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LE CAPORAL C...
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I
Le caporal C... n’avait jamais vu un homme
mourir. Une patrouille de fantassins remontait la
grand-rue fracassée du bourg. La matinée printanière semblait appartenir aux oiseaux.
Une façade crénelée dissimulait encore l’extrémité de cette rue tracée d’un bout à l’autre en
longue courbe tendue et la campagne menaçante
sur laquelle elle débouchait.
Le char CRUSADER, en tête de colonne, qui
venait de s’engager à découvert dans le défilement, interrompit son labour. D’ailleurs la
chaussée, au-delà, devenait impraticable ; trouée
elle se continuait en pointillés entre les logis. Le
caporal remarqua des seuils presque intacts ; les
encadrements des fenêtres, des vides en quelque
sorte, les murs – les pleins – s’étant déversés dans
la rue.
Le chef de char souleva son buste hors de la
tourelle. Debout sur le capot Prudhomme allumait une sèche. Au ralenti, le char reculait. Le
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caporal grattait de la semelle un tas de pierres
poivrées et de chiffons quand, en raison d’une
expérience grandissante des sonorités maintenant
quotidiennes, il sut qu’un obus de PANZER venait
de passer, sans danger pour lui, au large. Il déplaça les lambeaux d’une couverture... Ne
serait-ce qu’un petit souvenir, une pendulette, un
truc... quelque chose qu’il rapporterait à la maison... rien... En se relevant il se tourna vers la
rue, le fusil bas, baïonnette contre terre. Le fantassin se laissait glisser du char, une main crispée
sur l’épaule opposée. Il n’avait plus qu’un bras.
Les épaules du chef de char dépassaient encore
de la tourelle. Il n’avait plus de tête. Le CRUSADER,
embusqué maintenant, était immobile. Une tête,
un bras... marmonna le caporal, et toc, plus de
tête plus de bras. Partis du même coup.
Un soldat déjà bourrait des rouleaux de pansement contre l’épaule du blessé qui mourut surle-champ, le regard encore plus stupide qu’affolé.
À l’intérieur de la machine l’équipage descendait le décapité jusqu’au sabord ventral...
... Entre les chenilles le mort sortit avec des
soubresauts. Enfin il fut tiré dehors, marquant la
poussière d’une longue trace de sang.
Le caporal s’avança dans la rue, chacun de ses
pas déplaçant l’écran d’un reste de façade, « un...
deux... trois... quatre... » qui le protégeait. « Sept
suis là... huit suis là... et ce PANZER, lui, il devait
être là-bas sur le penchant abrité de la colline... »
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Il força lentement ses côtes dans une longue
aspiration et crut sentir tous ses organes qui se
défroissaient pour reprendre leur place. À part le
CRUSADER ronronnant qui pivotait pour faciliter
la tâche des brancardiers et un mur s’éboulant seul
à bout d’équilibre dans son étouffant poussier,
tout tendait au silence.
« Suis là dix... douze » et le caporal rentra précipitamment sous abri, dans le petit porche d’une
maison encore debout.
« On ne tire pas sur un homme tout seul. »
Apaisé, il explora un couloir jonché de briques et
de hardes, obstrué par une armoire soufflée de
guingois, aux panneaux fendus.
– Bon Dieu.
Une jolie main apparaissait sous l’armoire ; il
se pencha pour tirer à lui le corps de la femme,
une jeune fille à ce qu’il pensait.
... Il sortit au soleil « une tête et toc plus de
tête » en tenant la main tranchée net au-dessus du
poignet.
Il esquissa le mouvement d’épousseter la
main, avant de la poser sur le trottoir... Non, plutôt sous l’appui de la fenêtre...
– C’est la patte à Prudhomme ? dit l’adjudant
qui passait à grandes enjambées, le visage et les
yeux noirs, le poil dru...
« Vessies-varices dans les yeux », pensa le caporal. Il repéra un petit amalgame blanchâtre collé
au coin des lèvres.
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L’adjudant marqua un temps d’arrêt, le regard
allumé fixé sur la main.
– Non ? alors t’as tout de l’emmanché.
Le caporal fit un signe de la tête.
– Elle doit être là.
– Des civils il y en a plein la cave à côté, dit
l’adjudant, tiens, donne voir.
Il saisit la main-objet et la fixant du pied au
trottoir retourna l’annulaire d’un coup sec.
Reprenant sa marche précipitée il mit une bague dans sa poche.
« Toi, mon salaud... » pensa le caporal dont le
fusil bascula sur la manche, la mouche du point
de mire vibrant entre les épaules de l’adjudant.
Celui-ci se retourna :
– Eh ! le bleu, tu glandouilles ?
Le caporal regarda sa main, à lui, livide pardessus... Dans la paume, c’était un fouillis de lignes de crasse.
II
Le caporal regarda tour à tour Carcone et
Lavielle.
– Alors, on se l’envoie ? dit Lavielle.
– Oui, dit le caporal.
– Et le vieux ? s’inquiéta Carcone.
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– Il n’y entrave que dalle, dit Lavielle, pas
p’tit père ? et il longea la grande table de ferme
en y traînant son arme, canon dirigé vers le paysan.
Le vieux souriait « ia... ia... ia... » Mais pareilles à celles des soldats les rides de son visage, tirées dans le hâle, paraissaient blanches.
Sa fille, assise contre lui, était grise, en fer.
Ses mains se tenaient bien à plat sur la table.
– Une sale conasse à S.S., dit Carcone. Loulou t’as les brêmes ?
Lavielle farfouilla dans l’échancrure de sa vareuse en avançant l’épaule et en se pliant un peu
sur le côté.
« Un bras et toc plus de bras », pensa le caporal.
– C’est pas un jeu de chez nous, s’excusa
Lavielle, mais il est bath. Y a un homme avec
une massue.
– C’est l’as, dit le caporal. Je donne, le premier sorti monte d’abord et ainsi de suite.
Il commença à distribuer, carte par carte, un
petit tas d’images à chacun.
– Goute, goutheu zairgoutheu... disait le
vieux à mesure.
– Bite, grosse bitheu, soufflait Lavielle.
L’homme à la massue tomba devant Carcone.
Le bras du caporal fut parcouru par un tremblement. Il appuya son poing sur la table, tout
son corps pesant dessus.
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– C’est régulier, dit Lavielle. À nous deux.
Carcone rigolait...
– J’ai une veine de cocu.
– Sûr que tu pourras le dire tout à l’heure, dit
Lavielle.
Le caporal battait les cartes. Avant de les distribuer, il hésita.
– Enfin, dit-il à Carcone, puisque t’es sorti à
toi d’faire.
– Goute, goutheu, zairgoutheu, ânonna le
vieux.
Le caporal lui envoya une barre de chocolat.
– T’auras pas trop de tes vitamines, dit
Carcone en lui retournant sa carte. Tu vois, t’es
bon pour la deuxième passe.
Le vieux posait la barre de chocolat devant
sa fille, mais elle ne bougea pas.
– J’aime mieux comme ça, dit Lavielle. Vous
chacun une demi-heure ; moi, au plume jusqu’au
matin.
Ils se regardèrent.
– Une demi-heure pour tous, dit le caporal
et, après un temps :
– Carcone, c’est ton tour, à toi vieux... eh
bien, vas-y...
– D’accord... on a tout le temps ! (Carcone
écartait les bras.) On a tout le temps... Dis à la
conasse qu’elle serve le jus.
– Il est prêt, dit Lavielle.
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– Qu’elle le serve !
– Arbette bitécheune café, dit le caporal.
– Oh, je vais le servir, concéda Lavielle.
– Qu’elle le serve, hurla Carcone, bon Dieu,
merde, oui ?
– Elle ne comprend pas, dit le caporal, ils
croient qu’on s’engueule.
– Cette vieille peau.. dit Carcone, quarantecinq ans de basane au con. Alors passe-nous le
crick.
– Je te l’arrose ou à part ? dit Lavielle.
Il prenait sur le lourd bahut à crédence, ciré,
plombé, fourbi, des tasses décorées.
– Il y a encore dessus comme des jeux de
belote. Il ajouta :
– Ils ont eu du pot par ici, y a rien de déglingué.
– Passe le pot à couvercle, le grand, çui où y
a l’casque à plumes, dit Carcone.
– Les armoiries au coq, précisa le caporal,
c’est une gravure de Dürer reproduite.
Lavielle servit le café et l’eau-de-vie ; celle
de Carcone dans la chope de bière. Il dit :
– Nous deux, caporal, on sirotera en attendant.
Carcone prit sa tasse où vibraient des cercles concentriques. Ensuite il vida sa chope. Le
couvercle retomba – blop ! – et le caporal put
voir les petits damiers rouges et noirs peints sur
la faïence.
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DU MÊME AUTEUR
Leaders et enfants nus, Soleil Noir, Paris, 1970.
Ronds dans l’eau et le pessimisme, Sigart, Rome, 1976.
Sauve qui peut Robin, Grasset, Paris, 1978.
Arcs et traits, Cercle d’Art – D. M. Sarver, Paris, 1989.
L’ombre est toujours juvénile, Voix-Richard Meier, Metz, 1995.
Chronique des jeunes années, La Différence, 1997.
Les Passerelles du purgatoire, La Différence, 2001.
Agent secret, La Différence, 2002.
L’Illustre Passion, La Différence, 2003.
Chirurgies, La Différence, 2006.
ÉCRITS SUR IPOUSTÉGUY
Pierre Gaudibert et Évelyne Artaud, Ipoustéguy, monographie, Cercle
d’Art, Paris, 1989.
John Updike, Just Looking, Alfred Knopf, New York, 1990.
John Updike, Un simple regard, Horay, Paris, 1990.
Ipoustéguy – L’Œuvre complète en 2 volumes, sous la direction de
Dieter Ruckhaberle, Kunsthalle, Berlin, Cercle d’Art, Paris, 1991.
Michaël Lipp, Das Plastiche Werk 1940-1992, Gutenberg Universität,
Mainz, 1992.
Évelyne Artaud, Ipoustéguy, parlons, Cercle d’Art, Paris, 1993.
Alain Bosquet, Bronze Marbre, Ipoustéguy, La Différence, Paris, 1995.
Dominique Croiset-Veyre, Ipoustéguy-L’Œuvre sculpté, catalogue
raisonné 1938-2000, La Différence, 2001.
© SNELA La Différence, 30 rue Ramponeau, 75020 Paris, 2006.
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