LE DEPARTEMENT DES MANUSCRITS DE LA BIBLIOTHEQUE

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LE DEPARTEMENT DES MANUSCRITS DE LA BIBLIOTHEQUE
Texte de la Conférence donnée le 2 octobre 1996 à la Maison franco-japonaise par Florence de Lussy
LE DEPARTEMENT DES MANUSCRITS
DE LA BIBLIOTHEQUE NATIONALE DE FRANCE
ETAT PRESENT ET PROSPECTIVE
Florence de LUSSY
La Bibliothèque nationale, devenue Bibliothèque nationale de France, est depuis
quelques années entrée dans une période de mutation. Le mot est à prendre dans son sens fort.
Il s'agit d'une mutation réfléchie, mais violente néanmoins, qui oblige à tout reconsidérer
depuis la base et à redéfinir les finalités de tous les éléments de l'immense structure. Il s'est
révélé urgent pour une civilisation de l'écriture — celle de l'Occident — de dresser un bilan
afin de commencer à penser le futur. Ce qui est vrai pour l'ensemble de la chose écrite est
encore plus vrai pour les manuscrits1 qui constituent à la fois le socle de notre Bibliothèque
nationale — cela est historiquement incontestable — et la fine pointe de la pyramide si on
considère les choses selon les critères de l'excellence, de la rareté et du caractère unique des
pièces et documents qui composent les collections.
La prospective s'enracine donc dans l'histoire, et parler des Manuscrits impose que l'on
remonte aux collections des rois de France depuis Saint Louis. Pour trouver une section des
manuscrits distincte du reste des collections, c'est la date de 1720 que l'on retiendra. En effet,
sous l'impulsion décisive du grand Bignon (l'abbé Jean-Paul), bibliothécaire du Roi, la
bibliothèque royale se vit imposer une structure qui ne changea pas de longtemps et qui
demeure sous-jacente encore aujourd'hui, avec la répartition des collections en cinq
départements: Imprimés, Manuscrits, Titres et généalogies, Planches gravées et recueil
d'estampes, Médailles et pierres gravées.
Puisque nous envisageons les choses sous l'angle de la prospective - tel est le but que
nous nous sommes fixé -, nous pouvons dire que le département des Manuscrits est le lieu où
règne la tension maximale entre passé et présent, et par conséquent entre passé et futur; c'est
le lieu où se laisse percevoir le plus fortement la distorsion entre deux fonctions primordiales,
à savoir la fonction de gardien d'un trésor destiné à traverser les siècles (elle s'accompagne de
la notion de long terme qui nous porte à sourire face à certaines agitations éphémères), et celle
1 Il faudrait dire: l'ensemble des collections dites spécialisées, fortement solidaires, nous le verrons et qui
composent la Direction des Collections spécialisées, grande direction pour les collections destinées à demeurer
dans le quadrilatère Richelieu.
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de prospective, justement, qui impose que l'on devine en quelque sorte les linéaments d'un
futur en perpétuelle gestation et que l'on s'y adapte.
Nous nous proposons de considérer un instant les origines de nos collections, puis nous
nous attarderons quelque peu sur la définition du manuscrit comme le lieu des unica . Nous
aborderons ensuite les problèmes de la modernité et les lignes de conduite qui ont été
adoptées. C'est alors seulement que nous aborderons les perspectives du futur pour nous telles
qu'elles semblent se dessiner à l'aube du vingt et unième siècle.
I. LES ORIGINES
Il n'est pas question d'esquisser ici, même très sommairement, une histoire de notre
bibliothèque. Son destin — heureux, somme toute — fut de constituer ses collections par
stratifications, c'est-à-dire par enrichissements successifs, que ces derniers aient été le fait du
hasard et des aléas de l'histoire, ou le résultat de stratégies hardies et prévoyantes. Une même
politique fut maintenue à travers les règnes successifs des rois, et l'action tenacement
poursuivie du ministre Colbert en est l'exemple le plus éminent. Du "trésor" des Rois (les
merveilles conservées à la Sainte Chapelle au temps du roi Saint Louis, tous arts et disciplines
confondus, peuvent donner l'idée de ce que put être ce type de rassemblement), au trésor de la
nation, entendu dans son sens moderne de temple de la culture et de lieu de mémoire, il y a
continuité absolue; et celle-ci prend le nom de tradition.
Le phénomène de concentration en un seul lieu du trésor de la pensée, du savoir et du
talent et des siècles et du monde, s'accentua et prit un tour irréversible avec les
bouleversements majeurs dus à la Révolution française. Des confiscations systématiques
vinrent enrichir, prodigieusement mais aussi brutalement (les révolutions n'ont guère d'état
d'âme...), un patrimoine national, dont la notion même s'imposa à ce moment tragique de
l'histoire de la France.
Arrêtons maintenant roue de l'histoire et fixons notre regard sur les manuscrits
modernes2 de langue française. Longtemps considérés comme les parents pauvres de la
"grande" tradition, ils ne furent l'objet d'une véritable attention qu'à une époque toute récente.
Cette vision des choses correspondait à la vision "chartiste"3, laquelle prédomina largement
pendant tout le XIX° siècle et jusqu'à la dernière guerre. On privilégiait alors la littérature
antique, le Moyen-Age et ses chansons de geste, et l'histoire. Les fonds littéraires modernes
proposés en don étaient acceptés mais on n'en acquérait pas par achat. Les collections se
développèrent néanmoins, mais marginalement, pourrait-on dire et par la voie de circuits
2 On appelle moderne s les temps qui suivirent la Révolution.
3 Du nom de cette prestigieuse école, l'Ecole des Chartes, qui forma et forme encore les spécialistes de
l'archivistique.
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parallèles. Une fois encore, il fallut l'énorme secousse d'une tragédie de guerre pour que la
situation changeât profondément. Ce n'est donc pas quitter la prospective et le thème choisi
pour cette conférence que de retourner aux sources, nous le voyons.
C'est le statut de ces papiers modernes qui va retenir toute notre attention, pour les
problèmes que pose cette catégorie de documents. Les manuscrits des temps anciens, c'est-àdire ceux qui précédèrent l'invention de l'imprimerie et qui composent le socle prestigieux de
nos collections font appel pour leur étude à une discipline propre dont les bases ont été
établies depuis des siècles et n'ont pas subi de la même manière les assauts de la modernité.
II. LE CULTE DU RARE ET DE L'UNIQUE
Si nous devions proposer une définition du manuscrit, nous dirions qu'on appelle
manuscrit un document portant la trace directe et immédiate (mais écrite et pas seulement
graphique) d'un scripteur. Ainsi tout document manuscrit est par là même unique. Et une
collection de manuscrits est par essence et par définition une collection d'unica.
Cette notion d'unique est à rapprocher de la notion de rareté. Unicité et rareté sont
inséparables; et en quelque endroit du monde que ce soit, unicité et rareté constituent les
fondements mêmes de tout trésor national.
Cependant la notion de rareté, devenue sensible au XVIII° siècle, en ce siècle où se
multiplièrent les amateurs de livres "rares et curieux", ne concerne pas les seuls manuscrits.
Le Cabinet des Manuscrits partage ce souci du rare avec les autres collections dites
spécialisées, et particulièrement avec la Réserve des livres rares et précieux4 (l'expression se
trouve sous la plume du bibliothécaire Van Praet, à qui la Réserve doit sa naissance, dès
1794) et le département des Estampes. Les deux notions, le rare et l'unique, ne recouvrent
cependant pas des domaines identiques et donnent lieu, dans la définition des attributions de
chaque département, à des ambiguïtés et à des chevauchements. Les frontières sont parfois
floues; et si dans leur principe elles sont nettement perçues, un examen plus fin au cas par cas
laisse apparaître les limites de ces distinctions.
Ces fluctuations sont inévitables pour la plupart. C'est ainsi que la notion de manuscrit
dans notre département a connu de notables extensions, avec l'entrée en force dans nos
collections de fonds compexes d'auteurs modernes. L'appellation de "papiers" donnée à des
ensembles de documents provenant d'une même personne, tient compte précisément de ces
extensions de sens.
Sont inclus dans la notion renouvelée de manuscrit:
4 Cette section du département des Imprimés est devenue dans les nouvelles structures de la Bibliothèque
nationale de France, un département à part entière: le département de la Réserve.
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• Les copies manuscrites (qu'elles émanent de l'auteur lui-même ou d'un copiste). Il est
bien entendu que dans leur immense majorité, les fonds "anciens" sont des copies et l'oeuvre
de copistes, professionnels ou non.
• Les tapuscrits. On entend par là les dactylographies qui sont le fait de l'auteur usant
lui-même de sa machine à écrire. Les copies dactylographiées sont en revanche d'une valeur
presque nulle, à moins que lesdites copies présentent, en l'absence du manuscrit, un état du
texte antérieur au texte publié.
• Les épreuves corrigées.
• Dans un sens très élargi, cette fois, sont inclus dans la notion même de fonds
manuscrit autour d'un auteur toutes sortes de documents, lesquels constituent la
documentation dont a pu se servir l'auteur à un moment ou à un autre dans son activité
d'écrivain.
• Des documents non manuscrits, mais portant des mentions autographes, peuvent être
inclus dans cette catégorie de manuscrits. Et en cela, le département de la Réserve entre en
concurrence directe avec nous. Historiquement parlant, ce département continue les
collections des Manuscrits5, la xylographie et l'imprimerie ayant supplanté progressivement le
manuscrit. Par convention, mais non sans logique, il conserve dans ses collections les
ouvrages imprimés comportant des dédicaces ou des marginalia ainsi que des ouvrages
comportant des corrections autographes. Dans ce dernier cas, assez voisin du cas que
présentent les épreuves corrigées, la concurrence reste vive entre les deux départements. Nous
sommes là en présence d'un zone ambivalente qui ne pourra jamais probablement être réduite.
Une bibliothèque est un organisme vivant qui épouse en s'y adaptant les phases successives de
l'accroissement de ses collections. Accumulées pendant des siècles, celles-ci, dans leur
coalescence, ont engendré certaines confusions ou intrications non réversibles. On ne peut
faire rétrograder l'histoire. Il y aurait folie à tenter de le faire, même si la tentation peut nous
effleurer, en particulier pour les collections provenant d'Extrême-Orient et, cas plus particulier
encore et plus spécifique, pour les collections du Japon. Jusqu'à une époque récente, les
collections japonaises conservées chez nous ont mêlé imprimés et manuscrits. Quant aux
documents calligraphiés, ils se partagent entre la section orientale des Manuscrits et le
département des Estampes, ce qui d'ailleurs témoigne avec éloquence de la double valeur des
caractères, à la fois signe et graphe... Que dire des estampes japonaises qui allient si souvent
la calligraphie et l'estampe proprement dite? Les albums et recueils d'estampes sont, vous le
savez, massivement conservés aux Estampes qui, en une centaine d'années (entre 1843 et
1943) a réuni une admirable collection. Cependant, l'ambiguïté est ici moins nette dans la
mesure où l'image, la gravure, l'estampe a toujours prévalu dans la définition et donc
l'attribution d'un document, — et cela est traditionnel.
5 Par une convention très généralisée quoique non écrite, nous appelons Manuscrits (avec un "M" majuscule) le
département (ou Cabinet) desManuscrits, et Réserve le département de la Réserve (ex-Réserve des Imprimés).
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D'autres ambiguïtés méritent d'être relevées: le département de la Réserve conserve un
nombre non mineur d'unica, c'est-à-dire d'exemplaires uniques, soit qu'il s'agisse de livres
dont on ne trouve "dans le commerce et dans les bibliothèques connues, que très peu ou point
d'exemplaires" (Rapport de la Commission d'instruction publique, 1794). En outre, et le
phénomène est de ce siècle, il existe des livres imprimés à un seul exemplaire! Les livres
lithographiés, quant à eux, sont des livres où le tracé manuscrit est reproduit par lithographie
(donnant lieu à un produit hybride, mi-manuscrit, mi-imprimé). Il est aussi des livres dont
chaque exemplaire diffère de l'autre, l'auteur copiant x fois son texte (mode lancée par Michel
Butor). Là encore, le livre est à la fois un et multiple!
Par delà ces zones frontières où règne une ambiguïté certaine, l'objet manuscrit
demeure clair dans sa définition; et la finalité du Cabinet des Manuscrits s'impose comme une
évidence, à savoir recueillir et conserver les traces manuscrites de la pensée, du savoir et du
talent à travers les lieux et les siècles. Avec cette notion de tracé manuscrit, nous entendons à
la fois l'activité des moines copistes soumis aux directives les plus strictes et aux conventions
les plus étroites quant au graphisme, celle des scribes dans les chancelleries dont l'écriture se
permit parfois les volutes les plus "artistes", et celle des auteurs et écrivains modernes et
contemporains. Pour ces derniers, le manuscrit autographe se fait le reflet de la personne.
Rien deplus révélateur, en effet, quant à la personnalité profonde des écrivains et au régime de
leurs émotions, que l'étude de leurs écritures. On distingue, chez ceux-ci, l'écriture en
représentation; nous entendons par là ces copies "calligraphiées" si recherchées dans les
milieux bibliophiliques (lesquels ont d'ailleurs en partie suscité cette vogue...), et l'écriture
"naturelle" souvent si belle chez nos poètes, et souvent entièrement reconstruite chez certains
par souci de pureté (nous pensons à celle de Paul Valéry ou à celle de la philosophe Simone
Weil). Il arrive parfois que certaines écritures approchent de ce que l'Extrême-Orient entend
par calligraphie, qui allie à la valeur proprement artistique une recherche de perfection
personnelle et même d'approfondissement spirituel (plus intellectuel en Chine, plus sensible
au Japon, semble-t-il), mais jamais nos écrivains ne rejoindrons la puissance et le raffinement
de cet acte où c'est moins l'écriture que le scripteur, dans la perfection fulgurante du tracé de
sa main, qui suscite l'admiration. Nous ne possédons pas et nous ne posséderons jamais un
département de la Calligraphie...
Chez nos écrivains modernes ou contemporains, le tout venant de l'écriture est très
cursif et les difficultés de déchiffrement sont constantes, même pour nous conservateurs,
rodés à cet exercice; et nous connaissons tous de ces écritures d'écrivains célèbres dont
l'aspect d'ensemble est agréable, paraît lisse et uni et qui présente à qui veut lire des
difficultés quasi insurmontables. L'écriture de Saint-Exupéry est de celles-là. Ce survol des
types d'écritures peut sembler hors de notre sujet. Il n'en est rien. Ces détours étaient
nécessaires pour que l'on mesurât mieux les enjeux actuels et ceux du futur proche.
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III. LA MODERNITE. PROBLEMES ET REGLES DE CONDUITE
L'événement décisif qui a contribué à remettre en cause l'ensemble des dispositifs, et
même les structures, mis en oeuvre depuis près de deux cents ans au sein de notre Cabinet des
Manuscrits, consiste dans l'accroissement massif des collections de manuscrits modernes6.
Cet essor sans précédent coïncide étrangement avec cette cassure d'avec un monde ancien en
quoi se résume la dernière guerre mondiale. L'origine de ce renouveau est à rechercher, pour
les manuscrits d'auteurs modernes, s'entend, dans la personnalité de Julien Cain, directeur
éminent de la Bibliothèque nationale qui fut destitué comme Juif et connut les camps de
concentration; mais aussi, au coeur de la tourmente, dans la création en 1943 du Centre
d'histoire contemporaine. Sa section des Manuscrits comprenait, outre les archives des
organisations dissoutes par le régime de Vichy (attribuées à la Bibliothèque nationale par les
Domaines), des papiers qui lui avaient été confiés en dépôt. La section s'enrichit vivement par
voie d'acquisition, à titre onéreux, ou en provoquant dons et legs. Une impulsion avait été
donnée qui suscita l'émergence d'une véritable politique culturelle en faveur des bibliothèques
et particulièrement de la Bibliothèque nationale dans les sphèresde l'Etat 7. Il parut important
et opportun à l'Etat d'enrichir un patrimoine chargé de symboles et de significations. Et au
sein du patrimoine écrit, les manuscrits, témoins les plus irréfutables de sa grandeur, furent
l'objet d'une prédilection constante. L'enrichissement des collections devint une question
d'actualité; la presse s'en fit l'écho régulièrement. Cette politique dynamique se traduisit par
l'inscription au budget du ministère de la Culture d'importants crédits d'acquisition, par des
subventions et par les interventions du Fonds du Patrimoine pour les acquisitions
exceptionnelles8.
C'est ainsi que le souci du patrimoine écrit devint l'un des soucis de l'Etat. Il en résulta
un afflux spectaculaire de manuscrits d'écrivains qui arrivaient par fonds entiers, et le
processus une fois enclenché se poursuivit de lui-même. En soutenant les collections
publiques de tout son poids, l'Etat a provoqué un mouvement irréversible qui a permis de
lutter avec efficacité — à un moment critique de notre civilisation qui va peut-être voir
6 Victor Hugo et son legs inaugura la série. Suivirent les ensembles considérables que constituent les manuscrits
de Proust et de Valéry, de Giraudoux et de Colette; ceux encore d'Apollinaire, Alain, Auguste Comte, les
Dumas, père et fils, Flaubert (partiellement), Anatole France, Renan ou Sand, et bien d'autres. La masse des
fonds en cours de classement est énorme. Nous citerons les noms suivants: Raymond Abellio, Juliette Adam,
Barrès, Georges bataille, Simone de Beauvoir, Julien Benda, Emmanuel Berl, Georges Bernanos, Jean-Richard
Bloch, Célestin Bouglé, Michel Butor, Jean Cassou, Paul Claudel, Henri Ghéon, Jean Grenier, Jean Guéhenno,
Jabès, Gabriel Marcel, Martin du Gard, Merleau-Ponty, Romain Rolland, Roussel, Sartre, Jean-Baptiste Say,
Supervielle, Taine, Boris Vian; et la liste peut encore longtemps se prolonger...
7 Voir à ce sujet le livre Trésors de l'écrit. 10 ans d'enrichissement du patrimoine écrit (Paris, Réunion des
musées nationaux, 1991, coll. "Enjeux-Culture").
8 Voir à ce sujet l'article de Madame Florence Callu, directeur du département des Manuscrits, "Les manuscrits
contemporains: de Marcel Proust à nos jours", in Bulletin de la Bibliothèque nationale, 5° année, n° 3, sept.
1980, pp. 125-133.
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disparaître la littérature manuscrite — contre la dispersion ou l'atomisation des collections.
Objet d'une mutation extrême, la section moderne a littéralement explosé, au point que se
manifesta la tentation de créer une entité autonome. Quoi qu'il en soit, tout fut à revoir dans ce
domaine: espaces, outils de travail, et méthodes (de conservation, de classement, de
communication, etc.).
Comment faire face à cet afflux? Une double question se pose avec une acuité
grandissante: Comment conserver? Comment et à qui communiquer? Cette double fonction
des bibliothèques — et a fortiori des sections de manuscrits —, présente des faces
contradictoires, copmme les deux faces d'un Janus. Les difficultés sont immenses et
contraignent à innover. Ne dit-on pas par diction que trop de richesse tue?
Les difficultés sont de trois ordres:
1. d'ordre matériel et physique. Il faut coûte que coûte "engranger", manipuler, mettre
en boîtes, classer au moins sommairement, disposer sur les rayons, etc...
2. d'ordre juridique. Cette luxuriante moisson de manuscrits concerne le plus souvent
des auteurs dont l'oeuvre n'est pas encore tombée dans le domaine public. La législation
française dispose de tout un arsenal juridique concernant la propriété intellectuelle et
l'utilisation des oeuvres de l'esprit; mais la gestion des fonds modernes est délicate et remplie
d'embûches.
3. d'ordre informationnel. En effet, une information croissant exponentiellement et mal
classifiée risque d'engendrer une détestable confusion et même la perte de cette information.
C'est ce qu'avance Monsieur Hisanori Chimoda à propos du développement des réseaux
reliant les bibliothèques9. Ce qu'il dit est applicable à un fonds de manuscrits modernes. La
masse en vrac de matériaux bruts peut étouffer l'information qu'elle contient ou même
l'annihiler. Dans ces ensembles touffus qui parviennent maintenant en flots grandissants dans
notre département, tout document non recensé (sinon ponctuellement, du moins par
ensembles séquentiels), est perdu.
Pour pallier ces problèmes, certaines règles de conduite, fondées sur le bon sens, sont
préconisées. On observera le renversement ou le changement de cap d'habitudes héritées des
générations précédentes. Nous allons donc envisager successivement les problèmes de
communication et classement, de catalogage et de sauvegarde.
l. Communication et classement
Le taux de fréquentation du Cabinet des Manuscrits a brusquement augmenté,
transformant l'atmosphère même de la vénérable salle de lecture et soumettant à un stress
9 Cf. L'Avenir des grandes bibliothèques. Colloque international organisé par la Bibliothèque Nationale (Paris,
BN, 1991).
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spécifique le corps des conservateurs. Comment faire face à ces afflux de lecteurs provenant
pour la plupart des milieux universitaires tant étrangers que français? Cette augmentation
remarquable du nombre des lecteurs correspond donc (et dans les mêmes proportions) à
l'accroissement vertigineux du nombre des étudiants qui préparent des diplômes, maîtrises ou
doctorats. Qu'il y a loin de la salle de lecture studieuse et recueillie, mais quiète, que j'ai
connue quand je suis entrée dans la profession dans les années 60, et la salle bruissante (trop
petite d'ailleurs) et parfois agitée que nous connaissons maintenant! Le public se composait
alors essentiellement de chercheurs et d'érudits attachés à l'étude des disciplines reines
qu'enseigne l'Ecole des Chartes. Notre patrimoine fastueux est censément à la disposition de
tous; mais les nouveaux étudiants et chercheurs en lettres ou en histoire ancienne ou moderne
sont de niveaux fort divers. Ils arrivent tous munis de lettres de recommandation émanant de
leurs professeurs ou tuteurs destinées à leur permettre de consulter les originaux.Des limites
s'imposent à la consultation. Nous verrons plus loin de quels freins nous disposons pour
maîtriser cet emballement.
Pourtant, nous sommes attachés à la notion de service public et nous tâchons de
satisfaire un public extrêmement diversifié, allant du simple curieux à l'érudit le plus raffiné et
le plus savant. De plus, nous avons à coeur d'ouvrir à la communication les fonds qui nous
arrivent dès que le public nous en fait la demande, autant que faire se peut. Cela ne va pas
sans poser de graves problèmes. Comment, en effet, communiquer des fonds qui arrivent
fréquemment par blocs entiers de façon satisfaisante, à la fois pour nous conservateurs (qui
avons à rechercher les documents demandés dans le flot des "papiers", et qui devons parcourir
un circuit de manipulations délicates, et de précautions multiples à prendre pour éviter le
désordre et l'égarement des documents), et pour le public?
Il fallut dans l'urgence concevoir de nouveaux modes de communication lesquels
reposent sur une conception renouvelée des modes de classement.
On prit tout d'abord en considération l'immense diversité des types de documents allant
des plus rares et précieux aux plus modestes (lesquels ont toute leur place et raison d'être à
l'intérieur des ensembles auxquels ils appartiennent), et l'afflux fort nouveau de documents
d'intérêt secondaire charriés par la notion globale de "papiers" d'un écrivain qui suppose que
l'on accueille jsuqu'aux plus humbles notules et griffonnages portant la marque de sa main ,
ou simplement lui ayant appartenu et ayant joué un rôle quelconque dans la naissance et la
gestation de son oeuvre. Considérant donc la gamme étendue (et la valeur diverse) des
documents manuscrits à traiter, on procéda de façon pragmatique en communiquant par
liasses entières conservées telles quelles dans des boîtes, à la suite d'un pré-classement rapide
tenant compte dans ses grandes lignes de la structure des fonds. Estampillage des pièces,
inscription des communications sur un registre, et vérifications des boîtes avant et après
communication suffisent à préserver l'intégrité des documents.
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Ce type de communication presque immédiate et à laquelle on procède sous le sceau de
l'urgence, a entraîné un élargissement des procédures de classement demeurées intangibles et
rigides jusqu'à un passé récent. Rappelons, en effet, que tout manuscrit en feuilles devait
recevoir une reliure ou être "monté" feuille à feuille en des volumes pré-reliés. Cette solution
excellente pour les documents et offrant les meilleures garanties de durée, est coûteuse et
lourde. Outre le non respect du dogme jusqu'alors infrangible du tout relié, on opère
maintenant des distinctions dans l'évaluation des documents manuscrits, plus ou moins
précieux quant à leur substance intellectuelle ou artistique, plus ou moins fragiles quant à leur
support matériel.
Cependant, si ce nouveau regard jeté sur les fonds des manuscrits modernes appelle un
traitement différencié, l'importance du classement — qu'il soit sommaire ou très affiné —
apparut de plus en plus fortement. Pour les fonds vastes et complexes, lorsque les catégories
de documents sont nettement distinguées et les articulations fortement soulignées, c'est-à-dire
lorsque chaque boîte se voit accompagnée de l'indication (même sobre) de son contenu et que
la structure de l'ensemble du fonds, dans la succession de ses boîtes numérotées, a fait l'objet
d'un inventaire, même rapide et sommaire, alors toutes les conditions sont en place, et pour
une communication satisfaisante et une réponse rapide aux demandes des chercheurs, et pour
une mise sur les rayons en magasin jusqu'à ce que l'opportunité se présente d'un traitement
plus précis.
A l'autre bout de la chaîne, lorsqu'on se trouve confronté à des manuscrits de haute
valeur et d'une grande complexité de structure, le classement doit être approfondi et mené
parfois avec une minutie extrême. Avec la distinction, de plus en plus opérante et marquée,
que l'on fait entre les manuscrits calligraphiés ou les copies de luxe différant peu ou pas du
tout quant au texte par rapport à l'oeuvre publiée, et les témoins de la gestation de l'oeuvre,
c'est-à-dire les brouillons et versions successives, avec leur accompagnement de plans,
scénarios, notes et notules, s'est introduit un nouveau mode de classement très soucieux de se
tenir au plus près des processus de création. Ce soin coïncide d'ailleurs avec l'émergence d'un
nouvelle discipline, devenue désormais incontournable, la critique génétique.
Face à ces manuscrits (ou ensembles de manuscrits) difficiles à traiter, une absence de
classement ou un mauvais classement (situation pire encore...) sont lourds de conséquences
désastreuses pour la recherche.qui ont pour noms confusion, enfouissement, perte, oubli. Tout
document non classé n'a pas d'existence. Il est perdu pour la recherche. Pour atténuer ce
verdict sévère, nous devons dire, cependant, que les bibliothèques vivent sur une notion du
temps de grande amplitude, et qu'il est normal qu'un certain pourcentage des richesses qu'elles
recèlent en leur sein soient en quelque sorte en attente ou en dormition.
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2. Sauvegarde
Communiquer donc et le mieux possible, certes. Mais à qui? et jusqu'où? Il est, en
effet, remarquable que les objets de la mémoire la plus précieuse soient ceux qui souffrent le
plus. Il existe un rapport délétère entre la rareté et les demandes de consultation. Je
n'étonnerai personne en disant que les manuscrits les plus demandés sont les manuscrits de
Marcel Proust et celui des Pensées de Pascal. Certains auteurs et certaines oeuvres sont
constamment réédités. Même si on limite l'accès aux originaux aux chercheurs de niveau
doctoral, on a déjà affaire à une multiplicité de demandes. Il y a de nos jours un excès (et
comme une gloutonnerie) dans la consommation culturelle, même aux fins de recherche.
Ainsi je viens de prononcer ce mot de limitation de l'accès aux originaux. L'affaire est
si grave que l'on en est venu à enfreindre l'un des principes-clés de nos bibliothèques
publiques en France, à savoir l'accès à tous. Une contre-attaque s'esquissa, consistant à
microfilmer les manuscrits les plus précieux. Bientôt la décision fut prise de microfilmer
systématiquement les fonds et de ne plus laisser consulter les originaux dès la réalisation des
microfilms correspondants. Il était temps de procéder à ces mesures. L'ensemble de nos
collections avait déjà beaucoup souffert et nombre de dommages étaient irréversibles. Mille
objections s'élèvent et s'élèveront face à une décision aussi drastique. Et, certes, le recours à
l'original se révèle indispensable pour les recherches les plus fines et les plus érudites. Et
nombreux sont les chercheurs et intellectuels qui plaident avec passion en faveur d'un accès
largement autorisé. La sauvegarde cependant doit primer. Ces trésors qui ont traversé les
siècles, les secousses de l'histoire et des aléas multiples, doivent — c'est un devoir — être
transmis aux générations futures. D'autres parades que le microfilmage ont été imaginées pour
préserver les manuscrits originaux. Nous aborderons cette question ci-après.
3. Catalogues et catalogage
Sous quelque forme qu'ils soient communiqués, les manuscrits sont donc classés et
doivent être catalogués. Nous nous adaptons aux nouveaux outils très performants que nous
offre la technologie avancée. Il serait absolument déraisonnable de ne pas saisir les
opportunités qui se présentent d'aborder le XXI° siècle avec des outils de travail modernisés,
en l'occurrence la base de données OPALINE, adaptée de la base OPALE conçue pour les
ouvrages imprimés. Cependant, à notre sens, seuls seront performants et réalisables, dans le
cadre de nos collections de manuscrits, qu'ils soient anciens ou modernes, les short title
catalogs selon la méthode des Américains ou des Anglo-saxons en général, qui feraient
apparaître les données consignées dans nos inventaires rapides des grands fonds. Les
informations fondamentales concernant l'auteur et le schéma d'ensemble de ses papiers, avec
localisation et cotes extrêmes, constitueraient une base de départ suffisante pour les
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chercheurs qui, dans un deuxièmetemps, s'ils désirent en savoir plus long sur le détail des
fonds, s'adresseraient par la voie du courrier classique ou par fax, ou par e-mail, aux
conservateurs spécialistes des fonds traités.
Un souci d'efficacité immédiate nous guide. Il faut, en effet, parer au plus pressé et
éviter à tout prix l'engorgement. Nous préconisons, en conséquence, un classement à deux
vitesses (pour les fonds modernes) et par conséquent un catalogage à deux vitesse aussi. Faire
connaître les fonds entrés récemment et ce qu'ils recouvrent à grands traits (et donc ce qui en
est absent...), c'est là l'urgence absolue. Outre ce parcours marathon qui nous est imposé par
l'accélération même des enrichissements et la pression de l'actualité, il est urgent aussi
d'actualiser la masse de nos catalogues, qu'ils soient imprimés ou non. Nous préconisons à cet
égard une numérisation de ces catalogues multiples reflétant l'extrême diversité de nos
collections et la multiplicité de leurs origines et qui témoignent de façon éloquente de
l'inscription de celles-ci dans le cours d'une histoire si riche d'événements et de coups d'éclat.
Cette saisie permettrait l'harmonisation et l'intégration de tant de ressources diverses et en
quelque sorte dénouerait l'imbroglio que représentent ces catalogues multiples pour le lecteur
inexpérimenté. Les nouveaux logiciels de reconnaissance des textes numérisés permettent
maintenant la translation de toutes ces données en banques de données à multiples entrées.
Ajoutons qu'avant même d'entreprendre cela, il conviendrait de numériser nos catalogues de
catalogues!. Enfin la mise au point d'un format très simple pour le traitement informatisé de
nos index sur fiches fait partie de nos urgences. Nous songeons essentiellement à nos
dépouillements de correspondances, encombrants et difficilement gérables.
Le département des Manuscrits qui, historiquement, est l'âme de la Bibliothèque
nationale de France, va donc résolument adopter les nouvelles technologies; mais adopter en
adaptant, telle serait notre devise. Nous ne pouvons faire fi de l'histoire ni refuser de voir les
urgences.
IV. FUTUR PROCHE ET PROSPECTIVE
Abordant ce thème que nous n'avons pas un instant perdu de vue (malgré les
apparences...), nous allons voir comment le département des Manuscrits valorise ses
collections; comme il les enrichit; comment, enfin, nous faisons face, concrètement, à cette
réalité bientôt matérialisée: une Bibliothèque nationale sur deux sites principaux.
l. La valorisation des collections
Nous rencontrons ici une problématique qui est à la jonction de deux fonctions
distinctes d'une bibliothèque, a fortiori d'un Cabinet des Manuscrits: sauvegarder (c'est-à-dire
Texte de la Conférence donnée le 2 octobre 1996 à la Maison franco-japonaise par Florence de Lussy
préserver des ravages du temps) et diffuser (ce qui implique le droit d'accès au patrimoine
écrit de la nation), étant bien entendu qu'une sauvegarde sans diffusion n'a aucun sens. L'objet
manuscrit doit donc être communiqué aux chercheurs (nous avons vu dans quelles
conditions), exposé en France ou à l'étranger, présenté au public. Si le microfilmage
systématique résout une partie des problèmes liés à la communication aux chercheurs, la
reproduction sous forme de fac-similés répond, quant à elle, à l'attente du public.
a) Le fac-similé
Le fac-similé est une technique de reproduction qui existe depuis fort longtemps10. Je
ne vous citerai qu'un seul exemple — prestigieux — et qui vous est familier: l'édition
lithographiée d'après le manuscrit, par la maison Koshiba de Tokyo en 1927 de Cent phrases
pour éventail de Paul Claudel. Cette reproduction à l'identique (jusqu'à la technique de
reliure) est si extraordinairement satisfaisante que, pour la réalisation du premier volume de la
collection "Mémoire de l'encre" lancée par la Bibliothèque Nationale en 1991 en co-édition
avec Robert Laffont, Les Plus beaus manuscrits des poètes français, les photographes sont
partis du fac-similé, obtenant d'ailleurs, là encore, un résultat excellent!
Ce procédé technique connaît depuis quelques années un prodigieux développement où
l'on peut voir à l'oeuvre deux finalités et donc deux types de fac-similés:
•
Les fac-similés intégraux de certains manuscrits précieux, qui reproduisent toutes les
particularités du manuscrit original. Ce sont les fac-similés stricto sensu. Un exemple fameux
est la publication en fac-similé des Petites heures de Jean de Berry (Latin 18014).
Le coût de ces fac-similés est colossal; produits presque toujours par des maisons
d'édition commerciale en fonction de critères commerciaux, ils visent une clientèle privée et
fortunée. Ce type de fac-similés a une évidente fonction d'aide à la recherche. Ils permettent
une consultation optimale à distance et on peut considérer qu'il permet de limiter quelque peu
la consultation de l'original, ce que le département des Manuscrits recherche avidement.
•
Les fac-similés partiels, qu'on pourrait appeler anthologiques, connaissent la faveur du
public. Même strictement manuscrit, le fac-similé ressortit à l'image et par là rejoint cette
culture de l'image qui semble définir la civilisation de cette fin de siècle. Par conséquent,
l'usage de cette technique s'est considérablement étendu dans le monde de l'édition. Agrément
et séduction sont leurs atouts évidents. Et la valeur pédagogique (sensibilisation à la littérature
par le biais de l'écriture vivante, par exemple) des ouvrages riches en fac-similés n'est pas à
démontrer.
La reproduction partielle en fac-similé peut aussi devenir un outil de travail pour les
chercheurs, en permettant de fructueuses confrontations, en soulageant la mémoire et en
10 Cf. la série des Facsimilés de l'Ecole des Chartes (de 1837 à 1910), essentiellement d'après des documents
d'archives. En 1950, la Bibliothèque Nationale consacra à ce type d'ouvrages une exposition (Cent chefs
d'oeuvre en fac-similé).
Texte de la Conférence donnée le 2 octobre 1996 à la Maison franco-japonaise par Florence de Lussy
donnant à cette dernière un substitut fidèle. Nous citerons dans cette optique la collection de
répertoires raisonnés de manuscrits enluminés conservés au département des Manuscrits:
Manuscrits enluminés d'origine italienne (2 volumes: 1980 et 1984); Manuscrits enluminés
de la Péninsule ibérique (1982); Manuscrits enluminés d'origine insulaire (1987). Ces
répertoires se sont voulus systématiques et exhaustifs, et recensent tous les niveaux de la
décoration, de la plus "noble" à la plus humble.
Dans un autre domaine, l'extension (sans augmentation exorbitante des coûts de
fabrication) de la reproduction en fac-similé dans les études de genèse ou dans des ouvrages
généraux sur l'étude de genèse, a permis à cette discipline neuve d'opérer une avancée assez
spectaculaire sur la scène culturelle, qui n'était pas prévisible il y a seulement vingt ans. Nul
doute que nous ne soyons à l'aube d'un renouvellement considérable de nos habitudes de
chercheurs et de lecteurs.
Les problèmes juridiques posés par cette mise en circulation du patrimoine ne sont pas
minces11. Idéalement, cette diffusion par la voie de l'image répond à l'attente du grand public
et des chercheurs. Nous sommes entrés dans une ère d'échanges internationaux,
d'universalisation et de délocalisation des données qui ne pourra que s'intensifier. Cependant,
si l'exploitation des fonds anciens ne pose pas de problèmes juridiques (autres que ceux,
classiques, afférents à l'établissement de contrats avec l'institution qui conserve les
documents), il n'en va pas de même pour les auteurs modernes dont les oeuvres ne sont pas
tombées dans le domaine public. On sait que, tout récemment, la jouissance des droits
d'auteur pour les ayants-droit a été repoussée à 70 ans après la mort de l'auteur.
En France, la doctrine juridique en matière de propriété intellectuelle s'appuie sur le
droit existant qui a déployé un arsenal de mesures à la fois précis et contraignant. Avec le
développement de nouveaux supports et la diffusion des documents et des oeuvres sous
formes de CD-Roms ou de banques d'images numérisées mises en accès sur des réseaux (tel
Internet), les questions juridiques se posent avec une acuité décuplée. En effet, interviennent
de multiples enjeux financiers dont la gestion, pour éviter les abus et la perte de contrôle, est
pour le moins délicate.
b) Nouveaux outils de travail pour les cercheurs
L'exploitation de nos fonds se fait dans des directions multiples. Diverses équipes se
sont formées en vue de réalisations de longue haleine. Certaines sont de création récente;
d'autres, plus anciennes, voient leur efficacité confirmée et accrue.
11 Nous ne considérons pour le moment ici que la reproduction en fac-similé sur papier, laquelle ne soulève pas
les problèmes que pose l'utilisation d'autres techniques et d'autres supports (pérennité non garantie à long terme;
compatibilité des matériels difficile à obtenir; risque d'obsolescence; nécessité d'avoir à transcoder les données
au fur et à mesure de l'apparition de nouveaux supportsplus performants...)
Texte de la Conférence donnée le 2 octobre 1996 à la Maison franco-japonaise par Florence de Lussy
• La base de données iconographiques (à partir de manuscrits enluminés), appelée
MANDRAGORE, fut créée en 1989. Elle fonctionne à partir d'un logiciel adapté à des
normes spécifiques. Elle est composée de deux fichiers (pouvant être interrogés séparément
ou en connexion): l'un fondé sur le tri chronologique et topographique; le second fondé sur
l'enquête iconographique, celle-ci conduite à partir de deux champs (celui des légendes et
celui des descripteurs, à caractère analytique, i.e. inventoriant les éléments constitutifs de
l'image) et donnant lieu à des listes d'autorités qui sont les clefs d'accès à la base. Le tout est
jumelé à une banque d'images (1 million d'unités iconiques, devant aboutir à quelque 4
millions d'images). L'équipe est soudée, bien menée. Un travail régulier a fait de cette base
déjà riche de données un outil performant qui, de plus, allège de façon extraordinaire le travail
des conservateurs dans leur mission de renseigner. Les textes historiques ou apparentés ont
été traités prioritairement en raison de l'intérêt documentaire de leurs images.
• Une autre entreprise, celle-là plus récente (elle fut lancée en 1994) et intéressant nos
manuscrits modernes, a pour nom Répertoire national des manuscrits littéraires français
contemporains. Elle opère sous l'égide du ministère de la Culture et de la francophonie, et est
co-dirigée par le C.N.R.S., la BnF et l'IMEC (Insitut Mémoire de l'édition contemporaine). Ce
haut patronage multiple montre une remarquable convergence de préoccupations et l'urgence
du besoin ainsi manifesté de faire connaître et mettre en valeur des fonds dispersés sur le
territoire. De toute évidence, nos institutions ont pris pour modèle le Location Register of
Twentieth-Century English Literary Manuscritps and Letters , publié en deux volumes par la
British Library en 1988, et qui est un outil de travail remarquable dont l'équivalent pour le
domaine français devenait une urgence absolue.
• Un autre outil de travail est en gestation. Il s'agit du Fichier biographique de Francsmaçons dressé une vie durant par un historien, Jean Bossu. L'accumulation de science et la
précision des références y est remarquable. Nul doute qu'il rendra des services éminents aux
historiens et chercheurs. Une saisie informatique permettra l'édition d'un CD-Rom. Là encore,
on assistera à un phénomène de délocalisation en même temps qu'à la mise en valeur d'un
outil intellectuellement excellent (et recherché pour cela même), mais dont la gestion
manuelle, lente lourde et à risque, est totalement périmée.
c) Ouverture au public
Les documents précieux, rares ou uniques — parmi lesquels les manuscrits constituent
en quelque sorte la Réserve de la Réserve! — doivent être préservés, c'est-à-dire retirés autant
que possible de la manipulation directe, et restaurés 12. Nous avons déjà évoqué notre
12 La Bibliothèque nationale de France possède des ateliers réputés de restauration des documents fragiles ou
fragilisés. Mais nous ne pouvons pas aborder ici ce chapitre
Texte de la Conférence donnée le 2 octobre 1996 à la Maison franco-japonaise par Florence de Lussy
politique de microfilmage des manuscrits, ainsi que la multiplication des fac-similés.
Cependant il convient d'ouvrir notre patrimoine au grand public par la voie des expositions ou
par d'autres voies encore.
• Les expositions: La BnF a multiplié les expositions à thème ou, plus souvent,
consacrées à un auteur dont elle possède les papiers ou à qui, à la faveur d'un anniversaire,
elle veut rendre hommage. Ce fut une tradition chez nous depuis la dernière guerre. Ces
manifestations sont quelque peu sélectives parce qu'exigeantes, mais les catalogues, devenus
des raretés, sont recherchés. Les plus fameuses d'entre elles "voyagent", demandées par
d'autres ville ou d'autres institutions. Cet élargissement par cercles concentriques de ce type
de manifestations est favorable, bien sûr, pour la diffusion de la culture. Mais à une plus
grande diffusion correspond symétriquement un plus grand risque pour les documents
exposés, les manuscrits étant les plus fragiles de tous. Une grande prudence s'impose là
encore, que traduit une réglementation de plus en plus sévère, quant aux "lux" par exemple et
à la qualité de la lumière (lumière "froide").
• L'accès en réseau et les expositions "virtuelles". Celles-ci possèdent l'immense
avantage de ne pas porter atteinte à l'intégrité des documents. Il est de plus inutile de vanter la
rapidité et l'extensivité de la diffusion obtenue par ces moyens.Le principe des banques de
données d'images sous la forme de vidéodisques, qui a donné lieu à de très belles réalisations
(tels les deux vidéodisques reproduisant les enluminures des manuscrits conservés par la
Vaticane), est maintenant périmé.
La BnF a lancé un programme de numérisation (environ 30.000 images) dont une
portion a été accordée aux départements spécialisés. Cela a permis au département des
Manuscrits de réaliser une banque de données pour le réseau Internet, Charles V et son
temps, qui regroupe en 1000 images les données iconographiques de 7 manuscrits très
richement illustrés, avec accompagnement de textes, d' index et un mode d'emploi pour la
navigation dans le réseau. Le résultat en matière de diffusion fut fulgurant. On compte à ce
jour quelque 60.000 visiteurs! Il s'agit bien d'une sorte d'exposition virtuelle ouverte,
potentiellement, à des millions de visiteurs!
Outre une capacité à satisfaire la curiosité du public et celle aussi à éveiller certaines
vocations, cet outil a valeur de réservoir d'images pour les iconographes, pour les historiens,
pour les documentalistes. Les spécialistes, quant à eux, feuillettent ce genre de réalisations. Il
pourrait devenir aussi un authentique outil de travail pour la recherche, certes, mais à la
condition expresse que l'on procède à une numérisation systématique et globale (sans
sélection limitative) du matériau de base. Cette position du "tout ou rien" peut sembler
correspondre à une vision utopique des choses. Elle mérite cependant d'être rappelée. La
culture ne se brade pas.
Texte de la Conférence donnée le 2 octobre 1996 à la Maison franco-japonaise par Florence de Lussy
2. L'Enrichissement des collections
Parallèlement à ces travaux et entreprises qui visent à valoriser nos fonds, nous
veillons, bien entendu, à les enrichir. Nous avons vu que l'Etat s'implique fortement et fait un
effort sans précédent pour que ce domaine du patrimoine national soit préservé et "engrangé".
La manne est donc abondante pour les achats indiscutables et prestigieux. Bien que le Cabinet
des Manuscrits soit l'objet d'une attention privilégiée, le ministère de la Culture veille
maintenant à ce que les bibliothèques municipales soient soutenues dans leurs efforts pour
compléter leurs fonds propres de manuscrits, souvent remarquables, dans le cadre d'une
réflexion stratégique globale. Par le canal de la Direction du Livre, il a conçu un dispositif
d'aide à l'achat en faveur des bibliothèques municipales, qui, en accélérant la circulation de
l'information et en la centralisant, permet l'application d'une politique d'achat concertée et
mieux ciblée.
En ce qui nous concerne, nous visons trois objectifs principaux: combler les lacunes de
nos fonds, faire entrer de nouveaux fonds à valeur patrimoniale certaine, et, comme cela s'est
toujours fait, acquérir les pièces exceptionnelles apparaissant sur le marché qui ont à
l'évidence leur place dans les collections de prestige que sont les nôtres, tels le manuscrit de
La Guirlande de Julie (1641); celui de Mon coeur miseà nu, de Baudelaire; ou le manuscrit
du J'accuse!... de Zola. Ces manuscrits fameux ont ainsi trouvé chez nous leur havre définitif,
les collections publiques étant des garanties de pérennité face aux collections privées vouées
tôt ou tard à la dispersion. Soulignons toutefois l'attention extrême que certaines familles,
héritières d'auteurs célèbres, savent porter à leur patrimoine et le soin qu'elles mettent à le
conserver et même à l'enrichir (nous pensons, par exemple, aux papiers de Joseph de Maistre).
Outre les objectifs que nous venons d'évoquer et qui sont liés au caractère même des
collections existantes et héritées du passé, quelle peut donc être la politique d'achat d'un
département comme celui des Manuscrits? Nous ne pouvons tout acheter de ce qui s'offre sur
le marché, cela va sans dire. Une tendance s'est esquissée qui va aller en s'amplifiant, c'est
celle qui consiste à se délester sur d'autres institutions spécialisées dans certains domaines
précis (ou sur les bibliothèques municipales qui, peu ou prou, finissent par se spécialiser
aussi) de ce soin écrasant de ne rien laisser d'essentiel. Mais encore, et c'est là le plus difficile
(ou le plus excitant), comment supputer les valeurs du futur? Comment établir de justes
pronostics sur ce qui prendra de la valeur? Comment savoir ce dont nous aurons besoin
demain?13 Pierre-Marc de Biasi, dans une remarquable contribution14 à un ouvrage publié à
l'incitation et sous les auspices du ministère de la Culture, Trésors de l'écrit. 10 ans
d'enrichissement du patrimoine écrit (Paris, Réunion des musées nationaux, 1991), a évoqué
13 Allusion à la fameuse réponse que Valéry met dans la bouche du héros de La Soirée avec M. Teste: "Mais le
difficile n'est pas là. Il est de retenir ce dont je voudrai demain!"
14 "Pour une politique d'enrichissement du patrimoine écrit". C'est en fait l'introduction du volume.
Texte de la Conférence donnée le 2 octobre 1996 à la Maison franco-japonaise par Florence de Lussy
les collections privées, élément d'édification essentiel, selon lui, du patrrimoine national, et
fait l'apologie de l'activité des collectionneurs qui anticipent parfois de très loin sur les modes
qui animent le marché, sur les valeurs qui en leur temps hiérarchisent les objets culturels et
même sur les acquis de la science. L'arbitraire de certaines attributions du Prix Nobel en dit
long sur la difficulté de définir et de percevoir des domaines du savoir et les acquis dans ces
domaines lorsqu'ils sont trop nouveaux. Il y a donc bien "des domaines du patrimoine restés
inaperçus parce qu'encore inconcevables". Dans le domaine des lettres, voyez ces miracles de
prescience réalisés par Jacques Doucet qui eut le génie de réunir, bien avant que la mode s'en
mêlât, les manuscrits d'auteurs qui allaient devenir notables et même s'imposer dans les
décennies qui suivraient. Il est vrai qu'il eut le don de s'entourer de "bibliothécaires"conseillers particulièremt compétents: André Suarès, puis André breton, Aragon... En moins
de 15 ans (entre 1914 et 1927), il sut "prendre des gages sur l'avenir, tout en écumant le
meilleur d'un passé récent", retenant "tout ce qui compte, ou presque dans sa spécialité: la
littérature moderne" 15. Cette collection fastueuse devint par voie de legs la propriété de
l'Université de Paris. François Chapon voit là, à juste titre, une manifestation exemplaire de
mécénat. Ce lien entre grande bourgeoisie., mécénat et collections de manuscrits, est un
phénomène qui est à la source de réalisations prestigieuses hors de France. La très riche
Pierpont Morgan Library à New York en est un bel exemple. Le mécénat s'essouffle en
France. On cherche à l'heure actuelle à relancer ce type de collaborations fécondes.
Il est d'autres modes d'enrichissement auxquels nous recourons et recourrons à l'avenir
de plus en plus. Il s'agit des préemptions, même s'il s'agit là d'interventions "qui dérangent
violemment les règles du libre-échange" (Pierre-Marc de Biasi), et les dations en paiement
des droits de succession, susceptibles de satisfaire et les propriétaires de documents et l'Etat.
Cette formule relativement neuve a d'ores et déjà donné de bons résultats et son application
est appelée à connaître dans un futur proche une extension certaine.
3. Le futur proche
Evoquer les stratégies de demain au département des Manuscrits est beaucoup trop
audacieux. Seul le futur proche est à ce jour à même d'être déchiffré. Nous aurons beaucoup
plus d'informations à transmettre dans quelques semaines, et la presse fera alors connaître les
décisions prises dans leurs grandes lignes. Voici, en attendant, les points acquis au sujet du
déménagement des collections d'imprimés et de périodiques qui vont quitter "Richelieu" pour
"Tolbiac" (Nous disons par commodité "Richelieu" pour parler de l'actuelle Bibliothèque en
son "quadrilatère Richelieu"; et "Tolbiac", pour parler de la nouvelle bibliothèque installée à
15 François Chapon, "La Bibliothèque littéraire jacques Doucet, un mécénat exemplaire", in Histoire des
bibliothèques, T.IV, Les Bibliothèques au XX° siècle, 1914-1990 (Paris, Promodis-Editions du Cercle de la
Librairie, 1992), pp. 142-151.
Texte de la Conférence donnée le 2 octobre 1996 à la Maison franco-japonaise par Florence de Lussy
Tolbiac), et du devenir du département des Manuscrits au sein de la structure "Richelieu". On
prévoit d’autre part, d’y transférer les collections de la Bibliothèque de l’Arsenal.
a) Transfert à "Tolbiac"
Vous le savez tous: plus de 10.000.000 de livres vont être transférés dans les locaux de
"Tolbiac", bientôt prêts à les accueillir. Cependant — cela est tout à fait sûr maintenant — les
six départements spécialisés de la BnF vont demeurer dans l'enceinte du "quadrilatère
Richelieu", à savoir: les Manuscrits, les Estampes et la Photographie, la Musique, les Cartes
et Plans, les Monnaies et Médailles et Antiques et les Arts du spectacle.
On a longtemps disputé pour savoir si le département de la Réserve devait rester à
"Richelieu", et si le département des Manuscrits devait partir à "Tolbiac". Le pour et le contre
furent soigneusement pesés. Il eût été préférable — à bien des égards — que la Réserve
cohabitât avec nous. Nous avons vu les liens étroits qui unissent notre département à celui-là
et l'évidente complémentarité de nos collections respectives. A cela il fut répondu que,
constituant, il y a peu encore, une section du département des Imprimés, il était naturel que
cette Réserve n'en fût pas dissociée. Et il est sain, d'autre part, que "Tolbiac" conserve en son
sein un pôle d'excellence et de rareté.
En ce qui concerne les Manuscrits, il est apparu que ce département était appelé à jouer
un rôle de pivot et un rôle fédérateur; que, d'autre part, les différents départements spécialisés
étaient reliés par des liens organiques et très puissants (la complémentarité des collections
étant évidentes en bien des domaines); et que le départ des Manuscrits fragiliserait les
départements restants. Enfin, le département des Manuscrits possède une image aux yeux du
public et de la communauté scientifique, qui en fait le garant de la préservation du lieu de
mémoire "Richelieu". Nous devons préserver cette image pour les générations à venir. On ne
taillade pas impunément une tradition.
Le "quadrilatère Richelieu" qui est inscrit dans la mémoire collective et qui occupe au
coeur de Paris des bâtiments prestigieux doit demeurer un centre d'attraction intellectuelle
vivant..
b) Une bibliothèque sur deux sites:
Structurellement, la BnF est "une et indivisible", bien que installée sur deux sites.
"Richelieu" fera toujours partie de l'établissement public Bibliothèque nationale de France.
Ses missions seront celles fixées par le décret du 3 janvier 1994 portant création de la
Bibliothèque nationale de France et les orientations de sa politique celles définies pour
l'ensemble de l'établissement, avec des adaptations à ses spécificités. D'autre part, l'ensemble
des départements de conservation et de communication qui y demeureront sont dès à présent
regroupés au sein d'une même direction, chargée de veiller à l'application de la politique
définie pour l'ensemble de l'établissement, d'harmoniser la mise en oeuvre de cette politique et
de coordonner leurs programmes et leurs activités: la direction des Collections spécialisées.
Texte de la Conférence donnée le 2 octobre 1996 à la Maison franco-japonaise par Florence de Lussy
Les activités de valorisation demeurent communes (recherches, expositions,
colloques...), et le déploiement médiatique par la voie des nouvelles technologies sera
commun aux deux sites.
c) Problème de "sevrage":
Le départ du département des Imprimés et celui des Périodiques retire aux
conservateurs et aux chercheurs le confort que donnait la proximité immédiate de ses
magasins et de ses outils de travail. Une conclusion s'est naturellement imposée: il fallait
enrichir les usuels et collections de référence (très insuffisantes pour la section française
moderne, nous l'avons dit) mis à la disposition des chercheurs et des conservateurs.
D'autre part, il fut décidé de créer pour la direction des Collections spécialisées une
salle de références commune, plutôt généraliste, les départements s'étant constitué, au fil du
temps, des collections propres de livres, souvent très riches dans les domaines qui constituent
des pôles d'excellence au sein de la BnF16.
C'est ainsi que, au département des Manuscrits, les collections accompagnant les fonds
anciens ont été régulièrement enrichies et complétées sans rupture notable, ainsi que les
différentes sections de la division orientale, pourvues amplement de collections à visée
encyclopédique. La section moderne, à l'Occident (comme nous disons!), fut là encore le
parent pauvre du département. Il faut reconnaître, cependant, que la gestion de ses fonds exige
des ressources documentaires considérables impossibles à satisfaire. Il faudra inventer un
moyen de rétablir le lien nourricier originaire entre les Manuscrits et les cinq départements
d'imprimés de "Tolbiac" (quatre départements thématiques, et la Réserve).
d) Le départ sur le site de "Tolbiac" des Imprimés et des Périodiques (ainsi que leurs
services), va permettre aux départements spécialisés de se déployer et de multiplier par deux pense-t-on- leur surface globale.
e) On ne peut taire le projet d'Institut national d’histoire de l’artdont la création est à
l’étude. Ses liens de proximité avec le département des Manuscrits (en tant que ce dernier
constitue un Musée de peinture du Moyen-Age), avec les Estampes et les autres départements,
ne sont pas à démontrer.
Cet Institut sera un établissement distinct de la BnF avec ses propres missions, qui sont
les suivantes: il sera un centre de documentation, un centre d'enseignement (3° cycle) et de
recherche sur l'histoire de l'art.
Il sera complété par les collections de plusieurs bibliothèques orientées vers l'histoire
de l'art: Bibliothèque interuniversitaire d'art et d'archéologie, Bibliothèque centrale des
16 Au moins 30% des livres et périodiques des départements spécialisés sont des unica au sein de la BnF.
Texte de la Conférence donnée le 2 octobre 1996 à la Maison franco-japonaise par Florence de Lussy
musées nationaux, Bibliothèque de l'Ecole nationale supérieure des beaux-Arts (pour la partie
antérieure au XX° siècle), et -peut-être- par la Bibliothèque de l'Ecole nationale des Chartes.
CONCLUSION
La scission de la Bibliothèque nationale de France en deux sites est douloureuse, certes,
mais il faut voir dans cette nécessité une chance à saisir. L'épreuve à terme fortifiera la BnF et
la préparera à affronter le futur, l'obligeant d'ores et déjà à accélérer son adaptation aux
nouvelles technologies: numérisation, organisation de réseaux, consultation à distance, etc.
L'objet constitutif du patrimoine écrit appelle la distinction entre sa matérialité et
l'information qu'il porte. Cependant cette explosion de l'information qui ouvre une ère
nouvelle, celle de la littérature grise,17 et celle des bibliothèques virtuelles en réseaux,
demande en contrepartie quel'on préserve quelquepart le document original. Celui-ci est donc
la source authentique. Sa conservation matérielle, le maintien physique de ses collections
mémorielles dans un Temple ou Trésor du savoir sont le devoir premier de toute politique
culturelle touchant les bibliothèques. Ce qui est vrai du document original en tant que livre
l'est encore plus du document unique et infiniment précieux que constitue le document
manuscrit. La mission du conservateur ou de custodian (selon l'appellation anglo-saxonne)
ressortit par là à celle qui était dévolue dans les temps anciens aux gardiens des livres sacrés.
Le département des Manuscrits est un lieu privilégié des recherches longues et lentes,
un lieu de la recherche fondamentale. Nous allons en conséquence boucler la boucle et redire
que l'accès à ses originaux ne peut être ouvert à tous et qu'il faut créer une distinction entre le
public éphémère, curieux et innombrable et le public voué à la recherche par vocation et
formation. Le trésor doit être protégé et, pour reprendre une expression de Marc Fumaroli18,
l'exceptionnel se mérite. Et l'exceptionnel, en l'occurrence, ce sont les traces vivantes que sont
les documents manuscrits. Aux confins de l'écrit et du signe, ils unissent en un alliage
indissoluble la matérialité de l'objet qu'il sont et le sens dont il sont porteurs. C'est revenir à la
magie de la calligraphie, ce pôle d'excellence de la civilisation japonaise, et c'est conclure par
elle.
17 Cf. la contribution de Manuel Villaverde Cabral, in L'Avenir des grandes bibliothèques, op. cit., pp. 297 sqq.
18 Ibid., pp. 273 sqq.