Texte 16- La prose du Transsibérien, Cendrars

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Texte 16- La prose du Transsibérien, Cendrars
Eléments pour l’introduction
Situation: Cet extrait de la Prose poursuit un retour du narrateur au récit du voyage en
Transsibérien. En effet, dans les vers précédents, Blaise avait évoqué, dans une sorte de digression
destinée à endormir Jeanne, des lieux de rêverie (Mexique, Iles Fidji…) puis proposé une réflexion
sur la poésie. Il revient ensuite donc à l’experience vécue du voyage. Les indications de lieux se
font dès lors plus précises « A partir d’Irkoutsk… » et le « je » redeviens celui du voyageur, au sein
du groupe plus large des passagers du train : « Nous étions dans le premier train ». Cependant, le
texte mêle encore à cette experience des reflexions artistiques : « Si j’etais peintre, je déverserais
beaucoup de rouge sur la fin de ce voyage… » ainsi que l’expression de sensations : « Je crois bien
que nous étions tous fous… », « Je percevais ».
Présentation: dans ce passage, le narrateur semble témoigner de son expérience de la guerre, telle
qu’il l’a perçue pendant son voyage, en s’approchant de l’est du pays où elle a lieu: vision des blessés,
allers et venue des soldats.
Quelle représentation de la guerre ce passage offre-t-il?
1. (En quoi cet extrait revêt-il certains aspects du témoignage réaliste?)
Dans ce passage, le narrateur se présente comme un témoin. Le groupe verbal qui débute
l’extrait « J’ai vu », par l’utilisation de la premiere personne du singulier, du passé composé et du
verbe voir, affirme la réalité du témoignage qui va suivre. Cette formulation, isolée dans deux vers,
répétée deux autres fois encore et confirmée par l’expression « j’ai visité » veut donner clairement
à croire qu’il s’agit de souvenirs réels. Mais quels sont ces “souvenirs” ?
Tout d’abord, il s’agit de souvenirs de lieux ; des noms précis sont cités : « A Talga », « les
hôpitaux de Krasnoïarsk », « à Khilok », « Dans la direction de Port-Arthur ». Ils dressent le cadre
d’événements historiques très importants, la guerre Russo-Japonaise, dont Blaise, un peu à la
manière d’un reporter de guerre, viendrait rapporter des faits de première main.
C’est donc ensuite une série de details précis et réalistes qui viennent renforcer l’impression
de témoignage. Le narrateur décrit l’horreur de la guerre, les soldats blessés, la peur, la souffrance :
« 100 000 blessés agonisaient », « un long convoi de soldats fous », « les plaies béantes les
blessures qui saignaient », « les membres amputés », « Des doigts idiots tambourinaient sur toutes
les vitres ». Blaise précise les lieux de ces découvertes : « les hôpitaux de Krasnoïarsk », « dans les
lazarets ». Cette précision s’ancre dans la réalité concrète du chemin de fer : « J'ai vu les trains
silencieux les trains noirs qui revenaient de l’Extrême-Orient », « sur toutes les vitres », « Dans
touts les gares on brûlait tous les wagons », « J'ai vu des trains de soixante locomotives qui
s'enfuyaient à toute vapeur ».
Enfin, ce récit acquiert une force de témoignage grâce à l’émotion qui s’en dégage. Ce récit
donne l’impression que Blaise a été réellement et durablement marqué par ce qu’il a vu, comme en
témoignent les formulations chargée de violence et d’émotion : « les train silencieux les trains
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Texte 16- La prose du Transsibérien, Cendrars - Extrait 3
2. (Comment la vision du poète est-elle transfigurée par la poésie pour montrer l’horreur de
guerre ?)
On s’étonnera, dans ces conditions, que Cendrars ait choisi le genre poétique pour
exprimer son témoignage. En effet, la poésie est souvent vue comme privilégiant l’émotion à la
restitution vraie des faits. Qu’en est-il dans ce passage ?
Un examen attentif des éléments du réel évoqués précédemment montre,
qu’effectivement, le témoignage est moins rigoureux qu’il paraît. Les lieux cités ne permettent pas
de se repérer clairement sur une carte, soit parce qu’ils sont très éloigné les uns des autres
(Krasnoïarsk et Khilok sont distants de 1700 km), soit parce qu’ils ne revoient à rien de réel (Talga
n’existe pas). Les trains eux-mêmes sont animés de mouvements peu lisibles : certains vont vers
l’Orient, d’autres vers l’Occident, et le train qui va vers Port-Arthur est présenté comme fuyant
l’horizon, alors qu’il s’y dirige logiquement. Le poète privilégie donc une impression de confusion
géographique propre à donner à ressentir le va-et-vient des trains plutôt que la précision du
reportage.
De plus, les réalités dont le narrateur parle restent très floues. Elles renvoient davantage à
des généralités qu’à des personnes ou des faits singuliers. Ainsi le narrateur évoque-il « les trains »
et jamais un train en particulier, « les soldats » et non une troupe, un régiment ou meme un soldat,
« les hôpitaux » et « les lazarets », « les plaies », « les blessures », « les membres amputés » jusqu’à
mentionner « toutes les gares » plutôt qu’une en particulier. S’il y a témoignage, c’est donc celui
d’une impression générale.
Enfin, les caractérisations qu’il fait des éléments décrits n’apportent pas des détails
suceptibles de mieux communiquer la teneur de ses souvenirs. Les précisions sont non seulement
ouvertement exagérées par la généralisation - « L'incendie était sur toutes les faces dans tous les
coeurs / Dans toutes les gares on brûlait tous les wagons »-, mais surtout elles sont l’oeuvre de
figures de style très poétiques. Pour décrire la peur dans les regards, il dit que « les regards
crevaient comme des abcès », image poétique qui remplace la douleur psychique de la peur par
l’expression d’une douleur physique de l’abcès qui crève. De la même façon, il déclare : « les
membres amputés dansaient autour ou s'envolaient dans l'air rauque », personnifiant les membres,
leur attribuant une vie propre qu’ils n’ont pas. Le témoignage affirmé nettement par certains
aspects du texte semble donc mis mal par une forme poétique qui multiplie les images, les
généralisations, les approximations factuelles.
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noirs », « les blessures qui saignaient à pleines orgues », « des trains [...] pourchassés par les
horizons en rut et des bandes de corbeaux qui s'envolaient désespérément après ». Dans ces
exemples, les expansions des noms, que ce soient les adjectifs (silencieux, noirs, pourchassés par les
horizons), les propositions relatives (qui saignaient à pleines orgues, qui s'envolaient désespérément
après) ou les compléments du nom (en rut) viennent montrer le dégoût et la colère du
spectateur-narrateur. C’est tirés d’une mémoire marquée à vif que sortent ces souvenirs terribles et
offerts au lecteur dans toute leur nudité.
Comment comprendre ce paradoxe d’une écriture à la fois témoin et poétique ? Cela paraîtra
moins étrange si on se rappelle que la littérature est précisément l’effort visant à transformer
l’expérience en objet digne de la mémoire collective. La littérature c’est donc précisément le
témoignage porté à une dimension universelle. Comment la poésie parvient-elle à transformer
l’expérience individuelle en mouvement universel? Les deux écrivains Agrippa d’Aubigné et Louis
Aragon ont tous les deux été témoins d’une période tragique de l’histoire: les guerres de religion
pour le premier et l’Occupation allemande pendant la seconde guerre mondiale pour le second. En
rendant compte par la poésie de leur expérience, ils lui donnent une dimension universelle.
Dans le texte extrait des Tragiques, on retrouve la première personne du témoignage: « J’ai vu »,
« voir », « spectacle nouveau », « j’ouïs ». La progression du tableau général « les masures de
France » « mille maisons » au cas particulier « un homme demi-mort » rappelle l’expérience
vécue du poète, qui effectivement a connu la guerre. Pourtant on retrouve également les procédés
d’amplification qui mettent en avant l’horreur de cette guerre, comme de toutes les guerres : « J'ai
vu le reître noir foudroyer au travers / Les masures de France, et comme une tempête, / Emporter
ce qu'il peut, ravager tout le reste » On peut noter l’allitération en « r » et la force du terme
« foudroyer » qui rapproche l’action du reitre de celle d’un cavalier de l’Apocalypse, la comparaison
appuyée par l’hyperbole « ravager tout le reste » reprise plus loin « Là de mille maisons on ne
trouve que feux ». Comme chez Cendrars, la mort et les blessures sont omniprésentes «Que
charognes, que morts ou visages affreux » « D’un homme demi-mort le chef se débattant »,
« dissipait sa cervelle ». Le témoignage prend la même portée universelle et vient dénoncer la
guerre, mais chez D’Aubigné, le réalisme reste très fort, et les repères géographiques réels et précis.
Le témoignage est absent de la démarche d’Aragon qui est toute entière celle de la dénonciation
comme en témoigne l’anaphore « j’écris ». Ce pays, que l’on comprend être la France de
l’Occupation, prend lui aussi une dimension universelle et atemporelle: « les inquisiteurs » et « la
curée » renvoient à des époques révolues. On retrouve une peinture hyperbolique des blessures:
« J’écris dans ce pays que le sang défigure /Qui n’est plus qu’un monceau de douleurs et de plaies »
« J’écris dans ce pays qui souffre mille morts / Qui montre à tous les yeux ses blessures
pourprées », « J’écris dans ce pays que les bouchers écorchent / Et dont je vois les nerfs les
entrailles les os ». La personnification du pays qui devient une allégorie de la souffrance de la guerre
est très frappante. Comme chez Cendrars on retrouve un pluriel indistinct qui met en avant non
pas l’individu blessé, mais l’omniprésence de la souffrance et des blessures. Enfin, on sent chez
Aragon le surréalisme dont Cendrars est un des précurseurs: les images sont libérées et très
frappantes: dans la même strophe, le pays est personnifié puis reprend ses caractéristiques
géographiques « que le sang défigure » puis « une halle à tous vents que la grêle inaugure » qui
vient exprimer à la fois la souffrance et la désolation.
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3. (Faites quelques comparaisons précises (points communs et/ou différences) avec les deux textes
proposés en documents complémentaires.)

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