6266_q1_La planète football

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6266_q1_La planète football
La planète football. Entretien avec Pascal Boniface
http://www.scienceshumaines.com/la-planete-football-entretien-avec-pascalboniface_fr_14616.html
Mensuel N° 173 - Juillet 2006, Art rupestre. Une nouvelle hypothèse
http://www.scienceshumaines.com/art-rupestre-une-nouvelle-hypothese_fr_259.htm
À première vue, la Coupe du monde de football est un grand événement sportif. À
seconde vue, derrière chaque match, c'est aussi une partie économique,
culturelle et politique qui se joue, explique Pascal Boniface. Le football est un
concentré de la mondialisation et de ses contradictions.
Quand il s'agit de foot, sa passion de toujours, l'expert retrouve son âme d'enfant : J'ai
« 10 ans », avoue tout de go Pascal Bonniface à l'orée de son dernier ouvrage, Football
et mondialisation. Le jour du coup d'envoi de la Coupe du monde, l'analyste deviendra
en effet un supporteur comme un autre, aussi enfiévré, aussi chauvin même. L'analyste,
plus souvent occupé par les passions au Moyen-Orient, l'étude du terrorisme ou les
rivalités de puissances en Asie que par les dieux du stade, est depuis longtemps
soucieux de réconcilier sa passion et son métier. S'étant heurté aux « pisse-vinaigre »
(dit-il) de l'édition et de la recherche, il n'a pas baissé pavillon. Le résultat est un
rafraîchissant plaidoyer pour ce sport symbole de la mondialisation et une lecture en
profondeur des évolutions de la planète, dans l'improbable mais révélateur miroir des
stades : le monde est foot !
Vous analysez avec enthousiasme la conquête de la planète par le football,
depuis la fin du XIXe siècle. Peut-on porter un regard aussi émerveillé sur un
phénomène qui est aussi le fruit de la domination occidentale du monde ?
Le football est un empire, et quel empire ! Il n'est pas aujourd'hui de phénomène plus
global. Dans le sillage des marins, des marchands, des industriels, des militaires et des
colons anglais, le football a séduit le monde entier. Sa diffusion a aussi été amplifiée par
la migration des jeunes gens des bonnes sociétés de la planète, venus faire leurs
études dans les collèges de Sa Très Gracieuse Majesté, qui rapportaient au pays pour
l'été leur ballon et l'envie de taper dedans... La radio et la télévision ont ensuite
parachevé cette conquête. La finale France-Brésil, celle-là même qui a attiré plus de
deux milliards de téléspectateurs ! L'empire du foot règne aujourd'hui sur le monde
entier, jusqu'en des contrées improbables comme le Népal, le Bhoutan ou la petite île
de Montserrat, aux Antilles. Mais cet empire ne s'est jamais bâti sous la contrainte. Il
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s'est emparé très pacifiquement des esprits et des coeurs. À vrai dire, ce sont même
plutôt les esprits et les coeurs qui ont adopté ce jeu si british. Si l'on veut absolument
parler de puissance, alors c'est de « puissance douce » qu'il s'agit, pour reprendre les
termes du politologue américain Joseph Nye. Quel rêve c'eût été de voir les États-Unis
de George Bush, et plus encore la Grande-Bretagne de Tony Blair, se souvenir de cette
réussite pour penser plus intelligemment leur stratégie d'exportation de la démocratie en
Irak !
Il ne s'agit certes pas de conquête militaire, mais le football n'en a pas
moins incarné une forme de domination culturelle occidentale. Vous
rappelez même que la fédération argentine interdisait de parler espagnol...
En effet. L'Asociacion del Futbol Argentino, fondée en 1893, sous l'impulsion d'un
professeur d'origine anglaise, a adopté toutes les règles, y compris les plus marquées
par l'esprit britannique : l'un des premiers guides indiquait par exemple que « le joueur
lésé pouvait accepter les excuses du coupable à condition qu'elles fussent sincères et
formulées dans un anglais correct », l’Asociacion del Futbol Argentino ne permettant
pas que l'on parle espagnol lors des réunions de ses dirigeants. C'était la conséquence
de l'élitisme d'un sport qui avait d'abord été adopté par les classes sociales supérieures,
soucieuses de mimétisme à l'égard d'une modernité incarnée par l'Europe. Mais, à
l'évidence, cette phase élitiste de la mondialisation du foot n'a pas duré.
En vérité, comme tous les phénomènes culturels, le football s'est mondialisé en se
réinventant au contact de peuples et de civilisations multiples, qui lui ont donné au fil du
temps un sens approprié à leurs besoins. Il est à ce titre le miroir de l'évolution des
sociétés, plus qu'il ne l'impulse. Depuis 2000, le base-ball a cédé sa place de premier
sport national japonais au football, pour ce qui est de l'audience télévisée. Selon un
anthropologue nippon, le phénomène a beaucoup à voir avec l'hédonisme croissant de
cette société : à l'effort constant exigé du base-ball, les Japonais préfèrent désormais
l'instantanéité du football.
Vous soulignez le caractère très pacifique de l'empire du foot. Mais la
médaille a son revers : les terrains sont souvent, aussi, le lieu où
s'expriment les passions nationalistes les plus violentes...
Je suis un amoureux lucide, pas aveugle. Le foot a une relation très ambivalente avec
l'identité nationale. Et comment pourrait-il en être autrement ? Il s'est développé au
moment même où se créaient et se consolidaient les États-nations en Europe.
D'emblée, ce jeu - comme le sport en général - a donc été chargé de la mission de
consolider l'identité nationale. En se groupant pour soutenir « leur » équipe, les
supporteurs expriment facilement un sentiment commun d'appartenance. Pour les États
déjà constitués, qu'ils soient de récente ou de vieille extraction, un match est donc
l'occasion bénie de réaffirmer le sentiment national. Pour les peuples qui aspirent à
accéder à l'indépendance, il est un préalable. La formation nationale de foot précède
souvent l'État : ce fut le cas pour l'équipe du FLN qui défendit de 1958 à 1961 les
couleurs d'une Algérie qui n'existait pas. En témoigne aujourd'hui encore l'existence de
l'équipe palestinienne, affiliée à la Fifa depuis 1998. Sauf à considérer en soi le
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sentiment national comme un méfait, il n'y a là rien de particulièrement malsain. Tout
dépend de la violence qui accompagne le processus d'indépendance, et cela n'a guère
à voir avec le sport. Les idéologues de la galaxie « anti-foot » m'irritent, qui jettent
l'anathème sur le sport, avec des méthodes qui n'ont que peu à voir avec l'honnêteté
intellectuelle, parlant par exemple, comme le fait le sociologue Jean-Marie Brohm de
« peste émotionnelle ».
Le foot ne mérite pas cet excès d'indignité. Il est ce que les sociétés et les
entrepreneurs politiques en font. C'est par exemple un excellent thermomètre de la
décomposition des États. Les premières lézardes de la fédération yougoslave sont
apparues à l'occasion d'un match entre le Dynamo de Zagreb et l'Étoile rouge de
Belgrade, en mars 1990 : les affrontements entre les supporteurs des deux clubs ont fait
plus de 60 blessés graves. De même, les matchs entre le Slovan de Bratislava soutenu
par les Slovaques et le Sparta Prague, symbole de l'identité tchèque, ont toujours donné
lieu à des échanges vifs entre les supporteurs. Pourtant, dans le second cas, cela s'est
terminé par un « divorce de velours » ; dans l'autre, en boucherie. Sans que le foot ait
quoi que ce soit à voir à l'affaire.
À mes yeux, ce sport sert plutôt, comme l'a montré Norbert Elias, à canaliser les
passions : « Les spectateurs d'un match de football peuvent savourer l'excitation
mythique d'une bataille qui se déroule sur le stade et savent qu'aucun mal ne sera fait
aux joueurs ou à eux-mêmes. » À ce titre, il apaise les nationalismes. La Coupe
d'Europe de football favorise le développement d'un sentiment d'appartenance commun,
entre les peuples d'un continent traversé durant des siècles par des guerres intestines.
Non seulement les antagonismes restent cantonnés dans les stades, mais les matchs
entre clubs étrangers contribuent à faire prendre conscience de l'existence des autres.
« Faites le foot, pas la guerre », pourrait-on dire. Le vocabulaire ne ment pas, de ce
point de vue : « bombarder les buts adverses » ; « exploser les défenses », « mitrailler
le gardien »..., les métaphores guerrières abondent. Le foot permet ainsi d'exprimer un
nationalisme résiduel qui n'a rien de malsain.
Bien entendu, le tableau est différent si l'on observe les relations sportives entre le
Japon et la Chine. Lors de la Coupe d'Asie 2004, Pékin s'est transformé en un véritable
camp retranché après la victoire du Japon en finale, à la fureur des supporteurs chinois.
Mais cela ne me paraît guère le reflet d'un maléfice particulier à la passion du foot. Voilà
le fruit de la mémoire non soldée de la Seconde Guerre mondiale et des rivalités de
puissance contemporaine entre les deux géants.
Je dirai exactement la même chose du racisme qui s'exprime parfois dans les stades. Il
n'est pas question de défendre en quoi que ce soit l'extrémisme fascisant de certains
tifosi italiens. Mais les stades n'ont pas le monopole du racisme dans la péninsule.
Comme l'a montré le succès du livre de la célèbre journaliste Oriana Fallaci, expression
d'une islamophobie hallucinante, où il est par exemple question des « mosquées qui
grouillent jusqu'à la nausée de terroristes », et qui s'est vendu à 1 million
d'exemplaires... Il faudrait là analyser les effets complexes sur la société italienne de la
multiplication par cinq en vingt ans du nombre des immigrés dans le pays. Bref, le foot a
bon dos ! « Ce n'est pas du mouchoir que viennent les larmes », dit joliment Eduardo
Galeano.
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Si le foot ne déclenche pas de guerres, les valeurs qu'il porte - le culte de la
performance, le goût de la victoire - ne contribuent-elles pas à nourrir des
sentiments politiquement dangereux ?
Le football n'est pas une bulle de douceur et de fraternité dans un monde violent et
compétitif. La chose est entendue. Et il n'est pas interdit de rêver d'un autre monde. Il
n'empêche que le foot est ce que nous en faisons. Il a aussi bien servi le régime
mussolinien que fourni aux réformateurs iraniens un lieu d'expression de leur
dissidence, les matchs se terminant régulièrement par des manifestations d'opposition à
Ruhollah Khomeiny au début des années 1980. La junte argentine garde le souvenir
cuisant de cette liberté des stades : elle qui voulait faire de la Coupe du monde 1978 sa
vitrine a été mise en accusation comme jamais !
Au risque d'utiliser une expression malfamée, le bilan est globalement positif. Le foot est
aussi, et surtout me semble-t-il, un espace de réconciliation. La coorganisation de la
Coupe du monde 2002 par le Japon et la Corée a été un moment fort du rapprochement
entre les deux pays. D'une manière générale, la mondialisation du foot favorise
l'ouverture aux autres, à leur culture, à leur histoire.
Les salaires des joueurs, le jeu des transferts, la concurrence entre les
clubs... Le foot n'est-il pas aussi un lieu d'apprentissage des inégalités, de
la loi du plus fort et du plus riche ?
Dans la mesure où il est une parfaite incarnation de la mondialisation, le foot est aussi le
parfait reflet des inégalités qu'elle génère. Et je ne vous cache pas mon inquiétude. Le
camp du « football fric » gagne du terrain. Les grands clubs ont aujourd'hui des
stratégies de développement dignes de véritables multinationales, avec le vocabulaire et
les méthodes y afférents, où l'on peine parfois à repérer quelque attachement aux
valeurs du sport. Le président du Real Madrid qualifiait d'ailleurs récemment son club de
« première world company du football ». De la même manière, le président du richissime
club de Chelsea parle volontiers marque et parts de marché. Les joueurs deviennent
des actifs, les supporteurs des consommateurs... Le regroupement des plus grands
clubs européens dans un G14 qui tente de damer le pion au pouvoir de la Fifa ne me
rassure pas. De même, l'arrêt Bosman, rendu en 1995 par la Cour de justice
européenne, abolissant toute limite au transfert des joueurs au sein de l'Union, favorise
la marchandisation du sport en autorisant la concentration des talents dans les clubs les
plus riches.
Ces torrents d'argent déversés sur les stades sont certes la rançon du succès. Ils
pourraient être aussi l'antichambre de la mort de la passion mondiale pour le football.
Qui s'intéressera encore à un match si l'issue en est décidée par le budget du club ? De
ce point de vue, la mondialisation du football pose exactement la même question que la
mondialisation tout court : comment réinventer une capacité politique de gouverner les
dynamiques économiques ? Comment concevoir des règles permettant de concilier
efficacité et respect de nos valeurs ? La messe n'est pas dite.
Pour l'heure, malgré ces dérives, je persiste et je signe : le foot reste l'un des espaces
privilégiés de la démocratie. Il offre des possibilités d'intégration et de promotion sociale
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que le reste de la société ne permet pas. Il permet de devenir ce que l'on est et pas ce
que l'on naît !
Propos recueillis par SANDRINE TOLOTTI
Entre géopolitique et ballon rond
La semaine, cet homme-là évolue sous la lumière un peu blafarde des salles de cours et
des centres de conférences, où il s'efforce de comprendre le monde qui nous entoure.
Pascal Boniface dirige l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) et
enseigne à Paris-VIII. Spécialiste des questions géopolitiques, il est ainsi l'auteur d'une
quarantaine d'ouvrages analysant les rapports de force mondiaux sous tous leurs
aspects.
Le week-end, ce passionné de foot depuis toujours - « une passion non réciproque, je
suis un joueur médiocre » - accompagne ses enfants et d'autres sur les stades,
s'efforçant de partager avec eux ses valeurs fondamentales : « Le football est un
formidable lieu d'apprentissage des règles de la vie en collectivité et de l'esprit de
solidarité. »
C'est donc assez naturellement que lui vint l'idée, à la veille de la Coupe du monde
1998, de réconcilier sa passion et son métier : personne, jamais, ne s'était penché sur
les aspects géostratégiques de ce jeu planétaire par excellence. Il trouva portes closes.
Aucun éditeur ne donna crédit à une démarche par trop iconoclaste. Qu'à cela ne
tienne : le projet devint un colloque organisé par l'Iris. Face au scepticisme ambiant, P.
Boniface avait réussi à prouver qu'il y avait bien là un sujet, et un sujet sérieux. Depuis,
sa démarche est mieux comprise. Il publie aujourd'hui le résultat de ces années de
recherche sur les rapports entre ballon rond et mondialisation.
Parmi ses ouvrages :
- Football et mondialisation, Armand Colin, 2006.
- Vers la 4e guerre mondiale, Armand Colin, 2005.
- Chroniques proche-orientales, 2001-2005 Dalloz, 2005.
- Les Relations internationales depuis 1945, Dalloz, 2005.
- La France contre l'empire, Robert Laffont, 2003.
- Est-il permis de critiquer Israël ?, Robert Laffont, 2003.
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