Lire un extrait
Transcription
Lire un extrait
LE CAPORAL C... Guerres du milieu.p65 7 07/03/06, 11:38 Guerres du milieu.p65 8 07/03/06, 11:38 I Le caporal C... n’avait jamais vu un homme mourir. Une patrouille de fantassins remontait la grand-rue fracassée du bourg. La matinée printanière semblait appartenir aux oiseaux. Une façade crénelée dissimulait encore l’extrémité de cette rue tracée d’un bout à l’autre en longue courbe tendue et la campagne menaçante sur laquelle elle débouchait. Le char CRUSADER, en tête de colonne, qui venait de s’engager à découvert dans le défilement, interrompit son labour. D’ailleurs la chaussée, au-delà, devenait impraticable ; trouée elle se continuait en pointillés entre les logis. Le caporal remarqua des seuils presque intacts ; les encadrements des fenêtres, des vides en quelque sorte, les murs – les pleins – s’étant déversés dans la rue. Le chef de char souleva son buste hors de la tourelle. Debout sur le capot Prudhomme allumait une sèche. Au ralenti, le char reculait. Le 9 Guerres du milieu.p65 9 07/03/06, 11:38 caporal grattait de la semelle un tas de pierres poivrées et de chiffons quand, en raison d’une expérience grandissante des sonorités maintenant quotidiennes, il sut qu’un obus de PANZER venait de passer, sans danger pour lui, au large. Il déplaça les lambeaux d’une couverture... Ne serait-ce qu’un petit souvenir, une pendulette, un truc... quelque chose qu’il rapporterait à la maison... rien... En se relevant il se tourna vers la rue, le fusil bas, baïonnette contre terre. Le fantassin se laissait glisser du char, une main crispée sur l’épaule opposée. Il n’avait plus qu’un bras. Les épaules du chef de char dépassaient encore de la tourelle. Il n’avait plus de tête. Le CRUSADER, embusqué maintenant, était immobile. Une tête, un bras... marmonna le caporal, et toc, plus de tête plus de bras. Partis du même coup. Un soldat déjà bourrait des rouleaux de pansement contre l’épaule du blessé qui mourut surle-champ, le regard encore plus stupide qu’affolé. À l’intérieur de la machine l’équipage descendait le décapité jusqu’au sabord ventral... ... Entre les chenilles le mort sortit avec des soubresauts. Enfin il fut tiré dehors, marquant la poussière d’une longue trace de sang. Le caporal s’avança dans la rue, chacun de ses pas déplaçant l’écran d’un reste de façade, « un... deux... trois... quatre... » qui le protégeait. « Sept suis là... huit suis là... et ce PANZER, lui, il devait être là-bas sur le penchant abrité de la colline... » 10 Guerres du milieu.p65 10 07/03/06, 11:38 Il força lentement ses côtes dans une longue aspiration et crut sentir tous ses organes qui se défroissaient pour reprendre leur place. À part le CRUSADER ronronnant qui pivotait pour faciliter la tâche des brancardiers et un mur s’éboulant seul à bout d’équilibre dans son étouffant poussier, tout tendait au silence. « Suis là dix... douze » et le caporal rentra précipitamment sous abri, dans le petit porche d’une maison encore debout. « On ne tire pas sur un homme tout seul. » Apaisé, il explora un couloir jonché de briques et de hardes, obstrué par une armoire soufflée de guingois, aux panneaux fendus. – Bon Dieu. Une jolie main apparaissait sous l’armoire ; il se pencha pour tirer à lui le corps de la femme, une jeune fille à ce qu’il pensait. ... Il sortit au soleil « une tête et toc plus de tête » en tenant la main tranchée net au-dessus du poignet. Il esquissa le mouvement d’épousseter la main, avant de la poser sur le trottoir... Non, plutôt sous l’appui de la fenêtre... – C’est la patte à Prudhomme ? dit l’adjudant qui passait à grandes enjambées, le visage et les yeux noirs, le poil dru... « Vessies-varices dans les yeux », pensa le caporal. Il repéra un petit amalgame blanchâtre collé au coin des lèvres. 11 Guerres du milieu.p65 11 07/03/06, 11:38 L’adjudant marqua un temps d’arrêt, le regard allumé fixé sur la main. – Non ? alors t’as tout de l’emmanché. Le caporal fit un signe de la tête. – Elle doit être là. – Des civils il y en a plein la cave à côté, dit l’adjudant, tiens, donne voir. Il saisit la main-objet et la fixant du pied au trottoir retourna l’annulaire d’un coup sec. Reprenant sa marche précipitée il mit une bague dans sa poche. « Toi, mon salaud... » pensa le caporal dont le fusil bascula sur la manche, la mouche du point de mire vibrant entre les épaules de l’adjudant. Celui-ci se retourna : – Eh ! le bleu, tu glandouilles ? Le caporal regarda sa main, à lui, livide pardessus... Dans la paume, c’était un fouillis de lignes de crasse. II Le caporal regarda tour à tour Carcone et Lavielle. – Alors, on se l’envoie ? dit Lavielle. – Oui, dit le caporal. – Et le vieux ? s’inquiéta Carcone. 12 Guerres du milieu.p65 12 07/03/06, 11:38 – Il n’y entrave que dalle, dit Lavielle, pas p’tit père ? et il longea la grande table de ferme en y traînant son arme, canon dirigé vers le paysan. Le vieux souriait « ia... ia... ia... » Mais pareilles à celles des soldats les rides de son visage, tirées dans le hâle, paraissaient blanches. Sa fille, assise contre lui, était grise, en fer. Ses mains se tenaient bien à plat sur la table. – Une sale conasse à S.S., dit Carcone. Loulou t’as les brêmes ? Lavielle farfouilla dans l’échancrure de sa vareuse en avançant l’épaule et en se pliant un peu sur le côté. « Un bras et toc plus de bras », pensa le caporal. – C’est pas un jeu de chez nous, s’excusa Lavielle, mais il est bath. Y a un homme avec une massue. – C’est l’as, dit le caporal. Je donne, le premier sorti monte d’abord et ainsi de suite. Il commença à distribuer, carte par carte, un petit tas d’images à chacun. – Goute, goutheu zairgoutheu... disait le vieux à mesure. – Bite, grosse bitheu, soufflait Lavielle. L’homme à la massue tomba devant Carcone. Le bras du caporal fut parcouru par un tremblement. Il appuya son poing sur la table, tout son corps pesant dessus. 13 Guerres du milieu.p65 13 07/03/06, 11:38 – C’est régulier, dit Lavielle. À nous deux. Carcone rigolait... – J’ai une veine de cocu. – Sûr que tu pourras le dire tout à l’heure, dit Lavielle. Le caporal battait les cartes. Avant de les distribuer, il hésita. – Enfin, dit-il à Carcone, puisque t’es sorti à toi d’faire. – Goute, goutheu, zairgoutheu, ânonna le vieux. Le caporal lui envoya une barre de chocolat. – T’auras pas trop de tes vitamines, dit Carcone en lui retournant sa carte. Tu vois, t’es bon pour la deuxième passe. Le vieux posait la barre de chocolat devant sa fille, mais elle ne bougea pas. – J’aime mieux comme ça, dit Lavielle. Vous chacun une demi-heure ; moi, au plume jusqu’au matin. Ils se regardèrent. – Une demi-heure pour tous, dit le caporal et, après un temps : – Carcone, c’est ton tour, à toi vieux... eh bien, vas-y... – D’accord... on a tout le temps ! (Carcone écartait les bras.) On a tout le temps... Dis à la conasse qu’elle serve le jus. – Il est prêt, dit Lavielle. 14 Guerres du milieu.p65 14 07/03/06, 11:38 – Qu’elle le serve ! – Arbette bitécheune café, dit le caporal. – Oh, je vais le servir, concéda Lavielle. – Qu’elle le serve, hurla Carcone, bon Dieu, merde, oui ? – Elle ne comprend pas, dit le caporal, ils croient qu’on s’engueule. – Cette vieille peau.. dit Carcone, quarantecinq ans de basane au con. Alors passe-nous le crick. – Je te l’arrose ou à part ? dit Lavielle. Il prenait sur le lourd bahut à crédence, ciré, plombé, fourbi, des tasses décorées. – Il y a encore dessus comme des jeux de belote. Il ajouta : – Ils ont eu du pot par ici, y a rien de déglingué. – Passe le pot à couvercle, le grand, çui où y a l’casque à plumes, dit Carcone. – Les armoiries au coq, précisa le caporal, c’est une gravure de Dürer reproduite. Lavielle servit le café et l’eau-de-vie ; celle de Carcone dans la chope de bière. Il dit : – Nous deux, caporal, on sirotera en attendant. Carcone prit sa tasse où vibraient des cercles concentriques. Ensuite il vida sa chope. Le couvercle retomba – blop ! – et le caporal put voir les petits damiers rouges et noirs peints sur la faïence. 15 Guerres du milieu.p65 15 07/03/06, 11:38 DU MÊME AUTEUR Leaders et enfants nus, Soleil Noir, Paris, 1970. Ronds dans l’eau et le pessimisme, Sigart, Rome, 1976. Sauve qui peut Robin, Grasset, Paris, 1978. Arcs et traits, Cercle d’Art – D. M. Sarver, Paris, 1989. L’ombre est toujours juvénile, Voix-Richard Meier, Metz, 1995. Chronique des jeunes années, La Différence, 1997. Les Passerelles du purgatoire, La Différence, 2001. Agent secret, La Différence, 2002. L’Illustre Passion, La Différence, 2003. Chirurgies, La Différence, 2006. ÉCRITS SUR IPOUSTÉGUY Pierre Gaudibert et Évelyne Artaud, Ipoustéguy, monographie, Cercle d’Art, Paris, 1989. John Updike, Just Looking, Alfred Knopf, New York, 1990. John Updike, Un simple regard, Horay, Paris, 1990. Ipoustéguy – L’Œuvre complète en 2 volumes, sous la direction de Dieter Ruckhaberle, Kunsthalle, Berlin, Cercle d’Art, Paris, 1991. Michaël Lipp, Das Plastiche Werk 1940-1992, Gutenberg Universität, Mainz, 1992. Évelyne Artaud, Ipoustéguy, parlons, Cercle d’Art, Paris, 1993. Alain Bosquet, Bronze Marbre, Ipoustéguy, La Différence, Paris, 1995. Dominique Croiset-Veyre, Ipoustéguy-L’Œuvre sculpté, catalogue raisonné 1938-2000, La Différence, 2001. © SNELA La Différence, 30 rue Ramponeau, 75020 Paris, 2006. Guerres du milieu.p65 4 07/03/06, 11:38