Compte rendu séjour Laos

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Compte rendu séjour Laos
Compte rendu du séjour au Laos
du 19 octobre - 20 décembre 2011
ANKE VRIJS
Mon séjour était placé sous une double optique :
Enseigner la gravure à des étudiants des écoles des Beaux-Arts de Vientiane et de Savannakhet et de développer de nouvelles pistes pour mes recherches en matière d’arts plastiques.
Le travail avec les étudiants
Aussi bien à Vientiane qu’à Savannakhet, quelques enseignants ont rejoint également
les cours.
Thème : Fragment(s)
J’ai démarré l’atelier avec un travail de gravure sur CD, matériau de récupération facile à se
procurer.
Les étudiants ont commencé par regarder leurs propres travaux graphiques à travers une petite fenêtre
découpée dans du papier pour découvrir un fragment de leur travail. Il s’agissait ensuite d’isoler ce fragment et de le reporter sur le CD. Après une première impression, il fallait ajouter un second fragment qui
dialoguait avec le premier. C’était l’occasion d’aborder des notions comme rupture et dialogue, intérieur
et extérieur d’une forme. Chaque apport théorique était noté dans un carnet de croquis personnel qui
servait aussi de cahier de recherche.
Cette manière de travailler était tout à fait inédite pour tous les participants. Petit à petit, ce carnet a
effectivement pris une place importante et je voyais les étudiants y noter aussi des mots en anglais, y coller
des images ou revenir sur leurs notes.
Après avoir fait le tour du disque, nous avons introduit des fragments de papier colorés par chine-collé pour
créer encore une autre manière de lier les fragments entre eux.
À Vientiane, nous avons laissé les différents tirages tels quels ; à Savannakhet, nous avons édité un
petit portfolio tiré à 16 exemplaires.
Pour le second travail, je proposais de briser un ou deux CD et de graver des fragments
extraits de photos de proches ou d’autres scènes
qu’ils aimaient. Ces fragments ont été imprimés
en différentes couleurs et disposés librement. Les
premiers tirages ont permis de voir un certain nombre de types dans la disposition des fragments.
Ainsi, nous avons pu aborder des compositions
dynamiques ou statiques, des compostions en
concentration ou dilatation, symétrique ou asymétrique.
Un troisième travail a permis d’aborder d’autres notions plastiques. Nous avons dessiné d’après
modèle vivant : dessin au trait, sans lever la main, liant le corps au décor.
Les deux squelettes de la bibliothèque de l’école des Beaux-Arts à Vientiane ont également servi
de modèle : travail d’ombre et de lumière. L’imbrication des deux types de dessin a donné lieu à des oppositions d’écriture et de couleur. Nous avons pu parler alors de contrastes et d’opposition de formes, mais
aussi de dialogue. C’est à partir de cet exercice que nous avons décidé d’appeler l’exposition « Fragments
de vie ».
Quelques références
issues de l’histoire de l’art
occidentale ont complété ce
travail.
Voir aussi le blog
http://sejourlaos.hautetfort.
com, par exemple l’entrée
« Fragments de vie », http://
sejourlaos.hautetfort.com/
archive/2011/11/09/fragments-de-vie.html
Ambiance d’atelier.
Pethsamai et Pouthone expliquent
notre travail aux étudiants de première année.
Le travail personnel
Dans un premier temps j’avais surtout envie
de regarder, de littéralement me remplir de nouvelles impressions. Je n’ai réussi à me poser et à rentrer dans un travail qu’une fois à Savannakhet, où
j’avais aussi plus de temps. À Vientiane, les journées à l’école étaient longues ; la semaine comprenant trois jours complets et deux demi-journées de
travail avec les étudiants.
Je me suis mise alors à peindre pendant les
15 jours que j’ai passé là-bas. Dans cette ville de province calme et détendue, logée au bord du Mékong,
je me suis décidée à renouer avec la peinture. Tous
les jours, je m’installais au bord du Mékong et j’ai
peint l’ambiance lumineuse qui connaît d’innombrables variantes. Entre méditation et travail de concentration, c’étaient des moments de retrouvailles avec
une pratique picturale laissée trop à l’abandon ces
dernières années à cause de multiples autres occupations.
Par ailleurs, j’avais apporté un travail photographique, Eros-Thanatos, dans le but
de le montrer tel quel. Il s’est avéré que montrer l’image du nu est inconcevable au Laos.
J’ai alors « habillé » ces images, en fonction des impressions reçues sur place. Cela m’a
permis aussi de me replonger dans des pratiques occidentales médiévales, pour lesquelles j’ai toujours eu beaucoup d’intérêt.
Eros-Thanatos se compose d’images de sculptures célèbres, faisant partie de
l’histoire de l’art occidental, projetées sur des corps nus. Le procédé est très simple, car
l’image se présente sans aucune retouche à la base, mais le résultat suscite des interrogations. Qu’est-ce qui est de l’ordre de la projection, donc de l’image plane du volume de
la sculpture, et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Différents degrés de réalité s’entremêlent.
Ainsi, on peut y trouver un des esclaves de Michel-Ange réalisés pour le tombeau
du Pape Jules II avec un tissu supplémentaire, qui reprend celui de la sculpture d’origine
ainsi que celui dont le modèle a été habillé.
Dans Rosaire, le rayon lumineux
émis par l’appareil de projection a été
augmenté et dédoublé par un autre cercle
– les aiguilles disposées en cercle – inspiré des « auréoles » lumineuses derrière
les statues de bouddhas que j’ai pu voir
dans des temples de Vientiane, comme
au Vat Si Muang ou au Vat Ong Teu.
Ou encore, la Vénus pansée reprend l’idée des feuilles d’or que l’on
trouve sur certaines statues du Bouddha.
Ces feuilles sont apposées par les fidèles par petits morceaux et leur fonction
est comparable aux ex-voto accrochés
sur les peintures ou sculptures dans des
églises catholiques ou orthodoxes. Ces
morceaux évoquaient en moi l’idée des
pansements. La Vénus blessée et la Vénus pansée forment alors une paire qui
exprime certainement la fragilité de nos
sentiments.
Ayant travaillé sur la notion de
l’hybride depuis quelques temps, cette
nouvelle approche qui conciste à coller,
broder et à peindre sur l’image photographique complexifie encore cette volonté mixer et d’affirmer le fait que les
apports extérieurs permettent souvent
- toujours ? - de mieux comprendre ce
qui nous lie à l’autre plutôt que de voir
ce qui nous en différencie.
Un très grand merci à tous les étudiants, leur sourire et leur humour, leur enthousiasme, leur plaisir d’expérimenter et surtout leur très grande chaleur humaine.
Merci aussi à Danièle Schiffmann, qui a su avec discrétion me donner quelques clés de lecture de ce
pays qu’elle aime tant et qui m’a présentée à quelques personnes qui ont pris le temps de me faire découvrir
Vientiane à leur manière.
Merci à Rasi, photographe à Savannakhet, pour sa grande gentillesse et nos discussions sur les
frustrations de Bouddha à la fin de sa vie, la visite de l’étang des fourmis et les échanges au sujet de la
lumière noire.
Merci aux équipes du CEAAC à Strasbourg et de l’Institut français à Vientiane, qui continuent à
soutenir ce type de résidences car elles croient en la rencontre sensible entre les cultures.
Et bien sûr, merci au Conseil Scientifique de l’INSA de Strasbourg de m’avoir accordé un aménagement de service et aux collègues pour leur souplesse dans l’organisation de l’emploi du temps.
Cette résidence d’artiste était une expérience fantastique, très exigeante par contre à plusieurs
égards : tous les sens sont en éveil de manière permanente. On essaie de comprendre, de ne pas se perdre
- il n’existe pas de plan de la ville de Vientiane !!! -, de bien digérer ce que l’on mange, de faire « à la lao »
(le système débrouille puissance dix) et puis, tout doucement, prendre conscience de la gentillesse et de la
bienveillance des personnes qu’on est susceptible de rencontrer. Le public d’étudiants était extrêmement
ouvert aux propositions faites.
Par contre, la grande question du suivi, et donc aussi du sens de ce type de résidences, reste ouverte.
Ce séjour fut une expérience riche, dense et déboussolante. Je suis sûre que pendant longtemps encore, je sentirai les vibrations. Pour tout artiste, enseignant et chercheur,
il me semble que ce rendez-vous avec soi-même est vital pour pouvoir continuer à se remettre en question.
Je suis donc très contente de mon séjour. Voici néanmoins quelques pistes pour
améliorer cette résidence pour les futurs candidats.
Pour l’Institut français
Il me semble que, tout d’abord, une question essentielle doit être posée : Quelle est
la motivation profonde de proposer et de soutenir une telle résidence d’artiste ?
S’agit-il de donner une aide au développement des écoles des Beaux-Arts au Laos ? Ou
s’agit-il d’offrir à un(e) artiste de Strasbourg une occasion de développer et d’enrichir son
travail ?
Comment l’Institut français est-il impliqué dans cette démarche : est-ce un soutien
financier exclusivement (voici 1 000 € pour vivre, une chambre réservée, 200 € de matériel
et un cachet de 1 000 €) ; ou est-ce une volonté de mettre en contact l’artiste et le Laos – et
si oui, de quelle manière ?
Du côté pratique, on pourrait...
Proposer un petit tour en ville le premier jour pour prendre quelques repères et régler des choses
pratiques : vélo, téléphone portable, achat de matériel pour les étudiants. D’ailleurs, un grand merci à
Sone, étudiante en dernière année, qui m’a aidée avec toutes ces choses pratiques et vitales dans mes
débuts. Grâce à elle, j’ai pu renouer avec mes pratiques de transports à vélo et scooter de toute sorte de
matériaux : plaques de plexiglas de 1 X 1,50 m, de 7 kg d’encre d’impression, 200 feuilles de papier 4 l
d’huile et 3 l de savon liquide...
Avoir à disposition, pendant les cours, une personne maîtrisant bien l’anglais ou le français pour
pouvoir réellement entrer dans des discussions sur des sujets plastiques.
Être à l’écoute et donner suite aux quelques demandes formulées en début de séjour aussi bien
auprès directeur adjoint de l’Institut français qu’à la personne s’occupant des projets artistiques et culturels, comme quelques cours d’initiation de langue lao ou mettre en relation avec des personnes ressources travaillant dans des domaines proches. Par exemple Eric, artiste breton qui travaille aussi à l’Institut
des Beaux-Arts et dont j’ai pu faire la connaissance tout à fait par hasard en faisant dessiner les étudiants
dans le jardin de l’Institut après une visite à la bibliothèque.
Proposer un lieu d’hébergement mieux adapté au travail. Par exemple : au lieu de deux grands lits
et une minuscule table, une grande table et un petit lit. Le prix du logement s’élève aux trois-quarts des
frais de séjour. Faudrait-il revoir le budget ?
Mieux préparer la venue de l’artiste aussi bien à Vientiane qu’à Savannakhet. Mes dates de séjour
étaient connues depuis le printemps, mais j’ai su comprendre que les deux écoles avaient été prévenues
très peu de temps avant mon arrivée.
Communiquer de manière (plus) professionnelle sur l’exposition : sur le site web de l’Institut, dans
le programme de décembre-janvier, paru très tard, et sur le carton d’invitation, les informations ne correspondent pas.
Eviter de vouloir prendre une commission de 30 % des ventes et ne pas afficher la liste des
prix...
S’intéresser un tout petit peu (plus) au travail réalisé par les étudiants et l’artiste. Après trois promesses de visite d’atelier annulées, j’ai été quelque peu découragée pour insister une quatrième fois... à
ce moment-là les priorités étaient ailleurs ce que je peux comprendre tout à fait. Mais ne vaudrait-il pas
mieux tout simplement les assumer ?
Pour le CEAAC
Elargir les disciplines artistiques. Faire venir par exemple une prochaine fois un photographe pour
sensibiliser les étudiants laotiens à la photographie d’auteur. Rasi à Savannakhet pourrait être un très bon
intervenant et interlocuteur supplémentaire. Ceci pourrait peut-être se faire en liaison avec la Biennale de
la photographie de Luang Prabang.
L’atelier de céramique, complètent abandonné mais très bien équipé, pourrait aussi accueillir
un(e) céramiste de Strasbourg.
Par ailleurs, les domaines où les laotiens sont très spécialisés, comme le tissage et la vannerie,
ne sont pas représentés à l’école. Une idée serait peut-être d’introduire une approche plus orientée arts
appliqués ? Douangdeuane Bounyavong et Michaël Thévenet pourraient être des personnes relais à
Vientiane pour tout ce concerne les tissus laotiens.
La plupart des résidences d’artistes proposées par le CEAAC sont à double sens. On pourrait réfléchir à la venue d’un(e) artiste laotien(ne) à Strasbourg. J’ai pu rencontrer trois personnes pour lesquelles un séjour à l’étranger serait certainement très bénéfique. Il y Souliya, un jeun professeur s’occupant
de l’audiovisuel à l’école de Vientiane ; il a y Sone, étudiante m’ayant aidé pour traduire ; et Phouthone,
jeune étudiant extrêmement ouvert et sensible. Mis à part les problèmes de visa et de revenus exigés par
les autorités françaises, il se pose également le problème de la langue. Aucun d’eux ne parle le français.
Les deux premiers se débrouillent en anglais.
Pour l’École des Beaux Arts à Vientiane
Formuler clairement des demandes liées à des projets précis ; ce que j’ai tenté d’expliquer à
Monsieur Sithonh Dimak, directeur de l’École des Beaux-Arts de Vientiane, lors d’un long entretien.
Quels sont les débouchés pour les étudiants ? Serait-ce intéressant et utile de faire venir des
(info)graphistes, des vidéastes afin de mieux préparer les étudiants à une future insertion professionnelle ?
Encourager fortement un apprentissage approfondi des langues (anglais, français) chez les étudiants et en chercher les financements et/ou les partenariats.
Structurer la bibliothèque, qui a un fond très riche en livres, afin qu’elle puisse réellement devenir
un outil de travail pour les étudiants et les professeurs.
Prendre conscience que les fonds ne peuvent plus arriver de l’extérieur sans se poser la question
du sens à donner à une formation artistique au Laos.
Quelques questions de fond qui méritent d’être posées à tous les partenaires
Faudrait-il, dans le futur, axer la résidence sur la formation des professeurs ?
Comment installer une continuité entre les différentes personnes de passage ?
Est-ce encore une résidence d’artiste ou l’évolution de la coopération CEAAC–Institut français prendelle une tournure autre que celle pratiquée jusqu’à présent ? Cet aspect a été non négligeable dans mon
travail. J’ai appris aux étudiants à faire un CV, leur ai montré comment communiquer sur une exposition
(contacts presse, flyers, dépliants) et je les ai mis en contact avec la galerie i:cat à Vientiane, qui leur consacrera une exposition de groupe au printemps. Je pense que ce serait intéressant d’avoir d’autres partenaires
impliqués dans ce projet de résidence et propose d’étendre éventuellement la durée du séjour.
Pour conclure
Je souhaite souligner que la très grande chaleur humaine, l’ouverture d’esprit liée à cette insouciance
des 20 ans et la complicité des étudiants qui m’ont donnée des ailes. Leur soif d’apprendre et leur curiosité
intellectuelle sont le meilleur moteur pour continuer à défendre des résidences d’artistes.
Reste à savoir qui féconde qui.
Anke Vrijs
14, rue du Canal
67201 Eckbolsheim
03 88 77 91 99
[email protected]
Vientiane-Strasbourg décembre 2011