François Weyergans

Transcription

François Weyergans
RÉPONSE
DE
M. Érik ORSENNA
AU DISCOURS
DE
M. François WEYERGANS
———
Monsieur,
Vous voici.
Vous voici enfin !
Élu le 26 mars 2009, reçu aujourd’hui, 27 mois plus tard.
Nous avons failli attendre.
Pourtant, la manière dont vous aviez mené campagne, tambour
battant, semblait indiquer une vive impatience à nous rejoindre.
Las, les prétextes ont commencé.
C’était le choix du tailleur, qui vous torturait trop.
C’était la période de l’année, redoutable, disiez-vous, pour les
allergies. C’était une mauvaise configuration des astres.
C’était surtout la rédaction de votre discours, dont la seule idée
vous plongeait dans les affres.
Vous êtes même allé jusqu’à me mettre en cause, moi, celui qui,
joyeusement, qui, fébrilement, qui, impatiemment, s’apprêtait à vous
recevoir. Rappelez-vous, vous avez osé évoquer l’improbable, la
multiplicité supposée de mes voyages. Comme si je ne vous préférais
pas, François Weyergans, au Congo et même au Turkestan chinois !
-2-
Sur ce dernier point, votre dossier n’est peut-être pas si mauvais.
Et je saisis cette occasion, ô combien solennelle, pour faire amende
honorable, comprenant enfin la raison pour laquelle madame le
secrétaire perpétuel, notre mère supérieure, m’a confié le soin de
vous souhaiter la bienvenue au nom de notre compagnie. En une
sorte d’exercice spirituel, dont notre époque, hélas, a perdu la
pratique, elle voulait me punir de mes absences en m’obligeant à
m’occuper d’un retardataire chronique.
Je vous avais lu, monsieur, et vous ai beaucoup relu ces dernières
semaines. Entre autres grandes qualités diverses, que je m’en vais
célébrer sans tarder, vous avez à l’évidence le génie de l’esquive.
Demandez à vos amis de l’administration fiscale – à ce propos me
vient une question : comment avez-vous pu oublier de les inviter en
votre jour de gloire, eux qui ont vu comme ils m’ont vu si souvent
gêné, j’allais dire, emprunté ? –, demandez à vos autres grands amis
éditeurs, les à-valoir octroyés par ceux-ci n’ayant souvent pour seule
fonction, nous le savons bien d’expérience, qu’apaiser l’avidité
toujours renaissante de ceux-là, demandez-leur : tous sans exception,
tous se souvenant de vous sourient aux anges.
Jamais, de leur existence, ils n’ont rencontré une telle inventivité,
une telle drôlerie, une telle fausse innocence pour justifier un délai, et
appeler à la patience.
À ma connaissance, un seul être humain vous surpasse dans
l’excuse. Il s’appelle Jean-Louis Ezine, l’écrivain rare et magnifique,
critique et chroniqueur et remarquable cycliste amateur, chaque
année dompteur du mont Ventoux (parmi d’autres sommets). Est-ce
pour cette raison, le goût des moyens de transport lents, qu’il a
toujours grand mal à remettre à temps ses textes ? Un jour, il arrive à
son journal tenant penaud entre l’index et le pouce un petit morceau
de papier déchiré.
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– Qu’est-ce cela ? lui demande son rédacteur en chef, plus éberlué
que furieux.
– « Modiano et la géographie », l’article que tu m’avais demandé.
– Pardon ?
– J’arrivais de chez moi, Pontault-Combault. Je me suis arrêté un
moment pour faire provision de vision bucolique avant de pénétrer
dans la grande ville. Un troupeau paissait dans un champ.
– Et alors ?
– Une des vaches s’est approchée. Je ne me suis pas méfié. Je
tenais mon article. Elle me l’a arraché.
Il faut oser.
Vous avez ce genre d’audaces que la langue française appelle
bellement culot, ou aplomb ou toupet.
Pour cela, d’abord, je vous salue.
Et puisque tout de même vous avez fini par rejoindre votre fauteuil
numéro 32, tout est bien.
Commençons par le début.
Qui êtes-vous, François Weyergans ?
Quelque chose me dit que la réponse, si réponse il peut y avoir, est
plus dans vos livres que dans l’état civil.
Donnons juste quelques traits, pour avoir un cadre.
Naissance en 1941, à Bruxelles.
Chers amis, ne croyez surtout pas certaines interviews de notre
François où, à la grande surprise de sa mère, il indique toutes sortes
d’autres origines, dont Copacabana.
Enfance partagée entre la Belgique et Avignon.
Votre grand-père Weyergans habitait Cologne et, d’abord
forgeron, s’orienta vite dans la fabrication de locomotives.
Votre père vous donne tôt le goût des livres et du cinéma. Il était
écrivain, libraire, éditeur et critique.
À 18 ans, vous montez à Paris où, solitairement, vous préparez
l’Institut des hautes études cinématographiques, le célèbre IDHEC.
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Vous y êtes reçu 1er. Neuf mois plus tard, vous en êtes renvoyé, à
l’ahurissant motif suivant : réalisation d’un film alors que vous
deviez vous consacrer tout entier et uniquement aux études.
Qu’importe ! Ce court métrage sur Béjart reçoit un prix en Italie et
Truffaut en dira : « Durant 18 minutes, j’ai compris la danse. » Votre
légende commence et votre carrière cinématographique est lancée en
même temps que vous entrez comme critique aux Cahiers du cinéma.
Si j’ai bien compté : 15 films, pas moins, auxquels il faut ajouter
vos contributions à l’émission mythique Dim Dam Dom, qui nous
font regretter, ô combien, certaine télévision d’antan.
Et la jalousie que j’avais de vous, déjà grande, s’est encore accrue
lorsque j’ai consulté la liste des actrices à qui vous aviez dit, entre
autres mots doux, « moteur ».
Michèle Mercier, Marianne Faithfull, Annie Duperey, Anne
Wiazemski, Veruschka et celle que, sachez-le, je ne vous pardonnerai
jamais, écoutez bien, Bianca Jagger !
Mais à toutes, oserais-je vous dire que je préfère Delphine Seyrig.
Pauvres familles d’artistes torturées par les lubies, les manies, les
cyclothymies et l’égoïsme infini du Créateur !
Pauvres parmi les pauvres, maudites même, les familles qui voient
naître en leur sein cette espèce de serpent qu’on appelle un écrivain !
D’après ce que vous m’avez avoué, monsieur, votre père vous a
suggéré voire enjoint, peut-être même supplié de vous en tenir au
cinéma, lequel impose plus de distance à l’autobiographie.
Connaissant les pratiques cannibales des romanciers, il savait que,
si vous choisissiez d’écrire, il deviendrait, de même que sa femme et
ses filles, vos sœurs, sujet inépuisable de vos livres.
Il n’avait pas tort.
Oui, souffrante et glorieuse famille Weyergans, explorée, sous
toutes les coutures, par l’œil implacable et jamais rassasié de son
grand François !
Grâce à vous, monsieur, qui n’avez cessé de l’ausculter, elle est
devenue l’une des mieux connues du grand public.
Quelle génitrice ne préférerait fuir à l’autre bout de la Terre quand
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on lui annonce sans ménagement la parution du prochain ouvrage de
son fils sous un titre des plus inquiétants, Trois jours chez ma mère,
avant de sombrer, bien sûr larmes aux yeux, dans l’admiration la plus
éperdue et la reconnaissance éternelle quand ledit livre et son fils
bien-aimé reçoivent le prix Goncourt ?
De quelle pathologie cette inlassable passion pour ses proches estelle le signe ?
L’heure de la franchise a sonné.
Psy
M’en voudrez-vous, monsieur, si je révèle aux deux ou trois
personnes qui, dans cette brillante assemblée, ne vous auraient pas
encore lu et par suite n’auraient pas encore pris connaissance de
certains dérèglements de votre psychisme, oui, me pardonnerez-vous,
monsieur, si par avance je leur révèle ce que cachent aujourd’hui
votre air réjoui, votre beau costume et la maîtrise du discours que
nous venons d’entendre, au jour et à l’heure prévus en dépit de toutes
les paroles ricaneuses qu’on pouvait entendre ici, quai Conti, ces
dernières semaines (« Ce discours, l’aura-t-il fini ? Moi, je le
connais, je pense qu’il ne l’a même pas commencé »), injustes et
méchantes rumeurs que vous venez, magnifiquement, de contredire,
bref, monsieur, me tiendrez-vous durable rigueur de constater que
vous êtes ce qu’il est convenu d’appeler dans les manuels de
médecine, comme dans la vie courante et les films de Woody Allen,
un névrosé ?
Vous me direz que cette qualité n’est pas votre monopole, que
moi-même, qui vous accueille, je suis à l’évidence atteint du même
mal et sous sa forme la pire, la lancinante, et que, considérant de
nouveau cette toujours brillante assemblée, on peut voir ici et là
quelques exemples de cas dont la gravité vaut bien celle du vôtre. J’ai
les noms et les preuves et le montant des dégâts. Ils seront dans mes
mémoires.
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Mais rougirez-vous, monsieur, de charmante confusion, d’humilité
malmenée et de fierté secrète, si je vous dis aussi que de cette
névrose vous avez tiré une souveraineté, une sorte de chevalerie ?
Et je connais des gens de parfait équilibre mental qui, vous ayant
rencontré, veulent, jaloux, vous ressembler illico. Ils se précipitent
chez le psy et lui présentent cette improbable requête : je vais trop
bien, docteur, pouvez-vous me faire aller mal, si possible aussi mal
que lui ?
La tâche est difficile car, ne nous le cachons pas et notre
compagnie vous a élu en connaissance de cause : votre névrose est
profonde. Vous voulez un exemple parmi cent ? Écoutez.
Comme je viens de vous l’avouer, j’ai des dons certains pour la
maladie mentale. Mais François Weyergans me surpassant de
beaucoup dans ce domaine, je préfère, au lieu de paraphraser, lui
passer la parole, comme je vais le faire souvent au cours de cet aprèsmidi. Que vaut le commentaire face à l’exemple ? À ce sujet me
revient une terrible question de François Truffaut précédemment
évoquée : « On n’a jamais vu un enfant rêver de devenir critique de
cinéma. »
« L’agoraphobie m’empêchait d’exercer quelques-uns de mes
talents : regarder les femmes dans la rue – ma spécialité –, rêver
devant toutes sortes de vitrines, me sentir heureux tout simplement
parce que je suis en train de marcher. Descendre acheter le journal
était devenu un problème. Pour les cigarettes, ça allait, j’achetais
plusieurs cartouches à la fois. Traverser le carrefour de l’Odéon
devint aussi dangereux que si j’avais été un des premiers soldats
obligé de débarquer sur la plage d’Arromanches. Ne parlons pas de la
place de la Concorde : autant vouloir traverser le désert de Gobi dans
sa longueur (1500 kilomètres). Si je m’éloignais de plus d’une
cinquantaine de mètres de la porte d’entrée de notre immeuble, j’étais
persuadé que j’allais m’évanouir. J’avais l’impression de manquer
d’oxygène, mes muscles respiratoires n’allaient pas tarder à être
paralysés. Je m’appuyais aux façades et je progressais centimètre par
centimètre, dans un état de tension extrême. Je renonçai vite à ces
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efforts démesurés – je n’y renonçai même pas, j’en devins incapable
et je me vis contrains de me réfugier à la maison.
[…]
J’aimais prendre le métro, mais d’un jour à l’autre mes crises
d’angoisse m’en interdirent l’accès. […]
Je dus me placer sous la sauvegarde des chauffeurs de taxi. Les
taxis étaient “sécurisants”, pour employer un mot apparu dans le
champ psycho-social de cette époque. […]
Quand j’appelais un taxi par téléphone pour qu’il me conduise de
la rue de l’Odéon au Trocadéro, il n’y avait aucun problème, mais les
taxis refusaient de me prendre quand je leur demandais de me
conduire au bout de la rue. J’agitais un billet de banque sous les yeux
du chauffeur : “Avancez-moi de deux cents mètres et c’est à vous !”
Il se méfiait, fermait les portières de l’intérieur et démarrait en
trombe. On me répondit même : “Je vais te conduire chez les fous, si
tu insistes.” Le petit trajet est le chemin de croix de l’agoraphobe.
Aussi, quand je voulais aller rue de l’Ancienne-Comédie ou rue de
Condé – à trois minutes à pied de chez moi pour quelqu’un de
normal, ou pour un agoraphobe guéri, ou pour un agoraphobe tenant
un chien en laisse –, je disais au chauffeur de me conduire à l’autre
bout de Paris, ou je m’écriais d’un air affairé : “À Orly ! Dépêchonsnous ! Mon avion décolle dans cinquante minutes !” et, dès que la
somme inscrite au compteur était suffisamment élevée, je disais :
“J’ai oublié mon passeport !” (dans la version du départ pour Orly)
ou : “J’ai une course plus urgente à faire, ramenez-moi du côté de
l’Odéon”, afin de me faire déposer à deux cents mètres de mon point
de départ, là où je souhaitais me rendre depuis le début. Combien de
fois Tina ne fut-elle pas obligée de venir me chercher dans des
endroits où j’avais réussi à arriver mais d’où je ne pouvais plus
repartir, notamment aux heures de pointe, quand je ne trouvais pas de
taxis !
Tina fut d’une grande gentillesse avec moi, du moins jusqu’au jour
où elle déclara : “Je n’ai jamais été heureuse avec toi !”. »
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Quand on est aussi malade, vous tomberez d’accord avec moi qu’il
vaut mieux consulter dans l’urgence et si possible le meilleur des
praticiens, même s’il n’est pas donné.
De cette obligation naît votre rencontre, quotidienne, parfois
même trois fois par jour, près de 3 ans durant, avec Jacques Lacan.
Vous en avez tiré un chef-d’œuvre en forme de double portrait, le
vôtre et le sien.
« J’ai toujours été maladroit avec les femmes. Je veux dire : pas
seulement au lit. »
Arrêtons-nous là un instant.
Qui, lisant cette phrase, ne souhaiterait devenir l’ami de l’homme
assez téméraire, et assez lucide, pour l’avoir écrite ?
Puisque, décidément, cet après-midi, il s’agit d’amour, me revient
en mémoire une page d’Aragon, qui commence son « Carnet de la
blanchisseuse », l’un des textes de Théâtre/Roman.
« C’est drôle. Bien des femmes ont été folles de moi. Je n’ai
jamais aimé que les autres. Celles qui aiment se laisser aimer. Celles
qu’on ne pourra jamais avoir. Celles des bras de qui l’on sort comme
d’un rêve, pas si sûr que cela jamais ait pu se produire. Celles d’un
regard qui rétablissent la distance infranchissable. Celles dont on
n’est jamais certain qu’elles diront quand se revoir ou si elles
viendront aux rendez-vous qu’elles donnent. Celles dont on sait
toujours qu’elles n’ont que permis, que daigné… que, pourquoi ce
jour-là, mon Dieu, pourquoi, supporté ma folie ? Les femmes qu’on
n’aurait pas le droit après de reconnaître ou de saluer d’un simple
clin d’œil. Qui me donnent le sentiment que tout fut par erreur, ennui,
lassitude, inattention peut-être.
Les femmes de l’impossible. »
Pardon pour cette digression. C’est votre faute à vous, monsieur,
qui les aimez tant, les femmes et les digressions, jusqu’à, me trompéje ? parfois les confondre.
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Revenons à nos moutons. Je veux parler de Jacques Lacan.
« J’ai toujours été maladroit avec les femmes. Je veux dire : pas
seulement au lit.
– Et c’est pour ça que vous me tirez du mien ? Avez pas honte de
forcer ma porte à pareille heure ? Pouviez pas attendre le rendez-vous
de d’main ?
Il bâillait, dissimulait mal son pyjama sous un blazer de flanelle
verte : joli accueil, et il n’était pas encore minuit, pourtant ! Il avait
beau tempêter, je m’avançais dans son appartement jusqu’au seuil du
cabinet où venait comparaître le Tout-Paris des biscornus, et où moimême j’avais mes habitudes. Mais il ne l’entendait pas de cette
oreille, et il entrouvrit une autre porte, nullement capitonnée, celle-là.
Il me poussa dans un local sensiblement plus vaste et plus à
l’abandon que l’habituel cabinet de travail.
– Je vous reçois, bon, bon, mais allez, en vitesse ! Je suis docteur
en médecine, d’accord, mais faut pas pousser…, monologuait le
charlatan.
“Charlatan”, le mot est un peu dur pour ce courageux praticien, cet
ancien chef de clinique, ce fauteur d’hérésies dans différents congrès
européens où il brandissait des phallus en guise de foudre pour
s’introniser le Jupiter d’une science sans Minerve jusqu’à lui.
Mais ne soyons pas intarissable sur ce monsieur que je nommerai
dorénavant comme je le surnommai du premier coup : le Grand
Vizir, à cause d’un personnage de dessin animé qui jouait de vilains
tours à un Mister Magoo aussi sympathique et myope que moi.
Le Grand Vizir, donc, referma la porte tout doucement, comme
pour éviter de réveiller quelqu’un, alors que chacun le disait
célibataire… Nous étions dans une salle à manger désaffectée […].
Un sofa, ex-pensionnaire de la salle des ventes, s’efforçait de
rivaliser ici avec le divan de l’autre grotte aux Fées […].
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Le Vizir se précipita et glissa sous mes fesses un petit carré
d’étoffe blanche qui sert d’habitude aux psychanalystes pour protéger
leurs appuis-tête contre la bave de leurs névrosés, genre de sollicitude
que l’on rencontre encore dans les hôtels de passe quand la patronne
file un essuie-main amidonné à la pute qui vous fait monter. »
Suivent 538 grandes pages de la même eau : drolatiques autant que
profondes, impitoyables et tendres, la chronique la plus libre et la
plus aiguë qui soit d’un homme engagé dans deux des rares aventures
qui changent la vie : une psychanalyse et un grand amour. Pour ceux
que les prénoms enchantent, je vous indique que celui de cette
passion-là de notre insatiable François est Charlotte, dont il dit, entre
autres joliesses : « Nous allions au lit comme on va au cinéma. »
L’un des charmes les plus précieux de votre écriture, monsieur,
c’est qu’elle a, mine de rien, chemin faisant, sans jamais s’appesantir,
le chic pour nous apprendre des choses, la plupart inutiles, mais
qu’importe ?
Vous êtes, monsieur, un maître de la digression, un géant du coq à
l’âne, j’irais jusqu’à tenter un péripatéticien véritable, c’est-à-dire
quelqu’un qui enseigne en marchant.
Prenons l’exemple de Franz et François.
Tout en vous renseignant sur l’insondable des relations père/fils,
vous apprendrez successivement que dans son ouvrage La Musique
consolatrice, le trop oublié Georges Duhamel, l’auteur de tant de nos
dictées, explique Jean-Sébastien Bach en se référant au boogiewoogie ;
Que le célèbre psychologue suisse Jean Piaget avait commencé à
publier dès l’âge de 11 ans et que son premier article concernait une
certaine espèce de moineau albinos ;
Que le père Teilhard de Chardin, qui dit un jour la messe en plein
milieu du désert de Gobi, passa toute sa vie, si on résume, à chercher
les empreintes digitales de Dieu sur les squelettes
d’australopithèques ;
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Que le vrai connaisseur de whisky saura, dès la première lampée,
reconnaître la différence entre l’eau de source des Highlands du Nord
et celle des Orcades ;
Que le cabinet Godillon frères s’occupe, à la satisfaction générale,
de « recouvrements judiciaires » ;
Que le prix Femina 1938 fut attribué à Félix de Chazournes pour
son troublant roman Caroline ou le départ pour les îles ;
Que dans la plaquette Lettera Amorosa, signée René Char, trois
mots, soudain, au beau milieu d’une page, ragaillardissent une
journée partie pour être morne : « ta fascinante lingerie » ;
Que dans le film américain Le Chant de Bernadette le rôle de la
sainte Soubirous est tenu par la très sexy Jennifer Jones ;
Qu’un certain jour de septembre 1973, un mélange de tristesse et
d’étonnement passa dans le regard de Pierre Mendès France. Chez
Gallimard, vous signez côte à côte votre service de presse, lui
Science économique et lucidité politique et vous votre Pitre. Et le
directeur commercial de la maison venait d’annoncer à celui que tout
le monde appelait président alors qu’il avait gouverné seulement 7
mois qu’aucune campagne de publicité n’était prévue. D’où
l’étonnement et la tristesse du président.
Et si vous voulez tout savoir des serpents les plus dangereux, lisez
les pages 86 et 87 de Trois jours chez ma mère. Je cite.
« J’allais voir ce qu’on disait du boa dans le Larousse familial
[…]. Je lus qu’un boa n’est dangereux que par sa grande taille et sa
force. « Que par » ! Comme si la force et la taille n’étaient rien ! À la
suite de quel rêve ou de quelles rêveries en suis-je venu à penser que
ma mère était un boa constrictor que je me sentais capable
d’apprivoiser si les choses tournaient mal, un boa qui ne s’attaquerait
pas à moi, un boa angélique, en quelque sorte. Mais les boas peuvent
avoir envie de vous serrer très fort par pure et simple gentillesse,
comme font la plupart des mères, et bien entendu la mienne, et on
meurt étouffé. Malgré la peur je n’étais pas mécontent d’avoir une
mère qui était un boa constrictor. Les mères de mes amis faisaient
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semblant d’être infirmières ou secrétaires. Celui-là ne savait pas
qu’en rentrant de l’école il se jetait dans les bras d’un crotale atroce,
crotalus atrox, ni celui-ci qu’il demandait à un serpent à lunettes de
l’aider à faire ses devoirs. Je pris soin de ne manifester aucune
méfiance apparente à l’égard de ma mère. Je me montrai plus gentil
qu’avant. S’est-elle rendu compte que je redoublai d’affection pour
elle dans les mois qui suivirent ma découverte ? Mais je ne comptais
pas me laisser dévorer si facilement. Il allait falloir, pour tenir tête à
ma mère, que je devienne un serpent à mon tour… […] Je fis une
liste de serpents intéressants : le serpent tigre (très irascible), le
mamba noir (agile, très dangereux), le mocassin d’eau (excellent
nageur, très redouté, n’hésite jamais à attaquer, morsure presque
toujours mortelle), le bitis gabonica (un des serpents les plus
redoutables du monde). »
Vous apprendrez aussi comment, chez François Weyergans,
« réduire une tête humaine, [c’]est moins difficile qu’on ne croit. Il
faut casser les os du crâne en prenant garde de protéger la peau du
visage avec des feuilles de palmier. On fait sortir les os et la cervelle
par l’orifice du cou, et puis on gratte bien l’intérieur. Remplie de
sable et de cendre, la tête rapetisse en quelques heures. Voilà ce qui
passionnait un petit garçon qui cachait bien son jeu. Je n’allais même
pas lire Le Petit Prince de toute ma vie ».
Et vous, mesdames et messieurs, je ne sais pas mais moi
j’ignorais, avant de vous avoir lu, monsieur, que « bisbille » vient de
l’italien bisbiglio, qui veut dire « murmure ». Vous avez compris que
je pourrais continuer des heures et qu’une promenade avec François
Weyergans ne s’achève jamais.
Vous objecterez qu’aucune de ces informations ne changera votre
destin, sauf peut-être l’origine de « bisbille ». Mais toutes réunies, je
veux dire saupoudrées au fil des pages, elles donnent à la lecture tout
à la fois de la profondeur et de la liberté. Et immanquablement le
souvenir vous revient de ces heures de l’enfance passées à feuilleter
le catalogue des armes et cycles de la manufacture de Saint-Étienne,
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la preuve que tous les voyages étaient possibles à condition de bien
s’équiper pour ne manquer de rien une fois dans la jungle.
Sexe
Monsieur. Puisqu’à ma connaissance aucun enfant n’est présent,
puisqu’en conséquence nous sommes réunis entre adultes dont je
veux croire qu’ils sont tous avertis, je peux maintenant aborder LA
question grave et gênante. Ma pudeur ou mon hypocrisie
m’empêchant de prendre seul cette responsabilité, je me cacherai
derrière la silhouette massive et le sourire malicieux de Raymond
Queneau.
Il paraît que l’encyclopédiste et père de Zazie vous aurait un jour
demandé : « Êtes-vous sûr qu’il n’y a pas un peu trop de sexe dans
votre livre ? »
On est pudibond, quai Conti. Et l’époque ne prête pas à la
gaudriole. D’autant que notre mère supérieure veille. À mon grand
regret, je ne vais donc pas vous conter toutes les pratiques humaines,
trop humaines relatées par François Weyergans tout au long de son
œuvre, à toute heure du jour et de la nuit et dans tous les lieux
possibles.
J’ai seulement dressé, comme des serpents, la liste des prénoms
Katlÿne, Marie-Pierre, Dolorès, Melissa, Mlle Moonen, Louise,
Juliette Chavoz, Kim (violoncelliste australienne), Lisa Peltomoa
(actrice finlandaise), Togawa Kimiko (vendeuse dans une papeterie
de Tokyo : « Je te jure si tu couches avec une autre Japonaise »),
Maude (sœur d’un libraire d’Ottawa), Kate Streeter (pianiste
anglaise). Et je laisse à votre imagination le soin d’imaginer ce qu’on
peut faire avec une papetière nipponne ou une violoncelliste
australienne pourvu, bien sûr, qu’elle soit consentante, voire même
demandeuse.
Sachez seulement et j’espère que cette devinette vous incitera à
lire et relire notre nouveau confrère, sachez qu’il répond à l’une des
questions qui me taraudent depuis des années : y a-t-il un érotisme
belge ?
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Et apprenez que, bien cachée dans l’un des centres des impôts de
notre capitale, à vous de découvrir lequel, vous attend une créature de
rêve.
« “Une jeune femme qui portait une minirobe moulante, zippée
dans le dos, et qu’il avait d’abord prise pour une contribuable aux
abois comme lui, lui avait demandé de la suivre dans un bureau
surchauffé et aussi nu qu’un parloir de prison. Elle avait ouvert le
dossier qu’elle tenait à la main et il avait reconnu sa dernière lettre :
il l’aurait soignée davantage s’il avait su qu’elle tomberait sous les
yeux d’une lectrice aussi ravissante. La jeune employée du ministère
de l’Économie lui annonça qu’ils allaient remplir ensemble le
formulaire ‘Octroi de délai de paiement’. Elle lui demanda de faire
tout de suite un chèque : ‘Au moins mille cinq cents euros.’ Dix mille
francs ! Quand elle se pencha vers lui : ‘Vous avez apporté votre
chéquier, je suppose ?’, il s’aperçut qu’elle ne portait pas de soutiengorge sous le décolleté pigeonnant d’une robe qui ressemblait plutôt
à un maillot de bain. Il rata un premier chèque qu’il déchira aussitôt
et qu’il fit disparaître dans la poche droite d’un superbe pantalon de
velours acheté quelques jours plus tôt. Il était si troublé qu’au
moment de remplir l’ordre, au lieu d’écrire ‘Trésor public’, il avait
commencé d’écrire ‘seins triomphants’. Il était temps qu’il se
reprenne. […] Il appela à la rescousse l’imperturbable Kant dont il
avait récemment relu quelques pages pour les besoins du roman qu’il
écrivait. Kant n’était pas homme à se laisser impressionner par une
absence de soutien-gorge et, dans sa Critique de la faculté de juger, il
s’interroge sur les mécanismes mentaux qui font dire : ‘Voici une
belle femme.’ Eh bien, d’après lui, il n’y a rien d’autre à penser que
ceci : Dans la forme féminine – ce n’est jamais Kant qui vous parlera
de formes généreuses ou voluptueuses –, la nature représente de belle
manière les fins de la constitution féminine. Il conseille de s’appuyer
sur un concept, afin que l’objet soit pensé par un jugement esthétique
logiquement conditionné. Comment adopter un point de vue
logiquement conditionné quand on rate un chèque parce qu’on
regarde des seins, professeur Kant ? […] Elle avait de jolis yeux, une
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jolie voix, un joli rouge à lèvres, une jolie robe, une jolie poitrine,
une jolie écriture et – il venait de la faire rire – un joli rire. Peut-être
aussi un joli mari et deux jolis enfants, une jolie petite fille et un joli
petit garçon.”
J’ai signé l’échéancier en sachant bien que, dès le mois prochain,
je ne pourrai pas le respecter. Elle s’en doutait puisqu’elle m’a dit :
“Si vous avez un problème, appelez-moi.” Dans la rue, je me suis
répété son prénom. Elle s’appelle Claire-Marie. »
Cher François Weyergans.
Longtemps on a préféré vous croire. Ça nous était plus facile.
Le personnage que vous nous présentiez, la fable du paresseux
maladif, nous rassurait. Chacun sait que ricaner permet de ne pas
s’interroger sur soi-même. Mais bas les masques, monsieur.
J’ai compté.
Vous avez réussi à achever une trentaine d’œuvres, quinze films,
qui tous ont surpris par leur nouveauté du regard et leur liberté, leur
ton. Et douze livres qui chacun, hélas je ne peux rendre compte de
tous, nous a transportés dans un univers à nul autre pareil, qui tient à
la fois de Lewis Carroll, de Kafka, de Sacha Guitry et de La
Rochefoucauld.
Chacun de ces opus a marqué les esprits.
Alors désolé pour vous, je dois à la vérité de révéler à cette
assistance et au-delà, urbi et orbi, votre nature véritable.
Vous êtes un faux flâneur, François Weyergans, en fait un
travailleur compulsif, tendance stakhanoviste.
Vive la névrose !
Qu’est-ce qu’une psychanalyse réussie ? Celle qui libère, en soi,
l’écriture.
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Macaire
J’ai gardé pour la fin l’un de mes livres préférés, qui ne ressemble
à aucun des autres, un livre où on ne rit pas, on ne couche pas, on ne
vit pas dans des capitales européennes, on ne paie pas un Grand Vizir
pour explorer les mystères de l’âme. Le livre dont je parle, cet
incongru dans l’œuvre ou peut-être son secret, fédérateur, caché de
l’ensemble, est un livre de ferveur. C’est le portrait d’un homme à la
recherche de la sainteté. Rien moins.
Vous m’avez dit de ce livre : c’est peut-être mon dernier, alors que
dans votre bibliographie, il est le quatrième.
Et si le livre était pour vous, avant l’heure, votre Vie de Rancé,
l’aboutissement, le détachement ?
Nous sommes en Égypte au IVe siècle ap. J.-C. Naissance de
Macaire, pauvre parmi les pauvres et fils, petit-fils de pauvres.
Macaire est vendu comme esclave. Il travaille sur un chantier où
l’on fabrique des bateaux plats qui vont sur le Nil. Il s’enfuit. Il sert
d’assistant à un magicien terrifiant. En échange d’or extorqué aux
parents d’enfants défunts, il fait mine d’entrer en communication
avec ces petits morts. De nouveau Macaire s’enfuit. Il s’associe à une
troupe de pilleurs de tombes. Encore il doit fuir. Un prêtre l’accueille
et lui raconte l’histoire de Jésus, qui le frappe d’étonnement. Macaire
décide de gagner le désert et de s’y faire moine.
Cinquante ans plus tôt, 270, saint Antoine avait inauguré cette
ascèse de tout abandonner pour aller prier au milieu des sables.
Çà et là, pourvu que le lieu soit isolé et si possible montagneux, se
créent des monastères. Certains compteront plus de 600 moines.
« Enfin il aperçut le désert et se sentit heureux. IL se laissa
aveugler par la lumière. Devant lui s’étendait une plaine caillouteuse
qui l’enthousiasma. À l’horizon, des montagnes couvertes de roches
détritiques lui rappelèrent celles où il s’était aventuré autrefois,
lorsqu’il violait des sépultures. Il n’y avait plus un seul arbre. Il se
souvint que quand on revient du désert et qu’on voit de nouveau des
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arbres, on est frappé par leur vulgarité. Ces excroissances végétales
gênent ceux qui se sont mesurés à un infini de pierre et de sable. Il
s’avança allègrement. Il se demanda s’il aurait rejoint le soir même
les premiers rochers érodés qu’il distinguait en lissant les yeux, et s’il
trouverait un hypogée où s’abriter. »
Ce livre, Macaire le Copte, est le récit de cette vie au désert.
« Vers la fin, il laissa un lézard creuser un trou dans le sable, tout
près de lui. […] L’homme et l’animal passèrent souvent des journées
côte à côte. Un matin, Macaire tira le lézard hors de son trou : il était
mort, la tête violacée.
Quand vint l’hiver, Macaire s’étendit sur le dos et regarda le ciel,
qui était blanc. Il lui sembla que ses yeux devenaient le ciel. Il avait
des yeux immenses et vides. Il n’avait plus de regard, il n’exerçait
plus sa mémoire visuelle.
Il lui arrivait de pleurer. C’était une nécessité pour ses yeux.
[…]
Chaque jour, il se souvenait de quelque chose de moins.
[…]
Il ignorait que des personnes instruites, venues d’Italie, de
Palestine ou de Cappadoce avec leurs écritoires et leurs calames,
recueillaient en Basse-Égypte les paroles mémorables des Pères du
désert, et les inscrivaient sur des parchemins. Il ne savait pas qu’on
se souvenait de lui et qu’on évoquait son nom avec révérence à
Antioche et à Éphèse. Il ne savait pas que les récits de sa vie,
excessifs et exagérés, se répandaient partout, et qu’on lui prêtait des
miracles qu’il n’avait jamais faits, des tentations qu’il n’avait jamais
eues. Il ne savait pas non plus qu’on le croyait mort.
Si on lui avait demandé : “Le Fils est-il égal au Père ?”, il aurait
répondu : “Le Fils et le Père sont les deux yeux du même visage.”
[…]
Il ignorait que l’évêque d’Antioche avait payé une fille publique
pour qu’elle débauche, pendant le concile, l’évêque de Cologne. […]
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Il ignorait aussi qu’il était le contemporain d’Ephrem le Syriaque,
un ermite qui avait écrit trois millions de vers en l’honneur de la
Vierge Marie pendant que lui, Macaire, peinait pour transporter des
pierres.
Il ne savait plus sous le règne de quel empereur il vivait. Il ne
pensait jamais au Christ mort et ressuscité. Il ne faisait plus de
différence entre la mort et la résurrection. Il avait oublié la mort
comme il était en train d’oublier Dieu.
Il priait toujours, assis ou accroupi, accomplissant les gestes que
son corps réclamait, des gestes automatiques qui le maintenaient en
vie.
Il n’aimait plus rien. Il ne s’ennuyait jamais. »
Comment, au souvenir de Macaire, ne pas penser à ces chrétiens
d’Orient que, l’un après l’autre, on assassine ou chasse ?
Se pourrait-il que le si beau printemps des peuples arabes
réinvente avec la liberté la tolérance ?
Monsieur, ouvrier docile de notre mère supérieure, je m’apprêtais
à l’accueil d’un confrère et peu à peu, au fil de vos pages lues et
relues, je me suis aperçu que c’était un frère qui m’était donné.
Monsieur, pour cette forme de franchise qu’on appelle le courage,
pour vos explorations de nos parts d’ombre, pour votre manière
inimitable d’écrire comme on se promène et qui ressemble à la danse,
pour votre insatiable gourmandise des femmes et de l’entièreté de la
vie, pour la vaillance de vos fausses paresses, pour la vraie chevalerie
qu’est votre gaieté, pour la bienveillance de vos sourires, pour votre
audace de tout dire, pour les surprises et les cadeaux de votre
inépuisable érudition, pour l’émotion qui sourd de chaque phrase,
pour les si bouleversants portraits d’un père et d’une mère, si
présente, si précieuse, pour ce petit peuple qui, fidèlement vous
entoure et vous protège, notamment de vous-même, ces quatre sœurs
(pas moins !), vos deux filles aux prénoms tellement évocateurs,
Métilde, Camille, et vos deux dernières merveilles, Basile et Zoé,
pour Danielle, pour votre hommage à ce qui nous est sans doute
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inatteignable à nous, les écrivains, ces insupportables adolescents,
enfants gâtés, éternels insatisfaits, oui, peut-être d’abord pour cela,
votre hommage à la constance, la générosité envers et contre tout
d’une compagne, bref, pour la proximité, pour l’humanité qu’on
ressent à vous lire, les larmes aux yeux et le rire au cœur, soyez
remercié, François Weyergans et bienvenue !

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