Les ”modes” du récit

Transcription

Les ”modes” du récit
Les ”modes” du récit
= les manières dont le récit
représente ce qui est raconté
I Distance
II Perspective
ce que nous voyons/ percevons dépend de notre
distance par rapport à l’objet perçu ainsi que de
notre angle de vue
I : la ”distance” du récit par rapport à ce qui est
raconté (rapport direct ou médiat/ indirect)
II : le point de vue narratif, la perspective à partir
de laquelle le récit est donné
I Distance
le rapport du récit (et/ou de la narration) à
l’histoire
Platon (La République) oppose deux modes
narratifs:
haplé diégésis = ”récit pur”
vs
mimésis = ”imitation”, représentation directe
”haplé diégésis” vs ”mimésis”
”récit pur”:
le poète ”parle en son nom sans chercher à
nous faire croire que c’est un autre que lui
qui parle”
”mimésis”:
le poète ”s’efforce de donner l’illusion que
ce n’est pas lui qui parle”, mais tel
personnage du récit
(Genette 1972: 184)
Aristote, Poétique
-
considère que ces deux modes (haplé
diégésis et mimésis) sont des variétés de la
mimésis, car pour Aristote, tout art est
”imitation du réel”
-
(---> la théorie du classicisme)
Telling vs showing
Henry James (1843-1916) ->
telling (raconter) : le narrateur raconte les
faits en son propre nom
showing (montrer) : le narrateur crée l’effet
que les faits ne sont pas ”racontés” mais
qu’ils se présentent devant les yeux du
lecteur sans l’intermédiaire d’un agent
narrateur
Wayne C. Booth, The Rhetoric of
Fiction 1961
a remis en question la valorisation normative,
formée dans la tradition anglo-saxonne à partir de
la fin du XIXe siècle, de la mimésis (showing)
dans showing (comme dans toute imitation) il
s’agit d’un mode illusoire, puisqu’à la différence du
théâtre, un récit ne peut jamais ”montrer” ce qu’il
représente. Un récit peut seulement raconter de
diverses manières, c’est-à-dire avec plus ou
moins de détails, de précision et de vivacité, ce
qui peut donner une illusion de mimésis
Showing, mimesis (Booth)
L’illusion de mimésis est la seule mimésis narrative
possible
”pour cette raison unique et suffisante que la
narration, orale ou écrire, est un fait de
langage, et que le langage signifie sans
imiter” (Genette 1972: 185)
la seule exception: les cas où ce qui est narré est
du langage (les paroles des personnages) il s’agit
de mimésis (showing)
dialogue
”Diégésis”, récit
distinction à faire entre:
A) récit d’événements (représentation
d’événements)
B) récit de paroles (représentation de
paroles)
A) Récit d’événements
”Modes d’énonciation”
(E. Benveniste)
les manières dont le locuteur gère son
rapport à ce qu’il dit et à sa situation de
parole
- énonciation (f.)= acte de parole, événement
(oral ou écrit) qui produit un énoncé (m.)
- en parlant de récits, l’énonciation = la
narration
Benveniste, ”Les relations de temps
dans le verbe français.”
(Problèmes de linguistique générale I, 1966.)
deux modes/ plans d’énonciation:
”histoire”, ”énonciation historique”
2) ”discours”
1)
1) ”énonciation historique”, ”histoire”
”la présentation des faits survenus à un
certain moment du temps, sans aucune
intervention du locuteur dans le récit”
(Benveniste 1966, 239)
énonciation détachée de la situation
d’énonciation
débrayage, énoncé débrayé (Maingueneau)
2) ”énonciation de discours”,
”discours”
”toute énonciation supposant un locuteur et
un auditeur, et chez le premier l’intention
d’influencer l’autre en quelque manière”
(Benveniste 1966, 242)
ancrage dans la situation d’énonciation
embrayage, énoncé embrayé
(Maingueneau)
Modes d’énonciation dans le récit
les deux modes ne se rencontrent pas
souvent sous leur forme pure dans les récits
il s’agit plutôt de différences de degré : les
”traces de l’acte d’énonciation” sont plus ou
moins visibles dans les énoncés du récit
les glissements d’un mode à l’autre sont
fréqunts
Mode d’énonciation historique
”Un matin en 1980 un jeune homme
traversa la Place de la Sorbonne.”
”La veuve de Paolo Saverini habitait seule
avec son fils une petite maison pauvre sur
les remparts de Bonifacio.”
(Maupassant, Une vendetta, incipit)
Mode d’énonciation discursif
”Longtemps, je me suis couché de bonne
heure.”
(Proust, A la recherche du temps perdu,
incipit)
”Sont-ils étranges, ces anciens souvenirs qui
vous hantent sans qu’on puisse se défaire
d’eux!” (Maupassant, Clochette, incipit)
Mode d’énonciation discursif (suite)
”Il se trouve dans certaines villes de
province des maisons dont la vue inspire
une mélancolie égale à celle que
provoquent les cloîtres les plus sombres, les
landes les plus ternes ou les ruines les plus
tristes.”
(Balzac, Eugénie Grandet, incipit)
Pour conclure:
”Le récit d’événements […] quel qu’en soit
le mode, est toujours récit, c’est-à-dire
transcription du (supposé) non-verbal en
verbal : sa mimésis ne sera donc jamais
qu’une illusion de mimésis, dépendant
comme toute illusion d’une relation
éminemment variable entre l’émetteur et le
récepteur.” (Genette 1972, 186-7)
Les caractéristiques d’un texte
”mimétique” (showing)?
le texte inclut ”un maximum d’information” (précision,
détails...)teksti sisältää mahdollisimman paljon
informaatiota (yksityiskohtaisuus)
2)
le texte comporte ”un minimum d’informateur”, la
présence de l’informateur (=narrateur) est peu visible (la
transparence de la narration)
=
”montrer” (showing)= maximum d’information, minimum
d’informateur
”raconter” (telling)= minimum d’information, maximum
d’informateur
(Genette 1972 :187)
1)
R. Barthes, L’effet de réel
l’illusion de réel dans un texte réaliste se
produit entre autres au moyen de ”détails
inutiles”; ces détails créent un ”effet de
réel”
le mode d’énonciation ”histoire” de
Benveniste ne coïncide pas complètement
avec showing (mimésis), mais un élement
en commun : la transparence de la
narration (”absence” du narrateur)
Récit d’événements
Remarques synthétiques
la distinction mimésis vs diégésis ne coïncide pas
totalement avec l’opposition telling –showing
(mais beaucoup de similitudes)
les modes d’énonciation de Benveniste ”discours”–
”histoire” n’a rien à faire avec l’opposition oral –
écrit
”discours” dialogue; ”histoire” texte narratif,
narration
le mode d’énonciation ”discours” peut caractériser
également les passages narratifs
b) Récit de paroles
b) récit de paroles
le discours des personnages du récit peut être
représenté de nombreuses façons
le mot discours ? Il peut s’agir non seulement de
paroles mais également de pensées d’un
personnage!
une échelle des modes de représentation du
discours qui va du plus mimétique au moins
mimétique
paroles racontées --------- discours direct
(Queneau, Récit)
(Queneau, Notations)
Les formes de la représentation du
discours (prononcé ou ”intérieur”)
(Genette 1972 : 191-192)
1)
discours narrativisé ou raconté
2)
discours transposé (= style indirect)
3)
discours cité (=style direct)
(Genette utilise le terme discours rapporté, mais
il vaut mieux réserver ce terme à toutes les
formes de la représentation des paroles)
1) discours narrativisé
-
l’état du discours le plus distant (le rapport de la
narration à l’histoire)
le plus proche du ”récit pur” , le moins mimétique
ex. Il informa sa mère de sa décision d’épouser
Albertine. (paroles)
ex. Il décida d’épouser Albertine. (pensées)
2) discours transposé
la forme ”originale” des paroles est
transposée en une forme indirecte (style /
discours indirect)
le temps verbal et la personne
grammaticale, entre autres, subissent un
changement
ex. Il dit à sa mère qu’il lui fallait
absolument épouser Albertine.
(cf. ”Il me faut…”)
2) discours transposé (suite)
discours indirect libre (ou: style indirect libre)
différence par rapport au discours indirect?
pas de verbe introducteur, pas de subordination
ex. [Il alla trouver sa mère ;] il lui fallait absolument
épouser Albertine.
AMBIGUïTÉ !
Ambiguïté du discours indirect libre
rien ne dit avec certitude au lecteur s’il s’agit de
paroles prononcées ou de pensées du personnage
dans l’ensemble, il n’est pas clair où se trace la
frontière entre le discours du narratuer et celui du
personnage
CECI EXPLIQUE LE SUCCÈS DU DISCOURS
INDIRECT LIBRE DANS LA LITTÉRATURE
3) discours cité
le mode de représentation le plus
mimétique (cf. le théâtre)
le narrateur ”cède la parole” aux
personnages
ex. Il dit à sa mère / Il pensa: ”Il faut
absolument que j’épouse Albertine.”
Le roman moderne et le ”style
direct”
l’usage du discours direct a assumé des
formes ”extrêmes” :
le monologue intérieur : représentation des
pensées et des sentiments/ sensations du
personnage au style direct sans les
”encadrer” avec le discours d’un narrateur
OBS Genette préfère le terme ”discours
immédiat” (= discours sans médiation)
Le discours rapporté / représenté
selon la grammaire traditionnelle
les formes du discours rapporté sont présentées
comme un continuum de trois cas :
1. le style direct
duquel on ”dérive” :
2. le style indirect
On considère comme leur mélange (une sorte de
forme hybride) :
3. le style indirect libre
qui est ”dérivé” du style indirect.
Le discours représenté
il existe de nombreuses classifications
diverses
Brian McHale, ”Free indirect discourse: a
survey of recent accounts.” Poetics and
Theory of Literature 3 (1978). S. 249-287.
( Rimmon-Kenan 1982)
Discours représenté (RimmonKenan)
1)
2)
3)
4)
5)
6)
7)
sommaire purement diégétique
sommaire diégétique qui cite le sujet de discours
paraphrase indirecte du contenu (discours
indirect)
discours indirect partiellement mimétique
discours indirect libre
discours direct
discours direct libre
1) Sommaire purement diégétique
le narrateur dit qu’un acte de parole a eu
lieu, mais ne spécifie pas le contenu ou le
style de cet acte
ex. Ils discutèrent pendant quelques
minutes.
Queneau, ”Surprises”:
En train de se faire donner des conseils
vestimentaires! Par un camarade!
2) Sommaire diégétique, le sujet
de discours mentionné
il n’y a qu’une différence de degré entre (1) et (2)!
on dénomme le sujet du discours, ce qui
rapproche cette forme de celles qui sont plus
mimétiques
ex. Queneau, ”Le côté subjectif”
Rencontré X devant la gare St-Lazare qui tente de
gâcher mon plaisir en essayant de me démontrer
que ce pardessus est trop échancré [...]”
3) Paraphrase indirecte du
contenu (discours indirect)
un rapport en d’autres termes du contenu
de ce qui a été dit ; ce rapport ne tient pas
(nécessairement) compte du style ni de la
forme de l’énoncé original
ex. Queneau, ”Récit”:
Cet individu interpella tout à coup son voisin
en disant que celui-ci faisait exprès de lui
marcher sur pieds chaque fois qu’il montait
ou descendait des voyageurs.
4) Discours indirect partiellement
mimétique
le discours indirect donne l’impression de
garder au moins en partie le ton et le style
de l’énoncé original (par ex. ”contaminations lexicales”)
ex. ” When they came out Charley said by
heck he thought he wanted to go up to
Canada and enlist and go over and see the
Great War.” (Dos Passos, USA (1938))
Un exemple français de (4)
Alors, il [Lheureux] ferma les yeux pour
réfléchir, écrivit quelques chiffres, et,
déclarant qu’il aurait grand mal, que la
chose était scabreuse et qu’il se saignait, il
dicta quatre billets de deux cent cinquante
francs chacun, espacés les uns des autres à
un mois d’échéance.
(Flaubert, Madame Bovary)
5) Discours/style indirect libre
les temps verbaux et les pronoms
personnels conformes au récit (= le discours
narratif) ; pas de subordination
ex. (?) Queneau, ”Rétrograde”:
Il venait de protester contre la poussée d’un
autre voyageur, qui, disait-il, le bousculait
chaque fois qu’il descendait quelqu’un.
5) Discours/style indirect libre (suite)
pas de verbe introducteur, mais une mention de
paroles prononcées ou de pensées est possible (cf.
ex. précédent ”disait-il” = incise)
souvent : aucun indice de paroles ou de pensées :
ex. Elle [Emma] pleurait, elle l’appela même « son
bon monsieur Lheureux ». Mais il se rejetait
toujours sur ce « mâtin de Vinçart ». D’ailleurs,
il n’avait pas un centime, personne à présent
ne le payait, on lui mangeait la laine sur le
dos, un pauvre boutiquier comme lui ne
pouvait pas faire d’avances.
Flaubert, Madame Bovary
Les indices du discours indirect
libre
dépend toujours de l’interprétation !
la prise en compte du contexte est essentielle
la transposition des temps verbaux et des
pronoms personnels (fr: imparfait)
les indicateurs déictiques de temps et de lieu
peuvent être conformes à la situation
d’énonciation originale
interpellations, exclamations, interrogations sont
possibles
le choix des mots peut faire référence à
l’énonciateur original
6) Discours direct
une citation (monologue ou dialogue)
illuusion mimétique puissante : paroles /
pensées présentées sous la forme exacte où
elle ont été énoncées
ex. Pourtant il fallait que M. Lheureux s’en
mêlât.
- Ecoutez donc! Il me semble que,
jusqu’à présent, j’ai été assez bon pour
vous. (Flaubert, Madame Bovary)
7) Discours direct libre
discours direct qui n’est pas signalé comme
tel par des marques typographiques
il s’agit typiquement d’un discours
”intérieur”
ex. Queneau, ”Rétrograde” (1ère phrase)
ex. Fainy’s head suddenly got very light.
Bright boy, that’s me, ambition and literary
taste... Gee, I must finish Looking
backward... (Dos Passos)
Représentation de paroles et de
pensées par discours direct
la classification de Chatman : une échelle qui va
de la médiation maximale du narrateur (a) à la
médiation minimale (e)
a) notes écrites (written records)
b) paroles ”enregistrées” (pure speech record)
c) soliloque (soliloquy)
d) monologue intérieur (internal monologue)
e) stream of consciousness (”courant de la
conscience”)
a) Notes écrites (written records)
par ex. lettres, journal intime
l’agent narrateur se révèle uniquement dans la
préface et les notes infrapaginales (paratexte)
toujours une distance temporelle entre l’histoire et
la narration !
ex. Gide, La symphonie pastorale
Sartre, La nausée
Laclos, Liaisons dangereuses
b) Paroles ”enregistrées” (pure
speech record)
dialogue
monologue ”dramatisé”
(= un personnage parle à un autre, qui se
tait)
ex. Camus, La chute
(où le rôle d’un éventuel narrateur est de
supprimer les répliques de l’allocutaire…)
c) Soliloque (soliloquy)
paroles qui donnent l’impression d’être prononcées
mais sans être adressées à qui que ce soit
discours stylisé, ne mime pas la manière de parler
du personnage
les temps du passé peuvent être utilisés (cf.
monologue intérieur)
ex. Virginia Woolf, The Waves
ex. William Faulkner, As I lay dying
? Marcel Proust, A la recherche du temps perdu
d) monologue intérieur (internal
monologue)
pensées enregistrées au moment même de leur production
le moment d’énonciation = le moment des événements ->
emploi du présent
le langage est caratérique du personnage (style individel)
le texte ne donne pas d’explications destinées à d’autres
que le personnage-locuteur lui-même
le discours du personnage n’est adressé à personne
Ex. Claude Simon, Route de Flandres
William Faulkner, The Sound and the Fury
e) Stream of consciousness
(”courant de la conscience”)
libre association, enchaînement fortuit de
refléxions et sensations
transgresse souvent les normes de la syntaxe
plutôt un cas particulier de (d)!
“no externally motivated organization of the
character’s thoughts, nor, of course, a narrator to
make a selection among them.” (Chatman 1978,
194)
Ex. James Joyce, Ulysses