Amélie Nothomb - Hygiène de l`assassin - art

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Amélie Nothomb - Hygiène de l`assassin - art
Amélie Nothomb - Hygiène de l'assassin
Journaliste depuis peu, je voulais impérativement interviewer un octogénaire
Écrivain mondialement connu, et qui devait mourir dans les deux mois,
Selon les pronostics de ses médecins. Je n'étais pas le seul de ma profession
À avoir eu cette idée, beaucoup de pays étrangers avaient délégué
Des confrères pour cette tache : savoir ce qu'il y avait dans le ventre de ce vieillard
Jouissant d'une telle renommée dans le domaine de la littérature. Ainsi,
Deux mois avant sa mort, il put se rendre compte de l'ampleur de sa notoriété.
Il lui a donc fallu faire le tri ne pouvant recevoir tout le monde, et son secrétaire
Se chargea de ce travail en éliminant d'abord tous ceux qui ne parlaient pas le français.
Il n'aimait pas les langues étrangères et ne faisait confiance à aucun interprète.
Étant devenu avec l'âge un peu raciste, il demanda de ne recevoir que des blancs.
Cela choqua énormément son entourage, car dans ses travaux antérieurs,
Rien ne pouvait présager de telles prédispositions. Probablement, avant de mourir,
Devenait-il sénile, où alors, le faisait-il exprès pour scandaliser ses sbires,
N'ayant plus rien à perdre dorénavant. On élimina les télévisions et les magazines
Féminins, politiques ou médicaux qui eussent voulu savoir comment il avait attrapé
Un cancer aussi rare, dont il était si fier, c'était celui des bagnards incarcérés à Cayenne,
Jadis, pour violences sexuelles... Il vivait donc sa maladie comme un signe
De sa noblesse, un signe venant s'inscrire sur son corps obèse à la voix d'eunuque.
Les médecins étaient surpris de le voir encore vivant à cet âge-là,
Avec tout ce qu'il ingurgitait sans se soucier d'une quelconque hygiène alimentaire.
En outre, il fumait ses vingt havanes par jour, mais était chaste et buvait peu,
Ce qui expliquait peut-être sa longévité, malgré un coeur étouffé par la graisse.
Notre homme survivait, mais il n'en avait maintenant plus pour très longtemps
Et le monde était sens dessus dessous, attendant tous les jours des informations,
Des reportages, sans parler de sa mort. C'était affreux, beaucoup d'intellectuels
Ont essayé de tirer la couverture à eux en se demandant si le succès prodigieux
De cet écrivain était justifié, s'il n'avait pas en fait plagié, volé des auteurs inconnus...
On entendit tout et son contraire, ce qui concouru à assurer à cette agonie
Un retentissement exceptionnel. Notre auteur habitait au rez-de-chaussée d'un immeuble,
Car se déplaçant en fauteuil roulant, il lui fallait avoir tout de plain-pied
Et n'être tributaire de personne, ne supportant plus ni les hommes, ni même les animaux.
Une infirmière passait le voir à 17 heures pour le laver, mais ses courses, il s'arrangeait
À les faire encore lui-même chez l'épicier, près de chez lui. Il arrivait à communiquer
Avec son secrétaire, par téléphone la plupart du temps, et faisait tout
Pour éviter de trop le voir. Cet homme habitait sous les combles de l'immeuble
De notre écrivain, qu'il continuait à vénérer pour ses actions humanitaires, sa charité
Et cette générosité naturelle que l'on pouvait revivre à chacun de ses livres.
Par contre, il terrorisait les journalistes venant le questionner,
Souvent ils avaient l'impression d'être des correspondants de guerre.
Cela commença un 14 janvier.
Le premier intervenant fut reçu par un : " Bonjour, monsieur " inexpressif et crispant,
Dans une atmosphère lourde et surtout très sombre, il devait être dix heures du matin et
La seule chose qu'il considérait au lever du lit était sa voix, pas son visage.
L'autre essaya d'entamer la conversation, mais rien ne venait, l'auteur restait muet.
Le journaliste lui demanda, histoire de rompre ce silence, comment il allait ?
Le sachant sur le point de mourir, la question parut fortuite. Silence. Soupir.
Je ne sais pas, lui répondit-il,
Si je savais à quoi je pense, je ne serais jamais devenu écrivain...
... Et le journaliste, devant l'écrivain allant bientôt mourir inexorablement,
Lui posa cette question fondamentale : " Pourquoi avez vous écrit,
Était-ce pour vous connaître vous-même ? ". L'autre le regarda un moment
Sans répondre, et ce silence, chacun le garda pour lui lorsque Monsieur Tach
Ouvrit un placard contenant des dizaines de manuscrits non encore édités.
L'homme de presse se mit à calculer le nombre de livres que cela ferait et
À tout l'argent à tirer d'un tel trésor. On sut par la suite l'énorme intérêt de l'éditeur
Parisien Albin Michel devant une telle manne, il programma la sortie de cette partie
D'oeuvre inconnue à compte-goutte et produite par un homme dont la célébrité
Internationale n'était plus à faire. Détendu, il fit quelques confidences
Sur sa précocité à écrire, il entra dans les détails, mais les détails ennuyèrent
Le journaliste qui finit par ne plus écouter son interlocuteur, il fixait
D'une façon obsédante l'armoire pleine de feuilles, elles-mêmes, pleines de mots,
Objets de tous nos malheurs, pensa-t-il bêtement... Puis, lui revint à l'esprit
Cette période sombre de la guerre où les activités de notre écrivain
Étaient des plus troubles, et comme son métier consistait à poser des questions,
Il en profita, il le fit sur ce thème, mais pour avoir cette réplique en retour :
" Oui, je me souviens avoir mal mangé ces années-là. " Voilà, rien de plus.
Comme quoi lorsqu'un homme de parole décide de se taire,
Vous pouvez toujours essayer de le faire parler, vous n'aurez rien.
Malin, l'auteur dévia la conversation sur une autre période de son existence, celle où
Il décida d'arrêter d'écrire, subitement comme une ménopause, a-t-il ajouté le con,
Profitant de ce temps disponible, je suis devenu un parfait gourmet,
Fréquentant les meilleurs restaurants de la ville et des alentours
Pourvu qu'ils soient chers, bons et agréables, le reste, tout le reste, je m'en fous
Comme de mon premier caleçon. Un nouveau silence s'installa entre les deux hommes,
L'écrivain se leva de son fauteuil difficilement vu son obésité et alluma
La télé pour y regarder avidement les spots publicitaires.
Demain dans le journal, des milliers d'admirateurs sauront tout sur cet homme :
Il passait son temps à manger et à regarder la pub. à la télé,
À dormir et à fumer, à peu lire et à faire chier tout son petit monde aussi.
Tout cela ne l'empêcha pas d'avoir un cancer dont l'origine
Provenait d'un accident de naissance, mystérieux.Vous seriez donc né condamné
Et vous êtes arrivé quand même à vivre quatre-vingt-trois années,
C'est incroyable ! fit le journaliste jaloux, n'en pouvant plus de contenir sa colère
Contre ce salaud, ce profiteur.
L'autre finaud sentit le reproche, la haine cachée sous les convenances et
Commençait enfin à s'intéresser à ce journaliste se dévoilant contre sa volonté.
Il lui offrit alors un caramel collant aux dents en signe d'amitié.
Avez-vous peur de mourir ? Non, pas du tout, mais j'ai peur de la souffrance,
Je ne suis pas comme certains artistes s'en servant pour créer,
J'ai dans mes tiroirs assez de morphine pour calmer un régiment d'éléphants agonisants.
Alors on lui posa la question piège de la vie après la mort,
Il en rit au point de baver son caramel et d'en postillonner le jeune homme.
Il y eut entre eux quelques autres phrases sur la vie dans son ensemble
Et de son intérêt en particulier ...
L'homme, bientôt mourant releva la tête face au journaliste
Pour lui parler à contre-coeur de son oeuvre littéraire, objet de toutes les attentions
Des intellectuels bien pensants et des autres gens aussi. Mais que dire de plus
Après ces milliers de mots assemblés dans la plus grande intimité
Avec le soin que l'on donnerait à élever un enfant chétif, malade,
Un vieillard grabataire, un mourant en train de perdre le fil de sa vie.
Que dire de plus à un professionnel vous posant des questions ridicules,
Vous pointant du doigt comme si vous étiez coupable d'un vol à l'arraché,
D'un crime pas encore commis. Malgré tout, les deux hommes essayèrent
De communiquer un peu, pour ne pas perdre la face, sans parler du temps,
Notion n'ayant plus aucun sens pour le vieil homme maintenant.
Ce fut un dialogue de sourds, à bâton rompu, où chacun chercha à coincer l'autre
Par des invectives de comptoirs de bistrots, mais au bout d'un moment,
Un concept fut évoqué par l'écrivain selon laquelle écrire était un métier de pute.
Si de beaucoup de métiers cette comparaison est recevable, pour l'écriture
Cela surprend un peu. C'était la première fois de sa vie qu'il accepta de recevoir
Chez lui des journalistes pour répondre à leurs questions ou du moins à les laisser
Les poser sans jamais leur donner de réponses acceptables.
L'homme vivait seul si l'on exceptait son secrétaire. Pas d'amis, pas de femmes,
Pas de relations mondaines comme ce fut le cas pour d'autres, je pense à
Sollers, Houellebecq... L'écrivain vivait comme une taupe dans sa taupinière,
Heureux, malheureux, personne ne savait rien de son existence
Et c'est pour cette raison que les journalistes du monde entier se bousculaient
Au portillon du home de cet homme sauvage, mais célèbre.
- Si j'étais beau, je ne vivrais pas reclus ici.
Cette phrase aussi banale fut-elle, fera mouche à la une de tous les journaux,
Elle éclairera la part d'ombre de cet écrivain et surtout de son oeuvre,
S'il avait était beau, il n'aurait jamais écrit un seul livre, a-t-il ajouté,
Il serait devenu barman comme tout bel homme qui se respecte.
À y regarder de près, le journaliste constata en effet la laideur de son interlocuteur,
Avant, il ne s'en était pas rendu compte, elle passait inaperçue.
Mais était-il plus laid que gros, ou plus gros que laid ?
Nous prendrons des photographies et les lecteurs jugeront d'eux-mêmes...
Ainsi pensa le journaliste à ce moment-là de l'interrogatoire.
L'auteur, gros et gras, se mit à vociférer tous les malheurs dont son corps adipeux
Faisait vomir l'ensemble du monde lorsqu'il se montrait.
Il fit même l'inventaire de ces maux, et moi, son journaliste du moment,
Que pouvais-je arguer pour arrêter cette effusion de mots où, ses yeux de cochon,
Ses poils débordant de son nez, défini comme une patate chaude, et puis,
Tout le reste qu'il préféra garder pour lui par respect pour mon jeune âge.
A-t-il toujours été aussi gros ? Oui, il l'a toujours été, et ce dès ses dix-huit ans,
Je fis tout pour lui offrir mon indifférence, j'en rajoutais plus qu'il n'eut fallu,
Parlant avec sincérité de la blancheur de sa peau fine, nette et probablement
Forte agréable au toucher... J'eus peur un instant d'avoir débordé
Les limites des convenances avec cette dernière observation,
Mais il ne l'entendit surement pas, car il continua à démolir son image
De joufflu imberbe ressemblant plus à une paire de fesses qu'à autre chose.
J'arrête là cette descente en enfer dont personne à ce jour n’avait le moindre soupçon.
En fait, il n'avait jamais connu comme tant d'autres artistes la souffrance physique
Ou mentale, il s'était donné pour précepte ces mots :
" Ce sont les autres qui souffrent de me voir, moi, je les regarde. "
Cet homme aurait-il aimé avoir une autre vie, comme tout un chacun
La rêve autrement selon ses désirs les plus enfouis, les moins aussi ?
Il avait tourné sa bosse pas mal en ce bas monde, c'est pourquoi il me fit valoir
Que toutes les vies se valaient. Certes mon capitaine, mais que voulez vous répondre
À ce constat philosophique du niveau de baccalauréat ? Je ne répondis rien, alors
Il continua sur sa lancée avec ces mots empruntés à une femme
Pour laquelle il avait eu jadis le plus grand engouement : " Non, je ne regrette rien ".
Edith Piaf dans sa tombe se retourne, entendre ça lorsqu'on est mort
Ne doit pas être facile, mais enfin les morts ont-ils droit à la parole ?
C'est à ce moment-là que je pris conscience de ma lourde responsabilité :
Je me devais d'offrir maintenant, puisqu'il en était encore temps,
À tous les intellectuels de France et de Navarre, les derniers mots
Fe notre maître écrivain, installé confortablement dans cette salle à manger
Lui servant de séjours. J'ouvrais grandes les oreilles de mon empathie coutumière
Pour cette ultime interview au profit de je ne sais quelle association caritative.
Notre homme ne regrettait rien de son existence et si tout devait être
À recommencer, il aurait reproduit exactement à l'identique ce qu'il avait vécu,
Pour autant que j'ai vécu, m'a-t-il précisé, et moi de lui répondre :
Écrire, n'est-ce pas vivre ?
Comment pouvait-il donner sens à ma question saugrenue,
Puisqu'il n'avait rien vécu d'autre, je veux dire d'intéressant, en dehors
De ses vingt-deux romans et ceux vus dans le placard et non édités pour l'instant.
Pourtant cet homme avait inventé mille personnages évoluant dans notre monde,
Et lui restait là, planté comme un mort-vivant, pire, un fantôme.
À vos yeux, cher monsieur, si vous ne deviez retenir qu'un seul de vos personnages,
Lequel garderiez vous au fond de votre coeur avant de partir,
De quitter ce monde des vivants ?
À ma question, probablement trop pointue pour un homme se préparant à mourir
J'eus une réponse franche et directe : aucun. Comment pas même ce vendeur de croix
M'ayant tellement impressionné à la lecture d'un de vos livre et auquel
Vous lui ressemblez comme deux gouttes d'eau, ce personnage brutal face à la réalité
Rejetant tout en bloc surtout ce qui pourrait le dévoiler, en fait c'est vous ?
Bon et alors, cela prouve quoi et vos impressions de lecteur nous mènent où ?
Je n'ai rien à voir avec mes écrits,
Je pourrai sans difficulté les renier tous sans exception,
Vous pouvez le dire dans votre article, je m'en fous, m'en contrefous complètement.
Ceci étant dit, je reconnais qu'il a dû y avoir des choses de moi là dedans
Mais je n'ai jamais cherché à les psychanalyser, à me rabaisser à ce niveau
Affreusement médical, chirurgical, et n'ayant rien à faire avec mon art à moi,
Qui n'est rien d'autre que du n'importe quoi, du bidon que tout ça,
Du bidon je vous dis. J'ai les pieds sur terre et les tergiversations des intellectuels
Sur mon compte, je m'assois dessus, soyez en assuré.
J'en ai marre de l'entendre dire ces conneries sur son oeuvre et sur lui-même,
Je refuse de marcher dans ses combines, ses manipulations outrageuses
Que tout le monde connait et dont il a usé pour en arriver à être reconnu
Dans le monde entier comme le meilleur écrivain d'entre nous tous.
Monsieur Tach, longtemps après lecture de vos écrits, j'éprouve un certain dégout,
Mais je ne sais si c'est votre oeuvre ou bien l'homme en face de moi
Qui me font cet effet-là. Ce n'est pas du dégout mais mon esprit critique,
Il titille en vous ce que vous avez de plus mauvais et cela me satisfait pleinement.
En tant qu'auteur, ce fut toujours mon objectif et je suis ravi
De vous mettre dans ce malaise, en déséquilibre, mieux
C'est ma raison d'être d'agir ainsi : en lisant un livre de moi, vous traversez
L'horreur et selon comment vous vous en tirez, vous accédez ou non
Au sommet de mon art. Je m'en suis donc sorti indemne, répliquai-je à ce bougrelas
D'homme désespéré depuis toujours et faisant bonne mine malgré lui
Et tous ses discours. Je le vois gesticuler dans son fauteuil de handicapé,
Éructant quelques cris stridents de son cru pour me faire plier intellectuellement,
Se contredisant à chaque carrefour de sa pensée comme un banquier comptable
Prit en flagrants délits, la main dans le sac.

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