La pauvret comme oppression

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La pauvret comme oppression
UNESCO Poverty Project
“Ethical and Human Rights Dimensions of Poverty: Towards a New Paradigm in the Fight Against Poverty”
Philosophy Seminar - Paris-April 2003
La Pauvreté Comme Oppression
Marc Fleurbaey*
Introduction
La pauvreté peut-elle être décrite comme une violation d'un droit fondamental de la
personne humaine? Les droits de la personne reçoivent habituellement une
acception plus étroite, permettant de penser que les criantes inégalités économiques
qui prévalent de nos jours sont en principe compatibles avec un parfait respect des
droits fondamentaux. Si la pauvreté devait désormais être perçue elle-même comme
une violation de ces droits, l'autosatisfaction répandue dans les pays les plus riches,
basée sur l'idée que leurs institutions représentent un stade avancé voire achevé de
respect des droits fondamentaux, serait totalement remise en cause. La pauvreté qui
subsiste au sein des pays riches, et chez leurs voisins moins "développés",
démontrerait que, même en ce qui concerne les principes de base, les sociétés les
plus avancées n'ont pas encore atteint le stade du supportable.
Pour obtenir une telle remise en cause de la bonne conscience occidentale, il
n'est toutefois pas nécessaire de montrer que la pauvreté en elle-même est une
violation d'un droit fondamental. Il suffit en effet de prouver que la pauvreté est
toujours accompagnée de violations des droits fondamentaux, même lorsque l'on
conserve une définition restrictive de ces droits. On peut ainsi distinguer une thèse
forte et une thèse faible, à propos de la relation entre pauvreté et droits
fondamentaux. La thèse forte exige, pour être défendue, une modification de la
définition courante des droits fondamentaux de la personne pour y intégrer quelque
chose comme un droit à la subsistence, à la sécurité économique ou à l'insertion
sociale. Elle requiert donc une révision conceptuelle importante. La thèse faible
repose plus simplement sur un examen empirique des conditions pratiques
d'exercice des droits dans les situations de pauvreté. Elle ne demande pas de
révision substantielle des concepts, mais elle n'en est pas moins dérangeante pour la
*
CATT, THEMA, IDEP, Université de Pau et des Pays de l'Adour. Email: [email protected]. Je
remercie les participants au colloque UNESCO sur la pauvreté.
conception courante selon laquelle les institutions politiques et judiciaires peuvent
fonctionner de façon satisfaisante indépendamment de la situation socio-économique
des populations.
Notons au passage que les deux thèses rencontrent une même difficulté à
propos de l'ambiguïté de la notion de pauvreté. Il existe diverses définitions de la
pauvreté, et de multiples possibilités de mesure concrète de l'étendue de la pauvreté
dans une population, de sorte qu'il peut être difficile de préciser quelle souspopulation est concernée par l'examen de sa situation au regard des droits
fondamentaux. On peut contourner cette difficulté en modifiant légèrement la
question posée. Il suffit en effet de demander s'il existe un seuil de pauvreté au
dessous duquel on assiste à la violation systématique d'un droit fondamental, soit de
façon intrinsèque (thèse forte), soit de façon concomitante (thèse faible). Posée sous
cette forme, la question devient même intéressante pour l'analyse de la pauvreté
elle-même, dans la mesure où elle suggère une approche originale du concept de
pauvreté, reliée à l'idée de violation de droits.
L'ambition principale de cet article est de montrer que la thèse faible peut être
défendue d'une façon qui la rend presque équivalente à la thèse forte. C'est-à-dire
que la pauvreté est si intimement liée à une atteinte à l'intégrité de la personne, dans
les conditions habituelles de l'économie de marché, que la protection contre la
pauvreté devrait être indissociable de la protection de l'intégrité personnelle. Pour
ouvrir la voie à une telle argumentation et mieux la situer dans son contexte, il est
utile au préalable de réexaminer d'un œil critique l'approche libertarienne et ses
adversaires égalitaristes.
L'illusion négative
La conception courante, restrictive, des droits fondamentaux peut trouver en effet un
appui dans l'approche libertarienne. Selon cette approche, les seuls droits qui sont
légitimes sont purement négatifs, c'est-à-dire ne permettent jamais d'obtenir les
ressources d'autrui sans son accord. Ce qu'on peut appeler "l'idéal libertarien" est
une société dans laquelle toutes les ressources matérielles sont attribuées, en
propriété pleine et entière, à des propriétaires uniques, et ces individus sont libres
d'échanger, de donner ou de léguer leur propriété comme bon leur semble. La seule
façon d'entrer en possession de la propriété d'autrui consiste donc à obtenir son
accord, que ce soit par le biais d'un échange ou simplement pour un don volontaire.
2
Selon cette conception, un pauvre ne subit aucune violation de ses droits tant
qu'il ne fait l'objet d'aucun vol ou d'aucune agression violente. Et il n'a aucun droit à
obtenir le versement obligatoire d'une aide par ses concitoyens, car l'obligation ellemême serait une violation du droit des propriétaires concernés.
Il est maintenant bien compris que cet idéal libertarien est plein de naïveté, et
cela a été bien mis en lumière par de nombreux auteurs, y compris par l'un de ceux
qui l'ont étudié avec le plus de bienveillance, Nozick.1 Passons brièvement en revue
les problèmes inhérents à la vision libertarienne, avant d'examiner en quoi ceci
affecte la détermination d'une liste de droits fondamentaux, et la relation entre
pauvreté et droits fondamentaux.
Un premier problème est qu'une contrainte purement déontologique enjoignant
chacun à respecter la propriété d'autrui ne produira en pratique qu'un état de nature
hobbesien où la force et la violence domineront la vie sociale. Il est donc inévitable
d'adopter un certain souci téléologique pour la quantité de droits respectés, et de
transiger avec la déontologie pour accepter certaines violations du droit de propriété
visant à préserver dans l'ensemble un certain respect global des droits de propriété.
La mise en place d'un Etat gendarme, financé par un impôt obligatoire, est la formule
la plus réaliste pour s'approcher de l'idéal libertarien, même si elle interdit par ellemême de réaliser pleinement cet idéal.
Un second problème est que la transition vers l'idéal libertarien supposerait de
corriger les violations de droits survenues dans le passé. Cela est rigoureusement
impossible dans la mesure où les malheurs vécus ne peuvent être effacés, surtout
lorsque leurs victimes sont décédées et que leurs descendants n'ont pu naître; il
faudrait aussi se demander ce que l'on devrait faire des personnes qui n'auraient pas
dû naître. Tout cela est pratiquement inextricable dans la mesure où l'information sur
la nature et surtout sur les conséquences des violations passées est très mal
connue. Face à cette impossibilité de déterminer la répartition adéquate des droits de
propriété pour le démarrage d'une société libertarienne, l'option la plus raisonnable
consiste à faire table rase du passé et à rechercher une égalisation des richesses.
En conséquence, même une politique purement libertarienne ferait de la lutte contre
la pauvreté actuelle une priorité.2
1
V. Nozick (1974), Nagel (1979), Cohen (1995), van Parijs (1995), parmi bien d'autres références.
"Peut-être le mieux est-il de voir dans certains principes structurés de justice distributive des règles empiriques
permettant d'avoir une idée approximative des résultats généraux de l'application du principe de rectification de
2
3
Un troisième problème est qu'il est difficile d'accepter l'idée que les individus
voient leur sort très largement déterminé par la richesse et le bon vouloir de leurs
géniteurs. Dans l'idéal libertarien, les individus sont libres de produire une
descendance et de lui léguer ce qu'ils veulent. Ceci introduit des inégalités arbitraires
entre des individus que seule la naissance distingue. Transférer des ressources des
enfants de riches vers les enfants de pauvres pour donner à chacun des chances
suffisantes de vivre une vie acceptable paraît une exigence minimale d'équité.
Un quatrième problème est que l'idéal libertarien ignore la présence de biens
publics et d'externalités. Or, il peut être dans l'intérêt de chaque membre d'une
société d'instituer une contrainte de contribution pour financer la production d'un bien
public. La mise en place de cette contrainte peut être unanimement désirée par les
membres de cette société, dans la mesure où elle constitue l'unique moyen de
garantir la production d'un bien public désirable.3 Interdire toute contrainte de ce
genre mettrait donc un frein à la réalisation des objectifs des individus relatifs aux
biens publics. Une version sophistiquée de l'idéal libertarien doit donc tenir compte
de la dimension collective de certains projets individuels, et envisager la possibilité
de contraintes librement choisies. La mise en place de l'Etat gendarme assurant la
sécurité des personnes et des biens peut être comprise elle-même selon cette
logique, mais un Etat plus étendu peut aussi en résulter.
Ces deux derniers problèmes se rejoignent pour aboutir à la constatation qu'il
paraît difficile de condamner l'organisation d'une société dont les membres
souhaitent maintenir un haut degré de cohésion sociale et corriger les inégalités
qu'ils jugent illégitimes, même quand cela les conduit à mettre en place des
mécanismes redistributifs faisant usage de contrainte et restreignant les droits de
propriété. La légitimité de telles institutions dépendra certes, dans l'optique
libertarienne, de l'accord unanime des citoyens, explicite ou tacite.4
l'injustice. Par exemple, si l'on manque d'informations historiques, et en supposant: 1) que les victimes de
l'injustice sont généralement dans une position pire qu'elles ne le seraient autrement, et 2) que ceux qui
appartiennent au groupe social le moins bien loti ont les plus grandes chances d'être les (descendants des)
victimes de l'injustice la plus grave auxquels une compensation est due de la part de ceux qui ont profité des
injustices (…), on peut alors imaginer une règle empirique grossière pour rectifer les injustices: organiser la
société de manière à maximiser la position de tout groupe qui se retrouve dans la position du plus mal loti dans la
société." (Nozick 1974, p. 284)
3
Pour une analyse détaillée de ce point, V. Kolm (1985).
4
"L'utopie est un canevas d'utopies, un endroit où les gens sont libres de s'unir volontairement pour poursuivre et
tenter de réaliser leur propre vision d'une vie bonne dans la communauté idéale mais où personne ne peut
imposer sa propre vision utopiste aux autres." (Nozick 1974, p. 380)
4
On constate ainsi que la lutte contre la pauvreté peut être légitimée de plusieurs
façons même lorsqu'on s'inspire de l'idéal libertarien, dès lors que l'on saisit les
naïvetés de cet idéal dans sa forme pure, et qu'on accepte de le confronter aux
réalités historiques et collectives de la vie sociale. On peut même aller plus loin et
remarquer que, dans cette perspective, il est possible de donner aux pauvres un
véritable droit de tirage sur les ressources d'autrui, au nom de la réparation des
violences passées et au nom de l'application de principes consensuels d'équité.
S'agit-il d'un droit fondamental ou d'un droit de rang inférieur? La question ne se
pose pas vraiment, dans la mesure où cette approche n'envisage qu'une catégorie
de droits, dont le statut est suffisamment fort pour qu'on puisse les rattacher à la
notion de droits fondamentaux.
Cependant, on peut considérer que les aides qui sont octroyées aux pauvres
dans le cadre d'une politique spécifique à une certaine communauté, lorsqu'elles
sont suffisamment formalisées, donnent à ceux-ci l'équivalent de droits ordinaires,
qui restent non fondamentaux puisqu'ils sont contingents, dépendant de l'accord
politique particulier d'une population précise. Dans la mesure, toutefois, où certains
principes d'équité paraissent assez robustes et universels pour justifier, notamment,
l'effacement de certaines inégalités de naissance, certaines catégories de pauvres
bénéficient bien d'un droit fondamental à une assistance publique. Il en va de même
à propos de la réparation des préjudices passés. On peut donc conclure que même
dans la perspective a priori la plus hostile à l'idée d'un droit des pauvres à percevoir
une partie des ressources d'autrui, on trouve les germes d'un tel droit.
L'illusion positive
L'approche libertarienne peut accepter que certains pauvres ont un droit
(fondamental) à obtenir une aide, mais ne peut aller jusqu'à accepter l'existence d'un
droit universel à la subsistence (à moins que ceci finisse par faire partie des principes
éthiques jugés minimaux par l'humanité –ce qui ne fait que poser la question à
nouveau).
Certains critiques du libertarisme5 ont voulu rejeter la conception restrictive des
droits mise en avant par les libertariens, en arguant que la distinction entre droits
négatifs et droits positifs était intenable. Cette stratégie est ambitieuse, car en cas de
5
Notamment Cohen (1995), van Parijs (1995) mais aussi, antérieurement, Rawls (1971).
5
succès elle montrerait que le droit de propriété n'est pas plus fondamental ou
prioritaire que le droit de subsistence, et que seules les contingences de l'évolution
historique ont pu donner au premier une préséance injustifiée.
Leur argumentation repose sur l'idée que la seule liberté qui compte est la
liberté réelle, et non la liberté formelle de l'idéal libertarien. Cette idée est très
intuitive et très proche du sens commun. Il est en effet assez absurde de prétendre
que le pauvre dans l'idéal libertarien est plus libre qu'un salarié bien payé mais
assujetti à la sécurité sociale.
Leur argumentation se poursuit alors en affirmant que les droits peuvent se
formuler en termes d'accès à certaines libertés réelles, et que les formes
institutionnelles garantissant cet accès importent peu. En particulier, l'intervention de
l'Etat n'est pas problématique en soi, car elle aboutit simplement à modifier la
répartition des libertés entre les individus (ceux qui sont taxés voient leur liberté
diminuer, ceux qui sont aidés voient la leur augmenter) ou entre les activités
possibles pour chaque individu (le revenu minimum augmente la liberté d'être oisif,
l'impôt sur le revenu qui le finance diminue la liberté de travailler).6 L'argumentation
se termine enfin en remarquant que la survie est le degré minimum de la liberté
réelle, et que s'il y a un droit prioritaire c'est certainement celui-ci. Au-delà, on peut
même chercher à défendre l'idée d'un droit à l'égalité des libertés réelles.7
Cette stratégie argumentative n'est cependant pas complètement convaincante.
Elle ne perçoit pas ce qui fait l'attrait de l'idéal libertarien, à savoir la possibilité pour
les individus de se rencontrer et de passer des contrats ou toute autre forme
d'accord, sans devoir se soumettre au contrôle d'une tierce partie, et sans devoir
verser une partie de leurs bénéfices conjoints à une tierce partie. Cette possibilité est
6
"Incursions against private property which reduce owners' freedom by transferring rights over resources to nonowners thereby increase the latter's freedom. In advance of further argument, the net effect on freedom of the
resource transfer is indeterminate. (…) The standard use of 'intervention' esteems the private property component
in the liberal or social democratic settlement too highly, by associating that component too closely with
freedom." (Cohen 1995, p. 57)
7
Dworkin (1977) prétend montrer qu'il y a un droit à l'égalité et pas de réel droit de propriété. Le droit à l'égalité
consiste selon lui en un droit fondamental de chaque citoyen à être traité avec égal respect et concernement
(indépendamment des préférences externes, favorables ou hostiles à son égard, de ses concitoyens). C'est de ce
droit fondamental que peuvent être dérivés certains droits spécifiques tels que la liberté de parole. "There is no
such thing as any general right to liberty. The argument for any given specific liberty may therefore be entirely
independent of the argument for any other, and there is no antecedent inconsistency or even implausibility in
contending for one while disputing the other. (…) What can be said, on the general theory of rights I offer, for
any particular right of property? (…) I cannot think of any argument that a political decision to limit such a right,
in the way in which minimum wage laws limited it, is antecedently likely to give effect to external preferences,
6
bien une liberté réelle, pas seulement formelle, qui est remise en cause par
l'intervention de l'Etat. C'est bien parce que l'Etat enfreint la liberté ordinaire des
propriétaires de disposer de leur bien à leur guise qu'elle requiert une justification
spéciale, en tant que bras d'exécution des projets collectifs de la population. Il y a
une tension irréductible entre les projets purement individuels et les projets collectifs
dont la réalisation nécessite des contraintes de coordination et de participation. Cette
tension n'oppose d'ailleurs pas seulement les individus et l'Etat, mais réside à
l'intérieur même des individus qui peuvent à la fois, par exemple, vouloir réduire la
pauvreté et chercher à payer moins d'impôts.
Si l'on peut défendre, au nom de la liberté réelle, un droit fondamental à la
subsistence, on peut donc aussi défendre, dans la même veine, un droit fondamental
à la possession, à la possibilité de contracter, à la possibilité de donner, bref, un droit
fondamental de propriété. La tension évoquée plus haut se retrouve alors sous la
forme d'une tension entre les différents droits, et il n'est pas évident que l'on puisse
alors défendre, contre le droit de propriété, un droit étendu d'échapper à la pauvreté,
voire un droit à l'égalité.
L'illusion prioritaire
Cette tension entre droit de propriété et droits "sociaux" est prise en compte dans la
théorie de la justice de Rawls (1971), et y est partiellement traitée par une
hiérarchisation qui n'est pas très éloignée de la formule concrète observée dans les
sociétés occidentales, où le droit de propriété est inscrit au cœur des institutions
tandis que la pauvreté est abordée au chapitre subalterne de la politique économique
et sociale.
Rawls propose d'organiser la société juste en donnant une priorité absolue aux
droits fondamentaux de la personne et du citoyen, et d'accorder aux questions
d'inégalités socio-économiques une place secondaire dans le cadre des deux
principes d'égalité des chances et de différence. C'est ce dernier principe, popularisé
sous le nom de "maximin", qui concerne la pauvreté et aborde la question de façon
frontale puisqu'il donne la priorité aux pauvres dans l'évaluation des institutions ayant
une influence sur la répartition des richesses. Mais cette priorité des pauvres ne
découle pas d'un droit fondamental. Elle résulte de la recherche de l'égalité,
and in that way offend the right of those whose liberty is curtailed to equal concern and respect. If, as I think, no
7
encadrée par la garantie primordiale des droits fondamentaux et de l'égalité des
chances dans l'accès aux postes de compétence et de responsabilité.
Cependant, les droits fondamentaux selon Rawls ne comprennent pas un droit
de propriété étendu, mais seulement un droit élémentaire relatif à la propriété
personnelle et ne comprenant pas le droit d'investir dans la production ou de léguer
son bien.8 Rawls réserve aux choix politiques subalternes la détermination précise de
l'étendue du droit de propriété. Il reste néanmoins que les droits fondamentaux, ou
libertés de base, qui ont la priorité des priorités dans la hiérarchie des principes
rawlsiens, ne comprennent aucun droit de subsistence ou droit social analogue.9 Et
pourtant, dans les conditions économiques normales, la garantie d'un droit de
subsistence pour tous est parfaitement réalisable: on ne peut donc arguer d'une
différence de faisabilité radicale entre des droits négatifs "gratuits" et des droits
positifs "coûteux". D'ailleurs, les institutions politiques et judiciaires requises par la
protection des libertés de base sont déjà par elles-mêmes très coûteuses.
Vraisemblablement, Rawls n'estime pas nécessaire d'inscrire un droit de
subsistence dans les libertés de base parce que la priorité des pauvres selon le
principe de différence est censée garantir à ceux-ci les conditions les plus
avantageuses possibles. Le minimum social dans la société juste serait le plus élevé
possible (en tenant compte des problèmes d'incitations). C'est ainsi que l'on peut
percevoir les limites de la pertinence d'une théorie qui décrit les contours d'une
société idéale mais ne nous guide guère sur les priorités politiques dans les
circonstances ordinaires d'une société très imparfaite. Un droit de subsistence ne
serait pas indispensable dans la société idéale, mais pourrait bien être essentiel pour
parer aux urgences d'une société fortement inégale. La théorie de Rawls ne nous dit
rien à ce propos.
Il est même gênant que, dans sa hiérarchisation savamment pensée, la liste
des principes rawlsiens ressemble beaucoup à l'ordonnancement des droits et des
priorités politiques dans les sociétés occidentales. Car en l'absence d'application du
such argument can be made out, then the alleged right does not exist." (pp. 277-278)
8
"Among the basic liberties of the person is the right to hold and to have the exclusive use of personal property
(…) Wider conceptions of the right of property (…) cannot, I think, be accounted for as necessary for the
development and exercise of the moral powers." Rawls (1993), p. 298.
9
"Parmi elles, les plus importantes sont les libertés politiques (droit de vote et d'occuper un poste public), la
liberté d'expression, de réunion, la liberté de penser et de conscience; la liberté de la personne qui comporte la
protection à l'égard de l'oppression psychologique et de l'agression physique (intégrité de la personne); le droit
8
principe de différence dans les politiques économiques et sociales, la prééminence
d'une liste restrictive de droits fondamentaux, incluant le droit de propriété, et
l'ignorance d'un droit de subsistence permettent la persistance d'inégalités et de
phénomènes d'exclusion sociale qui font que les libertés de base ne sont pas
également réparties et que les droits fondamentaux, dans le domaine politique et
judiciaire notamment, ne sont que très partiellement garantis pour les catégories
sociales défavorisées.
Cette contradiction, la priorité des droits fondamentaux créant les conditions de
leur violation systématique au bas de l'échelle sociale, avait d'ailleurs été envisagée,
sous une forme amoindrie, par Rawls pour la société juste. Après tout, en effet,
l'application du principe de différence est a priori compatible avec des inégalités
arbitrairement grandes, lesquelles peuvent mettre en péril l'égalité des droits
politiques et l'égalité des chances. Il est donc possible que le principe de différence
doive être freiné pour ne pas dépasser la limite des inégalités compatibles avec les
premiers principes de justice.10
Droits contre droits
Résumons ce qui précède. Appui possible de la conception ambiante, restrictive, des
droits fondamentaux, l'approche libertarienne se heurte à des difficultés qui, une fois
prises en compte, peuvent la conduire en fait à légitimer des politiques sociales
redistributives, sans modifier pour autant la liste des droits fondamentaux.
L'extension de cette liste est pourtant éminemment plausible, mais cela ne peut être
fait de façon aussi abrupte que l'envisagent certains défenseurs de l'idée d'une
liberté réelle égale pour tous, et il faut reconnaître l'existence d'une tension
irréductible entre les différents droits fondamentaux, en particulier entre le droit de
propriété et le droit de subsistence. La thèse forte relative à un droit fondamental à
échapper à la pauvreté, est plausible, en somme, mais soulève la question de la
coexistence entre ce droit et les droits négatifs.
Pour la description d'une société juste, Rawls se tire de cette difficulté en
donnant la prééminence à un droit de propriété minimal et en accordant la priorité
de propriété personnelle et la protection à l'égard de l'arrestation et de l'emprisonnement arbitraires, tels qu'ils
sont définis par le concept de l'autorité de la loi." Rawls (1971), p. 92.
10
"Naturellement, déterminer cette limite est une affaire de jugement politique que guident la théorie, le bon sens
et la simple intuition –en tout cas à l'intérieur d'un cadre assez large. La théorie de la justice n'a d'ailleurs rien de
particulier à dire sur ce point." Rawls (1971), p. 318.
9
aux pauvres dans les questions socio-économiques. Mais cette solution habile n'est
pas très utile pour définir des orientations prioritaires dans une société imparfaite. En
particulier la prééminence d'une liste restrictive de droits fondamentaux semble
conduire, en pratique, à miner la réalisation même de ces droits en raison des
inégalités excessives qui sont ainsi tolérées. On peut noter une difficulté symétrique
lorsque le droit de subsistence est mis au premier rang au détriment du droit de
propriété: les difficultés économiques des pays de planification centrale ont fini par
maintenir une bonne partie de leurs populations dans un certain paupérisme.11
La tension entre droits négatifs et droits sociaux se double donc d'une certaine
complémentarité. Une négligence excessive des droits sociaux met en danger les
droits à l'intégrité et les droits politiques des populations défavorisées, voire même
ceux des populations favorisées lorsque les troubles sociaux diffusent l'insécurité à
tous les étages de la société. Réciproquement, la négligence des droits négatifs crée
les conditions d'une inefficacité économique telle que les droits sociaux eux-mêmes
s'en trouvent fragilisés.
On peut ainsi formuler la conjecture empirique que, selon l'endroit où est placé
le curseur politique des institutions, entre droits négatifs et droits sociaux, les
réalisations effectives de ces droits pour l'ensemble de la population suivent la
configuration représentée sur la figure 1. La courbe pleine y décrit le degré de
réalisation des droits sociaux, tandis que la courbe en pointillés décrit celle des droits
négatifs. Bien que les droits négatifs soient mieux protégés dans une société qui leur
donne une certaine prééminence, et de même pour les droits sociaux, les courbes
sont construites pour que la négligence excessive d'un type de droits, dans la
conception des institutions, soit nuisible pour la réalisation de tous les droits. On peut
même se risquer à faire figurer sur ce graphique les différentes configurations
institutionnelles typiques des sociétés modernes.
réalisation droits sociaux
réalisation droits négatifs
Scandinavie
URSS
11
Europe Ouest
USA
Cette constatation est faite sans oublier que leur transition brutale vers l'économie de marché a entraîné une
10
droits sociaux
curseur institutionnel
droits négatifs
Figure 1
Ces réflexions confortent indiscutablement la thèse faible. Lorsque les droits
sociaux sont suffisamment négligés, laissant se former une pauvreté importante dans
la population, les droits négatifs eux-mêmes sont systématiquement violés, tout
spécialement chez les pauvres. Ce sont les pauvres qui sont les principales victimes
de la criminalité alimentée par l'insécurité économique, mais ce sont aussi les
pauvres qui ne parviennent pas à faire défendre leurs droits judiciaires et à exercer
leurs droits civiques. Soumis à la violence criminelle, à l'arbitraire policier et exclus
de l'arène politique, les pauvres vivent dans une zone de non-droit.
Pauvreté et oppression
La thèse faible peut encore être renforcée en montrant que la pauvreté exerce sur
ses victimes une violence économique qui est semblable, dans ses effets, à une
violence physique. Ce phénomène est largement ignoré de nos jours car la vision
courante de l'échange marchand en fait un exemple typique d'union libre des
volontés.
La description de l'échange marchand qui a été popularisée par l'enseignement
économique depuis Pareto insiste sur le fait que l'accord des deux contractants est
volontaire, ce qui garantit que, dans les circonstances normales où les contractants
sont correctement informés et rationnels, l'échange est bénéfique pour les deux. Le
caractère universellement bénéfique de l'échange marchand, en l'absence d'effets
externes sur des tierces parties, est une propriété remarquable. Cette propriété
permet de comprendre intuitivement pourquoi l'économie de marché, dans les
conditions idéales d'information, de rationalité, de concurrence et d'absence
d'externalités, aboutit à une allocation efficace des ressources. Toute poche
d'inefficacité sera systématiquement repérée par des contractants potentiels qui
augmentation de la pauvreté et des inégalités d'une ampleur sans précédent dans les sociétés modernes.
11
l'élimineront spontanément en améliorant leur propre sort. Cette propriété contribue
aussi à sanctifier la liberté d'échanger face aux nuisances possibles de l'intervention
publique, laquelle a toujours tendance, en bloquant certains échanges potentiels, à
maintenir artificiellement des situations inefficaces.
De cette vision favorable de l'échange marchand découle l'idée aujourd'hui
répandue que la meilleure façon d'aider les pauvres consiste à leur donner un bon
accès aux marchés. Pour les individus au bas de l'échelle sociale, c'est l'accès au
marché du travail qui fera office de planche de salut. Pour les pays "en
développement", c'est la libéralisation des échanges internationaux et des
mouvements de capitaux qui sera perçue comme la meilleure voie du
développement.
Une vision un peu plus complète du problème de la pauvreté, vision qui
prédomine chez les théoriciens de l'économie, consiste à décrire celle-ci comme une
insuffisance de dotations initiales. Le pauvre est celui qui a un ensemble de budget12
réduit, et dont la liberté réelle est par conséquent réduite. La différence entre le
pauvre et le riche est donc perçue comme quantitative: le pauvre a moins de
possibilités, il peut s'offrir moins de biens de consommation, etc. Dans cette
perspective il ne suffit plus de donner au pauvre un accès au marché, il faut essayer
d'améliorer ses dotations initiales, voire de lui transférer du revenu. L'aide en
dotations initiales est préférable à l'aide au revenu car elle ne crée pas les mêmes
distorsions des prix de marché, et engendre donc moins d'inefficacité. Il vaut mieux
augmenter le capital humain des pauvres en développant le système éducatif, par
exemple, que leur donner un impôt négatif ou une allocation universelle qui va avoir
tendance à biaiser leurs décisions dans la direction d'un plus grand loisir et d'une
moindre participation au marché du travail.
Cette vision plus complète est beaucoup plus satisfaisante, notamment dans
les conclusions de politique redistributive auxquelles elle conduit. Mais elle ne saisit
pas tous les aspects de la pauvreté et toutes ses conséquences, et cela peut aussi
avoir des répercussions sur les questions de politique sociale.
12
Les "dotations initiales" sont les possessions initiales que l'agent économique peut aller échanger sur le
marché. Ceci inclut, par exemple, le temps disponible qu'un travailleur peut échanger contre un salaire.
"L'ensemble de budget" est l'ensemble de toutes les combinaisons de consommation et de loisir que l'individu
peut obtenir en respectant sa contrainte budgétaire.
12
La pauvreté, en effet, ne se vit pas seulement en termes de "moins": moins
d'opportunités, moins de consommation, moins de loisir… Elle se vit en des termes
qualitativement différents: la peur du lendemain, la honte, l'absence de maîtrise de
son destin, la soumission à l'arbitraire du chef ou du fonctionnaire, etc. On se
bornera ici à insister sur un aspect particulier, qui peut s'analyser avec les outils de la
théorie économique. Quand un individu a un ensemble de budget réduit, cela le
conduit à choisir une option, disons x, dans cet ensemble qui est bien évidemment
différente de celle qu'il choisirait, appelons-la y, si son budget était plus favorable. La
différence la plus évidente entre ces deux options est que x est moins bonne que y
aux yeux de cet individu. Mais il peut y avoir d'autres différences intéressantes.
L'option x peut contenir des caractéristiques qualitatives qui sont absentes de l'option
y. Par exemple, x peut comporter un type de travail, avec des conditions pénibles,
une position subalterne humiliante, un salaire faible, qui n'apparaît pas dans y et qui
n'apparaîtrait dans aucune option choisie par l'individu quand son budget dépasse un
seuil de pauvreté. Ou encore, x peut comporter des biens de consommation de
mauvaise qualité, une nourriture malsaine, des vêtements douteux, des objets bon
marché fabriqués dans des conditions contestables, alors que l'individu refuserait
d'acheter tous ces biens si son budget dépassait un certain seuil.
Le phénomène est donc le suivant: la pauvreté peut conduire ses victimes à
accepter des travaux ou des consommations qu'elles refuseraient dans d'autres
circonstances. Il reste à examiner la similitude et les différences entre cette forme de
contrainte économique et une contrainte physique brutale. La différence la plus forte,
en apparence, est que la contrainte économique de la pauvreté laisse quand même
le pauvre dans une situation où il "accepte" volontairement ce qui lui est proposé sur
le marché. Cette différence, en vérité, est parfois réelle mais souvent illusoire. Il faut
distinguer plusieurs cas possibles.13 Prenons, pour fixer les idées, le problème de
l'acceptation de mauvaises conditions de travail.
Cas 1: l'individu n'a que le choix entre accepter ce travail dégradant et sombrer dans
la misère, car tous les emplois disponibles sont du même type.
Cas 2: l'individu pourrait prendre un emploi moins dégradant mais celui-ci serait
moins payé. Le choix est donc entre un travail dégradant avec un faible
13
Pour une analyse plus détaillée, V. Fleurbaey (2001).
13
niveau de vie et un travail moins dégradant et un niveau de vie un peu plus
faible encore.
Dans le cas 1, la contrainte subie par l'individu est tout à fait semblable à celle
qu'il subirait si un maître le menaçait du cachot en cas de refus de travail. Son
"acceptation" est une pure apparence de choix, car l'alternative est catastrophique.
La contrainte économique exerce alors une pression très semblable à une violence
physique. Dans le cas 2, il y a deux facteurs qui se combinent pour amener l'individu
à accepter le travail dégradant. Le premier facteur est la pauvreté; le second est la
nature des préférences de cet individu, qui pourrait prendre un travail moins
dégradant mais qui s'inquiète davantage de son revenu que de ses conditions de
travail. Un autre individu avec des préférences différentes pourrait faire un autre
choix, ce qui n'était pas envisageable dans le cas 1.
Il faudrait encore distinguer des sous-cas du cas 2, selon l'origine des
préférences de cet individu. Si son souci primordial pour le revenu provient de son
souhait d'assurer un minimum d'éducation à ses enfants, seul espoir de les voir
échapper plus tard à la pauvreté, on peut considérer que l'on est plus proche d'une
contrainte "dure" que lorsque ses préférences proviennent simplement de son
souhait, par exemple, de s'offrir une moto un peu plus puissante.
Dans des situations analogues au cas 2, il n'est pas facile de faire la part des
choses entre le facteur pauvreté et le facteur préférences. Une méthode possible,
imparfaite, consiste à mesurer le seuil de richesse au-delà duquel l'individu refuserait
définitivement ce qu'il accepte en deçà. Si ce seuil est très élevé, on peut considérer
que les préférences de l'individu jouent un rôle important, et que le facteur pauvreté
est secondaire. En effet, dans cette configuration, l'individu est disposé à maintenir
son choix même lorsque son niveau de vie est satisfaisant. Si le seuil est très bas en
revanche, cela signifie que l'individu cherche très vite à échapper à ce choix
dégradant, et donc que le facteur pauvreté est primordial.
La contrainte économique exercée par la pauvreté comporte donc divers
degrés possibles, et ne revêt pas toujours un caractère aussi brutal qu'une
oppression physique directe. Mais l'oppression directe elle aussi peut être plus ou
moins douce ou forte, selon les punitions retenues. Lorsque la punition n'est pas trop
forte, l'oppression laisse aussi un choix entre la soumission et la punition, et le
facteur préférence joue là aussi un rôle. Mais le fait que ce facteur puisse jouer un
14
rôle ne conduit pas à dire qu'il n'y a pas de violence physique. Il en va de même avec
la violence d'une contrainte économique.
Une société où les pauvres sont largement contraints "d'accepter" des
conditions de vie et de travail dégradantes laisse donc s'exercer sur eux une
oppression qui se rapproche suffisamment d'une violence physique pour que l'on
puisse considérer cela comme une violation de leur intégrité personnelle.
Bien que cela ne soit pas directement pertinent pour l'analyse de ce point, il est
utile de souligner que cette oppression des pauvres n'est pas fortuite et sert très
largement les intérêts des riches. Si les pauvres se voyaient octroyer des dotations
supplémentaires, le confort des riches serait mis en danger, même s'ils ne
subissaient eux-mêmes aucune ponction sur leur richesse nominale. La rentabilité
des entreprises bénéficie directement de la disponibilité d'une main d'œuvre prête à
travailler dans de mauvaises conditions et pour un faible salaire. D'une façon
générale, la présence de pauvres aux côtés des riches bénéficie à ceux-ci par un pur
effet d'avantage comparatif dans l'échange. Les pauvres, du fait de leur pauvreté,
développent des comportements d'offre et de demande qui sont différents de ceux
des riches et offrent donc à ces derniers des opportunités d'échanges qui seraient
inexistantes autrement.
Une précision: ce n'est pas seulement la pauvreté, mais bien l'inégalité en
général qui engendre le phénomène qui vient d'être décrit. Dans des conditions
standard, toute inégalité de richesse produit des échanges qui seraient refusés par
ceux qui sont défavorisés, en l'absence d'inégalité. C'est l'inégalité de richesse, et
non la pauvreté en tant que telle, qui engendre un avantage comparatif entre riches
et pauvres, et suscite des échanges induits. Toute inégalité est donc source d'une
certaine oppression, au moins sous la forme du cas 2.
Offre ou menace
Une autre différence apparente entre la contrainte économique de la pauvreté
et l'oppression physique est que cette dernière fonctionne en général sur le mode de
la menace, alors que la première utilise le mode de l'offre. Une menace consiste à
proposer le choix entre une option x (céder) et une option y (refuser) telles que
l'option y, au moins, est moins bonne que la situation de référence, choisie en
général comme étant celle qui serait obtenue en l'absence de menace, c'est-à-dire
en l'absence de rencontre avec le porteur de la menace. Une offre, par contre,
15
consiste à proposer une option qui, qu'elle soit bonne ou mauvaise, laisse possible le
choix d'en rester à la situation de référence.14
Poursuivons l'exemple du travail dégradant et observons la rencontre entre
l'employeur potentiel et le pauvre. Si l'on prend comme situation de référence celle
qui prévaudrait si le pauvre ne rencontrait pas cet employeur, alors il s'agit bien d'une
offre car le pauvre peut toujours refuser l'offre, même si, en l'absence d'alternative
viable, la situation de référence le verrait sombrer dans la misère. Il y a bien une
différence avec l'intervention violente d'un seigneur qui exigerait qu'on lui fournisse
du travail sous peine d'une punition.
Cette différence donne toutefois un rôle un peu trop important à cette situation
de référence particulière. Certes, dans la pratique il est très différent pour un individu
quelconque de faire une bonne rencontre (avec le porteur d'une offre) ou une
mauvaise rencontre (avec le porteur d'une menace). Mais à l'échelle d'une société
qui peut être considérée comme responsable du sort de ses membres, et donc de la
situation de référence elle-même, l'analyse sommaire de la différence offre-menace
paraît bien naïve. Comparons en effet les trois scénarios suivants.
Scénario 1. Un seigneur, pour une raison quelconque, exige que ses serfs fassent
une corvée supplémentaire sur ses terres, sous la menace d'un châtiment
corporel.
Scénario 2. Un seigneur propose à ses serfs de venir travailler sur sa terre contre un
salaire.
Scénario 2bis. Un seigneur, pour une raison quelconque, prélève une taxe qui
appauvrit ses serfs, sous la menace d'un châtiment. Ensuite, il leur propose
de venir travailler sur sa terre contre un salaire.
Selon l'analyse sommaire, le scénario 1 comporte une menace tandis que le
scénario 2 comporte une offre. Mais le scénario 2 pourrait, s'il était décrit plus
complètement, correspondre en fait au scénario 2bis. Or, pour les serfs, la
combinaison d'une taxe et d'un travail rémunéré dans ce scénario peut être
14
La distinction entre offre et menace a fait l'objet d'une abondante littérature. Les définitions retenues ici
diffèrent légèrement des définitions les plus courantes, influencées par Nozick (1969), et selon lesquelles une
offre est favorable, tandis qu'une menace ne comporte que des options moins bonnes que la situation de
référence. Il est plus naturel d'étendre la notion d'offre aux mauvaises offres: ce qui caractérise une offre n'est pas
qu'elle est bonne, mais qu'elle peut être refusée. De même, une menace peut, par chance pour la victime,
comporter une option favorable (Steiner 1995 appelle cela "a throffer"): ce qui la caractérise est l'impossibilité
d'en rester à la situation de référence et le fait que l'une des options est une punition. Comment doit-on appeler la
16
équivalente à la corvée du scénario 1. Dans le scénario 2bis, le seigneur fait une
offre après avoir mis les serfs en condition pour qu'ils soient amenés à accepter cette
offre. Il n'est donc pas plus généreux que celui du scénario 1. Considérons à présent
une autre variante du scénario 2:
Scénario 2ter. Un été de sécheresse appauvrit les serfs. Ensuite, le seigneur leur
propose de venir travailler sur sa terre contre un salaire.
Cette fois, le seigneur n'est pas directement responsable de la pauvreté de ses
serfs. Néanmoins, comme il est responsable de leur sort en général, on peut penser
qu'en leur faisant cette offre il profite de la situation, alors qu'il pourrait leur distribuer
sans contrepartie une partie de ses greniers.
Si l'on considère que les institutions sociales sont largement responsables du
sort de la population, alors on constate qu'une société qui impose, sous la menace,
des tâches et des consommations dégradantes aux basses classes n'est pas très
différente, sur le plan moral, d'une société qui laisse les basses classes dans la
pauvreté de sorte que les offres dégradantes qui leur sont faites leur paraissent
acceptables. Dans la première, les individus menacés acceptent par peur de la
punition. Dans la seconde, les individus ont déjà été punis au prélable par la
pauvreté, et acceptent alors n'importe quoi. Certes, les employeurs qui proposent de
mauvais emplois ne sont pas si violents que des esclavagistes, de même que le
seigneur du scénario 2ter n'est pas si violent que ceux des scénarios 1 et 2bis. Mais
la société dans sa structure, en mettant une partie de sa population dans cette
situation de dépendance et de soumission, est une société oppressive.
Ce type d'oppression est plus impersonnel que la violence physique, qui a
toujours un vecteur bien identifié. L'oppression par la pauvreté, hormis les cas
flagrants de vols, de déplacements de population, de manipulation des prix, est une
forme où il est difficile d'identifier l'oppresseur. Les employeurs qui offrent de
mauvais emplois, les fabricants qui offrent de mauvais produits de consommation,
sont simplement des profiteurs qui exploitent la vulnérabilité de leurs victimes, mais
ils ne représentent qu'une partie de la chaîne causale qui maintient les pauvres dans
la détresse. On retrouve là la principale difficulté des droits positifs. Les violations de
ces droits sont généralement impersonnelles, anonymes, structurelles. Les droits
négatifs, eux, sont soit respectés par tous soit violés par quelques-uns; il y a dans ce
situation où l'on propose le choix entre deux options qui sont bonnes, avec interdiction de refuser les deux? Ce
17
cas des coupables identifiables. Les droits positifs, à l'inverse, peuvent parfois être
respectés grâce à l'intervention de quelques individus, mais lorsqu'ils sont violés,
c'est la collectivité dans son ensemble qui est coupable.
Offres coercitives
L'idée controversée que la société moderne puisse être oppressive malgré
l'apparente liberté des échangistes, une thèse dont l'origine se perd dans la tradition
socialiste, a été l'aiguillon de l'importante littérature récente consacrée aux offres et
aux menaces. Les deux sections qui précèdent ont résumé l'analyse qui est
proposée ici, mais il est utile de situer cette analyse par rapport aux principaux
arguments que l'on peut trouver dans la littérature.
La controverse a tourné notamment autour de la question de savoir si les
travailleurs sont libres ou non de ne pas vendre leur temps de travail aux entreprises
capitalistes. Ainsi Macpherson (1973) reproche-t-il à Friedman (1962) de faire la
confusion entre la liberté, pour un prolétaire, de refuser un emploi particulier et la
liberté de refuser tout emploi dans une entreprise capitaliste.15 Pour Macpherson
l'absence d'alternative réelle à un emploi de ce type démontre que les travailleurs ne
sont pas libres.
Pour Nozick (1974), la disponibilité d'une alternative, par exemple un secteur
public pouvant embaucher les travailleurs récalcitrants, est secondaire. Ce qui est
déterminant est que les acteurs économiques respectent les droits de chacun dans
toutes leurs interactions, selon l'idéal libertarien.16 Même limité par la pauvreté,
l'individu est parfaitement libre si toutes les transactions passées ont respecté les
droits de propriété. Ceci conduit à une conception de la contrainte et de la liberté qui
s'appuie sur une référence morale, et s'écarte sensiblement du sens commun plutôt
attaché à la liberté réelle. Dans son analyse antérieure de la coercition, Nozick
(1969) justifie déjà la référence à une norme morale. Selon lui, la situation de
référence qui sert de point de comparaison pour savoir si l'on a affaire à une offre
n'est ni une offre, ni une menace.
15
Argument de Friedman: "co-operation is strictly individual and voluntary provided (…) that individuals are
effectively free to enter or not to enter into any particular exchange, so that every transaction is strictly
voluntary" (p. 14) Réplique de Macpherson: "The proviso that is required to make every transaction strictly
voluntary is not freedom not to enter into any particular exchange, but freedom not to enter into any exchange at
all." (p. 146)
16
"Le choix d'une personne confrontée à différents degrés de solutions désagréables n'est pas rendu non
volontaire par le fait que les autres ont choisi volontairement et ont agi selon leurs droits de telle façon que ça ne
lui fournisse pas une possibilité plus plaisante." (p. 323)
18
(non coercitive) ou à une menace (coercitive) ne peut pas être simplement le statu
quo ante, ou ce qui se passerait normalement en l'absence de l'intervention du
porteur d'offre ou de menace. Car ce statu quo peut lui même comporter de la
contrainte. L'exemple est celui d'un maître qui bat chaque jour son esclave. Un jour, il
lui offre de ne pas le battre en cette journée précise à condition que l'esclave effectue
un travail pénible. Par rapport au statu quo, il s'agit d'une offre. Mais l'intuition morale
voudrait que l'alternative "être battu ou faire une tâche pénible" ait plutôt le caractère
d'une menace. Cela est possible, selon Nozick, si l'on prend comme situation de
référence non pas le statu quo mais la situation moralement normale, dans laquelle
l'esclave n'est jamais battu. Comme le note Nozick, le choix de la situation de
référence peut dépendre des préférences de la victime. Il propose un autre exemple
pour le montrer,17 mais il suffit de modifier celui-ci. Imaginons que l'esclave soit un
masochiste qui aime être battu. Dans ce cas la proposition du maître a plutôt le
caractère d'une (mauvaise) offre.18
Appliquée à l'analyse du capitalisme, cette conception permet de nier que les
pauvres soient contraints. En effet, si l'on prend comme situation de référence une
répartition légitime des droits de propriété, les interactions entre échangistes sont
toujours des offres, et l'échange marchand est donc dépourvu de contrainte. Ceci
légitime la nouvelle répartition des droits de propriété issue de l'échange, ainsi que
les échanges qui s'ensuivront. À aucun stade la contrainte n'apparaît, même si la
pauvreté économique peut résulter de la succession de ces échanges libres. Un
pauvre ne peut donc être jugé contraint quand la répartition des droits de propriété,
qui sert de référence pour l'évaluation des offres ou menaces, est légitime.
Frankfurt (1973) estime que l'analyse de Nozick pourrait conduire logiquement
à la conclusion qu'un boucher de quartier qui augmente le prix de sa viande exerce
une menace sur ses clients. En effet, par rapport à la situation de référence telle que
17
L'exemple est celui d'un drogué auquel le fournisseur habituel demande, de façon exceptionnelle, d'effectuer
une tâche désagréable en plus du paiement usuel. La référence morale serait la non-fourniture de drogue, le statu
quo serait la fourniture de drogue au prix usuel. Selon la première référence, il s'agit d'une offre, mais c'est une
menace par rapport au statu quo. Ce dernier a la préférence de la victime, et c'est ce qui nous pousse à voir dans
cet exemple une menace, selon Nozick. "It may be that when the normal and morally expected courses of events
diverge, the one of these which is to be used in deciding whether a conditional announcement of an action
constitutes a threat or an offer is the course of events that the recipient of the action prefers." (Nozick 1969
p. 451)
18
Nozick affirme par ailleurs sa perplexité à propos des cas où la référence morale comporte un dommage infligé
par P à Q (par exemple, P, un policier, s'apprête à arrêter Q, un criminel). Si P propose à Q de l'épargner contre
un service, s'agit-il d'une offre ou d'une menace? Si la référence est la norme morale, c'est une offre. Mais par
référence à la situation préférée par Q (l'absence de dommage), c'est une menace.
19
préférée par ses victimes, c'est-à-dire le maintien des prix initiaux, le boucher leur
donne le choix entre deux options moins bonnes: acheter la viande plus cher ou bien
s'en priver (ou aller l'acheter plus loin).19 Pour éviter cette conclusion, il faut selon
Frankfurt ajouter deux conditions à la définition d'une menace: la victime a besoin de
ce qu'elle obtient dans la situation de référence, et la contrepartie qui lui proposée
est injuste ou inappropriée. Lyons (1975) argumente que ces conditions ne sont ni
nécessaires ni suffisantes, et propose une autre définition d'une "offre coercitive"
d'échange, comportant deux conditions modifiées selon lesquelles, en simplifiant,20
d'une part la victime est réticente à l'échange (en particulier son bénéfice est faible),
et d'autre part la victime a droit à un meilleur prix.
Ces deux auteurs ont en commun de suivre Nozick dans l'utilisation d'une
référence morale, et cherchent simplement à en modifier les termes, s'acheminant
vers une idée de juste prix totalement étrangère à l'approche libertarienne. De
nombreux auteurs ont par contre critiqué l'intervention de la morale dans les
définitions de Nozick, montrant même que sa définition de la liberté et des droits est
circulaire, puisque les droits sont définis en termes de préservation de la liberté,
tandis que la liberté est définie par référence à la situation normale où les droits sont
respectés.21 Zimmerman (1981) s'efforce de construire une définition non-morale de
l'offre coercitive, et propose comme critères le fait que la victime préfèrerait une
alternative différente à la fois du statu quo et de l'option offerte, et le fait que
l'oppresseur empêche activement la réalisation de cette alternative préférée.
Appliquée au problème du capitalisme, cette définition le conduit à conclure que les
offres d'emplois des entreprises capitalistes sont coercitives à deux conditions: 1) il
existe un autre type d'emploi économiquement viable que les travailleurs
préfèreraient; 2) les capitalistes empêchent la réalisation de cette alternative.
Comment l'analyse précédente peut-elle se rapporter à ces débats? Cette
littérature semble ignorer deux possibilités théoriques qui étaient exploitées dans la
section précédente. Le premier point est qu'il est possible que, dans l'évaluation
d'une offre ou menace, plusieurs situations de référence soient simultanément
19
Comme le note Frankfurt, le fournisseur de drogue qui exige un service exceptionnel (Cf note 17) ne fait après
tout qu'augmenter son prix. Nozick rétorquerait sans doute à Frankfurt que le maintien du prix de la viande n'est
évidemment pas la référence pertinente dans l'exemple du boucher.
20
La définition complète est la suivante: "1. P knows that Q is rationally reluctant to give y to P for x; and 2.
Either Q knows that he has a right to x from P on easier terms, or Q knows that P would have given x to Q, on
easier terms, if the chance had not arisen to trade x for y." (p. 436)
20
pertinentes. Suivant Nozick (1969), la plupart des auteurs se sont essayés au jeu de
donner "la" bonne définition d'une offre et d'une menace, en trouvant "la" bonne
situation de référence. Pourtant, Nozick lui-même avait suggéré que, selon les cas, la
situation pertinente de référence pouvait être le cours habituel des choses ou au
contraire la norme morale. Mais aucun de ces auteurs ne semble avoir envisagé que,
dans les cas complexes où notre intuition n'est pas claire, la présence de plusieurs
situations de référence conjointement pertinentes puisse seule rendre compte de la
réalité.22 Dans l'exemple de l'esclave battu, la proposition du maître est une offre par
rapport à la situation habituelle chez ce maître (première situation de référence),
mais est une menace par rapport à la situation habituelle chez un maître quelconque
(deuxième situation de référence), car en général les maîtres ne battent pas leurs
esclaves chaque jour sans raison. C'est aussi une menace par rapport au
comportement moralement normal d'un maître (troisième situation de référence).
23
Ces trois situations de référence sont pertinentes pour comprendre un aspect de la
proposition de ce maître. De la même façon, les pauvres à qui l'on propose un
emploi dégradant peuvent considérer cela comme une offre par rapport au cours
habituel des choses, dans lequel une personne sans emploi sombre dans la misère.
Mais ils peuvent aussi prendre cela comme une menace, par rapport à la norme
morale d'une société juste où chacun doit recevoir les moyens d'une vie décente.
Ces deux situations de référence sont pertinentes, et permettent d'expliquer pourquoi
on peut dire à la fois que les employeurs capitalistes sont moins violents que les
seigneurs féodaux et les esclavagistes, et que la société capitaliste opprime ses
pauvres d'une façon qui est moralement semblable à ce qui se passait dans les
sociétés féodales ou antiques, puisque toutes ces sociétés ne leur donnent le choix
qu'entre l'humiliation et la misère (ou la mort).
Le second point ignoré par cette littérature est qu'une société peut être
oppressive à l'égard de ses pauvres sans que ceux-ci ne rencontrent aucune relation
21
V. notamment Cohen (1995), Olsaretti (1998).
Zimmerman (1981) est celui qui s'approche le plus de cette idée, mais il semble considérer que la situation de
référence alternative (celle à laquelle la victime va ultimement se référer) est la seule véritablement pertinente et
surtout, est unique.
23
La seconde situation de référence repose sur une observation purement empirique, statistique. Nozick a donc
tort de croire que cet exemple force à adopter une référence morale. Mais il a raison d'introduire la référence
morale, car elle est aussi pertinente.
22
21
inter-individuelle directement oppressive.24 Zimmerman (1981) insiste par exemple
sur le fait qu'il n'y a d'oppression que si les capitalistes interviennent activement pour
maintenir les pauvres dans leur situation. Il donne l'exemple suivant. A kidnappe Q,
l'emmène sur son île où tous les emplois sont dégradants, et l'abandonne sans
ressources sur la plage. Le lendemain A propose à Q un emploi. Au même moment
B, qui a une autre usine sur la même île, arrive et propose aussi à Q le même type
d'emploi. Selon Zimmerman, seule la proposition de A est coercitive tandis que celle
de B est une pure offre, car A a agi pour mettre Q dans cette situation de
dépendance, tandis que B n'en est pas responsable. Mais Zimmerman oublie que du
point de vue de Q, ce qui lui arrive est identique, que l'offre d'emploi vienne de A ou
de B. Par rapport à la situation normale d'une société juste, Q est opprimé même si
seul B lui offre un emploi.
Modifions légèrement l'exemple. Un ouragan terrible arrache Q à son île et le
fait échouer sur l'île de A. Le lendemain, A lui fait une offre d'emploi dégradant. Q n'a
pas les moyens de payer son voyage de retour, dont le prix n'est pourtant pas très
élevé, et accepte l'offre. Selon la définition de Zimmerman, il n'y a pas de contrainte
dans cet exemple, tout au plus une exploitation par A du malheur de Q. Pourtant, par
rapport à la situation normale d'une société juste où un fonds de secours paierait à Q
son retour, l'offre d'emploi a bien, rigoureusement, le caractère d'une menace, et
peut donc être jugée coercitive. En effet, par rapport à la situation de référence qui
verrait Q rapatrié chez lui par le fonds de secours, les deux options proposées, un
travail dégradant ou la misère, sont clairement pires. Mais il ne s'agit pas d'une
coercition exercée par A, ni bien sûr par l'ouragan, car ce qui est en jeu est la
défaillance de la société, l'absence d'un fonds de secours. La coercition est donc
exercée par la société dans son ensemble, A n'étant qu'un rouage d'un mécanisme
structurel d'oppression des victimes de catastrophes naturelles. Comme on l'a dit
dans la section précédente, c'est la collectivité dans son ensemble qui est coupable,
et c'est ce qui rend l'oppression des pauvres si facile à occulter dans l'économie
capitaliste.
24
Sur l'articulation entre le choix dans des conditions institutionnelles particulières et le choix de ces conditions
particulières, V. Peter (2003).
22
Devoir de secours et juste prix
Le fait que l'oppression des pauvres soit anonyme et impersonnelle dans une
économie marchande ne doit pas faire oublier que l'exploitation de leur faiblesse
s'opère, elle, dans des relations d'échange avec des individus bien déterminés.
L'accent mis par Frankfurt (1973) et Lyons (1975) sur les termes de l'échange et leur
distorsion en faveur de la partie avantagée, apparaît plus pertinent pour décrire cette
exploitation que pour décrire la coercition en tant que telle. Mais cela suggère qu'il
existe peut-être un moyen de voir aussi de l'oppression dans cette exploitation.
On a vu plus haut que l'inégalité de richesse en elle-même suffisait à introduire
une distorsion de la relation d'échange telle que la partie faible est conduite à
accepter des choses qu'elle refuserait si sa richesse n'était pas inférieure. Ce qu'elle
accepte ainsi, c'est d'une part une quantité échangée plus importante au prix en
vigueur: à ce même prix, elle refuserait de vendre ou d'acheter25 autant si sa
richesse était égale à celle de l'autre. Mais on peut aussi s'intéresser aux termes de
l'échange plutôt qu'à la quantité: si sa richesse était égale, elle n'accepterait de
vendre ou d'acheter autant qu'à un prix plus avantageux. C'est un fait que l'inégalité
de richesse tend systématiquement à déformer les termes de l'échange en défaveur
de la partie faible.
L'analyse moderne, néo-classique, de l'équilibre offre-demande sur le marché a
discrédité la notion de juste prix qui, à l'honneur au Moyen-Age, a perduré sous les
dénominations de "prix naturel" ou de "valeur" chez les économistes classiques.
Dans la perspective contemporaine, le prix juste est le prix d'équilibre, quel qu'il soit.
Cette perspective ignore toutefois les déformations des termes de l'échange induites
par les inégalités, et reflétant peut-être une forme particulière d'injustice. Proposons
une nouvelle définition du "juste prix": le prix juste est celui qui prévaudrait à
l'équilibre offre-demande si les échangistes avaient des richesses égales. Tout autre
prix, observé notamment dans des équilibres inégaux, est injuste quand il redouble
l'avantage de ceux qui bénéficient d'une richesse supérieure.
En guise d'illustration, il n'y a pas besoin de faire une analyse sophistiquée du
marché du travail pour pouvoir dire que, si les qualifications étaient également
réparties dans la population, les emplois dégradants ne trouveraient preneur qu'à
25
Soulignons-le encore une fois: les pauvres achètent certaines catégories inférieures de biens dans des quantités
plus importantes que les riches.
23
des salaires bien supérieurs aux salaires actuels, tandis que, sous le poids de la
concurrence, les emplois agréables ou prestigieux seraient beaucoup moins
rémunérateurs. La hiérarchie des salaires découle assez directement26 de l'injuste
inégalité des dotations initiales en qualification.
Pour éliminer l'injustice d'une relation d'échange, il ne suffit cependant pas
d'adopter le juste prix, car même à ce prix, l'inégalité de richesse amène encore la
partie faible à accepter ce qu'elle refuserait autrement. La seule façon d'éliminer
l'injustice d'une relation d'échange, c'est d'égaliser au préalable les richesses des
échangistes.27
A priori, cette exigence de justice s'adresse à la société dans son ensemble, et
concerne l'agencement des institutions de base. Mais on pourrait envisager
néanmoins de transformer cette exigence impersonnelle en un devoir personnel pour
tous les individus qui se rencontrent sur le marché. Ne pourrait-on pas dire que les
individus qui se rencontrent sur un marché devraient s'interdire d'échanger lorsque
leurs richesses sont inégales? Imaginons un "idéal égalitaire", qui, de façon
semblable à l'idéal libertarien, dicte aux individus une conduite claire pour garantir
que la situation sociale reste juste quelles que soient les rencontres et les
préférences individuelles. Dans l'idéal libertarien, il suffit que les individus qui se
rencontrent vérifient que la signature de leurs contrats est volontaire. Dans l'idéal
égalitaire, les individus qui envisagent de passer un contrat doivent au préalable
égaliser leurs richesses. Après cette égalisation, tout contrat volontaire est considéré
comme légitime.28
Dans l'idéal égalitaire, deux pauvres qui se rencontrent vont égaliser leur
pauvreté avant de faire un échange. Cette égalisation aura un faible impact sur
l'inégalité d'ensemble. Mais par diffusion progressive, les rencontres multiples entre
individus les plus divers conduiront à une égalisation générale des richesses, et à
long terme l'idéal égalitaire préservera un très fort degré d'égalité.
26
A la pression de l'offre et de la demande s'ajoutent le poids des conventions sociales, qui explique sans doute
par exemple l'infériorité persistante des salaires féminins, ainsi que les valses fantaisistes des plus hauts salaires.
27
Lorsque les échangistes ont des caractéristiques personnelles spéciales (handicaps, talents…), une certaine
inégalité compensatoire de richesse peut être justifiée. Cette question, très importante, est ignorée ici. (Sur ce
thème, V. par exemple Fleurbaey et Maniquet 1999).
28
Qu'en est-il de la rencontre entre un individu et une entreprise à capitaux collectifs? On peut stipuler que dans
l'idéal égalitaire, les personnes qui investissent dans une affaire commune doivent au préalable égaliser leurs
richesses. De la sorte, les propriétaires d'une entreprise sont à égalité entre eux. Lorsque l'entreprise envisage
d'embaucher une personne, il faut égaliser au préalable la richesse de cette personne et de tous les propriétaires
de l'entreprise (ce qui peut se faire très simplement par un transfert entre cette personne et l'entreprise).
24
Par rapport à cet idéal égalitaire, l'exploiteur qui, dans le capitalisme ordinaire,
profite de la pauvreté de son partenaire dans l'échange, manque à son devoir
d'égalisation préalable et ne respecte pas le droit de la partie faible à un transfert
égalisateur. Les droits un peu particuliers que l'on voit fonctionner dans l'idéal
égalitaire sont des droits positifs mais qui imposent des devoirs personnels,
contrairement au schéma habituel. Cet idéal égalitaire est-il autre chose qu'une
curiosité théorique? Son intérêt est de montrer que, dans une certaine mesure, le
droit des pauvres à être aidés peut impliquer des devoirs personnels, et que
l'oppression des pauvres revêt alors un caractère personnel: l'exploiteur qui manque
à son devoir d'égalisation préalable est un bien un oppresseur, car, par rapport à la
situation de référence dans laquelle il ferait son devoir, ce qu'il propose a le caractère
d'une menace.
Nozick avait raison de dire que l'évaluation d'une proposition comme offre ou
menace ne peut s'appuyer simplement sur le cours ordinaire des choses, lequel peut
comporter de la contrainte. Un pauvre à qui l'on refuse une aide et à qui l'on fait
seulement une "offre" d'emploi est en réalité confrontée à une menace ou offre
coercitive, si l'on prend comme référence la situation où l'aide lui est versée.
Toute la question est alors de savoir si cette situation de référence a une
certaine pertinence morale. Lorsqu'un pauvre et un riche se rencontrent, le pauvre at-il un droit à ce que le riche lui transfère une partie de sa richesse avant de lui faire
une offre d'emploi? Si oui, alors le riche qui fait l'offre sans transfert préalable n'est
pas seulement un exploiteur, mais bien un oppresseur. On peut même le qualifier
d'oppresseur sans que la situation de référence comporte une égalisation complète
des richesses. Il suffit que la référence morale comporte une aide préalable, même
faible, pour que le fait de refuser cette aide et de se contenter de faire une offre
d'emploi puisse être analysé comme une menace.
Conclusion
Ce qui précède a montré que la thèse faible est vérifiée de façon beaucoup plus forte
qu'on ne pourrait le penser a priori. Deux observations à cet effet ont été
développées ici. D'une part, la pauvreté réduit les possibilités de choix suffisamment
pour exercer une véritable pression poussant les individus à "accepter" des travaux
ou des consommations qu'ils refuseraient dans des circonstances plus normales. Il y
a ainsi une similitude factuelle entre violence physique et contrainte économique;
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fondamentalement, cette similitude provient du fait que toutes deux réduisent la
liberté réelle. D'autre part, si l'on accepte l'idée que les pauvres devraient
normalement recevoir une aide plus importante de la part de la société, voire même
de la part de leurs co-échangistes, alors les offres qui leur sont faites sont coercitives
et ne sont, moralement, guère différentes des menaces ordinaires qui véhiculent la
violence physique. A la similitude factuelle de la condition des pauvres dans tous les
types de sociétés s'ajoute donc une similitude morale entre l'ancienne violence, bien
visible, des maîtres et l'apparente douceur des employeurs modernes. Auparavant,
on punissait les travailleurs récalcitrants. Aujourd'hui, la pauvreté fait office de
punition
préventive,
donnant
aux
menaces
modernes
l'apparence
d'offres
généreuses.
Ainsi, non seulement la pauvreté s'accompagne en pratique de violations
systématiques des libertés de base, mais, plus profondément, elle est un élément
d'un mécanisme social qui viole l'intégrité des personnes en les mettant en condition
de se soumettre indûment à la volonté d'autrui, d'accepter des offres normalement
inacceptables. Les pauvres sont opprimés, et toute personne qui échange avec eux
en profitant de leur dépendance n'est pas seulement coupable d'exploitation, mais
bien de participation à cette oppression.
Et ce n'est pas seulement la pauvreté, en un sens absolu, qui est au cœur d'un
tel phénomène. Toute inégalité de richesse produit une perversion analogue des
relations sociales, même si le degré de gravité est bien sûr proportionnel à l'inégalité,
et est plus marqué en ce qui concerne les personnes qui se trouvent au dessous
d'un seuil de pauvreté absolue.
Vue sous cet angle, la thèse faible devient difficile à distinguer de la thèse forte.
Puisque toute pauvreté (ou même toute inégalité) comporte une oppression, le droit
fondamental à l'intégrité personnelle ne peut être respecté que par l'instauration d'un
droit à échapper à la pauvreté. Ces deux droits deviennent presque synonymes. De
la même façon, on considère que l'agression physique est une violation patente du
droit à l'intégrité. Pourtant, cela aussi dépend d'un lien empirique entre intégrité de la
personne et intégrité du corps. Si, comme dans certains jeux vidéos, l'individu avait
une réserve illimitée de corps disponibles, l'agression physique ne pourrait plus être
jugée comme attentatoire à l'intégrité personnelle, et serait comparable à une légère
bousculade entre piétons dans une rue encombrée.
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C'est en découvrant un lien empirique et moral direct entre pauvreté et violation
de l'intégrité de la personne que l'on peut condamner la pauvreté avec la même force
que l'on condamne ordinairement l'agression physique. Ce lien est moins visible en
ce qui concerne la pauvreté. Il n'en est pas moins réel pour autant.
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