QUATRIÈME SECTION AFFAIRE SLAVOV ET AUTRES c. BULGARIE

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QUATRIÈME SECTION AFFAIRE SLAVOV ET AUTRES c. BULGARIE
QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE SLAVOV ET AUTRES c. BULGARIE
(Requête no 58500/10)
ARRÊT
STRASBOURG
10 novembre 2015
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la
Convention. Il peut subir des retouches de forme.
ARRÊT SLAVOV ET AUTRES c. BULGARIE
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En l’affaire Slavov et autres c. Bulgarie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant
en une chambre composée de :
Guido Raimondi, président,
Päivi Hirvelä,
George Nicolaou,
Ledi Bianku,
Paul Mahoney,
Krzysztof Wojtyczek,
Yonko Grozev, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 octobre 2015,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 58500/10) dirigée
contre la République de Bulgarie et dont quatre ressortissants de cet État,
M. Daniel Petkov Slavov, Mme Maria Plamenova Nenkova et MM. Daniel
Danielov Slavov et Plamen Danielov Slavov (« les requérants »), ont saisi la
Cour le 30 septembre 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de
sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la
Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Mes M. Ekimdzhiev et
S. Stefanova, avocats à Plovdiv. Le gouvernement bulgare (« le
Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme A. Panova, du
ministère de la Justice.
3. Dans leur requête devant la Cour, les requérants alléguaient en
particulier que l’intervention des forces de l’ordre à leur domicile, le
31 mars 2010, leur avait causé un traumatisme psychologique s’analysant
selon eux en un traitement dégradant. Ils estimaient en outre que la
perquisition de leur logement et la saisie de divers objets personnels et
moyens de communication constituaient une violation de leur droit au
respect de leur domicile et de leur correspondance. M. Daniel Petkov
Slavov (« le premier requérant ») se plaignait de multiples violations de son
droit à la liberté et à la sûreté, d’une violation de son droit à la présomption
d’innocence et d’une atteinte injustifiée à sa vie privée et à sa bonne
réputation. Tous les requérants dénonçaient une violation de leur droit au
respect de leurs biens en raison d’une confiscation prolongée des objets
saisis lors de la perquisition de leur domicile. Ils se plaignaient enfin de
l’absence de voies de recours internes susceptibles de remédier aux atteintes
alléguées à leurs droits et libertés.
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4. Le 26 mai 2014, les griefs tirés des articles 3, 5, 6 § 2, 8 et 13 de la
Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ont été
communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour
le surplus.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les requérants sont nés respectivement en 1968, en 1979, en 2003 et
en 2006 et résident à Varna. Les deux premiers requérants sont époux. Les
troisième et quatrième requérants sont les fils mineurs du couple.
A. Le contexte général de l’affaire
6. Le premier requérant est un homme d’affaires connu à Varna.
7. Entre décembre 2009 et avril 2010, le ministère bulgare de l’Intérieur
effectua sur le territoire du pays plusieurs opérations policières qui visaient
au démantèlement de différents groupes criminels. Au cours de ces
opérations, la police procéda à l’arrestation de plusieurs individus, dont des
hommes et des femmes politiques, ce qui fut largement relayé par les
médias et suscita l’intérêt du grand public. Plusieurs hommes politiques,
notamment le Premier ministre et le ministre de l’Intérieur ainsi que
différents procureurs et commissaires de police, furent régulièrement
sollicités par les médias pour commenter ces arrestations et les poursuites
pénales qui s’ensuivirent.
8. Les événements entourant l’une de ces opérations, baptisée
« Méduses », se trouvent à l’origine de la présente requête et de la requête
Gutsanovi c. Bulgarie (no 34529/10, 15 octobre 2013).
B. L’intervention de la police au domicile des requérants
9. Le 30 octobre 2009, le parquet de la ville de Sofia ouvrit des
poursuites pénales contre X pour abus de pouvoir par un fonctionnaire et
détournement de fonds publics ayant entraîné un préjudice important pour la
société municipale des transports en commun de Varna. Les faits incriminés
avaient eu lieu entre 2003 et 2007. Le 8 février 2010, le procureur général
ordonna le transfert du dossier de l’enquête pénale en cause au parquet
régional de Varna. L’instruction devait être menée par la police de Varna
sous la direction et la surveillance du parquet régional de la même ville.
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10. Dans le cadre de cette enquête pénale, le 31 mars 2010, vers
6 heures, une équipe d’agents de police pénétra dans la maison familiale des
requérants.
11. Selon les quatre requérants, à cette heure-là M. Slavov dormait dans
une chambre au deuxième étage de la maison familiale et Mme Nenkova et
ses deux fils dormaient dans une chambre située à l’étage inférieur.
12. M. Slavov dit avoir été réveillé par une secousse et un bruit très fort
venu du rez-de-chaussée de la maison. Il se serait précipité vers l’étage
inférieur et, depuis l’escalier, il aurait aperçu derrière les fenêtres plusieurs
hommes cagoulés et vêtus en noir.
13. Mme Nenkova et les enfants auraient également été réveillés par le
bruit. Les deux garçons, pris de peur, auraient crié et pleuré. En sortant de la
chambre à coucher de ses enfants, Mme Nenkova aurait vu la porte d’entrée
de la maison être projetée à l’autre bout de la pièce au rez-de-chaussée.
14. M. Slavov et Mme Nenkova auraient ensuite vu plusieurs hommes
cagoulés et lourdement armés pénétrer dans leur maison et braquer leurs
armes sur eux en criant : « Ne bougez pas ! Halte ! À terre ! » M. Slavov
aurait été plaqué face contre le sol et quelqu’un lui aurait menotté les mains
derrière le dos. Plusieurs policiers auraient braqué leurs armes sur lui. Puis
ils l’auraient emmené à l’extérieur de la maison et lui auraient fait prendre
la même position sur le pavage devant la porte d’entrée.
15. Une demi-heure plus tard, les policiers auraient été rejoints par un
caméraman. Celui-ci aurait allumé sa caméra, aurait placé les policiers et le
requérant et leur aurait fait simuler l’arrestation. Les agents auraient
ordonné : « Par terre ! Ne bouge pas ! Police ! » Le caméraman aurait filmé
la séquence à deux reprises consécutives. Pendant ce temps, M. Slavov
aurait entendu les pleurs de ses enfants et de son épouse. Il aurait prié les
policiers de mettre fin à la mise en scène, mais ceux-ci se seraient emportés
contre lui.
16. Plus tard, un autre groupe de policiers en tenue civile et en uniforme
serait arrivé ; M. Slavov aurait alors été autorisé à s’habiller dans le salon
puis il aurait été emmené par les policiers vers 12 h 30. L’autre groupe
d’agents serait resté dans la maison jusqu’à 14 heures.
C. L’état psychologique des requérants après l’intervention de la
police à leur domicile
17. Après le départ de la police, Mme Nenkova emmena ses deux fils
chez leur grand-père. D’après elle, les enfants auraient été très stressés et
auraient continué à pleurer. Durant les deux mois qui suivirent l’opération
policière, ils auraient eu du mal à dormir et auraient eu peur de retourner
chez eux par crainte du retour des policiers cagoulés.
18. Le 31 mars 2010, le médecin de famille se rendit auprès des deux
enfants à la demande de leur mère. Il observa que les garçons étaient
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émotionnellement très affectés par ce qui s’était passé le matin même et que
le fils aîné, Daniel, présentait un tic des yeux.
19. Le 8 avril 2010, Mme Nenkova fit examiner ses deux fils par un
pédopsychiatre. Le certificat délivré à la suite de l’examen de Daniel, l’aîné,
fait état d’une anxiété accrue et de la persistance d’un tic nerveux des yeux.
Le médecin ne décela pas de complications particulières d’ordre
psychologique chez le cadet, Plamen.
20. Mme Nenkova indique que, durant toute la journée du 31 mars 2010,
elle avait été extrêmement stressée, qu’elle tremblait de peur et qu’elle avait
des nausées. Elle ajoute qu’elle a pris des tranquillisants et qu’elle a passé
les jours suivants chez son père à essayer de réconforter ses enfants.
D. Les perquisitions et les saisies effectuées le 31 mars 2010
21. Selon les informations figurant au dossier de l’affaire, le 31 mars
2010, entre 6 h 30 et 10 h 10, les policiers ont procédé à la perquisition de la
maison des requérants et du véhicule de M. Slavov, en présence de ce
dernier, de deux témoins et d’un expert. Les deux procès-verbaux dressés
par les policiers mentionnaient que les perquisitions avaient été effectuées
en vertu de l’article 161, alinéa 2, du code de procédure pénale bulgare
(CPP), c’est-à-dire sans l’autorisation préalable d’un juge, au motif que
c’était le seul moyen de préserver et de recueillir des preuves en lien avec la
procédure pénale en cause. Les formulaires de procès-verbaux comportaient
une phrase standard invitant le propriétaire des lieux et du véhicule, soit le
premier requérant, à présenter aux policiers tous les objets, documents ou
données informatiques contenant des informations relatives à l’enquête
pénale no 128/10 menée par la direction de la police de Varna.
22. Dans différentes pièces de la maison, les policiers retrouvèrent et
saisirent plusieurs billets de banque de différentes devises, trois téléphones
portables, un pistolet de marque Beretta et des munitions pour celui-ci. Dans
la voiture de M. Slavov, ils découvrirent et saisirent un autre pistolet de
marque Beretta et des munitions pour celui-ci, quatre téléphones portables,
deux permis de port d’arme au nom de M. Slavov et une carte SIM.
23. La première page de chacun des deux procès-verbaux porte le cachet
du tribunal régional de Varna, le nom, le prénom et la signature de l’une des
juges de ce tribunal et la mention « J’approuve ». Lesdites approbations sont
datées du 31 mars 2010, à 17 heures pour l’une et à 17 h 10 pour l’autre.
24. Le 9 juin 2010, l’avocat de M. Slavov demanda au parquet régional
de Varna de lui restituer six des sept téléphones portables qui auraient été
saisis au domicile et dans la voiture de son client. Par une ordonnance du
22 juin 2010, le parquet régional rejeta la demande au motif que les
téléphones portables en question faisaient l’objet d’expertises judiciaires.
L’ordonnance mentionnait que le requérant pouvait faire appel devant le
tribunal régional en vertu de l’article 111 du code de procédure pénale. Il
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ressort des éléments figurant au dossier que l’intéressé n’a pas intenté un tel
recours.
25. Le 7 septembre 2010, l’avocat du requérant demanda la restitution
de tous les objets saisis lors des perquisitions du 31 mars 2010. Cette
demande n’a pas reçu de réponse des autorités.
26. Il ressort des informations fournies par les parties que, à la date du
28 novembre 2014, les objets en cause n’avaient pas été restitués au
requérant.
E. La détention de M. Slavov et les poursuites pénales dirigées contre
lui
27. Le 31 mars 2010, après la fin de la perquisition à son domicile,
M. Slavov fut placé en détention pour vingt-quatre heures sur le fondement
des articles 63 et 64 de la loi sur le ministère de l’Intérieur, au motif qu’il
était soupçonné d’avoir commis une infraction pénale.
28. Le même jour, à 22 h 45, en présence de son avocat, le requérant fut
formellement inculpé par un enquêteur des infractions pénales suivantes :
a) participation, entre 2003 et 2007, à un groupe criminel, composé de
fonctionnaires municipaux et de particuliers, dont l’activité aurait impliqué
la passation de contrats préjudiciables pour la municipalité et l’abus
d’autorité par un fonctionnaire, infraction réprimée par l’article 321,
alinéa 3, point 2, du code pénal ; b) passation, en 2003, d’un contrat de
livraison de vingt autobus pour la société des transports en commun de
Varna, sous des conditions défavorables qui auraient considérablement
porté préjudice à cette société, infraction pénale punie par les articles 220,
alinéa 2, et 20, alinéa 4, du code pénal ; c) facilitation d’actes d’abus
d’autorité par un fonctionnaire, commis entre 2005 et 2007 par le directeur
de la société municipale des transports de Varna et par la chef comptable de
cette entreprise, notamment la passation d’une commande en vue de la
livraison de trente et un autobus à des conditions préjudiciables pour la
société, infraction pénale relevant des articles 282, alinéa 2, et 20, alinéa 4,
du code pénal ; d) incitation d’un de ses complices présumés à livrer de
faux témoignages, infraction pénale punie par l’article 293, alinéa 1, du
code pénal. Le même jour, l’ordonnance d’inculpation fut contresignée par
un procureur du parquet régional de Varna.
29. Par une ordonnance du même jour, un procureur ordonna la
détention du requérant pour soixante-douze heures, à compter de 22 h 45, en
vertu de l’article 64, alinéa 2, du CPP, afin d’assurer sa comparution devant
le tribunal régional de Varna.
30. Le 3 avril 2010, au matin, le parquet régional de Varna demanda au
tribunal régional de la même ville d’ordonner la détention provisoire de
M. Slavov.
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31. Le requérant comparut devant le tribunal régional de Varna le 3 avril
2010, à 12 heures. Il était assisté d’un avocat. À la fin de l’audience, le
tribunal décida de placer le requérant en détention provisoire pour les motifs
suivants :
« (...) Dans le cadre de la présente procédure, il faut répondre à la question de savoir
s’il existe un soupçon raisonnable selon lequel le requérant a commis les crimes en
question. Le tribunal estime qu’un tel soupçon existe, autrement dit, il ressort des
preuves rassemblées à ce stade de l’enquête que M. Slavov est impliqué dans les
crimes dont il est inculpé. Il s’agit notamment des dépositions des témoins, des
dépositions de l’inculpé P., des procès-verbaux de perquisition et de saisie et plus
particulièrement des documents saisis dans les bureaux de la société de M. Slavov qui
concernaient le marché public de livraison d’autobus pour la société des transports en
commun de Varna. Le tribunal estime également qu’il existe un risque que l’inculpé
s’enfuie ou commette une infraction (...). L’inculpé pourrait vouloir se soustraire à la
justice en raison de la gravité de la sanction prévue pour les crimes qu’on lui reproche
(вменените му във вина престъпления). Le risque de commission d’une infraction
pénale est également réel, compte tenu notamment des tentatives d’une partie de ses
complices d’inciter des témoins à déposer de faux témoignages et à produire de faux
documents. »
32. L’intéressé contesta la décision du tribunal régional devant la cour
d’appel de Varna, qui, par une décision du 13 avril 2010, rejeta son recours.
La juridiction d’appel constatait qu’il y avait suffisamment d’éléments pour
soupçonner le requérant de la commission des actes qu’on lui reprochait.
Elle estimait qu’il n’y avait pas de risque de fuite, mais souscrivait à la
conclusion du tribunal régional selon laquelle il existait un risque de
commission de nouvelles infractions, notamment d’infractions susceptibles
de nuire au déroulement de l’instruction pénale.
33. Le 18 mai 2010, le tribunal régional de Varna rejeta, pour les motifs
suivants, une demande de remise en liberté formée par le requérant :
« (...) En ce qui concerne les allégations selon lesquelles aucun crime n’a été
commis dans cette affaire, le tribunal ne partage pas cette thèse de la défense. Il
estime qu’une infraction pénale a été commise et il est toujours d’avis que l’inculpé
est impliqué (има касателство) dans celle-ci, ce qui ressort des preuves contenues
dans le dossier (...) Pour cette raison et étant donné qu’il existe toujours un risque de
commission de nouvelles infractions, le tribunal décide, en vertu de l’article 65,
alinéa 4, du CPP :
De rejeter la demande (...) »
34. Le 28 mai 2010, le tribunal régional de Varna répondit positivement
à la demande du requérant et le remit en liberté sous caution. Le montant de
celle-ci fut initialement fixé à 200 000 levs bulgares (BGN) (environ
102 258 euros (EUR)). Le 1er juin 2010, statuant sur l’appel du requérant, la
cour d’appel de Varna réduisit le montant de la caution et le fixa à
100 000 BGN (environ 51 129 EUR). Le requérant paya la somme et fut
libéré le même jour.
35. Le 14 juin 2013, un procureur du parquet régional de Varna décida
d’abandonner une partie des charges initiales dirigées contre le requérant
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pour absence de preuves suffisantes. Cette ordonnance fut confirmée par le
tribunal régional de Varna.
36. Le 13 novembre 2013, le dossier de l’affaire fut envoyé au parquet
de district de Varna. À la date du 28 novembre 2014, la procédure pénale
contre le requérant pour des infractions commises sous l’angle des
articles 220, alinéa 2, et 20, alinéa 4, du code pénal était toujours pendante
au stade de l’instruction préliminaire.
F. La couverture médiatique de la procédure pénale ouverte contre
M. Slavov
37. L’opération policière « Méduses » reçut une large couverture
médiatique. L’enregistrement vidéo de l’intervention policière au domicile
des requérants, y compris l’arrestation de M. Slavov, fut livré aux médias,
qui l’utilisèrent, en partie ou dans sa totalité, à plusieurs reprises dans leurs
publications et reportages sur l’opération « Méduses ».
38. Le 1er avril 2010, le quotidien régional Cherno more publia des
extraits d’une interview du ministre de l’Intérieur, Ts.Ts. Dans l’interview,
celui-ci expliquait que les mesures d’instruction prises dans le cadre de
l’opération « Méduses » se poursuivaient et qu’elles concernaient des
marchés publics relatifs à l’importation d’autobus pour la compagnie
municipale des transports de Varna. Il ajoutait que, selon les informations
recueillies au cours de l’enquête, le montant réellement perçu par l’un des
vendeurs à l’étranger était nettement inférieur à celui approuvé par le
conseil municipal de Varna et que la différence avait été versée sur les
comptes bancaires des suspects dans l’affaire en cause. Les propos du
ministre de l’Intérieur concernant les relations existant entre le requérant –
désigné sous son sobriquet, « Dankata », et l’un des autres suspects dans la
même affaire, M. Gutsanov, furent cités mot pour mot dans l’article en
cause :
« Le président du conseil municipal est lié à Dankata, ce qui est chose notoire à
Varna. Ce lien n’a jamais été caché et ce qu’ils ont fait est une machination (схема)
élaborée pendant plusieurs années, étant donné qu’il y a trois contrats pour environ
deux millions d’euros et pour des autobus de seconde main. »
39. Le 1er avril 2010, le quotidien national Dnevnik publia un article
intitulé « L’opération Méduses a secoué Varna », dont la partie pertinente
en l’espèce se lit comme suit :
« Le procureur régional de Varna, Vl.Ch., a indiqué qu’il ne pouvait pas dire encore
qui était à la tête du groupe criminel. « L’opération « Méduses » en est à son stade
initial », a dit le procureur. « Le gros du travail reste à faire, il est donc trop tôt pour
tirer des conclusions. Quand on aura des preuves, on fera savoir au public qui était à la
tête du groupe. » Selon Ch., trois des contrats (...) qui concernaient la livraison
d’autobus recyclés [remis en circulation après avoir été mis au rebut] en provenance
d’Allemagne et de France avaient été conclus en 2003, 2005 et 2007. « Au moment
des arrestations, les préparatifs pour la livraison suivante étaient en cours », a dit Ch.
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D’après lui, le schéma était simple : « La municipalité débloque 20 000 euros pour
l’achat d’un autobus et délivre les documents nécessaires. Or le prix réellement payé
n’a jamais dépassé 10 000 euros. » Selon Ch., pour chaque autobus acheté, il restait
10 000 euros pour les intermédiaires. « Je donne ces chiffres juste à titre d’exemple.
Les éléments réels des transactions sont différents dans les trois cas de figure. »
D’après le procureur Ch., les agissements de Gutsanov et des trois autres détenus ont
causé un préjudice de plus de deux millions d’euros à la municipalité de Varna. »
40. Le 2 avril 2010, le quotidien national Standart publia un article
consacré à l’opération « Méduses », dont la partie pertinente en l’espèce se
lit comme suit :
« En réalité, les cinquante et un autobus achetés entre 2003 et 2007 avaient été mis
hors circulation, mais on les faisait passer pour des autobus recyclés », a dit hier à
Standart le procureur régional de Varna. [Le procureur] a expliqué que Daniel Slavov,
l’homme d’affaires arrêté, a joué le rôle d’intermédiaire et qu’il contrôlait, par le biais
de ses sociétés, les trois transactions en cause. Selon les enquêteurs, le montant de
celles-ci s’élevait à deux millions d’euros et autant d’argent a été subtilisé. »
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
41. Le droit et la jurisprudence internes pertinents en matière de
protection de l’intégrité physique des individus au cours d’opérations
policières, de perquisitions et de saisies, de préservation des preuves
matérielles pendant les poursuites pénales, de placement en détention et de
protection de la bonne réputation de l’individu se trouvent résumés dans
l’arrêt Gutsanovi c. Bulgarie (no 34529/10, §§ 59-64 et 67-75, CEDH 2013).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA
CONVENTION
42. Les requérants soutiennent que l’intervention de la police à leur
domicile les a soumis à des traitements incompatibles avec l’article 3 de la
Convention. Cette disposition est ainsi libellée :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou
dégradants. »
43. Les requérants se plaignent notamment que les modalités
d’exécution de l’intervention policière en question les a soumis à une rude
épreuve psychologique qui s’analyserait en un traitement dégradant. Ils
précisent à cet égard que les policiers, qui auraient été cagoulés et
lourdement armés, sont entrés par effraction très tôt le matin, et qu’ils ont
braqué leurs armes sur eux et menotté M. Slavov.
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A. Sur la recevabilité
1. Thèses des parties
a) Le Gouvernement
44. Le Gouvernement considère que ce grief doit être rejeté pour
non-épuisement des voies de recours internes, pour introduction prématurée
et pour absence de qualité de victime des requérants.
45. Il indique, en premier lieu, que les requérants n’ont pas introduit une
action en dommages et intérêts sur le fondement de l’article 1 de la loi sur la
responsabilité de l’État pour se plaindre des agissements des agents au cours
de l’opération policière menée à leur domicile. Il soutient que la
jurisprudence des juridictions internes en application de cette disposition a
évolué d’une manière favorable aux requérants. À cet égard, il renvoie à
quatre arrêts et décisions récents de la Cour administrative suprême
(Решение № 1841/10.02.2014г. на ВАС по адм. дело № 13445/2012г.;
Решение № 378/13.01.2014г. на ВАС по адм. дело № 2876/2013г.;
Определение № 5907/25.04.2012г. на ВАС по адм. дело № 5506/2012г.;
Решение № 2363/19.02.2013г. на ВАС по адм. дело № 4187/2012г.).
Dans ces affaires, la Cour administrative suprême aurait estimé que les
agissements des agents de police au cours d’arrestation, perquisitions
domiciliaires et saisies relevaient du domaine de la fonction administrative
et qu’ils étaient dès lors susceptibles d’engager la responsabilité de l’État en
vertu de l’article 1 de la loi sur la responsabilité de l’État. Or, en l’espèce,
les requérants ne se seraient pas prévalus de la possibilité d’intenter une
telle action.
46. Le Gouvernement observe ensuite que la procédure pénale menée
contre M. Slavov est encore pendante devant les juridictions internes et en
déduit que le grief tiré de l’article 3 de la Convention est prématurément
introduit.
47. Il soutient enfin que l’opération policière mise en cause par les
requérants ne visait en aucun cas à atteindre ceux-ci dans leur dignité ni à
leur causer un quelconque préjudice moral et que, dès lors, elle ne peut
s’analyser en un traitement incompatible avec l’article 3. Selon lui, les
requérants ne peuvent donc se prétendre victimes d’une violation de leur
droit garanti par cet article.
b) Les requérants
48. Les requérants contestent l’allégation du Gouvernement selon
laquelle ils auraient omis d’épuiser les voies de recours internes. Ils
soutiennent notamment qu’une action en dommages et intérêts engagée sur
le fondement de l’article 1, alinéa 1, de la loi sur la responsabilité de l’État
n’aurait eu aucune chance raisonnable de succès.
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49. Les requérants contestent, en particulier, la thèse du Gouvernement
selon laquelle les tribunaux internes auraient opéré un revirement de leur
jurisprudence constante et auraient commencé à assimiler les agissements
des agents de police lors des arrestations et perquisitions domiciliaires à des
actes tombant dans le domaine de la fonction administrative. Ils indiquent
que les arrêts et décisions cités par le Gouvernement à l’appui de sa thèse ne
sont pas des actes juridictionnels sur le fond des affaires, mais des actes de
renvoi à l’instance inférieure pour réexamen, et qu’ils ne témoignent pas de
l’émergence d’une nouvelle jurisprudence constante de la Cour
administrative suprême. Ils ajoutent que, dans un arrêt du 20 mai 2014
(Решение № 6728/20.05.2014г. на ВАС по адм. дело № 15766/2013г), la
même juridiction a réitéré que les agissements des agents de police dans le
cadre d’une procédure pénale ne relevaient pas de la fonction administrative
et n’étaient pas susceptibles d’engager la responsabilité de l’État pour
dommages en vertu de l’article 1, alinéa 1, de la loi sur la responsabilité de
l’État. De plus, selon les requérants, les arrêts et décisions cités par le
Gouvernement contredisent la jurisprudence bien établie et obligatoire de la
Cour suprême de cassation en la matière, notamment avec un arrêt
interprétatif de celle-ci (Тълкувателно решение № 3 от 22 април 2004 г.
на ВКС по тълк. д. № 3/2004 г., ОСГК).
50. Concernant l’exception du Gouvernement tirée du caractère
prématuré du grief, les requérants sont d’avis que l’issue des poursuites
pénales pendantes à l’encontre de M. Slavov ne peut avoir aucune incidence
sur le bien-fondé de leurs allégations de mauvais traitements de la part des
policiers.
51. Les requérants allèguent enfin que leur grief n’est pas manifestement
mal fondé et qu’ils peuvent valablement se dire victimes d’un traitement
incompatible avec l’article 3 de la Convention.
2. Appréciation de la Cour
52. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours
internes. Il affirme que les requérants ont omis d’introduire une action en
dommages et intérêts en vertu de l’article 1, alinéa 1, de la loi sur la
responsabilité de l’État. Il se réfère notamment à un revirement récent de la
jurisprudence des tribunaux internes, et il indique que les agissements des
agents de police aux cours des arrestations, perquisitions et saisies tombent
désormais dans le domaine de la fonction administrative et qu’ils peuvent
engager la responsabilité de l’État si le demandeur arrive à prouver leur
irrégularité au regard du droit interne.
53. La Cour rappelle d’abord que la règle énoncée à l’article 35 § 1 de la
Convention impose aux requérants l’obligation d’utiliser en premier lieu les
recours normalement disponibles et suffisants dans l’ordre juridique de leur
pays pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils
dénoncent. Lesdits recours doivent exister à un degré suffisant de certitude,
ARRÊT SLAVOV ET AUTRES c. BULGARIE
11
en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et
l’accessibilité voulues (voir parmi beaucoup d’autres, Salman c. Turquie
[GC], no 21986/93, § 81, CEDH 2000-VII, et İlhan c. Turquie [GC],
no 22277/93, § 58, CEDH 2000-VII).
54. La Cour rappelle ensuite qu’il incombe au Gouvernement excipant
du non-épuisement de la convaincre que le recours suggéré par lui était
effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique. Une fois cela démontré,
c’est au requérant qu’il revient d’établir que le recours évoqué par le
Gouvernement a bien été exercé ou que, pour une raison quelconque, il
n’était ni adéquat ni effectif compte tenu des faits de la cause ou encore que
certaines circonstances particulières le dispensaient de l’obligation de
l’exercer (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 68, Recueil
des arrêts et décisions 1996-IV).
55. La Cour rappelle également que l’épuisement des voies de recours
internes s’apprécie, en règle générale, à la date d’introduction de la requête
devant la Cour (Baumann c. France, no 33592/96, § 47, CEDH 2001-V).
Elle observe à cet égard que, dans la présente affaire, les arrêts et décisions
présentés par le Gouvernement font apparaître que le revirement de la
jurisprudence interne en question s’est opéré progressivement entre 2012 et
2014 (paragraphe 45 ci-dessus), alors que l’opération policière au domicile
des requérants s’est déroulée le 31 mars 2010 (paragraphes 11-16 ci-dessus)
et que les intéressés ont introduit la présente requête le 30 septembre 2010
(paragraphe 1 ci-dessus). La Cour ne saurait dès lors reprocher aux
requérants de ne pas avoir emprunté cette voie de recours. Par ailleurs, elle
note que le Gouvernement n’a soumis aucun argument susceptible de
justifier en l’espèce une exception à la règle selon laquelle l’effectivité des
voies de recours interne s’apprécie au moment de l’introduction de la
requête et qu’il n’a évoqué aucune autre voie de recours susceptible de
remédier à la violation alléguée par les requérants.
56. Dès lors, la Cour estime qu’il y a lieu de rejeter l’exception de
non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le
Gouvernement.
57. Le Gouvernement soutient également que le grief tiré de l’article 3
de la Convention a été introduit prématurément au motif que la procédure
pénale engagée contre M. Slavov serait toujours pendante devant les
juridictions internes. La Cour n’aperçoit aucun lien direct entre la procédure
pénale à laquelle le Gouvernement fait référence et le grief soulevé par les
requérants : la procédure en question a pour finalité non pas d’établir si les
agents de l’État ont respecté l’intégrité physique ou la dignité des
requérants, mais de rechercher si M. Slavov est coupable des infractions
pénales qu’on lui reproche (paragraphes 28 et 36 ci-dessus).
58. À supposer même que les autorités envisagent l’abandon ultérieur
des poursuites pénales, ce qui donnerait à M. Slavov la possibilité
d’introduire une action en dommages et intérêts en vertu de l’article 2 de la
12
ARRÊT SLAVOV ET AUTRES c. BULGARIE
loi sur la responsabilité de l’État, la Cour rappelle qu’une telle action ne
permettrait pas de faire constater une violation du droit de ce requérant de
ne pas être soumis à des traitements inhumains et dégradants lors d’une
opération policière conduite à son domicile (Gutsanovi, précité, § 96). Au
vu de ces arguments, la Cour ne saurait reprocher aux requérants de l’avoir
saisie avant la fin de la procédure pénale menée contre M. Slavov. Partant,
le présent grief n’est pas prématuré et il convient de rejeter l’exception du
Gouvernement formulée à cet égard.
59. Le Gouvernement conteste enfin la qualité de victime des requérants,
soutenant qu’ils n’ont pas été soumis à un traitement contraire à l’article 3
de la Convention. La Cour estime qu’il s’agit d’une exception qu’il convient
de joindre à l’examen du fond du grief tiré de l’article 3.
Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de
l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif
d’irrecevabilité, elle le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Les requérants
60. Les requérants soutiennent que la façon dont l’opération policière
s’est déroulée à leur domicile est incompatible avec l’article 3 de la
Convention. D’après les requérants, le 31 mars 2010, avant l’aube, un
groupe de policiers cagoulés et lourdement armés a pénétré par effraction
dans leur maison, et ce, d’après eux, sans autorisation préalable. Les agents
spéciaux auraient braqué leurs armes sur M. Slavov, l’auraient immobilisé
sur le sol et menotté puis l’auraient emmené à l’extérieur de la maison où il
aurait été filmé à deux reprises. Mme Nenkova et ses deux fils auraient été
présents dans la maison familiale lors de l’opération policière, et ils auraient
été fortement marqués par les événements et par le traitement réservé à leur
époux et père.
61. Les requérants estiment en outre qu’ils sont des gens respectables et
bien connus dans leur ville, et que rien ne justifiait de planifier et d’exécuter
l’opération policière de cette façon. Ils n’auraient pas d’antécédents
judiciaires et il n’y aurait eu aucune raison de s’attendre de leur part à une
résistance aux forces de l’ordre. La perquisition de leur domicile n’aurait
pas pu relever d’une mesure d’instruction urgente fondée sur l’article 161,
alinéa 2, du CPP. D’après les requérants, tous ces éléments dénotent une
véritable intention de les intimider, de porter atteinte à leur dignité et de
susciter chez eux un sentiment d’impuissance face aux agissements des
forces de l’ordre.
62. L’action des policiers aurait ainsi eu un impact psychologique
néfaste sur les requérants. En particulier, Mme Nenkova et ses deux fils
ARRÊT SLAVOV ET AUTRES c. BULGARIE
13
mineurs auraient été soumis à une pression psychologique considérable,
dont les effets auraient été attestés par leur médecin de famille et par un
pédopsychiatre. M. Slavov, qui serait un homme d’affaires respecté, aurait
été victime d’une arrestation brutale et médiatisée, qui se serait inscrite,
avec d’autres arrestations médiatisées, dans une campagne de propagande
menée par le gouvernement en exercice à l’époque des faits. Les effets
psychologiques des traitements dénoncés auraient été suffisamment sévères
pour dépasser le seuil requis par l’article 3 et relever de traitements
dégradants.
b) Le Gouvernement
63. Le Gouvernement combat la thèse des requérants. En premier lieu, il
conteste l’allégation de Mme Nenkova selon laquelle elle-même et ses deux
fils étaient présents dans la maison familiale au cours de l’opération
litigieuse. Il affirme qu’à cette époque, ils se trouvaient tous les trois à
l’étranger. Il présente à l’appui de sa thèse une lettre de la direction
régionale du ministère de l’Intérieur contenant un relevé des passages
enregistrés de Mme Nenkova et de ses deux fils mineurs par les points
d’entrée et de sortie du territoire national entre le 1 er janvier 2010 et le
31 décembre 2010. La vérification dans le système automatisé du ministère
aurait révélé que Daniel et Plamen avaient quitté le pays à trois reprises en
2010 : le 10 janvier, le 31 octobre et le 21 décembre. Concernant
Mme Nenkova, le système aurait enregistré une entrée en Bulgarie le
10 janvier 2010, et deux sorties du territoire, le 14 janvier et le 21 décembre
2010. La lettre en question mentionnait que, depuis la date d’adhésion de la
Bulgarie à l’Union européenne, à savoir le 1er janvier 2007, le contrôle des
sorties du territoire national et des entrées dans celui-ci des citoyens
bulgares était effectué selon le principe « appréciation du risque ». Par
conséquent, les données contenues dans le système informatique automatisé
du ministère relativement aux voyages des citoyens bulgares à l’étranger
depuis cette même date auraient été incomplètes.
64. Le Gouvernement indique ensuite que l’opération policière dénoncée
par les requérants avait fait l’objet d’un plan d’intervention préalablement
élaboré par la direction régionale du ministère de l’Intérieur et approuvé par
le parquet régional. Ce serait en vertu de ce plan que les agents du service
de lutte contre le crime organisé du ministère de l’Intérieur étaient entrés
dans le logement des requérants le matin du 31 mars 2010. Les enquêteurs
et les agents du ministère de l’Intérieur auraient procédé à l’arrestation de
M. Daniel Slavov et à la perquisition de la maison familiale des requérants.
Le plan en cause, dont le Gouvernement présente une copie, mentionnait
que M. Slavov possédait une arme à feu et il enjoignait aux agents
impliqués dans l’opération de respecter les règles de la législation interne
durant l’intervention.
14
ARRÊT SLAVOV ET AUTRES c. BULGARIE
65. Le Gouvernement admet ensuite que ces mesures ont inévitablement
eu un impact sur la sphère privée de M. Slavov. Cependant, à ses yeux, les
effets psychologiques de l’opération policière ne sont pas allés au-delà du
seuil minimum de gravité requis pour que les agissements des policiers
puissent être considérés comme des traitements incompatibles avec
l’article 3 de la Convention.
66. À cet égard, le Gouvernement est convaincu que l’intervention
policière a été effectuée de manière précise et avec toute l’attention requise
pour préserver la dignité des personnes concernées. La contrainte employée
par les agents du ministère aurait été strictement proportionnée et n’aurait
pas dépassé ce qui était nécessaire pour atteindre l’objectif de l’opération, à
savoir l’arrestation d’une personne soupçonnée d’avoir commis des
infractions pénales. Par ailleurs, les requérants n’auraient pas démontré, à
l’aide de preuves convaincantes et suffisantes, avoir été blessés au cours de
l’intervention policière à leur domicile ou avoir été psychologiquement
affectés par les agissements des agents du ministère de l’Intérieur.
2. Appréciation de la Cour
67. La Cour rappelle que, pour tomber sous le coup de l’article 3 de la
Convention, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité.
L’appréciation de ce minimum est relative par essence : elle dépend de
l’ensemble des données de la cause et, notamment, de la durée du
traitement, de ses effets physiques ou psychologiques ainsi que, parfois, du
sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime. La Cour a jugé un
traitement « inhumain » notamment parce qu’il avait été appliqué avec
préméditation pendant des heures et qu’il avait causé des lésions corporelles
ou de vives souffrances physiques et morales. Elle a par ailleurs considéré
qu’un traitement était « dégradant » en ce qu’il était de nature à inspirer à
ses victimes des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à les
humilier et à les avilir (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 120,
CEDH 2000-IV). Elle rappelle en outre que la souffrance psychologique
peut résulter d’une situation où des agents de l’État créent délibérément
chez les victimes un sentiment de peur en les menaçant de mort ou de
maltraitances (Hristovi c. Bulgarie, no 42697/05, § 80, 11 octobre 2011).
68. L’article 3 ne prohibe pas le recours à la force par les agents de
police lors d’une interpellation. Néanmoins, le recours à la force doit être
proportionné et absolument nécessaire au vu des circonstances de l’espèce
(voir, parmi beaucoup d’autres, Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, § 76,
CEDH 2000-XII, Altay c. Turquie, no 22279/93, § 54, 22 mai 2001). À cet
égard, il importe par exemple de savoir s’il y a lieu de penser que l’intéressé
opposera une résistance à l’arrestation, ou tentera de fuir, de provoquer
blessure ou dommage, ou de supprimer des preuves (Raninen c. Finlande,
16 décembre 1997, § 56, Recueil 1997-VIII). La Cour tient à rappeler en
particulier que tout recours à la force physique par les agents de l’État à
ARRÊT SLAVOV ET AUTRES c. BULGARIE
15
l’encontre d’une personne qui n’est pas rendu strictement nécessaire par le
comportement de celle-ci rabaisse sa dignité humaine et, de ce fait,
constitue une violation des droits garantis par l’article 3 (Rachwalski et
Ferenc c. Pologne, no 47709/99, § 59, 28 juillet 2009). Ce critère de stricte
proportionnalité a également été appliqué par la Cour dans des situations où
les personnes concernées se trouvaient déjà sous le contrôle des forces de
l’ordre (voir, entre autres Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, § 30,
série A no 269, Rehbock, précité, §§ 68-78, et Milan c. France, no 7549/03,
§§ 52-65, 24 janvier 2008).
69. La Cour rappelle enfin que les allégations de mauvais traitements,
contraires à l’article 3 de la Convention, doivent être étayées devant elle par
des éléments de preuve appropriés. Pour l’établissement des faits, elle se
sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » (Irlande
c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 161 in fine, série A no 25). Toutefois,
une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions
non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Salman c. Turquie
[GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000-VII).
70. La Cour constate que, dans la présente affaire, les faits relatifs à
l’opération policière conduite au domicile des requérants n’ont fait l’objet
d’aucun examen de la part des juridictions internes. Elle rappelle que,
lorsqu’elle a été confrontée à des situations similaires, elle a procédé à sa
propre appréciation des faits tout en respectant les règles fixées par sa
jurisprudence à cet effet (voir, à titre d’exemple, Sashov et autres
c. Bulgarie, no 14383/03, § 48, 7 janvier 2010).
71. En l’espèce, la Cour constate qu’il ne prête pas à controverse entre
les parties que l’intervention policière au domicile des requérants a été
effectuée très tôt le matin, le 31 mars 2010, par des agents spéciaux du
ministère de l’Intérieur qui étaient masqués et armés. Ceux-ci ont
immobilisé de force et menotté M. Daniel Slavov. Peu après, ce requérant a
été emmené à l’extérieur de la maison, allongé face contre le sol et filmé par
un caméraman. L’enregistrement a été transmis aux médias, qui l’ont utilisé
à plusieurs reprises, en partie ou dans sa totalité, dans leurs publications et
reportages sur l’opération « Méduses » (paragraphes 12, 14, 15 et 37
ci-dessus).
72. En revanche, les parties sont en désaccord en ce qui concerne la
présence des trois autres requérants au domicile familial lors de l’opération
policière du 31 mars 2010. Le Gouvernement allègue que Mme Nenkova et
ses deux fils mineurs étaient à l’étranger, tandis que la partie requérante
soutient que l’épouse de M. Slavov et leurs deux enfants mineurs se
trouvaient dans la maison ce jour-là (paragraphes 60 in fine et 63 ci-dessus).
73. La Cour observe que le Gouvernement a présenté une lettre émanant
du ministère de l’Intérieur et attestant, entre autres, que les enfants Daniel et
Plamen étaient sortis du pays les 10 janvier, 31 octobre et 21 décembre
2010, et que leur mère, Mme Nenkova, était entrée en Bulgarie le 10 janvier
16
ARRÊT SLAVOV ET AUTRES c. BULGARIE
2010 et en était sortie les 14 janvier et 21 décembre 2010. Le Gouvernement
en déduit que les enfants et l’épouse de M. Slavov ne se trouvaient pas dans
la maison familiale à Varna le matin du 31 mars 2010, lorsque les policiers
ont arrêté leur époux et père. La Cour ne partage pas cette position du
Gouvernement.
74. En effet, force est de constater que ladite lettre ne contient aucune
information sur les dates auxquelles Mme Nenkova et ses enfants sont
rentrés en Bulgarie après leurs premières sorties du pays, respectivement le
10 janvier et le 14 janvier 2010. De surcroît, la lettre fait apparaître que
l’information contenue dans la base de données du ministère de l’Intérieur
sur les déplacements des citoyens bulgares en dehors du territoire national
est incomplète en raison notamment de la méthode sélective de contrôle
utilisée par les agents de la police bulgare des frontières depuis l’adhésion
du pays à l’Union européenne (paragraphe 63 in fine ci-dessus). À la
lumière de ces circonstances, la Cour estime que la lettre en question ne
démontre pas que ces trois requérants étaient absents de leur domicile à
Varna le 31 mars 2010.
75. En revanche, la version des faits des requérants est corroborée par
les autres pièces du dossier, notamment les documents délivrés par le
médecin de famille et par le pédopsychiatre ayant examiné les enfants peu
de jours après l’opération policière (paragraphes 18 et 19 ci-dessus). La
Cour estime donc suffisamment établie l’allégation de la partie requérante
selon laquelle Mme Nenkova et ses deux fils étaient présents à leur domicile
lors de l’opération policière du 31 mars 2010.
76. La Cour observe que l’opération litigieuse poursuivait le but légitime
d’effectuer une arrestation, une perquisition et une saisie et qu’elle avait
pour objectif d’intérêt général la répression d’infractions. Elle doit s’assurer
que, dans les circonstances de l’affaire, un juste équilibre a été respecté
entre les exigences de l’intérêt général de la société et la sauvegarde des
intérêts fondamentaux de l’individu. Elle relève que, même si les quatre
requérants n’ont pas été physiquement blessés au cours de l’intervention
policière contestée, celle-ci a nécessairement impliqué un certain recours à
la force physique : M. Slavov a été immobilisé par des agents cagoulés et
armés puis menotté et emmené de force à l’extérieur de la maison. La Cour
se doit donc d’établir si ce recours à la force physique était proportionné et
absolument nécessaire en l’espèce.
77. Le but de l’intervention policière au domicile des requérants ce jourlà était d’appréhender M. Slavov, suspect dans une affaire pénale de
détournement de fonds publics, et d’effectuer une perquisition afin de
rechercher des preuves matérielles et documentaires dans le cadre de cette
même enquête pénale. Il ressort des pièces du dossier que l’enquête en
cause avait été ouverte cinq mois auparavant, qu’il y avait plusieurs suspects
dans cette affaire et que les autorités soupçonnaient l’existence d’une
organisation de malfaiteurs (paragraphes 9 et 28 ci-dessus). Toutefois, la
ARRÊT SLAVOV ET AUTRES c. BULGARIE
17
Cour note qu’il ne s’agissait pas expressément d’un groupe d’individus
soupçonnés d’avoir commis des actes criminels violents.
78. Pour ce qui est de la personnalité de M. Slavov, la Cour observe
qu’il était un homme d’affaires connu à Varna. De surcroît, aucun élément
du dossier ne permet de conclure qu’il avait des antécédents violents et qu’il
aurait pu représenter une menace pour les agents de police amenés à
intervenir à son domicile.
79. Il est vrai que M. Slavov détenait légalement une arme à feu et des
munitions à son domicile. Ce fait était connu des services de police
(paragraphe 64 in fine ci-dessus). C’est sans doute un élément pertinent qui
a dû être pris en compte par les agents lors de leur intervention. La Cour
considère cependant que la présence de l’arme au domicile des requérants
ne saurait suffire à elle seule à justifier le recours à une équipe
d’intervention spéciale ni le recours à une force aussi imposante que celle
employée en l’espèce.
80. Il est vrai que M. Slavov n’a pas subi de lésions physiques
importantes lors de l’intervention en cause. Cependant, la Cour estime
particulièrement frappant le fait que les forces de l’ordre ont procédé, à
deux reprises, à la reconstitution de l’arrestation de ce requérant, devant ses
proches et dans le but d’obtenir un reportage vidéo qui a été livré par la
suite aux médias (paragraphes 15 et 37 ci-dessus). La Cour considère que
rien en l’espèce ne justifiait de procéder à cette remise en scène de
l’arrestation. Elle estime que M. Slavov a éprouvé des sentiments
d’humiliation et de rabaissement à ses propres yeux suffisamment intenses
pour que le traitement qui lui a été réservé par les forces de l’ordre soit
qualifié de « dégradant » au regard de l’article 3 de la Convention.
81. La Cour note par ailleurs qu’il ressort des pièces du dossier que la
présence éventuelle des enfants mineurs et de l’épouse de M. Slavov n’a
jamais été prise en compte dans la planification et l’exécution de l’opération
policière, et qu’elle n’a, en particulier, pas été mentionnée dans le plan
d’intervention prévoyant le déploiement des agents de police (paragraphe 64
ci-dessus).
82. Certes, la Cour ne saurait aller jusqu’à interdire aux forces de l’ordre
d’arrêter les suspects d’infractions pénales à leur domicile chaque fois que
leurs enfants ou conjoints s’y trouvent. Elle estime cependant que la
présence éventuelle de membres de la famille du suspect sur les lieux de
l’arrestation est une circonstance qui doit être prise en compte dans la
planification et l’exécution de ce type d’opération policière. Cela n’a pas été
le cas dans la présente affaire et les forces de l’ordre n’ont pas envisagé
d’autres modalités d’exécution de leur opération au domicile des requérants,
par exemple retarder l’heure de l’intervention, voire procéder au
redéploiement des différents types d’agents impliqués dans l’opération. La
prise en compte des intérêts légitimes des trois requérants en l’espèce était
d’autant plus nécessaire que Mme Nenkova n’était pas suspectée d’être
18
ARRÊT SLAVOV ET AUTRES c. BULGARIE
impliquée dans les infractions pénales reprochées à son mari et que ses deux
fils étaient psychologiquement vulnérables en raison de leur jeune âge –
quatre et sept ans.
83. La Cour observe également que l’absence d’un contrôle judiciaire
préalable sur la nécessité et la légalité de la perquisition en cause a laissé
entièrement à la discrétion des autorités policières et des organes de
l’enquête pénale la planification de l’opération et n’a pas permis la prise en
compte des droits et intérêts légitimes de Mme Nenkova et de ses deux fils
mineurs. Elle est d’avis que, dans les circonstances spécifiques de l’espèce,
un tel contrôle judiciaire préalable aurait pu permettre la mise en balance de
leurs intérêts légitimes avec l’objectif d’intérêt général d’appréhender les
personnes suspectées d’avoir commis une infraction pénale.
84. Pour ce qui est de l’effet psychologique de l’intervention policière
sur ces trois requérants, la Cour rappelle que les opérations policières
impliquant une intervention au domicile et une arrestation des suspects
engendrent inévitablement des émotions négatives chez les personnes visées
par ces mesures. En l’espèce, elle relève qu’il existe des éléments de preuve
concrets et non contestés démontrant que Mme Nenkova et ses deux fils
mineurs ont été très fortement affectés par les événements en cause. Durant
toute la journée du 31 mars 2010, Mme Nenkova était extrêmement stressée,
tremblait de peur, avait des nausées. Elle a également pris des tranquillisants
(paragraphe 20 ci-dessus). Pendant plusieurs jours, ses deux fils ont eu un
sommeil perturbé et ils ont eu peur de retourner dans leur maison par crainte
d’un retour des policiers cagoulés (paragraphe 17 ci-dessus).
Le médecin de famille et le pédopsychiatre qui ont examiné les enfants
ont également relevé les traces d’un traumatisme psychologique. Ces
spécialistes ont constaté que les enfants étaient émotionnellement très
affectés par ce qui s’était passé le 31 mars 2010 (paragraphe 18 ci-dessus) et
que le fils aîné, Daniel, présentait un tic nerveux des yeux (paragraphe 19
ci-dessus). La Cour considère également que l’heure matinale de
l’intervention policière et la participation d’agents spéciaux cagoulés ont
contribué à amplifier les sentiments de peur et d’angoisse éprouvés par ces
trois requérants. Elle estime dès lors que le traitement infligé a dépassé le
seuil de gravité requis pour l’application de l’article 3 de la Convention et
que ces trois requérants ont été soumis à un traitement dégradant.
85. En conclusion, après avoir pris en compte toutes les circonstances
pertinentes en l’espèce, la Cour considère que l’opération policière au
domicile des requérants n’a pas été planifiée et exécutée de manière à
assurer que les moyens employés se limitent à ceux strictement nécessaires
pour atteindre ses buts ultimes, à savoir l’arrestation d’une personne
suspectée d’avoir commis des infractions pénales et le rassemblement de
preuves dans le cadre d’une enquête pénale. Les quatre requérants ont été
soumis à une épreuve psychologique qui a généré chez eux de forts
sentiments de peur, d’angoisse et d’impuissance, et qui, de par ses effets
ARRÊT SLAVOV ET AUTRES c. BULGARIE
19
néfastes, s’analyse en un traitement dégradant au regard de l’article 3. Il y a
donc eu en l’espèce violation de cette disposition de la Convention.
II. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 5 DE LA
CONVENTION
86. Le premier requérant, M. Daniel Petkov Slavov, soutient que sa
détention initiale n’a pas été ordonnée conformément à la loi, qu’il n’y avait
aucun risque de soustraction à la justice ou de commission de nouvelles
infractions, qu’il n’a pas été traduit aussitôt devant un juge, qu’il a été
maintenu en détention pendant une durée excessive, qu’il n’a pas pu
contester d’une manière effective son maintien en détention et qu’il n’avait
à sa disposition aucune voie de recours interne susceptible de porter remède
à ces violations alléguées. Il invoque l’article 5 §§ 1 c), 3, 4 et 5 et
l’article 13 de la Convention. La Cour estime qu’il y a lieu d’examiner ces
griefs sous l’angle du seul article 5, libellé comme suit dans ses parties
pertinentes en l’espèce :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa
liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
(...)
c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire
compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une
infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher
de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;
(...)
3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au
paragraphe 1 c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre
magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée
dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être
subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience.
4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit
d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité
de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale.
5. Toute personne victime d’une arrestation ou d’une détention dans des conditions
contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation. »
87. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours
internes. Il soutient que le requérant n’a pas formulé ses griefs tirés de
l’article 5 de la Convention devant les juridictions internes et qu’il n’a pas
introduit, sur le fondement de l’article 2 de la loi sur la responsabilité de
l’État, une action qui lui aurait permis, selon le Gouvernement, d’obtenir
réparation de toutes les violations alléguées de l’article 5 de la Convention.
20
ARRÊT SLAVOV ET AUTRES c. BULGARIE
88. La Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner cette
exception, car, en tout état de cause, les griefs soulevés sous l’angle de
l’article 5 sont irrecevables pour les raisons exposées ci-après.
89. Invoquant l’article 5 § 1 c) de la Convention, le requérant se plaint,
en premier lieu, que sa détention du 31 mars au 3 avril 2010 n’a pas été
ordonnée selon les voies légales et qu’il n’y avait aucune raison de
considérer qu’il existait un risque de fuite ou de commission de nouvelles
infractions.
90. La Cour observe que le requérant ne conteste pas avoir été détenu à
l’issue de l’opération policière conduite à son domicile pour vingt-quatre
heures en vertu des articles 63 et 64 de la loi sur le ministère de l’Intérieur
(paragraphe 27 ci-dessous). Le même jour, à 22 h 45, un procureur a
ordonné sa détention pour soixante-douze heures en vertu de l’article 64,
alinéa 2, du CPP (paragraphe 29 ci-dessus).
91. Le requérant ne conteste pas non plus l’existence de raisons
plausibles de le soupçonner d’avoir commis les infractions pour lesquelles il
a été inculpé. Il allègue cependant que les autres conditions légales
nécessaires à son placement en détention n’étaient pas réunies. En effet,
selon lui, il ne présentait aucun risque de fuite ou de commission de
nouvelles infractions. La Cour constate que, dès l’examen de la première
demande de libération du requérant, le tribunal interne avait estimé que, en
dépit de l’absence de risque de fuite (paragraphe 32 ci-dessus), l’intéressé
devait être maintenu en détention au motif qu’il pouvait commettre de
nouvelles infractions, notamment en altérant des preuves (paragraphes 32 et
33 ci-dessus).
92. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que la détention
initiale du requérant a été ordonnée en conformité avec les règles
matérielles et procédurales du droit interne et dans le respect des conditions
énumérées à l’article 5 § 1 c) de la Convention. Il s’ensuit que ce grief est
manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de
l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
93. Sous l’angle de l’article 5 § 3 de la Convention, le requérant se plaint
également de la durée de sa détention provisoire.
94. La Cour note que M. Slavov a été détenu du 31 mars au 28 mai
2010, soit pendant près de deux mois (paragraphes 27 et 34 ci-dessus).
Selon la jurisprudence constante de la Cour, la durée d’une détention se
trouve justifiée si les raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée
d’avoir commis une infraction persistent, si les motifs adoptés par les
autorités judiciaires pour justifier le maintien en détention se révèlent
« pertinents » et « suffisants » et si les autorités nationales compétentes ont
apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure (voir,
parmi d’autres, Labita, précité, §§ 152-153).
95. Le requérant ne conteste pas l’existence de raisons plausibles de le
soupçonner d’avoir commis les infractions pour lesquelles il a été inculpé et
ARRÊT SLAVOV ET AUTRES c. BULGARIE
21
la Cour ne voit aucune raison de parvenir à une conclusion différente sur ce
point. Elle observe que les tribunaux ont motivé leurs décisions de
maintenir le requérant en détention par l’existence d’un risque de
commission de nouvelles infractions, notamment par altération des preuves
(paragraphes 31-33 ci-dessus). Elle considère qu’il s’agissait d’un motif
pertinent et suffisant pour justifier le maintien en détention de l’intéressé
pour la période en cause. Elle estime enfin qu’aucune pièce du dossier ne lui
permet de conclure que les poursuites pénales n’ont pas été menées avec la
célérité et la diligence requises au cours de cette même période de détention.
96. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être
rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
97. Dans ses observations du 21 novembre 2014, le requérant s’est
plaint, sous l’angle de l’article 5 § 3 de la Convention, de ne pas avoir été
traduit « aussitôt » devant un juge compétent pour examiner la légalité de sa
détention. La Cour constate que ce grief a été introduit plus de six mois
après la fin de la situation dont se plaint M. Slavov, puisqu’il avait comparu
devant le tribunal régional de Varna le 3 avril 2010 (paragraphe 31
ci-dessus). Il s’ensuit que ce grief est tardif et qu’il doit être rejeté, en
application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
98. Invoquant l’article 5 § 4 de la Convention, M. Slavov reproche aux
juridictions internes de ne pas avoir procédé à un examen effectif de ses
demandes de libération. Il leur reproche notamment de ne pas avoir répondu
à ses arguments relatifs à la légalité et la nécessité de la mesure en cause.
99. La Cour observe que le requérant a contesté la légalité et la nécessité
de son maintien en détention à deux reprises devant les juridictions de
premier et deuxième degré. Dans leurs décisions, les tribunaux internes ont
abordé les questions de savoir s’il existait des raisons plausibles de
soupçonner l’intéressé de la commission d’une infraction pénale et s’il
existait d’autres motifs justifiant son maintien en détention. À la lumière des
pièces du dossier, la Cour considère que ces décisions ont été suffisamment
motivées et que la procédure en cause a offert suffisamment de garanties
contre l’arbitraire.
100. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit
être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
101. Invoquant l’article 5 § 5 de la Convention, le requérant se plaint de
ne pas avoir obtenu réparation des violations alléguées de l’article 5 §§ 1 c),
3 et 4. La Cour rappelle qu’elle a déclaré irrecevables les griefs formulés par
l’intéressé sous l’angle des articles 5 §§ 1, 3 et 4. Dès lors, le grief tiré de
l’article 5 § 5 doit être déclaré irrecevable pour incompatibilité ratione
materiae, en application de l’article 35 § 3 a).
22
ARRÊT SLAVOV ET AUTRES c. BULGARIE
III. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 6 § 2 DE LA
CONVENTION
102. Invoquant les articles 6 § 2 et 13 de la Convention, le premier
requérant allègue que les propos du ministre de l’Intérieur et du procureur
régional ainsi que les motifs des décisions du tribunal régional de Varna du
3 avril et du 18 mai 2010 ont porté atteinte au principe de présomption
d’innocence et qu’il n’a pas pu défendre de manière effective son droit
d’être présumé innocent. La Cour estime qu’il y a lieu d’aborder ces
allégations sous l’angle du seul article 6 § 2 de la Convention, libellé
comme suit :
« Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa
culpabilité ait été légalement établie. »
A. Sur la recevabilité
103. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours
internes. Il indique que M. Slavov aurait pu introduire une plainte pénale
pour diffamation, couplée avec une action civile en dédommagement contre
les personnes auxquelles il reprochait d’avoir violé son droit à la
présomption d’innocence.
104. Le requérant invite la Cour à rejeter cette exception. Il affirme que
la même exception d’irrecevabilité a été examinée et rejetée dans l’arrêt
Gutsanovi (précité), qui aurait concerné les mêmes propos des mêmes
magistrats et responsables politiques vis-à-vis d’un de ses complices
présumés.
105. La Cour rappelle s’être déjà prononcée sur cette même exception
d’irrecevabilité soulevée dans le cadre d’une affaire similaire contre la
Bulgarie. Dans son arrêt récent Gutsanovi (précité, §§ 172-180), elle a rejeté
cette exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement, estimant que
l’effectivité de la plainte pénale pour diffamation dans des circonstances
similaires à celles de la présente affaire n’avait pas été prouvée : les
magistrats du parquet et du siège bénéficiaient d’une immunité contre les
poursuites pénales (idem, § 177) et il existait une incertitude au niveau du
droit interne concernant la répartition de la charge de la preuve dans ce type
d’affaires (idem, § 179).
106. La Cour estime que les mêmes considérations trouvent à
s’appliquer dans la présente affaire et que le Gouvernement n’a apporté
aucun élément nouveau qui lui aurait permis de conclure que la plainte
pénale pour diffamation aurait constitué une voie de recours interne
effective dans les circonstances de la présente affaire. Étant donné le
caractère accessoire de l’action en dommages et intérêts dans le cadre de la
procédure pénale pour diffamation, cette action ne constituait pas non plus
ARRÊT SLAVOV ET AUTRES c. BULGARIE
23
une voie de recours interne effective en l’espèce. Il convient donc de rejeter
l’exception d’irrecevabilité du Gouvernement.
107. La Cour estime par ailleurs que le grief tiré de l’article 6 § 2 n’est
pas manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention
et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de
le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Le requérant
108. Le requérant soutient que son droit à la présomption d’innocence a
été violé à quatre occasions différentes. Il dénonce, d’abord, les propos du
ministre de l’Intérieur publiés par les médias peu après l’opération policière
« Méduses ». Il indique que le ministre a révélé des faits visés par l’enquête
pénale menée à son encontre. Selon le requérant, les expressions employées
par ce haut responsable politique l’ont désigné sans équivoque comme
l’auteur incontestable de plusieurs infractions pénales graves.
109. Le requérant met ensuite en cause les propos que le procureur
régional aurait tenus lors de la conférence de presse donnée le jour même de
son arrestation.
110. Il dénonce enfin les motifs des décisions du 3 avril et du 18 mai
2010 par lesquelles le tribunal régional de Varna ordonnait son maintien en
détention. Il considère que les juges appelés à se prononcer sur son contrôle
judiciaire étaient censés établir s’il existait des preuves suffisantes pour le
soupçonner d’avoir commis les infractions pénales qu’on lui reprochait. Or,
selon le requérant, dans leurs décisions, ils avaient employé des termes
exprimant leur certitude qu’il avait commis une infraction pénale. Ils
auraient ainsi empiété sur son droit d’être présumé innocent jusqu’à
l’établissement officiel de sa culpabilité.
b) Le Gouvernement
111. Le Gouvernement combat la thèse du requérant. Il soutient que les
propos et les décisions judiciaires dénoncés par celui-ci n’ont pas porté
atteinte au principe de la présomption d’innocence.
112. Le Gouvernement indique que les poursuites pénales engagées
contre le premier requérant et ses complices présumés avaient attiré
l’attention des médias et d’un large public. Il précise que, dans ce contexte,
le ministre de l’Intérieur et le procureur régional avaient commenté devant
les médias le déroulement de l’opération policière à Varna et l’enquête
pénale en cours. D’après le Gouvernement, le ministre s’était limité à
évoquer l’existence d’une suspicion à l’égard du requérant et à déclarer que
celui-ci avait été inculpé de participation à un groupe criminel dont
24
ARRÊT SLAVOV ET AUTRES c. BULGARIE
l’activité aurait causé un préjudice important à la société de transport en
commun de Varna. Ni l’intervention du ministre ni celle du procureur
régional n’auraient remis en question l’innocence présumée de M. Slavov.
113. Le Gouvernement argue que, par ailleurs, le ministre de l’Intérieur
ne pouvait aucunement influencer ni l’issue de l’enquête pénale diligentée à
l’encontre du requérant ni les décisions des procureurs appelés à travailler
sur le dossier et des magistrats chargés d’examiner la question de savoir si
le requérant était coupable des faits qui lui étaient reprochés. Il précise que,
de surcroît, les articles parus dans la presse écrite et mis en cause par
l’intéressé contenaient des interprétations par leurs auteurs des propos du
ministre et du procureur régional et que, par conséquent, ces publications ne
pouvaient pas engager la responsabilité de l’État au regard de l’article 6 § 2
de la Convention.
114. En ce qui concerne les motivations des décisions du tribunal
régional de Varna du 3 avril et du 18 mai 2010, le Gouvernement expose
qu’il s’agissait d’actes judiciaires établis dans le cadre de l’examen de la
légalité et de la nécessité du maintien en détention du requérant, et que le
juge du tribunal régional devait d’abord vérifier s’il y avait suffisamment
d’éléments permettant de soupçonner le requérant de la commission d’une
infraction pénale.
115. D’après le Gouvernement, les expressions employées par le juge
dans les deux décisions mises en cause par le requérant soulignaient
uniquement l’existence de données objectives suffisantes pour soupçonner
le requérant de participation à des activités illégales préjudiciables à la
société de transports en commun de Varna. Les motivations des deux
décisions n’auraient pas concerné la culpabilité du requérant et elles
n’auraient pas porté atteinte à son droit d’être présumé innocent.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
116. La Cour rappelle que la présomption d’innocence consacrée par le
deuxième paragraphe de l’article 6 figure parmi les éléments d’un procès
pénal équitable (voir, entre autres, Allen c. Royaume-Uni [GC],
no 25424/09, § 93, 12 juillet 2013). Ce principe se trouve méconnu si une
déclaration officielle concernant un prévenu reflète le sentiment qu’il est
coupable, alors que sa culpabilité n’a pas été légalement établie au
préalable. Il suffit, même en l’absence de constat formel, d’une motivation
donnant à penser que le magistrat considère l’intéressé comme coupable.
Dans ce contexte, le choix des termes employés par les agents de l’État dans
les déclarations qu’ils formulent avant qu’une personne n’ait été jugée et
reconnue coupable d’une infraction revêt une importance particulière (voir,
parmi beaucoup d’autres, Daktaras c. Lituanie, no 42095/98, § 41,
CEDH 2000-X). Ce qui importe, néanmoins, c’est le sens réel des
ARRÊT SLAVOV ET AUTRES c. BULGARIE
25
déclarations litigieuses, compte tenu des circonstances particulières dans
lesquelles elles ont été formulées (Y.B. et autres c. Turquie, nos 48173/99 et
48319/99, § 44, 28 octobre 2004).
117. Une distinction doit être faite entre les décisions ou les déclarations
qui reflètent le sentiment que la personne concernée est coupable et celles
qui se bornent à décrire un état de suspicion. Les premières violent la
présomption d’innocence, tandis que les deuxièmes sont considérées comme
conformes à l’esprit de l’article 6 de la Convention (voir, entre autres,
Marziano c. Italie, no 45313/99, § 31, 28 novembre 2002).
118. La Cour rappelle par ailleurs que l’atteinte à la présomption
d’innocence peut émaner non seulement d’un juge, mais également d’autres
autorités publiques : le président du parlement (Butkevičius c. Lituanie,
no 48297/99, §§ 49, 50, 53, CEDH 2002-II), le procureur (Daktaras, précité,
§ 44), ou le ministre de l’Intérieur ou les fonctionnaires de police (Allenet de
Ribemont c. France, 10 février 1995, §§ 37 et 41, série A no 308).
b) Application de ces principes en l’espèce
119. L’intéressé se plaint d’abord des propos du ministre de l’Intérieur
publiés le 1er avril 2010 par le journal Cherno more. La Cour observe que le
ministre a divulgué des informations concrètes qui avaient été recueillies au
cours de l’enquête pénale et qui portaient notamment sur le mode opératoire
du groupe de suspects. Le ministre a affirmé que l’argent détourné avait été
versé sur les comptes de ces personnes (paragraphe 38 ci-dessus). Il a aussi
indiqué que deux des suspects, à savoir M. Gutsanov et le requérant – qu’il
a désigné sous son sobriquet, Dankata –, entretenaient des relations
privilégiées et il a ajouté : « (...) ce qu’ils ont fait est une machination
(схема) élaborée pendant plusieurs années, étant donné qu’il y a trois
contrats pour environ deux millions d’euros et pour des autobus de seconde
main. ».
120. La Cour observe que l’interview en cause a été donnée par le
ministre le lendemain de l’arrestation du requérant et avant toute
comparution de ce dernier devant un tribunal (paragraphes 27 et 31
ci-dessus), qu’elle a été publiée à un moment où le public manifestait un vif
intérêt à l’égard de l’affaire et qu’elle visait exclusivement le déroulement
de l’opération « Méduses ». La Cour considère que, dans ces circonstances
et compte tenu de sa position de haut responsable du gouvernement en
exercice, le ministre de l’Intérieur était tenu de prendre les précautions qui
s’imposaient pour éviter toute confusion quant à la portée de ses propos sur
la conduite et les résultats de l’opération « Méduses ».
121. Elle estime que les propos contestés sont allés au-delà de la simple
communication d’informations. En particulier, la phrase « ce qu’ils ont fait
est une machination (схема) élaborée pendant plusieurs années (...) » visait
expressément M. Slavov et l’un de ses complices présumés, M. Gutsanov.
Elle indiquait sans équivoque que les opérations de malversation et de
26
ARRÊT SLAVOV ET AUTRES c. BULGARIE
détournement de fonds publics avaient été effectuées par ces deux hommes.
Compte tenu du court laps de temps qui s’était écoulé depuis l’arrestation
du requérant et du vif intérêt manifesté par les médias et par le grand public
à l’égard de cette affaire pénale, la Cour estime que ces propos du ministre
étaient susceptibles de créer chez le grand public l’impression que
l’intéressé faisait partie des « cerveaux » d’un groupe criminel ayant
détourné des fonds publics importants.
122. Elle admet que les éléments dont elle dispose ne lui permettent pas
de conclure qu’il s’agissait d’un acte prémédité de la part du ministre. Cela
étant, elle rappelle que l’absence d’intention de nuire à la présomption
d’innocence n’exclut pas le constat de violation de l’article 6 § 2 de la
Convention et elle conclut que les propos du ministre de l’Intérieur ont
porté atteinte à la présomption d’innocence du requérant.
123. Le requérant se plaint ensuite que le procureur régional de Varna,
Vl.Ch., ait également porté atteinte au principe de la présomption
d’innocence. Il dénonce notamment ses propos rapportés par deux journaux
différents le 1er et le 2 avril 2010.
124. La Cour observe que le premier des deux articles dénoncés, publié
par le quotidien Dnevnik le 1er avril 2010 (paragraphe 39 ci-dessus),
contenait plusieurs citations des propos du procureur régional. Le procureur
avait révélé des éléments d’information factuels rassemblés au cours de
l’enquête en cause. Force est de constater cependant que le requérant n’a été
mentionné ni par ses nom et prénom, ni par son sobriquet. De surcroît,
l’article citait les propos suivants du procureur régional : « L’opération
« Méduses » en est à son stade initial (...). Le gros du travail reste à faire, il
est donc trop tôt pour tirer des conclusions. Quand on aura des preuves, on
fera savoir au public qui était à la tête du groupe. » Ces propos indiquaient
clairement qu’il ne s’agissait que d’hypothèses qui émergeaient au fur et à
mesure de l’avancement de l’enquête et qui nécessitaient davantage de
vérifications pour être confirmées ou démenties. Il est vrai que l’article se
terminait par la phrase suivante : « D’après le procureur Ch., les
agissements de Gutsanov et des trois autres détenus ont causé un préjudice
de plus de deux millions d’euros à la municipalité de Varna. » La Cour
constate cependant que ce sont des propos rapportés, qui émanaient de
l’auteur de l’article et qu’ils n’indiquent pas clairement si le requérant
faisait partie des personnes visées par cette phrase.
125. À la lumière de ces circonstances, la Cour estime que l’article en
cause ne contenait aucun propos émanant du procureur régional susceptible
d’être considéré comme ayant porté atteinte au droit du requérant d’être
présumé innocent.
126. Concernant le deuxième article de presse mis en cause par
M. Slavov, paru le 2 avril 2010 dans le quotidien Standart, la Cour observe
que le passage qui faisait référence au requérant était rédigé sous la forme
du discours rapporté (paragraphe 40 ci-dessus). Elle n’est pas en mesure
ARRÊT SLAVOV ET AUTRES c. BULGARIE
27
d’établir quels étaient les termes exacts que le procureur avait prononcés et
que l’auteur de l’article en cause a rapportés sans les citer expressément.
Elle estime dès lors qu’il n’est pas établi, au-delà de tout doute raisonnable,
que le procureur régional a porté atteinte au droit à la présomption
d’innocence du requérant.
127. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 6 § 2 pour ce qui est des
propos du procureur régional de Varna.
128. M. Slavov dénonce enfin les motivations des décisions du 3 avril et
du 18 mai 2010 du tribunal régional de Varna ordonnant son maintien en
détention. La Cour observe pour sa part qu’il s’agissait d’une procédure qui
avait pour but de déterminer si le maintien du requérant en détention
provisoire était justifié et nécessaire. Dans le cadre de celle-ci, le juge du
tribunal régional devait s’assurer d’abord qu’il existait toujours des raisons
plausibles de soupçonner le requérant de la commission d’une infraction
pénale. Dans la décision du 3 avril 2010, le magistrat a répondu à cette
question en employant les termes suivants : « Dans le cadre de la présente
procédure, il faut répondre à la question de savoir s’il existe un soupçon
raisonnable selon lequel le requérant a commis les crimes en question. Le
tribunal estime qu’un tel soupçon existe, autrement dit, il ressort des
preuves rassemblées à cette étape de l’enquête que M. Slavov est impliqué
dans les crimes dont il est inculpé ». Bien que la deuxième partie de la
deuxième phrase paraisse quelque peu ambiguë, la Cour estime que ces
termes n’ont pas porté atteinte à la présomption d’innocence dès lors que
l’on prend en compte la première partie de cette phrase, où il est mentionné
sans ambivalence qu’« un tel soupçon existe ».
129. Dans sa décision du 18 mai 2010, le juge du tribunal régional s’est
exprimé ainsi : « [Le tribunal] estime qu’une infraction pénale a été
commise et il est toujours d’avis que l’inculpé est impliqué (има
касателство) dans celle-ci (...) ».
130. La Cour considère que cette phrase, prononcée par un magistrat du
siège, est allée au-delà de la simple description d’un état de suspicion et
qu’elle s’analyse en une déclaration de culpabilité de l’intéressé prononcée
avant toute décision sur le fond dans l’affaire pénale en question. Elle
rappelle à cet effet qu’il existe une différence fondamentale entre le fait de
dire que quelqu’un est simplement soupçonné d’avoir commis une
infraction pénale et une déclaration avançant, en l’absence de condamnation
définitive, que l’intéressé a commis l’infraction pénale pour laquelle il a été
inculpé (Matijašević c. Serbie, no 23037/04, § 48, CEDH 2006-X).
131. En conclusion, après avoir pris en compte toutes les circonstances
pertinentes de l’espèce, la Cour estime que ni les propos du procureur
régional de Varna ni la motivation de la décision du tribunal régional de
Varna du 3 avril 2010 n’ont enfreint le droit du requérant à être présumé
innocent jusqu’à preuve du contraire. Elle estime, en revanche, que les
propos tenus par le ministre de l’Intérieur dans l’interview publiée le
28
ARRÊT SLAVOV ET AUTRES c. BULGARIE
1er avril 2010 et la motivation de la décision du 18 mai 2010 du tribunal
régional de Varna ont porté atteinte au droit à la présomption d’innocence
de l’intéressé. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention.
IV. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 8 DE LA
CONVENTION
132. Invoquant l’article 8 de la Convention, les quatre requérants
soutiennent que la perquisition opérée dans leur maison a constitué une
atteinte injustifiée à leur droit au respect de leur domicile, de leur vie privée
et familiale et de leur correspondance. M. Slavov estime en outre que les
interventions médiatiques de différentes autorités au sujet de son arrestation
et la divulgation par celles-ci d’informations concernant les poursuites
pénales menées à son encontre ont porté atteinte à sa bonne réputation.
133. La Cour rappelle que la qualification juridique exacte des faits qui
lui sont soumis par les parties relève de sa compétence exclusive (Guerra et
autres c. Italie, 19 février 1998, § 44, Recueil 1998-I). Constatant que les
quatre requérants se plaignent de ce que les agents de police aient pénétré
dans leur domicile, y aient effectué une perquisition et y aient saisi un
certain nombre d’objets personnels, elle estime dès lors opportun d’aborder
ces griefs sous le seul angle du droit au respect du domicile que protège
l’article 8 de la Convention. Il estime qu’il convient également d’examiner
le grief tiré par M. Slavov à titre personnel d’une atteinte à sa bonne
réputation.
134. Les parties pertinentes en l’espèce de l’article 8 se lisent comme
suit :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et (...) de son domicile (...).
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit
que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une
mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la
sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la
prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la
protection des droits et libertés d’autrui. »
A. Sur la recevabilité
135. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours
internes. Il affirme que les requérants ont omis d’introduire une action en
dommages et intérêts en se fondant sur l’article 1 de la loi sur la
responsabilité de l’État pour faire valoir leur droit au respect de leur
domicile.
136. Les requérants rétorquent que le droit interne ne prévoyait aucun
recours judiciaire qui leur eût permis de contester la légalité de la
perquisition effectuée à leur domicile.
ARRÊT SLAVOV ET AUTRES c. BULGARIE
29
137. La Cour s’est déjà prononcée, dans une affaire similaire, sur la
même exception d’irrecevabilité. Dans son arrêt Gutsanovi (précité,
§§ 210-211), qui concernait une perquisition effectuée au domicile de quatre
autres requérants dans le cadre de la même opération policière, elle a
notamment estimé que le Gouvernement n’avait pas étayé sa thèse
assimilant une action civile engagée sur le fondement de la loi sur la
responsabilité de l’État à une voie de recours suffisamment établie en droit
interne pour remédier aux violations alléguées du droit au respect du
domicile en cas de perquisition et de saisie irrégulières. La Cour estime que
le même constat s’impose dans la présente affaire. Il convient dès lors de
rejeter l’exception préliminaire du Gouvernement.
138. Constatant par ailleurs que ces griefs soulevés sous l’angle de
l’article 8 de la Convention ne sont pas manifestement mal fondés au sens
de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre
motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.
B. Sur le fond
1. Grief relatif à la perquisition effectuée au domicile des requérants
a) Thèses des parties
139. Les requérants exposent que la perquisition de leur domicile et la
saisie de divers objets n’ont pas été effectuées conformément à la législation
interne. Ils allèguent également que cette perquisition constitue une
ingérence dans l’exercice de leur droit au respect de leur domicile et que
celle-ci n’était pas proportionnée au but légitime poursuivi.
140. Le Gouvernement conteste la thèse des requérants et invite la Cour
à rejeter leur grief. Il expose que la perquisition à leur domicile a été faite
conformément aux règles de procédure pertinentes : elle aurait été menée
dans le cadre d’une procédure pénale et approuvée par un juge dans les
délais prévus par le CPP ; elle aurait eu pour but de découvrir et prélever
des preuves de nature à établir les faits objets de la procédure pénale en
cause et elle aurait été proportionnée à ce but.
b) Appréciation de la Cour
141. La Cour estime qu’il y a eu ingérence dans l’exercice du droit des
requérants au respect de leur domicile : leur maison familiale a été
perquisitionnée et les responsables de l’enquête pénale y ont saisi plusieurs
objets et documents qui s’y trouvaient. Il convient dès lors de déterminer si
cette ingérence était justifiée au regard du paragraphe 2 de l’article 8 de la
Convention, c’est-à-dire si elle était « prévue par la loi », poursuivait un ou
plusieurs buts légitimes et était « nécessaire », « dans une société
démocratique », à la réalisation de ce ou ces buts.
30
ARRÊT SLAVOV ET AUTRES c. BULGARIE
142. La Cour rappelle que, en vertu de sa jurisprudence constante, les
mots « prévue par la loi » imposent qu’une ingérence dans l’exercice des
droits garantis par l’article 8 repose sur une base légale interne, que la
législation en question soit suffisamment accessible et prévisible et soit
compatible avec le principe de la prééminence du droit (voir, parmi
beaucoup d’autres, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52,
CEDH 2000-V, Liberty et autres c. Royaume-Uni, no 58243/00, § 59,
1er juillet 2008, et Heino c. Finlande, no 56720/09, § 36, 15 février 2011).
143. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour observe que la
perquisition litigieuse reposait sur les articles 160 et 161 du CPP
(Gutsanovi, précité, § 59). Elle estime que ces dispositions législatives ne
soulèvent aucun problème, s’agissant tant de leur accessibilité que de leur
prévisibilité, au sens de sa jurisprudence précitée.
144. Concernant la dernière condition qualitative à laquelle doit
répondre la législation interne, à savoir la compatibilité avec le principe de
la prééminence du droit, la Cour rappelle que, dans le contexte des saisies et
perquisitions, elle exige que le droit interne offre des garanties adéquates et
suffisantes contre l’arbitraire (Heino, précité, § 40). Nonobstant la marge
d’appréciation qu’elle reconnaît en la matière aux États contractants, elle
doit redoubler de vigilance lorsque le droit national habilite les autorités à
conduire une perquisition sans mandat judiciaire : la protection des
individus contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits
garantis par l’article 8 réclame un encadrement légal et une limitation des
plus stricts de tels pouvoirs (Camenzind c. Suisse, 16 décembre 1997, § 45,
Recueil 1997-VIII).
145. Dans la présente affaire, la Cour relève que la perquisition au
domicile des quatre requérants a été effectuée sans l’autorisation préalable
d’un juge. Elle note que l’article 161, alinéa 2, du CPP permet aux organes
d’enquête de procéder à de telles perquisitions dans des situations d’urgence
où il existe un risque d’altération des preuves et que la rédaction de cette
disposition laisse en pratique une large marge de manœuvre aux autorités
quant à l’appréciation de la nécessité et de l’ampleur des perquisitions.
146. La Cour a déjà affirmé que, dans de telles situations, l’absence d’un
mandat de perquisition pouvait être contrecarrée par un contrôle judiciaire
ex post factum sur la légalité et la nécessité de cette mesure d’instruction
(Heino, précité, § 45). Encore faut-il que ce contrôle soit efficace dans les
circonstances particulières de l’affaire en cause (Smirnov c. Russie,
no 71362/01, § 45 in fine, 7 juin 2007).
147. En l’espèce, conformément à l’article 161, alinéa 2, du CPP, le
procès-verbal dressé à l’issue de la perquisition du domicile des requérants a
été présenté à un juge du tribunal régional de Varna qui l’a formellement
approuvé le même jour (paragraphe 23 ci-dessus). Selon la jurisprudence
des tribunaux bulgares, le juge statuant en vertu de l’article 161, alinéa 2, du
CPP doit s’assurer que la perquisition a été effectuée dans le respect des
ARRÊT SLAVOV ET AUTRES c. BULGARIE
31
conditions matérielles et procédurales prévues par le droit interne
(Gutsanovi, précité, § 60). Force est de constater que le Gouvernement n’a
produit aucune ordonnance par laquelle le juge aurait approuvé la
perquisition effectuée au domicile des requérants et exposé les motifs de
cette approbation. La seule trace écrite de l’approbation du juge se trouve
sur la première page du procès-verbal : le juge y a apposé sa signature, le
sceau du tribunal régional, la date et l’heure de sa décision et la mention
« J’approuve » (paragraphe 23 ci-dessus). Or la Cour estime que ces
éléments ne suffisent pas à démontrer que le juge a efficacement contrôlé la
légalité et la nécessité de la mesure contestée. Elle rappelle par ailleurs que
le Gouvernement n’a pas démontré l’existence d’un autre recours qui aurait
permis aux requérants de faire examiner la légalité et la nécessité de la
perquisition à leur domicile.
148. Le contrôle effectif de la légalité et de la nécessité de la mesure
d’instruction en cause était d’autant plus nécessaire qu’à aucun moment
avant celle-ci il n’avait été précisé quels étaient concrètement les objets liés
à l’enquête pénale que les enquêteurs s’attendaient à découvrir et à saisir au
domicile des requérants. Le procès-verbal dressé le 31 mars 2010
mentionnait uniquement que M. Slavov avait été invité à livrer tout objet,
document ou support informatique contenant des éléments relatifs à
l’enquête pénale no 128/10 menée par la direction de la police à Varna
(paragraphe 21 ci-dessus). Par ailleurs, la portée très générale de la
perquisition en cause est confirmée par le nombre important et la diversité
des objets saisis et par l’absence de tout lien apparent entre certains de ces
objets et les infractions pénales sur lesquelles portait l’enquête en cause. La
Cour observe par exemple que les enquêteurs ont saisi, entre autres, deux
pistolets et deux permis de port d’arme de M. Slavov (paragraphe 22
ci-dessus), alors que les poursuites pénales en cause concernaient un
détournement de fonds publics par le biais de l’achat d’autobus à des prix
fictifs pour le compte de la compagnie municipale des transports en
commun et qu’il ne s’agissait pas d’une infraction pénale impliquant
l’utilisation d’une arme à feu (paragraphe 28 ci-dessus). Par ailleurs,
l’enquête pénale en cause avait été ouverte cinq mois auparavant
(paragraphe 9 ci-dessus), ce qui pose la question de savoir si les organes de
l’enquête n’auraient pas pu demander la délivrance d’un mandat judiciaire
avant de procéder à la perquisition du domicile des requérants.
149. Il est vrai que la perquisition litigieuse a été opérée en présence de
M. Slavov, de deux autres témoins et d’un expert (paragraphe 21 ci-dessus).
La Cour considère néanmoins que, en l’absence d’une autorisation préalable
délivrée par un juge et d’un contrôle effectif a posteriori de la mesure
d’instruction contestée, ces garanties procédurales n’étaient pas suffisantes
pour prévenir le risque d’abus de pouvoir de la part des autorités d’enquête.
150. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que même si la
mesure d’instruction contestée avait une base légale en droit interne, la
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ARRÊT SLAVOV ET AUTRES c. BULGARIE
législation nationale n’a pas offert aux requérants suffisamment de garanties
contre l’arbitraire avant ou après la perquisition. De ce fait, les requérants
ont été privés de la protection contre l’arbitraire que leur conférait le
principe de la prééminence du droit dans une société démocratique. Dans
ces circonstances, la Cour considère que l’ingérence dans le droit des
intéressés au respect de leur domicile n’était pas « prévue par la loi » au
sens de l’article 8 § 2 de la Convention.
151. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention.
2. Grief tiré d’une atteinte à la bonne réputation de M. Slavov
152. M. Slavov estime que les interventions publiques de hauts
responsables politiques et de représentants du parquet dans le contexte de la
large couverture médiatique dont ont fait l’objet son arrestation et la
procédure pénale menée à son encontre ont constitué une atteinte injustifiée
à sa bonne réputation et, dès lors, à son droit au respect de sa vie privée.
153. La Cour observe que les mêmes faits ont déjà été examinés sous
l’angle de l’article 6 § 2 de la Convention et qu’elle a conclu à l’existence
d’une atteinte injustifiée au droit du requérant à la présomption d’innocence
à raison des propos tenus par le ministre de l’Intérieur au cours d’une
interview publiée dans la presse écrite. Elle estime, par conséquent, qu’il
n’y a pas lieu d’examiner séparément ce même grief sous l’angle de
l’article 8 de la Convention.
V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU
PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION
154. Les requérants se plaignent de la saisie des objets consignés dans
les procès-verbaux de saisie et de perquisition du 31 mars 2010. Ils
invoquent à cet égard l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, libellé
comme suit :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut
être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions
prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États
de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des
biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou
d’autres contributions ou des amendes. »
155. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens
de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre
motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
156. La Cour observe cependant que les mêmes faits ont déjà été
examinés sous l’angle de l’article 8 de la Convention et qu’elle a conclu à
l’existence d’une atteinte injustifiée au droit des requérants au respect de
ARRÊT SLAVOV ET AUTRES c. BULGARIE
33
leur domicile. Elle estime, par conséquent, qu’il n’y pas lieu d’examiner
séparément ce même grief sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 à la
Convention.
VI. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 13 DE LA
CONVENTION
157. Les requérants estiment enfin qu’ils ne disposaient pas de voies de
recours internes effectives qui leur eussent permis de remédier aux
violations alléguées de leurs droits garantis par les articles 3 et 8. Ils
invoquent l’article 13 de la Convention libellé comme suit :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été
violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors
même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice
de leurs fonctions officielles. »
158. Le Gouvernement considère que les intéressés auraient pu contester
les actes litigieux des fonctionnaires d’État impliqués et demander une
réparation pécuniaire sur le fondement de la loi relative à la responsabilité
de l’État pour dommage.
A. Sur la recevabilité
159. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au
sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun
autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.
B. Sur le fond
160. La Cour rappelle que, à l’issue de son examen de la recevabilité du
grief formulé sous l’angle de l’article 3 de la Convention, elle a constaté
qu’une action en dommages et intérêts contre l’État n’aurait pu constituer
une voie de recours interne suffisamment effective dans la présente affaire
(paragraphes 52-56 ci-dessus). Elle rappelle également que, dans son arrêt
Gutsanovi (précité, §§ 91 et 92), qui concernait la même opération policière,
elle a conclu que, dès lors que l’infliction de souffrances psychologiques
n’était pas érigée en infraction pénale par le droit interne, le dépôt par les
requérants d’une éventuelle plainte pénale aurait été voué d’emblée à
l’échec. Force est de constater que le Gouvernement n’a évoqué aucune
autre voie de recours qui eût permis aux requérants de faire valoir leur droit
à ne pas être soumis à des traitements inhumains et dégradants.
161. Ayant examiné la recevabilité du grief que les requérants ont
formulé sous l’angle de l’article 8 de la Convention, la Cour a conclu que le
Gouvernement n’avait pas étayé sa thèse assimilant une action civile
34
ARRÊT SLAVOV ET AUTRES c. BULGARIE
engagée sur le fondement de la loi sur la responsabilité de l’État à une voie
de recours suffisamment établie en droit interne pour remédier aux
violations alléguées du droit des requérants au respect de leur domicile
(paragraphe 137 ci-dessus). Le Gouvernement n’a suggéré aucune autre
voie de recours à cet égard.
162. La Cour estime que ces mêmes motifs peuvent être retenus dans le
cadre de l’examen des griefs soulevés sur le terrain de l’article 13 combiné
avec les articles 3 et 8 de la Convention. Ces motifs sont suffisants pour
l’amener à conclure que les requérants ne disposaient d’aucune voie de
recours interne qui leur aurait permis de faire valoir leur droit de ne pas être
soumis à des traitements contraires à l’article 3 et leur droit au respect de
leur domicile, garanti par l’article 8.
163. Il y a donc eu violation de l’article 13 combiné avec les articles 3
et 8 de la Convention.
VII. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
164. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et
si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer
qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie
lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
165. Les requérants réclament 82 000 euros (EUR) pour préjudice
moral.
166. Le Gouvernement considère que cette prétention est exorbitante.
167. La Cour estime que les requérants ont subi un certain dommage
moral du fait des violations constatées de leurs droits garantis par les
articles 3, 6 § 2, 8 et 13 de la Convention. Elle considère qu’il y a lieu
d’octroyer à ce titre la somme de 40 000 EUR conjointement aux quatre
requérants.
B. Frais et dépens
168. La partie requérante demande également 4 997,81 EUR pour les
frais et dépens engagés devant la Cour, montant correspondant selon eux
aux honoraires d’avocats à hauteur d’une somme forfaitaire de 9 388 BGN,
auxquels s’ajouteraient 197,81 EUR de frais de poste et de traduction.
L’avocat des requérants, Me Ekimdzhiev, demande que la somme accordée
par la Cour au titre des frais de traduction et de poste soit entièrement versée
sur le compte bancaire du cabinet d’avocats Ekimdzhiev, Boncheva et
Chernicherska.
ARRÊT SLAVOV ET AUTRES c. BULGARIE
35
169. Le Gouvernement estime que la somme réclamée est excessive et
que la demande n’est pas étayée.
170. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le
remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent
établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En
l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa
jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 4 000 EUR et
l’accorde conjointement aux requérants.
171. La Cour accueille la demande voulant que la somme de
197,81 EUR, correspondant aux frais de traduction et de poste, soit versée
directement sur le compte bancaire des représentants juridiques des
requérants.
C. Intérêts moratoires
172. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires
sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Décide, à l’unanimité, de joindre au fond l’exception du Gouvernement
concernant la qualité de victime des requérants quant au grief tiré de
l’article 3 de la Convention et la rejette ;
2. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant aux griefs tirés de
l’article 3 et de l’article 6 § 2 de la Convention, quant à ceux tirés de
l’article 8 de la Convention, relatifs au respect du domicile des quatre
requérants et de la vie privée de M. Slavov, ainsi que quant aux griefs
tirés de l’article 13 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à
la Convention, et irrecevable pour le surplus ;
3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;
4. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 2 en ce qui
concerne les propos du ministre de l’Intérieur ;
5. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 2 de la
Convention en ce qui concerne la motivation de la décision rendue par le
tribunal régional de Varna le 18 mai 2010 ;
36
ARRÊT SLAVOV ET AUTRES c. BULGARIE
6. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 2 de la
Convention en ce qui concerne les propos du procureur régional et la
motivation de la décision rendue par le tribunal régional de Varna le
3 avril 2010 ;
7. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention
en ce qui concerne le droit au respect du domicile des quatre requérants ;
8. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de
l’article 8 de la Convention en ce qui concerne le respect de la bonne
réputation du premier requérant ;
9. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de
l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention en ce qui concerne le
respect du droit de propriété des requérants ;
10. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec les
articles 3 et 8 de la Convention ;
11. Dit, à l’unanimité,
a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à
compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à
l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en
levs bulgares, au taux applicable à la date du règlement :
i) 40 000 EUR (quarante mille euros), conjointement aux quatre
requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les
requérants sur cette somme, pour dommage moral,
ii) 4 000 EUR (quatre mille euros), plus tout montant pouvant être
dû à titre d’impôt par les requérants sur cette somme, pour frais et
dépens, dont 197,81 EUR (cent quatre-vingt-dix-sept euros et
quatre-vingt-un centimes) à verser directement sur le compte
bancaire du cabinet d’avocats Ekimdzhiev, Boncheva et
Chernicherska ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces
montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la
facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable
pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
ARRÊT SLAVOV ET AUTRES c. BULGARIE
37
12. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le
surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 novembre 2015, en
application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Françoise Elens-Passos
Greffière
Guido Raimondi
Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la
Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du
juge Paul Mahoney.
G.R.A.
F.E.P.
38
ARRÊT SLAVOV ET AUTRES c. BULGARIE – OPINION SÉPARÉE
PARTLY DISSENTING OPINION OF JUDGE MAHONEY
1. I have been unable to agree with my colleagues as regards one of their
conclusions in the present case, namely their finding (at paragraphs 129-131
of the present judgment and point 5 of the operative provisions) that the
Varna Regional Court, on account of the language used in its decision of
18 May 2010 rejecting an application by the first applicant (Mr Daniel
Petkov Slavov) for release from detention on remand, had infringed the
latter’s presumption of innocence as guaranteed by Article 6 § 2 of the
Convention.
2. The relevant passage of the impugned decision is set out at
paragraph 33 of the present judgment. My colleagues (at paragraph 129 of
the present judgment) rely on the following sentence:
“Le tribunal estime qu’une infraction a été commise et il est toujours d’avis que
l’inculpé est impliqué (има касателство) dans celle-ci (...).”
My colleagues consider, to quote the words of the present judgment
(paragraph 130), that:
“cette phrase, prononcée par un magistrat du siège, est allée au-delà de la simple
description d’un état de suspicion et qu’elle s’analyse en une déclaration de culpabilité
de l’intéressé prononcée avant toute décision sur le fond dans la l’affaire pénale en
question”.
I respectfully disagree for the following reasons.
3. Only two paragraphs earlier in the present judgment (at
paragraph 128), a passage is quoted from the Varna Regional Court’s
previous decision of 3 April 2010 (that is, barely one and a half months
previously) rejecting a similar request from Mr Slavov for release:
“Dans le cadre de la présente procédure, il faut répondre à la question de de savoir
s’il existe un soupçon raisonnable selon lequel le requérant a commis les crimes en
question. Le tribunal estime qu’un tel soupçon existe, autrement dit, il ressort des
preuves rassemblées à cette étape de l’enquête que M. Slavov est impliqué dans les
crimes dont il est inculpé.”
In this passage the Regional Court correctly identified the legal test to be
applied as being whether a reasonable suspicion exists. It then explained
that finding reasonable suspicion to exist in Mr Slavov’s case could be
expressed by saying that “il ressort des preuves rassemblées que M. Slavov
est impliqué dans les crimes dont il est inculpé” (emphasis supplied). In
other words, “impliqué” is shorthand for the Regional Court for finding that
a reasonable suspicion of commission of the offences charged existed in
regard to Mr Slavov on the basis of the evidence before the court.
The chamber in the present case is unanimous that this formulation (on
3 April 2010) does not carry the implication that Mr Slavov was being said
by the Regional Court to be guilty of the offences charged (paragraph 128
of the present judgment and point 6 of the operative provisions).
ARRÊT SLAVOV ET AUTRES c. BULGARIE – OPINION SÉPARÉE
39
4. Unlike my colleagues I am not convinced that the same word
(“impliqué) used six weeks later by the same court in exactly the same
context of release of the same defendant can be taken to have a quite
different implication. What is more, on 18 May 2010 the Regional Court
said that it was “toujours” – that is, as it was on the occasion of its
immediately preceding decision of 3 April 2010 – of the opinion that the
applicant was “impliqué”. The Regional Court is thereby explicitly referring
back to its previous understanding of the word “impliqué”, as being
shorthand for “being reasonably suspected of”. The Regional Court may
have said that a criminal offence had been committed, but it did not say that
the applicant had committed the offence: it said that he was “impliqué” –
which, given the reference back to the immediately preceding decision on
possible release, is surely most sensibly to be taken as meaning, as before,
that he was reasonably suspected of commission of that offence.
5. I am aware that a similar finding to the present one in relation to the
use of similar language was taken by this Court in the case of Gutsanovi
v. Bulgaria, no. 34529/10, ECHR 2013, which was concerned with the
treatment of another suspect targeted by the very same police investigation
(called Méduse) (see paragraph 8 of the present judgment). This doubtless
explains why my colleagues felt the need, for the sake of consistency, to
take the same approach in the present case. I was not, however, a member of
the chamber in the Gutsanovi case and I feel free to make my own analysis
of the facts.
6. In conclusion, I believe that my colleagues have taken an overly strict
attitude not at all justified either by the language used by the Varna
Regional Court in its decision of 18 May 2010 or by common sense. For
me, such an approach to the presumption of innocence comes dangerously
close to demanding formalistic perfection from the national courts, whereas
this in not at all the objective pursued by the fair-trial guarantee set out in
Article 6 of the Convention. To my mind, my colleagues are mistaken (a) in
taking out of context the sole sentence on which they rely, (b) in not taking
that sentence together, as it should be, with the immediately preceding
decision of the Regional Court in the same matter and (c) in considering that
the not at all unequivocal wording of that short sentence amounted to a
declaration of Mr Slavov’s guilt. I therefore voted against finding that,
contrary to Article 6 § 2, Mr Slavov’s presumption of innocence had been
violated on account of the reasoning given by the Varna Regional Court
on18 May 2010 for rejecting Mr Slavov’s application to be released from
detention on remand.