D`où vient le mal
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D`où vient le mal
Echos du café philo du 26 novembre 2014 D’où vient le mal ? Quand on parle de mal, on porte une appréciation négative sur une situation ou un comportement, mais pour quelle raison exactement ? Plusieurs hypothèses ont été évoquées : est mal ce qui fait souffrir (mais toute souffrance n’est pas un mal et le mal peut être indolore) ; est mal ce qui est contraire à notre système de valeurs (mais alors ce qui est mal pour un individu ou un groupe ne le sera pas forcément pour d’autres) ; est mal ce qui nuit et détruit les hommes, les sociétés, l’humanité en chacun, c’est-à-dire ce qu’on appelle la barbarie (mais la violence n’est-elle pas parfois nécessaire ? cas de la torture pour éviter un attentat par exemple) Il parait donc difficile de séparer nettement le bien du mal : il n’y a pas d’un côté les bons, de l’autre les méchants, d’un côté le chemin du bien, de l’autre le chemin du mal. Mais comment comprendre cette relation ? Le mal est-il l’absence du bien (que l’on va faire apparaître peu à peu par nos efforts) ou au contraire ce qui s’oppose au bien en un combat perpétuel (conception manichéenne de l’existence : nous sommes constamment animés par des pulsions de vie et des pulsions de mort) ? Dans l’histoire de la philosophie, il y a plusieurs conceptions de l’origine du mal. On peut penser avec Socrate que nul n’est méchant volontairement : si nous agissons mal, c’est par ignorance ou erreur. Nous croyons bien faire mais nous considérons comme bien (pour nous, pour notre groupe) ce qui en réalité ne l’est pas. Nous n’avons pas réfléchi à la valeur de ce que nous recherchons, au bien-fondé des moyens que nous utilisons, aux conséquences de nos actes. Comment expliquer cette absence de sens critique, de remise en cause de ses certitudes, ce refus de penser par soi-même ? Peut-être parce qu’on se laisse guider par ses émotions, ses sentiments, ses passions, ses fantasmes, son intérêt égoïste. Peut-être aussi par paresse : il est plus facile de se laisser guider par autrui, d’obéir aux autorités que de chercher soi-même où se trouve son devoir. Dans un monde qui a perdu ses repères, il est rassurant de se voir imposer un cadre pour l’action et un sens à la vie. Parfois, on peut malgré tout s’apercevoir que son action est condamnable, mais alors on en rejette la responsabilité sur ceux qui ont donné les ordres. Tout cela révèle une faiblesse de la volonté : on ne prend pas les moyens de penser et de vouloir comme il faut. On peut penser au contraire avec saint Augustin ou Sade que nous pouvons faire le mal pour le mal. Nous commettons volontairement le mal parce que c’est mal (attrait de l’interdit). Cette fascination pour la transgression peut s’interpréter de différentes manières. D’abord comme un moyen de s’affirmer aux yeux des autres, d’être reconnu par eux, de vivre au-dessus des conventions, de montrer tout ce dont est capable, de nier toutes les limites de la vie morale et sociale. Ensuite comme une réaction à la platitude de l’existence : dans un monde où plus rien n’a de sens, où plus personne n’a de valeur, l’expérience transgressive apporte une intensité nouvelle (on détruit non pas pour construire, mais simplement pour détruire : la violence n’est plus un moyen mais un but). On peut se demander enfin si tenter d’expliquer le mal, lui assigner une cause, n’est pas le faire disparaître. Le mal, c’est ce qui est absolument condamnable, ce qui ne doit pas être. Il faut le combattre et non lui trouver une cause explicative, ce qui serait une manière de le justifier. La réflexion sur le mal conduit donc à l’énigme de la liberté : on ne peut parler de mal que si l’on admet que l’homme est libre, c’est-à-dire capable de faire un choix qu’on ne peut prévoir à l’avance. Selon Kant, nous faisons l’expérience de cette capacité quand nous prenons conscience de notre devoir. Par exemple, face à un ordre injuste, même si nous obéissons, nous restons convaincus que nous aurions pu dire non. Il faut choisir de faire son devoir (qui se caractérise par le fait qu’il peut être généralisé sans contradiction, et qu’il respecte la dignité de tout être humain) mais l’envers de ce choix reste la possibilité toujours présente de consentir au mal (c’est ce que Kant appelle le mal radical). Nous sommes ainsi constitués que nous sommes capables de dévier, que nous n’avons pas de programmation préétablie. Le mal vient de cette capacité d’errance qui conduit à deux sortes d’excès : se prendre pour le centre du monde, refuser toute dépendance, ou au contraire ne s’accorder aucune valeur, refuser toute responsabilité. L’orgueil et la mauvaise foi sont à l’origine du mal. « Nul n’est méchant volontairement. Comme le tyran, chacun de nous fait toujours ce qui lui parait le meilleur. » (Platon) « Eh bien ! moi, j’ai voulu voler sans être poussé par le besoin, simplement par dégout du sentiment de justice, par surabondance d’iniquité… Ce n’est pas de la chose convoitée par mon larcin, mais du larcin même et du péché que je voulais jouir. » (Saint Augustin) « Si la révolte libertaire des années soixante était encore utopique, porteuse de valeurs, de nos jours les violences qui enflamment les ghettos se détachent de tout projet historique. Révolte pure du désœuvrement, du chômage, du vide social, violence d’autant plus dure qu’elle est sans espoir, no future, sans programme ni illusion, violence hard, désenchantée. » (Gilles Lipovetsky)