Etude du flou « Jesse James

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Etude du flou « Jesse James
 Bruce THOMAS Licence 2 Cinéma Etude du flou L’assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford Ce film d’Andrew Dominik (son second long métrage) est marqué par la présence du flou. L’univers ésotérique et mystérieux de cette œuvre est accentué par des halos floutés qui surgissent lors des scènes narratives. Comment le réalisateur utilise t’il le flou ? Dans quel but ? C’est ce que nous allons tenter de comprendre en analysant plusieurs séquences de ce film. La puissance narrative de cette œuvre est remarquable, c’est une pièce véritablement saisissante dans sa manière d’extirper le réel, d’altérer visuellement la perception du spectateur afin de capter l’instant. Au tout début du film, l’histoire de Jesse James nous est racontée; tandis que la voix off se mêle à la musique, les premiers passages flous apparaissent. Le réalisateur utilise alors une très grande profondeur de champ dans le but de rendre les contours indistincts. Les éléments proches sont flous tandis que ceux qui se trouvent loin son nets La lumière paraît saturée, elle participe à la création de cette atmosphère fantasmagorique, rappelant la notion de rêve et d’imaginaire. Jesse James est mis en avant, il est net tandis que le reste du monde s’immerge dans l’opacité. Le personnage semble isolé de l’univers qui l’entoure, il s’affirme par la netteté dans une solitude abstraite et confinée. Il se retrouve ainsi constamment au centre de l’image, clair, tandis que les paysages se noient dans l’arrière plan. Dans un autre extrait, juste avant le braquage du train par Jesse James et sa bande, une séquence narrative supplée par une musique récurrente, utilise le flou. Les plans sont floutés par le réalisateur lui-­‐même car le seule contrôle de la profondeur de champ ne suffit pas pour créer une telle impression. Cette fois-­‐ci, Jesse James est le seul personnage à ne pas être net ; il flotte comme une silhouette entre les rails du train tandis que les autres bandits préparent le braquage. Dans cette séquence, plusieurs plans sont faits séparément sur Jesse et son frère. Il reste dans le vague tandis que son frère apparaît net, en gros plan. Jesse paraît calme à ce moment là, il est quasi-­‐statique, ses déplacements sont très lents et ses gestes sont fluides. Cette volonté du cinéaste de distinguer les deux personnages peut s’expliquer de différentes manières. Comme dans l’extrait précédent, le flou s’annonce avec les paysages, la caméra semble voguer nonchalamment, tout comme la musique qui crée une sensation de flottement. Cependant, contrairement à l’autre séquence, Jesse n’est plus au milieu de l’image, il devient un élément du paysage, immortel, hors de portée, tandis que la réalité s’exprime avec les autres personnages. Cet effet de flou dénote également la complexité insondable du caractère de Jesse James, son étrange versatilité, sa personnalité ambivalente. Il est ailleurs, il évolue indépendamment de l’image, restant mystère. Au bout de 1h18, Jesse James part avec le frère de Robert Ford. Ils sont tous deux à cheval, perdu entre le blanc de la neige et le blanc du ciel. Les paysages, encore, annoncent le flou. Les champs de blés recouverts de neige sont opaques aux bords de l’image. C’est une démarche de western car les paysages de l’ouest Américain participent grandement à l’univers du mythe. Le réalisateur utilise sûrement un objet en verre devant l’objectif, dans le but d’acquérir cette netteté au centre et ce flou sur les bords. La réverbération de la lumière crée un halo grâce au prisme qui réfracte la lumière blanche. C’est un système vraiment intéressant, conférant toujours à l’œuvre un caractère énigmatique, on croirait regarder la scène derrière un judas. Dans ce film, le flou appartient au personnage de Jesse James, il lui est propre et exacerbe son ambiguïté. C’est juste avant le dénouement qu’un nouveau principe apparait ; celui de la vitre non plane. A l’époque, en effet, les vitres n’étaient pas planes. Le réalisateur filme la fille de Jesse du point de vue de celui-­‐ci, tandis qu’il la regarde à travers la vitre. Cet effet atténue les éléments de la photographie, la fille semble se trouver très loin, comme perdue dans l’image. Jesse James sait qu’il va mourir et regarde sa famille s’éloigner, il sent qu’elle lui échappe. On le voit ensuite lui, derrière la vitre, déformé complètement à travers la surface non plane. Il devient une âme errante, un esprit déjà mort. Ses expressions changent, et juste à travers celle-­‐ci, on perçoit une force intérieure haletante, l’énergie des derniers instants. On a alors l’impression de voir un fantôme, un homme du passé qui s’est fait prendre par la volonté du destin. Dans ce film, le flou n’apparaît que lors des séquences narratives, il est inhérent à la narration. Dans toutes les séquences narratives, Jesse James est présent car il représente à la fois le héros, l’icône et l’univers entier de l’œuvre. L’univers de l’œuvre est intérieur, il se trouve en Jesse James, et les paysages nous immergent dans sa vision introspective du monde qui l’entoure. Dans la séquence narrative du début, on apprend que Jesse a une inflammation aux paupières et cette altération visuelle est justifiée par la présence du flou. Le spectateur prend alors son point de vue, son regard, comme point d’encrage dans le récit. Le flou intervient alors davantage comme un indice permettant de décrypter le film que comme un moyen de brouiller les pistes. Au final, on ne sait que très peu de choses sur Jesse James, sur ce qu’il pense et sur ce qu’il ressent. Le flou est une manière d’amener des renseignements par l’abstraction. C’est ici un outil artistique remarquable. A tous points de vue, il exacerbe l’isolement du héros, qu’il soit net ou non, il suggère sans divulguer et permet au spectateur d’être lui-­‐même acteur du film. Les différents moyens utilisés ; profondeur de champ (ouverture du diaphragme), réfraction de la lumière via un objet en verre, vitres non planes, sont autant d’indices différents permettant de caractériser des atmosphères justement différentes. Les scènes filmées avec une grande profondeur de champ annoncent une intensité imminente, elles créent une tension propre à l’action. Les scènes filmées à travers le verre expriment souvent des souvenirs de Jesse ou des impressions personnelles. Il est la plupart du temps au premier plan lors de ces séquences. Les vitres planes, elles, renforcent davantage l’intimité, elles expriment le présent, elles sont le reflet de Jesse James, son miroir. Quoi qu’il en soit, la manière singulière de traiter le flou ainsi que sa valeur onirique nourrissent l’image, la rendant plus riche et par la même occasion plus complexe. Andrew Dominik réalise là un film envoûtant et puissant. La profondeur de l’œuvre et sa redoutable intensité sont pourtant marquées par une étonnante lenteur. Ce film presque lascif laisse une étrange impression de vague, il flotte, indistinctement, immergeant le spectateur dans la confusion et dans le flou.