Un échange kazakh : quand les os circulent, la belle parole

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Un échange kazakh : quand les os circulent, la belle parole
Recherches
Sociologiques
2003/3
A.-M. Vuillemenot : 53-63
Un échange kazakh : quand les os circulent,
la belle parole est honorée *
par Anne-Marie Vuillemenot
**
En contexte centre-asiatique et plus particulièrement kazakh, les réseaux de
l'échange se construisent d'abord autour des foyers des yourtes, huttes circulaires en feutre. Cet article se propose de mettre en évidence que la circulation des
biens de yourte en yourte, la nourriture distribuée à la fin du repas de rete, met
en jeu bien plus qu'une redistribution entre personnes. Il s'agit en effet du
maintien d'équilibres précaires entre le monde des humains et les au-delà, en
préservant la circulation de la belle parole et de ses prolongements culinaires:
la nourriture préparée.
Sans remettre radicalement en cause le don au sens où l'entend Marcel
Mauss
donner, recevoir, rendre -, des travaux récents, aussi bien
théoriques (A. Caillé, J.-T.Godbout) que de terrain, ont apporté des nuances intéressantes. À l'instar de ce que R. Hamayon décrit en terrain mongol, les Kazakh vivent et perçoivent l'échange en trois temps: céder, solliciter, nouer. La circulation entre ces trois termes, clairement bijective,
illustre leur manière d'être à l'échange. Se met ainsi en place une éthique
de la gratitude et de la gratification ainsi que d'un partage qui, à travers
les mots ou ce qui circule dans et par la bouche, s'adresse à la Parole ellemême.
Au commencement kazakh, plus que le Verbe, était la circulation du
Verbe devant permettre aux humains de répondre au partage, exigé par
les Dieux et autres figures d'Esprits, des espaces et des lieux compris dans
l'univers kazakh entier .
I
-
• Je vais livrer, dans ces quelques pages, un ensemble de données ethnographiques que j'ai recueillies au
sud-est du Kazakhstan entre 1992 et 1998.
••UCL, Unité d'anthropologie et de sociologie, Place Montesquieu l, B 1348 Louvain-la-Neuve et
ULB, Faculté des sciences sociales, politiques et économiques, avenue F. Roosevelt 50, B 1050
Bruxelles.
l "Essai
sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques", L'année sociologique,
1923-1924, T.I, pp.30-186, rééd. in MAUSS M., 1968 (1950).
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Recherches Sociologiques, 2003/3 - Échanges autour du don
L'univers pré-humain kazakh se compose, à l'image du millefeuille, de
mondes superposés ayant chacun des habitants. Le monde des humains se
trouve en équilibre entre les mondes d'en haut et les mondes d'en bas qui
sont peuplés de divinités, de figures d'esprits, d'ancêtres, de morts plus
récents, d'animaux "totémiques" 2. De cette grande complexité initiale
demeure aujourd'hui, à la suite de l'islamisation du Kazakhstan au XIe
siècle, une construction de trois mondes qui s'empilent autour de l'axe
vertical de l'arbre des mondes. L'ensemble des comportements de la société kazakh traditionnelle va tendre à essayer de préserver à tout prix les
équilibres entre ces trois mondes à travers l'organisation et la transmission de circuits d'échange. Pour ce faire, deux personnes sont chargées préférentiellement de ce travail, le baksi 3 dans l'espace-temps du
rite et la belle-fille dans la quotidienneté 4.
Dans cette société de bergers semi-nomades qui changent de pâturages
au rythme des saisons, la yourte est l'univers des femmes et le foyer est
entretenu par elles. Si l'homme ramasse le bois, le savoir du feu, des tisons et des braises est celui de la femme. La répartition sexuée des tâches
réserve à l'homme l'abattage de l'animal qui sera consommé, et à la femme, le traitement de la viande et la préparation des repas.
De même la construction de la yourte 5, le choix de son emplacement,
son orientation relèvent du savoir des femmes. D'ailleurs une yourte n'est
jamais montée si elle est destinée à abriter simplement des hommes.
L'élévation de la hutte traditionnelle correspond systématiquement à
l'ouverture d'un foyer dont la mariée ou la belle-fille est gardienne. Des
hommes logeant seuls, par exemple lors des transhumances, construisent
une simple tente.
Dans les périodes d'abondance de nourriture, surtout en été, chacun des
foyers présents dans le pâturage, l' ayl ", invite tour à tour les autres
habitants des yourtes présentes. Le protocole d'invitation est systématiquement le même. Le père ou le fils aîné de la famille parcourt le pâturage à cheval, de yourte de yourte, sans mettre pied à terre, signifiant par
là qu'il reste en chemin et surtout que c'est lui qui invite et qu'il ne faut
pas préparer un thé, donc un repas, pour lui. Tous ceux qui sont présents
à ce moment-là dans la yourte sont invités. En fait, les enfants ne se
déplacent pratiquement jamais, non qu'ils soient potentiellement encombrants, mais par mesure de protection élémentaire. En tant qu'enCes quelques lignes ne sont pas le lieu d'une polémique sur l'existence ou non de figures totémiques
en Asie centrale suivant la classification communément acceptée, en anthropologie, en matière d'altérité
transcendante. Soulignons simplement qu'aujourd'hui sur ce terrain, cette question est loin d'être résolue.
3 Chamane soufi.
2
À ce sujet voir VUILLEMENOT A.-M., 2002, "The kazakh baqsi and the daughter-in-law, defining a
locus for the circulation of speech", in Civilisations of Central Asia: Sedentary and nomadic peoples.
Tradition and present, Samarkand (à paraître).
5 Habitat traditionnel, hutte circulaire en feutre.
6 Par extension le village est aussi désigné par le même mot, mais initialement il s'agit bien des différents pâturages fréquentés par les semi-nomades.
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fants, qu'humains "nouvellement faits" comme le montre le rite de naissance (Vuillemenot, 1997), ils sont susceptibles plus que d'autres d'être
attaqués sévèrement par des djins, des figures d'esprits qui rôdent préférentiellement autour des foyers et de la nourriture en utilisant ce véhicule
pour s'introduire dans les individus et apporter le mal, le malheur ou la
maladie.
Dans le meilleur des cas, l'invitation se fait la veille, mais bien souvent
c'est le jour même qu'il faut se mettre en route presque immédiatement.
En effet, les trajets sont longs, les habitations n'étant pas côte à côte, ce
qui évite le problème de surpâturage. La montagne ou la steppe, suivant
les cas, s'emplissent alors de cohortes à cheval ou à pied, d'hommes, de
femmes et de rares enfants. Il faut souligner ici que toute activité engagée
est, instantanément ou presque, abandonnée au profit de l'invitation. La
priorité est donnée au rassemblement afin que chacun puisse contribuer à
la circulation de la belle parole.
De quoi s'agit-il en fait? Le dialogue et à travers lui l'échange se mettent en place par la fumée du foyer. Autour de ce dernier ne circule pas
que de la nourriture préparée (on ne sert pas du "cru" 7 à table, jamais),
mais aussi les mots qui peuvent et doivent alimenter la belle parole qui
s'adresse aux Dieux. Chacun est donc tenu de produire de beaux mots:
poésies, chants, récitations ou improvisations sur des thèmes récurrents
qui mettent en scène les héros des grandes épopées ou la vie quotidienne
du berger, seul avec son troupeau face à une nature imprégnée de multiples présences.
Le déroulement de la fête est immuablement le même. Les femmes
préparent beaucoup de nourriture, de viandes qui, en période estivale, se
consomment à profusion, de salades qui représentent un véritable luxe
quand le marché le plus proche se situe à six ou sept heures de trajet à
travers pâturages et pistes, de pains nan, de beignets bayirsak. Un ou plusieurs moutons suivant le nombre de convives sont tués la veille ou le
jour même par le maître de maison, aidé de ses fils ; ils découpent ensuite
les bêtes. Les femmes de la yourte se chargent alors du lavage et du
tressage des intestins et de la cuisson d'un mouton complet dans la grande
kazan, marmite en fonte dont le fond semi-circulaire est directement mis
en contact avec les flammes du foyer.
Ce mouton est invariablement bouilli de longues heures, l'art de la
cuisson résidant à obtenir une viande tendre mais qui ne se détache pas
des os. Le sternum et les parties des côtes avant qui s'y rattachent sont
soit conservés pour une autre fête, soit offerts en fin de repas, avec des
friandises et du pain, aux bergers de la yourte chez qui se déroulera la
prochaine rete. Seules les pattes et la tête sont rôties et débarrassées ainsi
7 Entendons par "cru", dans ce contexte, les fruits et les légumes qui ne sont pas mûrs, les mets qui ne
sont pas salés et bien sûr tout ce qui n'a pas de graisse. Le gras est une manière de cuire, de réchauffer,
que l'on retrouve dans toute l'aire turco-mongole.
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Recherches Sociologiques, 2003/3 - Échanges autour du don
de la laine, nettoyées, grattées plusieurs fois, puis jetées dans le bouillon
en milieu de cuisson.
Le pain préparé la veille se présente sous forme de galettes de tailles
différentes suivant les habitudes familiales, transmises de génération en
génération. La préparation en est identique dans toute l'Asie centrale et,
entre autres témoins, Ella Maillard la décrit en 1933, lors de son expédition aux Monts Célestes (Maillard, 1933 :48) :
«À la farine, la jeune femme joint de l'eau salée, de la levure, trois
louches de beurre fondu, puis elle commence à pétrir, pèse de son poing
fermé avec toute la force de son bras musculeux cerclé d'argent; elle est
agenouillée sur un morceau de feutre». La pâte repose quelques heures,
puis: «La femme libère la pâte des couvertures qui la recouvrent, en fait
des boules qu'elle aplatit de la paume et dont elle marque le centre ... ».
Les galettes sont collées aux parois de la kazan, auparavant humidifiées.
Le feu crépite sous la marmite et au-dessus du couvercle plat. Les pains
sont retournés en fin de cuisson pour être dorés sur les deux faces.
Les beignets sont aussi préparés la veille, dans la marmite remplie au
tiers d'huile végétale et de graisse de mouton bouillantes. C'est un long
travail réunissant souvent plusieurs femmes qui profitent de ces instants
communs pour transmettre des nouvelles et se raconter. Cette cuisson devient ainsi une pré-fête pour elles qui le lendemain assureront le service
en permanence.
La place des invités dans la yourte est également immuable. L'espace
interne de la yourte se divise suivant deux axes: aîné/cadet, masculin!
féminin 8. Les hommes s'installent au fond, au nord ou à l'ouest, ainsi
que les invités d'honneur, les femmes s'assoient plus près de la porte, au
sud ou à l'est, les enfants se tiennent à l'extérieur de la yourte ou à l'intérieur à côté de la porte. Lorsqu'il y a de nombreux participants, les
hommes mangent d'abord seuls, puis les femmes et enfin les enfants. Le
maître de maison commence par saluer et remercier l'ensemble des personnes présentes d'être venues. Il préside ensuite à la distribution de la
nourriture.
Le repas débute par la bata, sorte de bénédiction, constituée d'un ensemble d'invocations et de remerciements à Allah ou à Kudaj (dieu des
Perses). Ces paroles sont prononcées par l'aîné, homme ou femme, ou par
le plus prestigieux des invités. C'est l'occasion d'honorer par de belles
paroles l'hôte, sa famille et son lignage, et ce avec une formule consacrée:
Chanirak biik boleçiniz, bossara berik boleçiniz
(Que ton chanirak 9 soit haut, que tes chambranles de porte soient
forts et puissants)
8 Cette organisation spatiale est décrite de manière identique dans les travaux de R. Hamayon pour la
yourte mongole (HAMAYON R., 1970, p.l3S).
9 Roue sommitale de la yourte.
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le sens étant: que les deux voies d'accès de ton habitation aux autres
mondes soient en meilleur état possible pour assurer la circulation du
dialogue avec les habitants des autres mondes.
Durant la bata, chacun reste silencieux et maintient devant lui ses deux
mains ouvertes, paumes tendues, le bord cubital de chaque main touchant
l'autre, les phalanges des annulaires et des petits doigts devant se croiser.
Puis à la fin de la bénédiction, au moment où le silence s'installe, chacun
passe ses deux mains devant son visage en un geste connu dans tout le
monde islamique. Ce même geste est répété à chaque fois qu'une bata est
prononcée, avant d'égorger un animal ou dans les différents circonstances
où le baksi intervient.
Le partage de nourriture commence par une distribution de kymiz (lait
de jument) ou de chybat (lait de chamelle), et se poursuit par un thé,
c'est-à-dire un premier festin de salades et de préparations autres que la
viande, accompagné de nombreux bols de thé au lait de vache sucré dans
lesquels, suprême délice, on ajoute de petits morceaux de graisse de mouton grillée. La graisse est utilisée comme un agent thermique 10, elle sert à
réchauffer une eau qui, même bouillante, n'est pas considérée comme
chaude. Il en est de même pour l'eau de lavage : c'est le savon gras qui
réchauffe, l'ébullition n'est pas suffisante.
Après que chacun se soit servi à profusion, toute la table est débarrassée. Le plat suivant est la viande, couchée sur un lit de pâtes "maison"
et arrosées du bouillon dans lequel on ajoute des oignons et de l'ail frais.
Les femmes de la yourte, la bergère et ses filles aînées, ou sa belle-fille et
ses filles, viennent chacune déposer un plat en une procession qui se fait
par ordre d'aînesse ou de prestige.
Le premier plat est présenté à ceux qui sont assis à la place d'honneur ;
il est constitué de la tête du mouton dont le front est marqué d'une croix
qui soulève un peu la peau et qui permet ainsi d'en arracher aisément un
morceau; parfois la langue est prédécoupée et déposée sur le front si bien
que l'invité peut s'en saisir et la manger. C'est généralement à l'aîné que
ce plat est présenté. La tête s'accompagne des iliaques, des fémurs ou des
omoplates à la viande charnue.
L'aîné est chargé de découper la tête, en mange un petit morceau et
distribue le reste en accompagnant d'une parole chacun des morceaux.
Par exemple, en tendant la langue à un autre invité, il peut lui dire: «Je
te donne cette langue pour que tu saches trouver les beaux mots qui feront
que tous admirent tes improvisations» ou encore: «Je te donne cette
oreille pour que tu entendes les voix de tes ancêtres qui guident tes pas»
ou, plus ironique: «Je te donne cet œil pour que tu saches voir et regarder et que tu n'égares plus tes moutons» ... Il n'est pas rare que ces morceaux soient offerts aux plus jeunes fils de la maison qui attendent impatiemment ce seul moment où ils pourront s'approcher de la table et qui
10 Cet usage traverse l'Asie centrale et est signalé également par P. Centlivres
LIVRES P., 1985).
en Afghanistan (CENT-
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ressortent fièrement de la yourte avec des morceaux qui sont de véritables
friandises.
Chacun se doit d'accepter avec beaucoup de déférence ce geste de l'aîné et de le remercier très poliment. Il se peut aussi que le découpage de la
tête soit entamé par un des invités et qu'il la transmette à un autre, plus
jeune que lui, qui continue de la même façon à la dépiauter et ceci
jusqu'à ce qu'il ne reste plus que les os du crâne.
Il faut souligner cette prépondérance donnée au partage de la tête et de
tous les organes sensoriels dont elle dispose. Avec la tête, nous entrons en
kazakh dans un champ sémantique qui englobe également le début, le
commencement, le lieu privilégié de liens possibles avec les autres mondes. En effet, chez l'humain, la tête est le siège d'un des principes vitaux,
le kyt, qui est le potentiel de bonheur et de chance partagé par un même
lignage, dont chaque individu est dépositaire, veillant à ne pas s'en faire
déposséder par les djins.
Les bergers connaissent l'anatomie à travers le dépeçage des animaux ;
ils permettent de se nourrir ou peuvent aussi être offerts en sacrifice lors
des grands rites de passage et notamment de la mort. Il s'opère un
mimétisme - ou plus, une identification - entre la bête et l'homme à
travers la reconnaissance anatomique de caractéristiques communes aux
mammifères. Ainsi, la tête du mouton ou celle du cheval sont bien
évidemment traitées symboliquement comme une tête d'homme.
L'anthropomorphisme s'opère aussi pour les lieux naturels qui sont des
voies d'accès privilégiées pour les au-delà. La tête de la montagne ou la
tête de la source participent de cet entre-deux qui offre la possibilité
d'une relation avec les mondes d'en haut ou avec celui des esprits-maîtres
ou celui des ancêtres. De même, la montagne respire, son souffle est bien
visible quand elle se couvre de brumes et de brouillards.
Dans cet acte ritualisé du partage de la tête de mouton, qui exige le silence et où seule la parole de l'aîné circule, les vrais actants du partage
sont les êtres de l'invisible, les divers djins qui s'expriment par la voix de
l'acteur-aîné chargé à cet instant de la médiation entre les mondes. On
s'imagine facilement toute la dimension que prend un tel partage lorsqu'il
est effectué par un baksi qui préside au repas.
D'autre part, la tête et les pieds sont les seuls morceaux à subir une
double cuisson; rôtis puis bouillis, ils appartiennent au champ de la
double médiation, chère à C. Lévi-Strauss, par l'intermédiaire du feu et
de l'eau.
Si la tête est l'objet d'un dialogue avec les mondes d'en haut, il est remarquable que les pieds ne soient pas partagés et ne soient consommés
que par les enfants de la yourte en un ultime lien qui les rattache à Umaj,
déesse qui vit sous terre et qui accompagne et protège les nouveau-nés.
En effet, les pieds rejoignent les mondes d'en bas comme la tête est liée
aux mondes d'en haut. L'anthropomorphisme
des lieux et des espaces,
qui attribue une tête à la montagne et à la source, leur décerne également
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des pieds qui sont en rapport direct avec les mondes souterrains. Or, ces
mondes chtoniens sont extrêmement dangereux pour les humains; dans
les mythes d'origine, ils sont signalés comme étant le domaine des dieux
chassés sous terre qui ont essayé de capturer les principes vitaux des humains. La seule déesse que l'on retrouve dans toute l'aire chamanique et
turcophone est Umaj. Elle est la seule à soutenir la vie. Il n'est donc pas
question de partager les pieds de mouton entre tous, non pas parce que ce
sont de bas morceaux, mais bien pour le danger que représenterait un dialogue initié avec les mondes d'en bas. C'est hors de la yourte et entre eux
que les enfants se partageront les pieds.
Le reste de la viande est distribué, plat par plat, entre les hommes qui
en goûtent un peu, puis sortent leur poignard ou leur couteau, la découpent en petits morceaux et la répartissent sur l'ensemble des plats. Chacun
se sert alors librement. Le bouillon est offert en même temps, il se
nomme sorpa, ce qui n'est pas sans évoquer le terme arabe de chorpa qui
désigne un bouillon de légumes.
Même si les enfants mangent en dernier, ils ne manquent jamais de
nourriture, car il est manifeste que tous en laissent aux suivants.
Après ce festin fréquemment interrompu par des chants, des récits ou
des anecdotes, un autre thé est partagé sur le même mode que le premier.
Ce thé est le signal d'un concert où tous les convives présents sont tenus
de participer par un chant ou une déclamation. Le plus applaudi sera le
meilleur improvisateur sur des thèmes connus et revisités, mettant en
scène les héros traditionnels, le berger seul face aux éléments naturels qui
se déchaînent ou aux multiples rencontres possibles avec des figures
d'esprits dans l'immensité de la steppe et de la montagne. Il existe de
même un répertoire de chansons qui circulent d' ayl en ayl et qui se
complète de nouveaux morceaux à chaque saison, les femmes étant les
principales instigatrices des nouveautés.
Avant de dire, réciter, chanter, chaque personne remercie ses hôtes,
porte un toast, parfois assez long, où le kymiz tient lieu d'alcool. Chacun
présente ainsi des excuses à l'ensemble de la communauté pour les mauvaises paroles qu'il aurait pu prononcer et pour ses actions qui auraient
offensé ou gêné d'autres membres du pâturage. Par ces confessions publiques codifiées, la parole est rendue à son statut initial de communication et d'échange avec les au-delà, elle est à nouveau belle parole pour
tous et autour de tous.
La fête se termine généralement par des jeux dont le plus apprécié et le
plus prestigieux est le kykpar ou jeu de la chèvre. Plus précisément les
hommes jouent, ils jouent aux cartes et au cours de parties qui semblent
paisibles, ils perdent ou gagnent argent et biens. On ne joue pas sans
mise, cela ne présente aucun intérêt. Les jeux les plus populaires sont la
course de chevaux suivant un parcours balisé, dont l'enjeu est toujours un
prix conséquent (un cheval, un tapis ...) et le kykpar. Ce dernier est une
variante d'un jeu qui est connu de la Mongolie à l'Afghanistan et qui
traverse l'Asie centrale. Une chèvre est égorgée, sa tête et ses avant-pattes
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sont sectionnées. Le jeu se joue par équipe ou individuellement. La
chèvre est déposée sur le sol, les hommes l'entourent à cheval. Au signal
donné par l'aîné, qui ne joue pas mais arbitre, tous se précipitent pour se
saisir de l'animal et le coincer entre le genou et la selle afin de l'emporter
le plus loin possible. Les cavaliers se battent, se bousculent, se précipitent
les uns sur les autres pour s'arracher le corps ballant de la chèvre. Le
vainqueur vient jeter la dépouille aux pieds de l'invité d'honneur ou sur
le seuil de la yourte d'une femme qu'il honore ou qu'il aime, en échange
d'un présent: argent, morceau de tissu, baiser.
Qui est le véritable destinataire de cet échange sur le seuil? La femme
qui s'occupe du feu de ce foyer n'est dans ce cas qu'une médiatrice entre
le cavalier et les figures d'esprits des mondes d'en bas avec lesquels on
communique par le seuil de la yourte. Par ce geste, le joueur rend un animal qui a été ravi aux mondes (humain et non humain) le temps d'un jeu.
La viande attendrie par toutes ces manipulations sera préparée dans la
yourte du vainqueur et partagée par la communauté de jeu.
Le kykpar peut durer plusieurs heures et entraîner les cavaliers loin
dans la montagne ou dans la steppe. Ce faisant, il instaure un espacetemps particulier. Un va-et-vient s'installe entre les vastes espaces où,
quotidiennement, le berger conduit son troupeau et la yourte. Seul avec
son bétail, le djigit (cavalier des steppes) vit entre ciel et terre, lutte contre les éléments naturels, rencontre des figures d'esprits, maîtres-possesseurs et djins qui occupent ces lieux. La yourte quant à elle représente le
véritable lieu d 'humanisation dont les limites territoriales se marquent à
l'aide du poteau à chevaux. L'espace entre ce pieu et le seuil de la yourte
étant lié à un interdit majeur sur les échanges de paroles, les salutations se
font à l'intérieur de l'habitation après que le cavalier ait mis pied à terre
et qu'il ait solidement attaché sa monture.
En passant de la steppe au seuil ou de la montagne au seuil, les joueurs
de kykpar sont projetés dans l'extra-quotidienneté Il, c'est-à-dire dans un
temps qui ne nécessite plus le respect de l'interdit présent dans la quotidienneté et qui ouvre à un autre type de dialogue avec les au-delà.
À la fin du rassemblement, chacun rejoint sa yourte. L'hôtesse distribue à chaque femme un peu de viande, des pains, des fromages, des friandises et des os sur lesquels il ne reste pas forcément de viande mais qui
possèdent encore soit de la moelle, soit du cartilage. Ces présents sont
attendus par les enfants des autres foyers et signent un dernier partage jusqu'à la prochaine rencontre. Le circuit instauré par le dialogue se construit sur un support matériel, la circulation de "choses" échangées.
Cette distribution d'os met enjeu la responsabilité de tous ceux qui ont
participé au repas face à la mort de l'animal même si elle ne fut pas sacrificielle. C'est bien, une fois encore, l'équilibre du potentiel de vie de
l'ayl qui est concerné par cette distribution. Une évidence s'impose: la
Il
Ce concept appartient aux travaux d'Eugenio Barba et de Nicola Savarese en anthropologie théâtrale.
A.-M. Vuillemenot
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nécessité de ne pas rompre le dialogue avec toutes les présences qui ont
inévitablement participé aux échanges de la fête et qui sont susceptibles
d'accompagner les convives jusqu'à leur propre demeure. Il est entendu
que ces figures d'esprits peuvent choisir de se manifester n'importe quand
pour demander leur dû auprès de ceux qui les reconnaissent et les
honorent.
Le squelette et les os se trouvent au cœur de la manière kazakh de se
penser aux mondes. La société traditionnelle se divisait en os blancs (la
noblesse) et en os noirs (le peuple). Sans entrer en détail dans la symbolique des couleurs, il faut signaler que la couleur blanche, ak, est aussi
associée au lac de lait primordial des univers mythiques, à l'ouest et à la
colonne vertébrale. Le noir, kara, désigne aussi l'aîné, le plus important
et est associé au nord et à la gauche 12.
L'os et la lignée sont donc étroitement liés. De plus, la vie de l'homme
ou de l'animal dans les au-delà post mortem est subordonnée à l'intégrité
du squelette. Il est exclu de laisser traîner des os n'importe où: quand les
os ont été nettoyés de leur cartilage et de leur moelle, ils sont enterrés.
Que les os soient répartis à des endroits différents pose peu de problème
puisqu'il est admis que le mort peut se trouver à plusieurs endroits en même temps, et ce, sous des formes différentes (Kaskabasov, 1984; Roux,
1984).
Un os reste tout à fait particulier: l'omoplate. Les mères kazakh sont
toujours inquiètes pour les omoplates de leurs enfants, elles leur font régulièrement des massages de décollement des omoplates, «pour que le sel
ne s'y dépose pas», disent-elles. Plus encore, quand une femme plus âgée,
plus expérimentée en maternité, une femme guérisseuse ou encore une
femme chamane est présente, tous les enfants du pâturage lui sont amenés
pour qu'elle donne son avis sur les omoplates de ces derniers. Une de ses
paumes se saisit alors de la tête de I'humérus et de l'articulation acromioclaviculaire, l'autre se glisse sous l'omoplate et elle mobilise le tout par
des mouvements circulaires pendant quelques minutes ; ce qui a pour effet immédiat de faire hurler l'enfant et de chasser de lui tous les djins
malfaisants qui auraient pu l'habiter. Les djins représentent le contraire
de l'échange: prendre pour soi, ne rien donner en retour. Leur intervention participe des échanges non seulement non sollicités, mais surtout que
chacun voudrait pouvoir refuser.
Toutes les maladies osseuses ou articulaires sont décrites dans les diagnostics de la médecine traditionnelle kazakh en termes de sel qui s'y
cristallise ou de vent qui dessèche en soufflant à travers des géodes osseuses. Il s'agit manifestement d'une cuisine corporelle particulière.
L'attention portée à l'omoplate et à son bon fonctionnement souligne
l'importance pour le petit de l'homme, en se redressant, de s'humaniser
12 Sur la symbolique des couleurs dans l'aire turcophone, voir les travaux de L. Bazin, de J.-P. Roux
(ROUX J.-P., 1984) et trois ouvrages collectifs majeurs (en russe) publiés par l'Académie des Sciences
de Sibérie de Novosibirsk en 1988, 1989 et 1990 : Traditsionnoe mirovozrenie tjurkov juzhnoj sibiri.
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Recherches Sociologiques, 2003/3 - Échanges autour du don
définitivement et de ne pas rester en partie dans le monde des esprits d'où
il vient. L'accès à l'humanité se fait par l'acquisition de la verticalité et
de la marche. Or, le seul os mobile du squelette, os suspendu, est précisément l'omoplate. C'est grâce à la possibilité qu'a l'omoplate de
glisser sur la cage thoracique que nous pouvons utiliser nos bras de
manière indépendante. Cet os est devenu marqueur d'humanité pour une
société traditionnelle qui «anthropomorphise» une grande partie des
habitants non humains de ses mondes et un certain nombre d'espaces et de
lieux.
La lutte traditionnelle qui impose, pour gagner, de plaquer au moins
une omoplate de son adversaire au sol s'inscrit dans cette logique. Il
s'agit par cet acte de le déshumaniser temporairement. De même, l'ours,
qui peut se redresser sur ses pattes arrières et dont les omoplates coulissent également, se trouve être une figure particulièrement puissante de
l'aire chamanique sibérienne, altaïque et sud-altaïque.
Une dernière remarque sur l'omoplate: celle du mouton est utilisée en
scapulomancie. Cette méthode de divination est courante et fréquemment
sollicitée au Kazakhstan même contemporain.
* *
*
Le lecteur l'aura compris, dans la société kazakh, l'os se trouve au centre de la vie, il en est le point de départ et l'achèvement.
En accompagnant, au cours de ces quelques pages, le déroulement des
repas de fêtes dans l'ayl, la triade "céder, solliciter, nouer" s'impose d' elle-même.
Les échanges mis enjeu dans ces relations de voisinage d'un même pâturage, à travers le partage des os, engagent toute l'assemblée et, au-delà
d'elle, l'ensemble des lignages et la société kazakh, dans une circulation
cyclique qui fonde la grande cohérence de la coexistence de mondes interdépendants.
Il y a un caractère incontournable, obligatoire, à cette distribution.
L'impensable serait qu'une yourte, qu'un foyer de l'ayl se refuse à participer au dialogue avec les autres mondes en évitant d'organiser une invitation à son tour. Même dans les cas où la yourte est considérée comme
pauvre, c'est-à-dire sans bétail ou avec peu de bétail. Ce cas est rare, ce
fut le mien lorsque, pour la première fois, je montai en 1992 ma yourte à
côté de celle de mes informateurs principaux pour les trois mois de la
saison d'été en haute montagne. En tant que dernière arrivante dans le
pâturage, j'invitais en dernier.
Étant sans bétail, un mouton me fut offert pour que je puisse remplir
mes obligations. Non pas dans la seule optique d'une redistribution des
biens, d'une démonstration de prestige, mais dans cette nécessité qui est
faite à chacun des foyers présents de dialoguer sans interruption avec les
au-delà.
A.-M. Vuillemenot
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En ce sens, le chef du pâturage ou celui qu'on considère comme tel,
me présenta des excuses pour l'ensemble des paroles qui auraient pu me
blesser pendant ce séjour et s'adressa à mes Dieux qui sans aucun doute
reconnaîtraient la valeur du dialogue engagé, Dieux qui, il n'en doutait
pas, conversaient déjà depuis longtemps avec les leurs.
Par cette intervention, il universalisait la Parole, celle-là même qui à
travers les fumées des foyers, les cessions, les sollicitations et les liens
noués reconnaît la légitimité de l'humanité au sein des Univers.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPIDQUES
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2000 L'Anthropologie du don. Le tiers paradigme, Paris, Desc1ée de Brouwer.
CENTLIVRES P.,
1985 "Hippocrate dans la cuisine: le chaud et le froid en Afghanistan du Nord", in
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GODBOUT IT. (en collaboration avec CAILLÉ A.),
1992 L'esprit du don, Paris, La Découverte/Poche.
2000 Le don, la dette et l'identité. Homo donator versus homo œconomicus, Paris,
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1984 Kazakhtin khalik prozasi, Almaty, Kazakh SSR enen "Gilim".
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1997 Le corps immobile et silencieux, proposition d'une lecture spatiale de la vie
quotidienne et rituelle, au sud-est du Kazakhstan, thèse de doctorat, Université Libre de Bruxelles.
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