisage d’apaiser sa culpabilité à
l’égard de l’I.V.G. Notre collaboration s’arrête là.
Par sa somatisation A.G. est allée chercher la satisfaction de son besoin fondamental
d’appartenance à une religion pour donner un sens à sa vie, apaiser sa culpabilité et reprendre sa
vie en main. Pour elle, le rapport entre sa dépression post-abortive, qui a duré trois ans, et sa
pathologie mammaire est évident. J’ai ouvert les yeux dit-elle et ne veux plus les fermer, j’ai cessé de
subir. A. H. Maslow disait que la répression ne tue pas ce qu’elle réprime, et ce qui est refoulé ou
remisé dans le rêve subsiste comme déterminant actif de la pensée et de l’action.
*
Les échecs que j’ai rencontrés au cours de cet exercice de R.A. mettaient en évidence soit le besoin
de faire appel à une psychothérapie, soit la nécessité de laisser le malade tranquille en le laissant
avancer à son rythme. Dans tous les cas cette tentative d’aide ne brisait pas les rêves du patient,
souvent même renforçait l’espoir de les réaliser, un jour, un autre jour, le sien, auquel se heurtaient
souvent notre impatience et celle de l’entourage.
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