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D G Notes fauniques de Gembloux 2005 57, 29-48
La « troglobitude » : adaptations à la vie souterraine
Michel Dethier(1) & Jean-Marie Hubart(2)
(1)
Unité d’Entomologie fonctionnelle et évolutive, Faculté universitaire des Sciences agronomiques de Gembloux, B-5030
Gembloux et Laboratoire de Biologie souterraine « Les Chercheurs de la Wallonie » B-4400 Flémalle.
[email protected]
(2)
Laboratoire de Biologie souterraine « Les Chercheurs de la Wallonie » B-4400 Flémalle.
[email protected]
Cet article constitue une ébauche de revue bibliographique sur la faune cavernicole, principalement d’Europe occidentale. Il
s’attache plus particulièrement à cerner les adaptations des espèces troglobies, c’est-à-dire strictement liées au milieu
souterrain. Les principales théories explicatives des origines possibles de cette faune sont également passées en revue.
Mots-clefs : milieu souterrain, faune troglobie, adaptations, évolution.
This paper is an outline of a bibliographical review on the cave fauna, mainly that of Western Europe. In particular, it
attempts to determine the adaptations of troglobitic species, i.e. species strictly related to underground environment. The
principal explanatory theories of the possible origins of this fauna are also reviewed.
Keywords: underground environment, troglobitic fauna, evolution.
1. INTRODUCTION
Pour le visiteur non averti, le milieu souterrain
présente un aspect essentiellement minéral, parfois
d’ailleurs tout à fait extraordinaire. Tout au plus
connaît-il les chauves-souris, qu’il considère souvent
comme les plus typiques et seuls habitants des grottes.
Pourtant, ce monde à l’apparence parfois quelque peu
rébarbative abrite une faune riche et variée. Nos
lointains ancêtres du Paléolithique s’en sont même
aperçus, puisqu’ils ont gravé, sur un os de bison, la
silhouette très reconnaissable d’un Troglophilus, un
Orthoptère cavernicole. Le premier animal
véritablement troglobie découvert en Europe fut le
Protée (Proteus anguinus) décrit au XVIIIème siècle
par Laurenti des grottes de Slovénie. Au siècle
précédant, ce curieux Urodèle était encore considéré
comme un jeune dragon. Il fallut ensuite attendre le
XIXème siècle pour que soient jetées les bases de la
Biospéologie. Schiner, dès 1854, puis surtout
Racovitza, au début du XXème siècle, ont mis en
évidence les particularités du monde souterrain, les
relations plus ou moins étroites que les animaux
pouvaient entretenir avec lui et les adaptations que
certaines espèces avaient développées pour y vivre en
permanence.
2. RELATIONS ENTRE LA FAUNE ET LE
MILIEU SOUTERRAIN
On a, depuis longtemps, relevé les caractéristiques du
milieu souterrain : absence totale de lumière (et, de ce
fait, du cycle nycthéméral), température basse et
humidité élevée mais constante, rareté des ressources
trophiques,… C’est un milieu pauvre, difficile, mais
par contre très stable. Loin d’être uniforme, il offre au
contraire une grande variété d’habitats. Dès 1907,
Racovitza a montré que les animaux que l’on y
rencontrait n’entretenaient pas tous avec ce milieu des
relations identiques. Affinant la classification de
Schiner, il a proposé de distinguer :
• Les trogloxènes, qui ne passent dans les grottes
qu’une partie de leur vie et ne s’y reproduisent pas.
Ils ne présentent donc aucune des adaptations
classiques (dépigmentation, anophthalmie,… : v.
plus loin) à ce type de milieu. Ils viennent
simplement y chercher un abri pour l’hiver ou, au
contraire, un peu de fraîcheur et d’humidité en
été ; certains y effectuent leur diapause.
Scoliopteryx libatrix (L.) est un papillon de la
famille des Noctuidae dont les chenilles vivent sur
les saules et les peupliers. A la fin de l’été (parfois
même plus tôt), les adultes entrent dans les grottes
pour hiberner (ils sont alors totalement engourdis)
et n’en ressortent qu’en mars. Il semble qu’en
réalité, ils subissent une véritable diapause
hivernale (Dethier & Depasse, 2004).
• Les troglophiles sont des hôtes électifs constants
des cavités souterraines. Ils y passent toute leur vie
(ou dans des lieux comparables) et peuvent
parfaitement s’y reproduire. S’ils ne présentent
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encore guère d’adaptations morphologiques à ce
mode de vie, leur métabolisme et leur
comportement
montrent
déjà
certaines
prédispositions. C’est ainsi que l’Araignée Meta
menardi Latr. a un quotient respiratoire plus bas
que ses cousines épigées et qu’elle tisse ses toiles
parallèlement aux parois, afin de capturer des
proies qui se déplacent à leur surface.
M. Dethier & J.-M. Hubart
une famille (Nerillidae) qui compte beaucoup de
représentants dans la faune interstitielle marine.
Marifugia (découvert en Herzégovine en 1913) est
une autre Annélide Polychète, sédentaire cette fois
(famille des Serpulidae), dépigmentée, translucide
et anophthalme, dont les tubes calcifiés peuvent
s’observer parfois par millions sur les parois des
grottes inondées. Pendant l’été, ces colonies sont
parfois exondées et les vers sont alors capables
d’entrer dans une phase de vie ralentie. Ces deux
espèces sont des relictes marines anciennes.
Figure 2 : Cylindrochaeta, Orthoptère endogé d’Australie
(tiré de Vandel, 1964, d’après Chopard)
Figure 1 : Niphargus, Amphipode troglobie (photo F.
Delhez).
• Les troglobies enfin, sont les véritables
cavernicoles. Ce sont les hôtes exclusifs du monde
souterrain et leurs profondes modifications, tant
physiologiques que morphologiques cette fois, les
ont en quelque sorte rendus prisonniers des parties
profondes des grottes. Nous avons déjà signalé
l’existence du Protée (seul Vertébré troglobie
d’Europe). Parmi les Invertébrés, un exemple
classique est celui des Niphargidae (figure 1),
Crustacés Amphipodes voisins des Gammares.
Dépigmentées et anophthalmes, ces « crevettes »
cavernicoles présentent en outre des adaptations
physiologiques
remarquables
à
leur
environnement : métabolisme très lent (durée de
vie plus longue et grande capacité de jeûne), taux
de reproduction plus faible (œufs moins nombreux
mais plus gros),…
Dans la suite de cet article, il sera essentiellement
question des espèces troglobies. On rencontre ces
dernières dans de nombreux embranchements du
règne animal. Citons, à titre d’exemple :
- Oryctopus (Inde) et Cylindrochaeta (Australie,
figure 2) sont des Orthoptères de la famille des
Stenopelmatidae profondément modifiés par leur
mode de vie souterrain. En réalité, ce sont plutôt
des endogés, vivant dans les sols profonds, que des
cavernicoles au sens strict et, dans ce sens, ils
peuvent être rapprochés de nos courtilières.
-
Troglochaetus (découvert en Suisse en 1919) est
une très petite Annélide Polychète appartenant à
- Siettitia est un Coléoptère Dytiscidae récolté pour
la première fois en 1904 dans un puits du Var. Il
vit dans les nappes phréatiques, est décoloré et
couvert de longues soies sur tout le corps. Si les
ocelles sont absents, les yeux sont néanmoins
présents mais ils ne sont pas pigmentés. Les
Aphaenops sont des Carabidae troglobies typiques,
bien connus des biospéologues dans le bassin
méditerranéen et les Pyrénées.
- Charonothrombium (figure 3) est un Acarien des
nappes phréatiques au corps très allongé,
translucide et complètement anophthalme.
Figure 3 : Charonothrombium, Acarien des nappes
souterraines (tiré de Vandel, 1964, d’après Motas &
Tanasachi).
- Parmi les Vertébrés, outre le Protée, on connaît
d’assez nombreuses espèces de Poissons
cavernicoles, comme par exemple Caecobarbus
d’Afrique.
- Dans les grottes, on trouve donc de nombreux
Insectes (en particulier des Coléoptères) et des
Araignées (surtout des Linyphiidae), de très
nombreux Crustacés (certaines familles, comme
par exemple les Niphargidae et les Stenasellidae,
n’étant connues que par des espèces cavernicoles),
mais encore des Mollusques (chez nous, deux
espèces de Gastéropodes sont cavernicoles), des
Plathelminthes (deux espèces de Dendrocoelum
sont stygobies en Belgique) et même, semble-t-il,
des Protistes. A notre connaissance, dans les
La troglobitude
« grands » embranchements, il n’y a guère que les
Porifères, les Cnidaires et les Echinodermes qui
n’ont pas de représentants vraiment cavernicoles.
Il faut cependant noter que certaines espèces
d’Hydres habitent le milieu interstitiel.
En Belgique, la faune cavernicole a été d’abord
étudiée par Leruth (1939). Quelques auteurs s’y sont
également intéressés par la suite et, en 1999, Hubart
& Dethier ont proposé un bilan de la faune troglobie
de notre pays : elle comptait alors 41 espèces. Mais
des observations et des travaux ultérieurs (Bareth,
1999, 2000, Ducarme, 2003, Ducarme et al., 2003,…)
ont déjà permis de porter cette liste à une cinquantaine
d’espèces. On y trouve des Vers (Annélides,
Triclades, Nématodes), des Araignées, des Acariens,
des Crustacés (Copépodes, Ostracodes, Amphipodes,
Isopodes), des Mollusques, des Diploures, des
Collemboles et un Coléoptère Pselaphidae,
Tychobythinus belgicus (Jeannel) (figure 4). Ce
dernier, cependant, est un troglobie récent, comme le
montre la présence d’yeux (bien que réduits), son
cycle reproducteur et le comportement de sa larve
(Hubart, 2000). Cette relative pauvreté, par rapport
aux faunes cavernicoles du sud de l’Europe par
exemple, s’explique sans doute par le fait que notre
pays est situé à la limite atteinte par les glaciers et que
la (re)colonisation de nos grottes est probablement
toujours en cours.
De ce qui précède, on pourrait conclure un peu vite
que la « troglobitude » est un état clairement défini et
que sa reconnaissance chez une espèce ne pose aucun
problème. Ce n’est en réalité pas aussi simple que
cela et, dans la suite, nous allons donner un
échantillon des problèmes qui se posent souvent aux
biospéologues. D’ailleurs, dans les exemples évoqués
ci-dessus, certaines questions se posaient déjà :
différences et ressemblances entre troglobies et
endogés, distinction entre troglobies récents et
anciens, …
Outre les références citées dans le texte, le lecteur
intéressé par ces questions pourra aussi consulter des
ouvrages consacrés à la biospéologie, comme par
exemple ceux de Vandel (1964), de Ginet & Decou
(1977) ou de Wilkens, Culver & Humphreys (2000).
Il consultera aussi avec profit les trois tomes parus de
l’Encyclopaedia Biospeologica (environ 2000 pp.),
éditée par Ch. Juberthie & V. Decu et publiée par la
Société Internationale de Biospéologie (SIBIOS).
3. ASPECTS DE LA TROGLOBITUDE
Aspects morphologiques
1. La dépigmentation
Si ce caractère est souvent considéré comme
« fondamental » des troglobies et, de fait, peut être
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observé chez l’immense majorité de ceux-ci, il n’en
est pas pour autant le strict apanage : bien des espèces
endogées, humicoles, myrmécophiles,… sont
également dépigmentées. D’autre part, des espèces
vivant toujours sous terre peuvent être normalement
pigmentées (l’Opilion Ischyropsalis pyrenaea Simon,
par exemple) et dépigmentation n’est pas synonyme
d’albinisme : des insectes parfaitement troglobies
comme les Aphaenops ne sont pas blancs mais
présentent la couleur ocrée de la chitine. Des
pigments peuvent en effet être trouvés chez des
espèces troglobies, comme par exemple des
caroténoïdes
provenant
de
l’alimentation
(Stenasellus), des ptérines (chez certains Coléoptères),
etc.
Figure 4 : Tychobythinus belgicus (Jeannel), Coléoptère
Pselaphidae cavernicole de Belgique (photo J.-M. Hubart).
Dans le cas des espèces troglobies, il serait plus juste
de parler de disparition des pigments tégumentaires
(mélanines et ommochromes) entraînant la
photophobie (ou photopathie) et la recherche des
milieux obscurs. En effet, si un excès de lumière peut
à la longue se révéler nocif pour des animaux épigés
comme les Gammares, par exemple, il peut très vite
être mortel pour des espèces troglobies, comme
certaines Planaires et les Niphargidae. Si l’œil
complètement régressé des troglobies anciens n’est
plus sensible à la lumière, ces animaux, en particulier
les espèces aquatiques, conservent néanmoins des
photorécepteurs : le diencéphale et la peau (sens
dermatoptique) restent sensibles aux faibles intensités
lumineuses.
Wilkens (1973) a étudié le degré de dépigmentation
de plusieurs poissons et écrevisses cavernicoles du
Yucatan et montré que le phénomène était extrême
chez les espèces d’origine marine, nul chez les
dulçaquicoles primaires, tandis que chez les
dulçaquicoles secondaires, on observait un état
intermédiaire. Plutôt que d’évoquer des différences de
vitesse d’évolution, cet auteur (et d’autres avec lui)
préfère envisager une différence d’ancienneté
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Notes fauniques de Gembloux 2005 57, 29-48
phylogénétique : les espèces les plus avancées dans ce
processus seraient entrées dans le milieu souterrain
longtemps avant les autres. Il distingue donc des
troglobies anciens et récents et explique ces invasions
successives par la géologie et la paléoclimatologie de
la région, lesquelles auraient joué le même rôle que
les glaciations chez nous.
On a souvent considéré la dépigmentation (ou, plus
exactement, la perte des pigments mélaniques
tégumentaires) comme un caractère dégénératif des
espèces troglobies. Ginet (1973) s’est demandé si, au
contraire, ce facteur n’avait pas favorisé la
conservation des lignées sénescentes en déclenchant
un comportement photophobe qui les a conduites à
chercher refuge dans le domaine souterrain. Là, en
effet, l’aspect négatif des autres caractères
dégénératifs des troglobies (perte des structures
oculaires, métabolisme réduit,…) est atténué. Dans
cette optique, la perte des pigments tégumentaires
pourrait être considérée comme un facteur d’évolution
plutôt positif, puisqu’elle a permis la survie de lignées
entières. Il faut vraisemblablement attribuer la perte
de ces pigments au métabolisme réduit des troglobies.
En effet, mélanines et ommochromes représentent le
plus souvent des résidus métaboliques, en particulier
chez les Arthropodes. Si le métabolisme se réduit, ces
substances sont évidemment produites en moins
grandes quantités, voire pas du tout.
La pigmentation des animaux épigés est stable,
permanente : des Asellus aquaticus (L.) soustraites à
la lumière pendant des mois ne perdent pas leurs
couleurs et leur descendance est normalement colorée
(mais nous avons observé, dans la grotte de Hotton,
des Gammarus dépigmentés !). A l’opposé, des
troglobies anciens ont perdu leurs pigments
mélaniques tégumentaires de manière définitive et les
exposer à la lumière, même de façon prudente et
progressive, ne leur a jamais rendu des couleurs. Mais
entre ces deux extrêmes, il existe un bon nombre de
cas où l’on constate un état d’instabilité de la
pigmentation : le Protée, normalement d’un rose très
clair, prend une teinte violette à noirâtre lorsqu’il est
exposé (prudemment !) à la lumière. Nous avons
nous-mêmes souvent observé des populations épigées
de l’Isopode Androniscus dentiger Verhoeff d’une
belle teinte orangée, tandis que les individus de la
grotte voisine étaient blancs.
2. L’anophthalmie
Ce caractère est aussi couramment considéré comme
typique de la faune cavernicole. Si, statistiquement, il
est plus fréquent chez les animaux des grottes, ces
derniers n’en ont pas pour autant l’exclusivité.
Comme la dépigmentation, on le rencontre chez
beaucoup de représentants de la pédofaune
M. Dethier & J.-M. Hubart
(Symphyles, Géophiles, Palpigrades, Cryptops,…),
ainsi que chez les espèces abyssales, tant marines que
lacustres. Mais ici encore, il faut constater que le
parallélisme entre l’anophthalmie et l’obscurité est
loin d’être absolu. Ce phénomène semble aussi propre
à certaines lignées phylétiques : c’est ainsi que
seulement 1% des crabes abyssaux sont
anophthalmes, tandis que plus de 10% des Mysidacés
sont dépourvus d’yeux. La régression et la disparition
des structures oculaires est d’autant plus poussée
qu’elle est phylétiquement plus ancienne et elle peut
également affecter des espèces épigées, qui adoptent
alors des comportements nocturnes, comme l’a
montré Wilkens (1973), en parallèle avec la
dépigmentation.
Les modalités de la régression oculaire dépendent de
plusieurs facteurs :
- La complexité de l’œil : elle se déroule plus vite
chez les Planaires que chez les Arthropodes.
- L’âge phylogénétique : elle est plus complète chez
les troglobies anciens que chez les troglobies
récents (cf. supra). Cette constatation semble être
une règle assez générale dans l’évolution des
espèces troglobies.
La régression se déroule le plus souvent selon le
schéma suivant :
- Disparition
préliminaire
des
structures
périphériques, c'est-à-dire de l’appareil dioptrique
(facettes cornéennes, cônes réfringents).
- Régression et disparition subséquentes des parties
profondes, sensorielles et nerveuses (cellules
rétiniennes, nerf optique), apparemment plus
stables.
Strauss (1909), étudiant les Amphipodes marins
abyssaux, a établi une série régressive, dont il a
nommé les stades à partir de noms de genres
caractéristiques (Liljeborgia, Tryphosa, Harpinia,
Andaniexis). Turquin (1973) a tenté d’établir des
corrélations entre la série régressive de Strauss et les
observations faites sur les Niphargidae, mais la
disparité des techniques histologiques, les difficultés
systématiques et les malentendus entre auteurs
rendent la tâche malaisée. Il est néanmoins évident
que tous les Niphargus (s.l.) ne sont pas au même
stade de régression oculaire.
Il convient aussi de noter que le schéma esquissé cidessus ne s’applique pas aux Insectes. Chez ces
derniers, on observe un arrêt du développement des
structures oculaires au stade d’ébauches, alors que
chez d’autres animaux, le développement est d’abord
normal (bien que souvent ralenti), puis suivi d’une
La troglobitude
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suivies ensuite par les structures nerveuses
profondes. Dans le cas des premières, tous les
stades intermédiaires peuvent être observés. Ainsi,
dans le genre Schaefferia, on connaît des espèces
possédant 6+6 cornéules et d’autres parfois plus
aucune (comme, par exemple, S. coeca). En
Belgique, S. willemi (Bonet) est considéré comme
troglobie (Leruth, 1939 ; Hubart & Dethier, 1999).
Il possède encore néanmoins quatre cornéules,
d’un diamètre de 13 microns, alors que chez S.
coeca, s’il présente encore des cornéules, leur
diamètre n’est plus que de 2.5 microns.
dégénérescence, comme par exemple chez le Protée et
les poissons cavernicoles.
La réduction et la disparition des structures oculaires
ont fait l’objet de nombreuses études. Nous ne
citerons ici que quelques exemples :
• Les Collemboles ont été étudiés par Thibaud
(1967), Thibaud & Massoud (1973), Barra (1973),
Christiansen (1985), … De ces travaux, il ressort
que :
- La régression oculaire ne se produit pas avec la
même fréquence et la même intensité dans toutes
les familles. Les Sminthuridae sont très peu
affectés par ce phénomène, les Entomobryidae
présentent
quelques
cas
particulièrement
démonstratifs (en particulier dans le genre
Pseudosinella), tandis que les Neelidae et les
Onychiuridae montrent les résultats d’une
évolution régressive souvent extrême.
- Si la réduction oculaire et la dépigmentation
s’observent aussi bien chez les espèces
cavernicoles que chez les espèces endogées, il n’en
va pas de même pour d’autres caractères. La furca,
par exemple, ne régresse que chez les espèces des
sols profonds.
• Chez les Opilions, Juberthie & Munoz-Cuevas
(1973) ont bien mis en évidence la réduction
successive du cristallin, du corps vitré, puis des
cellules rétiniennes, pour aboutir finalement à un
massif de cellules indifférenciées (figure 5). Bien
que la plupart des Opilions cavernicoles soient des
troglophiles ou, au mieux, des troglobies récents
dans l’hémisphère nord (sauf les Travuniidae des
Pyrénées et de Dalmatie, dont les yeux peuvent
être totalement absents), on observe déjà une
réduction des yeux chez les Trogulidae
(muscicoles) et les Sironidae.
• Meyer-Rochow et al. (2001) ont montré que, chez
le Décapode Atyidae cavernicole Troglocaris
anophthalmus, on trouvait encore du tissu nerveux
dans les pédoncules oculaires mais qu’il n’y avait
plus aucune trace d’ommatidies, ni de sensibilité à
la lumière. Ils signalent néanmoins que, dans une
grotte de Géorgie, sur 24 individus, un possédait
encore des cellules rétiniennes rudimentaires.
• La perte de la vision entraîne des phénomènes de
compensation.
Figure 5 : Régression oculaire chez diverses espèces
d’Opilions : Odiellus (épigé, a), Ischyropsalis (espèce
muscicole, b), Ischyropsalis (deux espèces cavernicoles, c
et d) (d’après Juberthie & Munoz-Cuevas, 1973).
- Conformément à la « règle générale » (cf. supra),
les structures externes régressent en premier,
-
Turquin (1973) a montré que l’allongement des
antennes chez les individus hypogés de
Gammarus minus Say se révélait efficace dans la
recherche de la nourriture et Corbière-Tichané
(1973) a émis l’hypothèse que l’« organe en
lamelle », particulièrement bien développé chez
les Coléoptères troglobies (chez les espèces du
genre Speophyes) pourrait avoir une sensibilité
aux rayons infrarouges.
-
Chez les Poissons, Schemmel (1973) a montré
que, chez les espèces cavernicoles du genre
Anoptichthys, les pores gustatifs étaient bien plus
développés et plus largement répandus que chez
les espèces épigées du genre voisin Astyanax (on
les rassemble même parfois sous ce dernier nom
de genre) (figure 6a et b). Chez une espèce
possédant à la fois des populations cavernicoles et
épigées (dans et à proximité d’une même grotte),
Peters (1973) a montré que, chez les individus
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M. Dethier & J.-M. Hubart
cavernicoles, on assistait à une régression de
l’œil, de la pigmentation, des papilles des écailles
des nageoires et de l’agressivité et, parallèlement,
à un développement des pores gustatifs et du
bourrelet génital de la femelle. Mais on constatait
aussi une augmentation significative de la
variabilité, de l’instabilité chez ces populations, y
compris entre les sexes. Mais Thinès & Durand
(1973) ont relevé que, si le développement de la
ligne latérale chez certains Téléostéens
cavernicoles pouvait être considéré comme une
compensation de la perte de la sensibilité visuelle,
cette hypothèse ne semblait pas pouvoir être
étendue à d’autres Vertébrés souterrains. Ces
auteurs soulignent que l’hyperdéveloppement ou
le faible développement de cet appareil sont
plutôt des caractères propres à certaines familles.
complètement dépourvu d’yeux, avec un pronotum
rétréci, des téguments minces et souples, des
appendices (pattes et antennes) très allongés et
dérivant d’espèces nivicoles (figure 7a et b).
L’allongement du corps ou de certaines de ses parties
s’observe aussi chez les Stenasellidae, où il semble en
relation avec le milieu habité, eau libre ou
interstitielle (Magniez, 1985). Hubart (1982) a fait des
observations similaires sur les Proasellus troglobies
de Belgique. Chez les Pseudoscorpions cavernicoles,
comme par exemple Neobisium tuzeti Vachon (figure
8), dépigmenté et anophthalme, on assiste à un
allongement parfois extraordinaire des appendices, en
particulier des pédipalpes, qui deviennent d’une
extrême gracilité.
Figure 6 : Yeux et pores gustatifs chez deux espèces
d’Astyanax (Poissons Characidae), l’une épigée (a), l’autre
cavernicole (b) (d’après Schemmel, 1973).
Figure 7 : Deux Carabes cavernicoles : type anophthalme
(Geotrechus, a) et type aphénopsien (Aphaenops, b) (tiré
de Vandel, 1964, d’après Jeannel).
Encore une fois, l’anophthalmie n’est pas l’apanage
des espèces cavernicoles. L’œil des espèces épigées
est une structure très stable, dont le développement et
le maintien n’est pas soumis à la lumière. A l’opposé,
chez les troglobies anciens, la disparition des
structures oculaires est toujours définitive, tant chez
les jeunes que chez les adultes. Elle représente un
nouvel état stable. Entre les deux, on observe ici
aussi, un état d’instabilité, vraisemblablement
d’origine hormonale, la production des hormones
étant en effet stimulée par la lumière.
Chez les insectes troglobies, on constate souvent une
réduction, voire la disparition complète des ailes.
Chez les Coléoptères, seules les ailes postérieures
sont affectées par ce phénomène, les élytres ne sont
jamais atrophiés par rapport aux formes épigées. Ils
sont même parfois soudés l’un à l’autre, comme chez
Aphaenops ou Leptodirus. Mais, une fois encore,
l’aptérisme n’est pas propre aux espèces cavernicoles,
il relève d’une régression phylétique indépendante des
conditions de vie.
3. L’allongement du corps et des appendices,
l’aptérisme et la physogastrie.
Dans ses travaux sur la systématique et l’évolution
des Coléoptères Trechinae, Jeannel (1926, 1943)
montrait que l’évolution souterraine de ces insectes
s’était faite selon deux voies différentes et il
distinguait un type « anophthalme », comme dans les
genres Geotrechus et Duvalius, par exemple,
dépigmenté, à yeux réduits, aptère et dérivant de
formes endogées et un type « aphénopsien »,
également dépigmenté et aptère, mais en outre
La physogastrie est un développement remarquable de
l’abdomen, induit en particulier par le développement
des ovaires. Ce phénomène s’observe notamment
chez les reines de certains insectes sociaux. Il est par
contre rare chez les cavernicoles, chez lesquels on
observe plutôt une fausse ou pseudophysogastrie.
Cette dernière consiste en un renflement des élytres
qui confère à la partie postérieure du corps de
l’insecte un aspect bombé, voire globuleux,
particulièrement remarquable chez les Leptodirus
(figure 9), Carabidae troglobies d’Europe centrale.
Néanmoins, chez eux, l’abdomen lui-même est
normal mais le bombement des élytres ménage une
La troglobitude
poche d’air entre l’abdomen proprement dit et les
ailes antérieures, soudées entre elles.
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l’abdomen présente une véritable physogastrie. Si
cette espèce peut être considérée comme un des rares
Diptères troglobies d’Europe, son origine ne fait
cependant guère de doute : on a trouvé, dans l’humus
des grandes forêts humides d’Algérie, de Madagascar
et même de Transylvanie, des formes très
comparables, du genre Peyerimhoffa, par exemple).
L’aptérisme est donc un état antérieur à la pénétration
dans les grottes. En Belgique, le Diptère le plus
cavernicole de notre faune est aussi un petit
Nématocère de la famille des Mycetophilidae,
Speolepta leptogaster Winnertz. Aucun des deux
sexes ne présente les réductions drastiques d’ailes ou
d’yeux observées chez Allopnyxia, mais cette espèce
peut néanmoins développer des populations effectuant
tout leur cycle sous terre et doit, de ce fait, être
considérée comme troglophile. En outre, la larve
présente des adaptations physiologiques et
comportementales favorisant ce mode de vie.
Figure 8 : Neobisium tuzeti Vachon, Pseudoscorpion
troglobie aux appendices très allongés (tiré de Vandel,
1964, extrait de Grassé).
Figure 9 : Leptodirus, Coléoptère troglobie montrant un
phénomène de pseudophysogastrie (tiré de Vandel, 1964,
d’après Jeannel).
Une espèce d’Allopnyxia (Diptères Sciaridae) trouvée
dans une grotte profonde des environs de Rome
(Freeman, 1952) est remarquable par son
dimorphisme sexuel très prononcé (figure 10a et b).
Le mâle a des ailes réduites, des yeux comptant
seulement 8 ommatidies dépigmentées, mais il
possède encore des ocelles. La femelle, beaucoup plus
grande, est complètement aptère (même les balanciers
ont disparus), ses yeux ne comptent plus que 4 ou 5
ommatidies et les ocelles sont absents. De plus,
Figure 10 : Allopnyxia, Diptère troglobie, mâle (a) et
femelle (b) (tiré de Vandel, 1964, extrait de Séguy).
Aspects physiologiques et comportementaux
1. Respiration, évaporation et perméabilité des
téguments.
Les animaux cavernicoles sont généralement
considérés comme des sténothermes froids et, de plus,
souvent qualifiés de « relictes glaciaires » (mais il y a
aussi, dans les grottes, des « relictes thermophiles »,
v. plus loin). Cela provient en partie du fait que, dans
nos grottes, la température moyenne est basse et les
variations thermiques de faible amplitude. Elles
36
Notes fauniques de Gembloux 2005 57, 29-48
dépendent néanmoins de facteurs divers (région,
altitude, forme et profondeur de la grotte). De plus,
des espèces troglobies peuvent avoir des optima
écologiques très différents : Pholeuon glaciale
(Jeannel) est un Coléoptère Bathysciinae qui opère
tout son cycle dans des grottes de Transylvanie à des
températures oscillant entre 0.1 et 0.8°C, tandis que
Thermosbaena mirabilis Monod (le plus primitif des
Crustacés Péracarides) vit dans des sources à 47°C et
meurt si la température descend à 30°C. Enfin, des
expériences en laboratoire ont montré que les
Niphargidae, par exemple, pouvaient supporter des
écarts de température assez importants mais étaient
moins aptes que les Gammares à adapter leur
métabolisme à des températures élevées (Ginet,
1960). Les troglobies seraient donc plutôt des
sténothermes froids relatifs.
Le métabolisme respiratoire des cavernicoles, mesuré
par l’intensité respiratoire (volume d’O2 absorbé ou
de CO2 rejeté par heure et rapporté au poids de
l’animal) ou par le quotient respiratoire (rapport
CO2/O2), est régulièrement plus faible que celui des
organismes épigés. A 10°C, l’intensité respiratoire de
Gammarus pulex (L.) est 10 à 15 fois plus élevée que
celle de Niphargus virei Chevreux. Il en va de même
pour les espèces épigées et troglobies du genre
Proasellus (Isopodes). Les quelques exemples
suivants vont dans le même sens :
- Vannier & Verdier (1981) ont étudié deux espèces
de Collemboles du genre Tomocerus, encore assez
proches morphologiquement, mais l’une trouvée
seulement dans les grottes et l’autre vivant dans la
litière. Ils ont constaté que l’intensité respiratoire
de l’espèce cavernicole était toujours plus faible
que celle de l’espèce épigée, à toutes les
températures d’élevage et qu’en outre, l’espèce
cavernicole, surtout aux stades juvéniles,
supportait beaucoup moins bien que sa congénère
de la surface les élévations de température. De
plus,
l’évaporation
corporelle
était
significativement plus élevée chez l’espèce
hypogée car, d’une manière générale, les
téguments des cavernicoles sont plus minces. Ces
observations sont à mettre en relation avec celles
de Petersen (1980) qui, étudiant les Collemboles
d’une hêtraie danoise, avait remarqué que les
espèces du sol profond présentaient un
métabolisme respiratoire plus faible que celles
habitant la litière.
- Hüppop (1985) a comparé trois espèces du genre
Procambarus (« écrevisses » d’Amérique du
Nord), dont une épigée et deux cavernicoles. Ici
aussi, elle a noté une consommation de l’oxygène
par les branchies nettement plus faible chez les
espèces souterraines que chez l’espèce épigée.
M. Dethier & J.-M. Hubart
- Hervant et al. (1999) ont étudié le métabolisme
respiratoire, la locomotion et la survie de deux
populations de Gammarus minus Say, l’une
épigée, l’autre vivant sous terre : ils n’ont constaté
aucune différence sensible entre ces deux
populations.
2. Alimentation et aptitude au jeûne.
Les animaux cavernicoles sont-ils affamés ? C’est ce
qu’on a pensé pendant assez longtemps. En effet, dans
le monde souterrain, l’absence de lumière rend la
photosynthèse impossible. Il n’y a donc pas de
producteurs dans les grottes, ce qui constitue
évidemment une lacune énorme dans les ressources
trophiques de l’écosystème. Les consommateurs
primaires (phytophages) en sont absents (ou alors, ce
ne sont que des accidentels ou des trogloxènes) et les
consommateurs d’ordres supérieurs doivent se
satisfaire des apports extérieurs… ou se manger entre
eux. La nourriture serait-elle le principal facteur
limitant dans le monde souterrain ? Ce tableau assez
sombre est heureusement plus nuancé qu’il n’y
paraît :
-
Beaucoup de troglobies présentent une résistance
au jeûne très développée : en élevage, Niphargus
virei Chevreux a survécu pendant deux ans avec,
pour seule nourriture, un seul de ses… congénères
(Ginet,
1960) !
Des
Protées
ont
été
(apparemment) privés de nourriture pendant trois
ans, voire peut-être même huit ans. Notons
cependant que la résistance au jeûne est fréquente
chez les poïkilothermes, et pas seulement chez les
espèces cavernicoles.
-
Les ressources alimentaires dans les grottes sont
en réalité beaucoup plus diversifiées et
abondantes que prévues. Les sources exogènes,
par exemple, sont loin d’être négligeables :
aériennes (en particulier, le « plancton » aérien
composé de pollen, de spores, de Bactéries et
autres microorganismes amenés par l’air circulant
dans les grottes), aquatiques (feuilles mortes, bois
et cadavres charriés par les rivières souterraines,
mais
aussi
substances
organiques
et
microorganismes amenés par le lessivage de
l’humus) et enfin biologiques (champignons sur
matières mortes, guano de chauve-souris, sans
compter les « apports » des spéléologues !).
-
On assiste parfois à des changements de régime
assez spectaculaires lors de l’entrée sous terre.
C’est ainsi que le Gastéropode Zonitidae
Oxychilus cellarius (Müller), dont les cousins
épigés se nourrissent normalement de végétaux,
s’attaque, lui, à des cadavres d’insectes et même à
des individus vivants, comme par exemple le
La troglobitude
papillon Scoliopteryx libatrix (L.), alors que celuici est complètement engourdi (un individu
représente environ 3000 joules). Tercafs &
Jeuniaux (1961) ont montré que, chez cette espèce
d’escargot, la quantité de chitinase produite par le
système digestif était beaucoup plus élevée que
chez des espèces épigées et autorisait ainsi ce
régime particulier. On peut parler ici de
préadaptation à la vie souterraine. De plus, il faut
encore relever que la polyphagie est de règle sous
terre, où les espèces à régime alimentaire très
spécialisé sont rares. Il serait intéressant de
comparer ces observations à celles faites dans des
pelouses alpines, milieux pourtant très différents
(Dethier, 1984).
-
Enfin, Hervant et al. (2000) ont soumis à un jeûne
prolongé deux espèces de Niphargus et une
espèce de Gammarus. Si, chez cette dernière
espèce, on assistait à une diminution immédiate et
linéaire des réserves énergétiques, il n’en allait
pas de même chez les Amphipodes troglobies.
Les Niphargus réagissent au manque de
nourriture en trois phases successives, au cours
desquelles les protéines et surtout les lipides sont
davantage sollicités que les glucides. De plus, ils
présentent une assimilation plus rapide et plus
efficace de la nourriture après le jeûne.
Les deux exemples qui suivent illustrent également ce
propos et mettent en lumière un aspect très important,
bien que toujours négligé, de la Biospéologie.
•
•
Christiansen (1970) et Thibaud (1981), ainsi que
d’autres auteurs, ont testé la résistance au jeûne
de diverses espèces de Collemboles, épigés et
cavernicoles, élevés (sur argile) avec ou sans
apports de nourriture. Ils ont constaté que les
espèces cavernicoles survivent jusqu’à trois fois
plus longtemps sans nourriture que les espèces
épigées. Mais ils ont également trouvé, dans le
tube digestif des individus élevés sur argile pure
(mais non stérilisée), sans aucun apport volontaire
de nourriture, d’innombrables Bactéries, et cela
après même 37 semaines de jeûne.
Bruschi et al. (1999) ont montré, qu’en élevage
sur argile, l’Isopode troglobie Stenasellus
racovitzai Razzauti choisissait ses souches
bactériennes, Aeromonas et Streptococcus étant
ses préférées. D’autres souches, en effet,
produisent, au cours de leur catabolisme, de
l’acide acétique lequel, en élevage du moins, s’est
révélé répulsif pour l’Isopode.
On touche donc ici à un aspect de la vie souterraine
sans doute capital mais encore très mal connu : la
microflore
des
cavités
souterraines
ou
37
« Spéléobactériologie ». Il est en effet de plus en plus
évident que les argiles et les limons de grottes jouent
un rôle primordial dans la vie des troglobies, tant
terrestres qu’aquatiques. Nombre d’entre elles sont,
au moins partiellement, géophages et ingèrent des
quantités parfois considérables de substrat. Or, argiles
et limons des grottes contiennent, outre des matières
organiques, une microfaune (Protistes Amoebiens et
Thécamoebiens,…) et une microflore abondantes et
diversifiées. On y a trouvé, en particulier, des
Bactéries
autotrophes
(Nitro-,
Thioet
Ferrobactéries), complètement indépendantes de
l’énergie
solaire
pour
leur
survie.
Ces
microorganismes constituent certainement un apport
alimentaire très important pour beaucoup de
cavernicoles (un Protée ayant seulement de l’argile à
sa disposition a néanmoins triplé de taille en un an !).
Enfin, de nombreuses espèces creusent l’argile pour
s’y abriter ou s’y construisent des logettes pour s’y
métamorphoser. Ce faisant, elles ingèrent sans doute
une certaine quantité de substrat et la nourriture qu’il
contient, mais en outre, ce comportement est
indispensable à la réalisation de leur cycle
reproducteur. Il ne peut se faire que dans de l’argile
« vierge », non compactée (Hubart, 2001).
3. Reproduction et cycles
La « règle » générale veut que, chez les cavernicoles,
les œufs soient beaucoup moins nombreux que chez
les épigés, mais qu’ils soient aussi plus gros et plus
riches en vitellus. On dit aussi souvent que, sous terre,
les rythmes, en particulier reproducteurs, sont abolis
et que l’immense majorité des espèces sont ovipares,
mais que les espèces incubantes sont plus fréquentes
qu’en surface, comme, par exemple, les Poissons
Amblyopsidae (incubateurs branchiaux) et tous les
Malacostracés Péracarides (Mysidacés, Amphipodes,
Isopodes,…), qui possèdent un marsupium.
Comme souvent, ces affirmations sont partiellement
vraies, et renferment quelques inexactitudes.
• Le tableau 1 (Juberthie, 1961) présente la
comparaison de la taille des œufs et du nombre de
pontes de deux Opilions, l’un épigé et muscicole,
l’autre cavernicole. On voit très bien les
différences de taille et de productivité entre les
deux espèces. Ginet (1960) a montré que, chez les
Niphargidae, si les petites espèces avaient à peu
près le même nombre d’œufs par ponte que les
espèces de même taille du genre Gammarus, les
grandes espèces pondaient deux fois moins d’œufs
que les grands Gammarus mais que le volume des
oeufs était double. En d’autres termes, chez ces
Amphipodes, le volume de substance ovulaire est
grosso modo le même, mais sa répartition est très
différente chez les épigés et chez les cavernicoles.
38
Notes fauniques de Gembloux 2005 57, 29-48
La réduction du nombre d’œufs s’observe déjà
chez les formes actuelles, marines et interstitielles,
descendant d’un ancêtre commun avec les
Niphargidae. Wächtler (1929) a étudié le
Gastéropode Pulmoné endogé Cecilioides acicula
(Müller), qui présente toutes les caractéristiques
morphologiques des troglobies (cf. supra). Il a
constaté que cette espèce n’avait qu’un seul œuf,
énorme par rapport à la taille de l’animal : 0,75
mm pour 4 à 5 mm. Il en va de même pour les
espèces du genre Bathynella (Malacostracé
Syncaride proche des formes marines primitives
du Carbonifère). Chez ces Crustacés d’à peine un
millimètre (figure 11), une espèce possède encore
deux ovaires et pond deux œufs, tandis que chez
une autre, l’allongement du corps a entraîné une
asymétrie ovarienne, un des ovaires a disparu et il
n’y a plus qu’un seul œuf (cette asymétrie
ovarienne, très fréquente chez les espèces du
milieu interstitiel, s’observe aussi chez les
serpents).
I. luteipes
I. pyrenaea
Statut
muscicole
cavernicole
Taille des œufs
0.8-0.9 mm
1.30-1.45 mm
Nombre moyen/ponte
16
10
Nombre de pontes
8 à 15
3à6
Nombre total/femelle
130 à 240
30 à 60
Tableau 1 : Oeufs et pontes chez deux espèces d’Opilions
Ischyropsalis (tiré de Juberthie, 1961).
• Ginet (1960) a observé qu’en élevage, dans des
bacs régulièrement nettoyés et pourvus en
nourriture, Niphargus virei Chevreux ne présentait
aucune périodicité reproductrice : il y avait des
femelles ovigères toute l’année, grosso modo,
toujours dans les mêmes proportions. Par contre,
dans la nature, cette espèce montrait une
périodicité saisonnière assez comparable à celle
des Amphipodes épigés. En 1969, ce même auteur,
sur base de quatre ans d’observations de deux
populations
de
Niphargus
longicaudatus
Schellenberg, l’une vivant dans une grotte
naturelle du Jura, l’autre dans une cavité
artificielle de l’agglomération lyonnaise, a montré
que les femelles ovigères étaient chaque année
nettement plus nombreuses en hiver qu’en
automne. Il attribue ce phénomène à des variations
saisonnières de la composition chimique des eaux
souterraines (apports de substances nutritives et
d’oligo-éléments par les pluies automnales,
phénomène connu aujourd’hui sous le nom de
« flood factor » : Barr, 1968).
• La croissance des espèces cavernicoles est
beaucoup plus lente que celle des espèces de la
M. Dethier & J.-M. Hubart
Figure 11 : Bathynella, Crustacé Syncaride des nappes
phréatiques et du milieu interstitiel (tiré de Vandel, 1964,
d’après Chappuis).
surface. Parfois, le nombre de stades larvaires (ou
juvéniles) est considérablement plus élevé. C’est le
cas chez les Diplopodes (mais le contraire chez les
Speonomus, v. plus loin !), où une espèce
humicole, plus ou moins troglophile, compte neuf
stades larvaires, tandis qu’une autre espèce de la
même famille, mais troglobie cette fois, en compte
14. Les nombres maxima de segments augmentent
de la même manière : respectivement 59 et 98
(Vandel, 1964, d’après des résultats de
Brölemann). Chez Gammarus, l’incubation dure
au maximum trois semaines, tandis que chez
Niphargus, elle peut prendre jusqu’à 10 mois. On
peut encore donner de nombreux autres exemples :
le développement des Araignées épigées prend au
maximum 10 mois, celui de l’espèce troglophile
Meta menardi Latr. 18 mois au moins, tandis que
certaines espèces troglobies de Leptoneta mettent
jusqu’à trois ans pour arriver à l’état adulte !
• La longévité des cavernicoles est quasi légendaire.
Des Gammares vivent tout au plus deux ans, tandis
que des Niphargus peuvent subsister jusqu’à huit
ans. Chez des Poissons d’une même famille, les
Chologaster (épigés) sont adultes à un an et
meurent six mois plus tard, tandis que les
Amblyopsis (cavernicoles) ne sont adultes qu’à
trois ans, mais vivent plus de cinq ans (Poulson &
White, 1969). Le Protée, enfin, peut probablement
vivre plus de 30 ans. Cette longévité est le
prolongement de la lenteur caractérisant le
développement des cavernicoles, en particulier
anciens. Elle est sans doute à mettre en relation
avec le ralentissement général du métabolisme (cf.
supra) et de l’activité endocrinienne, cette dernière
agissant sur la reproduction et la croissance.
Divers travaux ont montré que la thyroïde, entre
autres glandes, était fortement réduite, voire quasi
inactive, chez des troglobies anciens.
La troglobitude
• Deleurance-Glaçon a longtemps étudié la
reproduction et les cycles de nombreux
Coléoptères cavernicoles. On trouvera une liste
détaillée de ses travaux dans Vandel (1964) et
Ginet & Decou (1977). Nous rappellerons
simplement les différences mises en lumière entre
deux espèces de Coléoptères Bathysciinae,
Bathysciola schiödtei Kiesenwetter, muscicole et
troglophile, et Speonomus longicornis Saulcy,
troglobie spécialisé.
- La première pond un ou deux petits œufs par jour,
pendant
plusieurs
semaines,
et
cela
périodiquement. Il y a trois stades larvaires, tous
actifs, le dernier construisant une logette pour se
métamorphoser. Chez les larves, les organes
sensoriels et masticateurs sont bien développés, car
elles se nourrissent.
- La seconde ne pond qu’un seul œuf, volumineux, à
intervalles irréguliers. Il n’y a qu’un seul stade
larvaire et la larve est inactive (contrairement à ce
qui se passe chez les Diplopodes, cf. supra). Elle
se contente de construire sa logette, sans se
nourrir. Ses organes sensoriels et masticateurs sont
d’ailleurs très réduits.
Il s’agit donc bien ici d’une stratégie adaptée à un
milieu où la nourriture est quand même plus rare et
éparse que dans les entrées de grottes et qui consiste à
réduire le nombre de stades larvaires afin d’éviter la
perte d’énergie nécessaire à la recherche de la
nourriture.
4. ANCIENNETE ET ORIGINES DES
TROGLOBIES. THEORIES EXPLICATIVES.
Ancienneté des troglobies
Dans ce qui précède, à plusieurs reprises, nous avons
utilisé les expressions « troglobies anciens » et
« troglobies récents » pour qualifier des espèces qui,
de toute évidence, n’étaient pas au même stade de
« troglobitude ». C’est qu’en effet, le peuplement du
monde souterrain ne s’est pas fait en une fois et qu’il
se poursuit encore de nos jours. Des périodes de
profonds bouleversements climatiques tendent encore
à accentuer le mouvement. Déjà en 1964, Vandel
distinguait des cavernicoles récents, dont le
métabolisme n’était pas très différent de celui des
espèces épigées et dont on connaissait des formes
intermédiaires avec ces dernières, et des cavernicoles
anciens, présentant des adaptations morphologiques et
un métabolisme réduit, dont les espèces sont isolées
dans le monde actuel.
Cet auteur, pensant que l’évolution des cavernicoles
était extrêmement lente, considérait ces derniers
39
comme des relictes « rélictes » dans le texte), c'est-àdire des formes dont l’évolution s’est arrêtée ou du
moins très ralentie et qui ont conservé, de ce fait, un
faciès ancestral (les « fossiles vivants » de Darwin).
Ces espèces relictes occupent des territoires très
limités et sont isolées les unes des autres ; elles sont
soumises à une microévolution, ce qui entraîne un fort
endémisme, dont Vandel voyait beaucoup d’exemples
dans la faune souterraine. Aujourd’hui, cet
endémisme cavernicole doit être, en partie au moins,
revu à la baisse, car de nouvelles recherches et une
meilleure connaissance de cette faune ont montré que
des espèces, longtemps considérées comme
endémiques d’une cavité, étaient en réalité bien plus
répandues qu’il n’y paraissait. C’est le cas, par
exemple, de Microniphargus leruthi Schellenberg.
Découverte par Leruth dans les années ’30 dans la
grotte Lyell près d’Engis (province de Liège), cette
espèce est à présent connue de plusieurs stations, en
Allemagne et au Grand Duché de Luxembourg.
A la notion de relicte, Vandel associait celle de
refuge. Pour les formes animales chassées de la
surface par des changements climatiques, les grottes
constituaient des refuges, permettant à ces espèces de
subsister jusqu’à l’époque actuelle. Les abysses
marins constituaient aussi, à ses yeux, un refuge pour
des formes tels que les Pogonophores et Neopilina.
Il distinguait plusieurs types de relictes, d’âges
différents :
- Relictes thermophiles : durant la première moitié
du Tertiaire régnait un climat tropical ou
subtropical sur l’Europe et l’Amérique du Nord
(encore réunies à cette époque). Une majorité de
cavernicoles terrestres sont des relictes de cette
époque chaude et comptent donc parmi les plus
anciens, comme, par exemple, la minuscule
araignée Telema tenella, ou encore certains
Orthoptères des genres Dolichopoda ou
Troglophilus.
- Relictes glaciaires : au Quaternaire, les faunes
nivicoles vivaient à beaucoup plus basse altitude,
la limite des neiges éternelles se situant vers 1000
à 1200 m. Quand les glaciers se sont retirés (et
aussi durant les périodes interglaciaires), certaines
formes se sont réfugiées sous terre. Ce fut, par
exemple, le cas des Isopodes du genre Scotoniscus
ou des Coléoptères du genre Aphaenops, dont les
ancêtres étaient nivicoles durant les périodes
glaciaires, ce que confirme leur distribution
actuelle, qui reflète encore le front des anciens
glaciers pyrénéens.
- Relictes hygrophiles : durant les glaciations, en
plaine, la pluviosité était élevée et une faune
hygrophile prospérait dans les zones humides et
40
Notes fauniques de Gembloux 2005 57, 29-48
froides de basse altitude. Au moment du retrait des
glaciers, ces zones se sont asséchées et certains de
leurs habitants se sont réfugiés dans les cavernes,
comme, par exemple, les Isopodes du genre
Trichoniscoides ou les Coléoptères du genre
Speonomus. Ainsi, selon Jeannel (1943), la
répartition géographique de S. pyrenaeus Dieck
fournit la preuve de l’âge postglaciaire de leur
peuplement.
- Relictes marines : (ou stygobies) dérivent de
formes marines ancestrales. A la suite d’un lent
retrait de la mer, ces espèces se seraient
progressivement adaptées à l’eau saumâtre, puis à
l’eau douce, pour finalement se réfugier dans les
eaux souterraines. On trouve peut-être ici les plus
anciens troglobies, comme les Bathynella, dont on
connaît des formes marines ancestrales remontant
au Carbonifère. Il est d’ailleurs intéressant de noter
que les Isopodes Cironalidae ont, à la fois, des
représentants
cavernicoles
(Cirolana,
Sphaeromides) et abyssaux (parmi lesquels on
rencontre des formes géantes de plus de 20 cm),
tandis que les Amphipodes du genre Ingolfiella
(figure 12), à l’origine représenté par des espèces
interstitielles marines, sont quasi cosmopolites : on
les trouve aussi bien dans les abysses, dans les
grottes que dans leur milieu d’origine.
Figure 12 : Ingolfiella, Crustacé Amphipode primitif
cosmopolite (tiré de Vandel, 1964, d’après Russo).
Nous voudrions attirer ici l’attention sur le fait que la
terminologie de Vandel peut prêter à confusion entre
relictes glaciaires et hygrophiles. Ces deux catégories
devraient en effet être regroupées sous le terme de
« relictes glaciaires », car bien des espèces sont
entrées sous terre pour cause générale de fin de
glaciation ou de période interglaciaire, mais parfois
pour des raisons différentes. Il serait plus exact de
parler de relictes glaciaires nivicoles et de relictes
glaciaires hygrophiles.
Deux derniers exemples illustreront encore les
différences d’âge pouvant exister entre certains
troglobies :
• En 1986, on découvrit, dans le sud est de la
Roumanie, la grotte de Movile (Sarbu et al. 1995,
M. Dethier & J.-M. Hubart
Sarbu, in Wilkens et al., 2000). C’est une cavité de
taille modeste (à peine 200 m de galeries et 25 m
de profondeur) mais elle abrite un écosystème tout
à fait remarquable. Elle est en effet complètement
isolée du reste du monde depuis la fin du Miocène,
c'est-à-dire 5 à 6 millions d’années (on n’y a
trouvé, par exemple, aucune trace du césium 137
provenant de l’explosion de Tchernobyl).
L’atmosphère de la cavité, irrespirable pour
l’homme, ne contient que 10% de O2, mais jusqu’à
5% de H2S et l’eau du lac présente de très fortes
concentrations en diverses substances (248 mg/l de
Cl, 190 mg/l de Na,…). Des bactéries chimiosynthétiques oxydent l’hydrogène sulfuré et
constituent la base d’un écosystème complètement
indépendant de la lumière du jour. A la surface du
lac flotte un voile mycélien de deux centimètres
d’épaisseur, qui est brouté par des consommateurs
primaires, lesquels sont à leur tour dévorés par des
consommateurs secondaires, etc. Dans ce réseau
trophique, on a décrit plusieurs dizaines d’espèces
nouvelles, dont, en particulier, une nèpe troglobie,
Nepa anophthalma Decu et al., 1994. Il est curieux
de noter que la classique nèpe cendrée (Nepa
cinerea L.) a été trouvée dans une grotte italienne
présentant certaines ressemblances avec celle de
Movile, mais celle-ci non isolée du monde
extérieur (Latella et al., 1999).
• Les grottes de lave (« lava tubes ») se rencontrent
évidemment dans les régions volcaniques. La
roche en fusion, très fluide dans certains types
d’éruption, s’écoule et se refroidit plus vite en
surface, tandis que le centre de la coulée continue
à progresser. Il en résulte des sortes de tunnels,
longs parfois de plusieurs kilomètres. Leurs parois
sont poreuses et les plus anciens (environ 500.000
ans) sont en relation avec l’extérieur par de
nombreuses fissures, tandis que les plus récents
(quelques milliers d’années au plus) ne présentent
pas ces communications. Dans tous les cas
cependant, la végétation se développe rapidement
au-dessus et le système radiculaire traverse
aisément les parois peu épaisses et poreuses de ces
« lava tubes ». On a découvert, dans ces curieuses
grottes (à Hawaii en particulier), parfois très
récentes, une faune remarquable, comprenant
plusieurs espèces troglobies : des Coléoptères
Curculionidae, des Homoptères Cixiidae, des
Lépidoptères Noctuidae du genre Schrankia dont
la base de l’alimentation des chenilles semble bien
être les radicelles des plantes de la surface
(Howarth, 1987). Aux îles Canaries, dans des
grottes du même type, on a décrit plusieurs espèces
de Reduviidae du genre Collartida (figure 13),
complètement anophthalmes et dépigmentées, et
La troglobitude
dont les appendices sont extrêmement allongés
(Ribes et al., 1998). Néanmoins, ces espèces ont
encore des parents proches dans la faune épigée.
Figure 13 : Collartida tanausu Ribes et al., 1998,
Hétéroptère Reduviidae des tubes de lave des Iles Canaries,
aux appendices très allongés (tiré de Ribes et al., 1998).
Origines des troglobies
Nous avons également parlé, ci-dessus, d’espèces
humicoles ou nivicoles, laissant entendre qu’elles
pouvaient être à l’origine de certains troglobies. Il ne
fait en effet guère de doute que des milieux épigés
constituent de véritables « centres de préparation » à
la vie cavernicole. Les espèces troglobies, on s’en
doute, n’apparaissent pas spontanément mais
découlent d’une évolution plus ou moins longue, ainsi
qu’on vient de le voir. Cette évolution se déroule en
trois phases : une phase de préparation, une phase
d’instabilité et une phase de stabilisation.
La première prend place dans des milieux
écologiquement et topographiquement proches du
monde souterrain et qui abritent une faune présentant
déjà certains traits de cavernicoles en puissance.
Parmi les éléments de cette faune, il n’y a pas, par
exemple, de phytophages stricts, mais essentiellement
des détritivores, des mycétophages, des guanobies et
des carnivores. Beaucoup d’espèces sont polyphages.
Elles sont aussi souvent dépigmentées et ont des
téguments plus minces ; elles recherchent donc
volontiers des endroits sombres et humides.
Les principaux « centres de préparation » à la vie
souterraine sont, pour la faune terrestre, le sol et
certaines de ses annexes. Les espèces endogées,
vivant dans les sols profonds, présentent déjà
certaines ressemblances avec les espèces cavernicoles
et la classification écologique des Collemboles de
41
Cassagnau n’est pas sans rappeler celle de Racovitza
pour les cavernicoles (cf. supra). Néanmoins, des
différences entre les deux milieux entraînent des
adaptations différentes chez les endogés d’une part et
les cavernicoles d’autre part (à ce propos, nous avons
évoqué plus haut les travaux de Thibaud et d’autres
auteurs sur les Collemboles, ainsi que celui de
Ducarme sur les Acariens). Villani et al. (1999) ont
rappelé que, pour certaines espèces, le sol constituait
un refuge contre les perturbations abiotiques et
biotiques, ainsi qu’une zone de transit pour les futurs
cavernicoles. Certaines parties du sol, certains
horizons, sont, plus que d’autres, favorables à cette
évolution :
- Le milieu souterrain superficiel (MSS, Juberthie et
al., 1980, 1981, que les auteurs anglo-saxons
appellent
aujourd’hui
SUC :
Superficial
Underground Compartment) est la partie profonde
du sol directement en contact avec la roche-mère
en place et dont les éléments non compacts
(éboulis, blocs, cailloux,…) présentent une
granulométrie permettant à la fois la circulation de
la faune et l’apport de ressources trophiques
(figure 14).
- L’humus, constitué d’amas de feuilles mortes, est
particulièrement intéressant dans les grandes forêts
froides de montagne. En Transylvanie, on a
observé qu’une même espèce de Duvalius
(Coléoptère Carabidae) vivait quasiment en
surface vers 1200 m (car on y rencontre un climat
semblable à celui des époques glaciaires),
s’enfouissait dans l’humus dès 1000 m et devenait
troglobie à partir de 500 m, car à cette altitude, les
forêts ont disparu par assèchement. Dans les
montagnes d’Afrique tropicale, entre 2000 et
2500 m, l’humus est le refuge d’une faune de
climat froid et humide plus ou moins constant.
- Les mousses et les abords des névés, les terriers et
même les nids de fourmis abritent aussi, en raison
de certaines conditions microclimatiques qu’ils
offrent, une faune riche en espèces présentant des
troglomorphoses.
Pour ce qui concerne les espèces aquatiques, les
milieux interstitiels, phréatobies et hyporhéiques,
imprégnés d’eau et à granulométrie souvent fine,
abritent de nombreuses formes allongées et souvent
aplaties
(thigmotactisme
positif
très
net),
anophthalmes et dépigmentées, comme, par exemple,
les Microcerberus, que l’on retrouve aussi dans les
eaux des grottes. En 1962, Mestrov a mis en évidence
l’existence du milieu hypotelminorhéique et de sa
faune particulière. Il s’agit d’écoulements lents et
proches de la surface, à flanc de montagne, sur des
sols riches en matières organiques (racines,…). Cette
42
Notes fauniques de Gembloux 2005 57, 29-48
couche de sol imbibée d’eau abrite de nombreuses
espèces, représentatives tant des sources (Pisidium,
Bythinella, larves d’Insectes) que du milieu souterrain
(Pelodrilus, Niphargus, Stenasellus, planaires
obscuricoles,…). Il y règne en effet une obscurité
presque totale et la température y est basse et
pratiquement constante.
M. Dethier & J.-M. Hubart
Vandel (1964) considère que l’origine de l’évolution
doit être recherchée au sein des organismes euxmêmes, et non à l’extérieur. Il pense que, dans toute
lignée, l’évolution se fait en trois phases :
- Une phase juvénile ou de préparation, dont nous
avons déjà parlé à propos des « centres » de
préparation. Elle voit apparaître un nouveau type
d’organisme, les espèces sont peu nombreuses et
peu spécialisées, souvent de petite taille.
- Une phase de maturité (d’épanouissement, de
diversification), au cours de laquelle on assiste à
une diversification rapide et à l’apparition
d’espèces de plus en plus spécialisées.
- Une phase de déclin ou de sénescence, enfin,
caractérisée par des espèces très spécialisées et
souvent de grande taille.
Figure 14 : Représentation schématique du milieu
souterrain superficiel (tiré de Hubart, 2001).
Théories explicatives
Les mécanismes évolutifs présidant à la formation des
espèces troglobies ont bien sûr fait l’objet de
nombreuses recherches et discussions et des
laboratoires souterrains ont été créés dans divers pays.
Malheureusement, souvent par manque de crédits,
certains ont dû restreindre leurs activités, voire même
les cesser complètement. En dépit de tous ces efforts,
il reste encore bien des problèmes à résoudre et des
questions sans réponses.
La première théorie explicative de l’existence des
troglobies découle du Néo-lamarckisme, qui prône
l’action directe du milieu sur les organismes. Cope et
Packard, deux pionniers de la Biospéologie
américaine, pensaient que les cavernicoles étaient
modelés par le milieu souterrain.
La découverte des gènes et des mutations a rendu
caduque cette thèse. A la fin du XIXème siècle,
Lankester a proposé l’hypothèse de l’accident : un
animal normalement oculé égaré dans une grotte ou
dans les abysses sera attiré par la lumière et
s’échappera de ce milieu. Mais s’il est porteur d’une
anomalie oculaire, il y restera et deviendra
cavernicole (ou abyssal). Cette idée simpliste a
pourtant été reprise par les généticiens, qui ont vu
dans l’existence de mutants albinos et/ou
anophthalmes l’origine des cavernicoles. Mais, ainsi
qu’il a été dit plus haut, la régression oculaire est
centripète chez les troglobies, tandis qu’elle est
centrifuge chez les mutants.
Cet auteur reprend les idées de Cuénot (1914) sur la
préadaptation. Une période d’instabilité apparaîtrait
chez des lignées vieillissantes, en dehors des grottes,
entraînant une diminution du pouvoir autorégulateur
et confinant ainsi ces espèces dans des milieux précis,
dont elles deviennent peu à peu prisonnières.
Certaines de ces espèces présenteraient des caractères
susceptibles de les orienter vers un mode vie
souterrain (ou les écarter d’un mode de vie épigé !) :
réduction des yeux, dépigmentation, comportement
fouisseur, amincissement de la cuticule,… Elles
trouveraient d’abord dans l’humus, le sol et ses
annexes des milieux favorables à leur survie. S’il
survenait ensuite un changement climatique important
et qu’il y ait des grottes dans le sous-sol, elles
poursuivraient leur migration en profondeur et
deviendraient troglobies, entrant ainsi dans une
période de stabilisation, au cours de laquelle leurs
caractères seraient définitivement fixés et où elles ne
connaîtraient plus qu’une microévolution, responsable
de l’endémisme souterrain (selon Vandel, cf. supra).
Pour Vandel donc, l’évolution régressive ne fait
aucun doute et ceux qui la contestent sont obsédés par
l’idée que l’anophthalmie et la dépigmentation sont
des « adaptations » à la vie cavernicole (comme si le
catarrhe et la presbytie étaient des adaptations à la
vieillesse, pour reprendre la comparaison de Vandel).
C’est l’interprétation de cette évolution régressive qui
pose en fait problème : elle n’est pas la conséquence
de la vie souterraine mais du vieillissement de
certaines lignées et s’observe aussi bien chez des
animaux épigés que chez des cavernicoles.
On peut aussi se demander si l’évolution progressive
est désormais absente chez les troglobies. Divers
auteurs ont fait remarquer que, chez ces animaux, on
observait, parallèlement à la disparition des yeux, le
développement de certains organes et ont considéré ce
La troglobitude
phénomène comme une compensation à la perte de la
vue. Nous avons déjà rappelé que Schemmel (1973)
avait montré que, chez des Poissons cavernicoles et
aveugles, les pores gustatifs étaient bien plus
nombreux et plus largement répandus que chez des
espèces voisines épigées. Chez les Niphargus et les
espèces troglobies de Proasellus, les soies sensorielles
sont plus longues et plus nombreuses que chez les
Gammares et les Asellotes épigés. Par contre, on
observe une réduction de ces mêmes soies chez les
Androniscus cavernicoles par rapport aux espèces
épigées et certains auteurs se demandent si la
présence de longues soies chez des Coléoptères
cavernicoles et anophthalmes est une compensation
évolutive ou un caractère primitif (mais est-il toujours
formellement prouvé que l’allongement de certains
appendices « compense » la perte des yeux ?
N’observe-t-on pas, chez les troglobies, des
phénomènes d’hyperthélie ?). On le voit, le débat
n’est pas prêt de s’éteindre. A nos yeux, le terme
« adaptation » est à manier avec une certaine
prudence, dans la mesure où toutes les espèces sont
nécessairement adaptées à leur milieu, autrement elles
ne pourraient y vivre. Ensuite, un modeste Staphylin
troglophile de nos régions, Ochthephilus aureus
(Fauvel), semble se débrouiller aussi bien sous terre
que les Aphaenops troglobies des grottes pyrénéennes.
Une adaptation très poussée finit d’ailleurs par
constituer un cul-de-sac évolutif et une menace pour
la survie de l’espèce. Ne serait-il pas plus sage de
dire, qu’en raison de leur sénescence, les troglobies
sont simplement incapables de survivre ailleurs que
dans les grottes ?
D’autre part, les termes de « préadaptation » et
d’« évolution régressive » ne font pas toujours
l’unanimité parmi les biospéologues. Gnaspini &
Hoenen (1999) proposent de remplacer préadaptation
par exaptation. Ils rappellent qu’une adaptation
concerne un caractère construit, réalisé par sélection
naturelle pour remplir le rôle qu’il a en ce moment et
qu’une préadaptation est une adaptation utilisée dans
un environnement différent, mais avec la même
fonction, tandis qu’une exaptation est un caractère qui
assume une fonction pour laquelle il n’a pas été
sélectionné, ou une adaptation utilisée pour un nouvel
usage, ou encore un caractère ne pouvant être attribué
à l’action directe de la sélection (non adaptation),
mais cependant utilisé pour un usage courant.
De son côté, Romero (1985) propose d’éliminer
l’expression « évolution régressive » car, d’un point
de vue sémantique, une régression est un retour en
arrière (or, le terme sert ici à désigner la perte d’une
structure complexe comme les yeux, par exemple) et,
d’un point de vue historique, l’évolution est
généralement perçue comme progressive. Il propose
43
de parler d’ « évolution convergente », dans le sens
d’acquisitions
indépendantes
de
structures
comparables par des organismes non apparentés mais
vivant dans des environnements similaires. Cela
supprime en effet toute notion de régression : la taupe
et la courtilière, deux exemples classiques d’évolution
convergente, ne nous paraissent pas particulièrement
« régressées ».
Ces querelles linguistiques, si elles ne sont pas
totalement dépourvues d’intérêt, n’apportent pas, à
notre avis, de nouveaux éclairages sur le problème.
D’autres chercheurs ont essayé de résoudre la
question posée par l’évolution régressive en faisant
appel à la thermodynamique et pensent qu’elle traduit
une simplification des phénomènes d’adaptation au
milieu par augmentation de l’entropie. Des animaux
en fin de race (les lignées sénescentes évoquées plus
haut) ne disposeraient plus d’assez d’énergie pour
envoyer les messages nécessaires à la formation de
certaines structures très élaborées, comme les yeux,
par exemple. Dans le milieu souterrain, la pression
sélective serait beaucoup plus faible qu’en surface et
de tels animaux y trouveraient un refuge providentiel.
Si certains biospéologues, comme Chappuis, pensent
en effet que la sélection naturelle est réduite, voire
nulle, dans les grottes, d’autres, comme Jeannel,
estiment au contraire que la compétition y est
acharnée. La concurrence, en particulier alimentaire
entre individus d’une même espèce ou d’espèces
voisines, y est sans doute forte, mais les troglobies y
seraient plus à l’abri des prédateurs qu’en surface.
Pourtant, il y a beaucoup de prédateurs dans les
grottes et ils ne semblent pas régulièrement sousalimentés. Le fait que deux sommités de la
Biospéologie comme Chappuis et Jeannel aient des
avis quasi diamétralement opposés sur une question
apparemment simple mais fondamentale, à savoir si la
sélection naturelle agit ou non dans les grottes, montre
bien que le problème est loin d’être résolu.
Pour Peters & Peters (1973), les différences
génétiques entre un cavernicole et son « ancêtre »
épigé tiendraient au remplacement, dans un certain
nombre de loci, d’un allèle normal par un allèle moins
actif ou inactif. L’augmentation des allèles dégénérés
chez les troglobies serait due, soit à l’isolement d’un
petit nombre d’individus dans une grotte, par rapport
à l’importance de la population épigée, ce qui
entraînerait une augmentation de la fréquence relative
des gènes dégénératifs, soit à des mutations nouvelles
exerçant une action dégénérative sur des caractères
désormais dénués de signification biologique.
Plus récemment, Sket (1985) et Poulson (1985) ont
comparé deux hypothèses récentes et antagonistes
tentant d’expliquer l’évolution régressive :
44
Notes fauniques de Gembloux 2005 57, 29-48
- L’hypothèse des mutations neutres (ou de la
pression de mutation) suppose une très haute
fréquence de mutations dans un nombre limité de
loci, ce qui entraînerait des vitesses d’évolution
égales chez des animaux génétiquement (et
structurellement) proches et, par conséquent, une
grande ressemblance phénotypique, surtout après
un temps assez long.
- L’hypothèse de la sélection directe (ou de
l’économie d’énergie) suppose, au contraire, un
petit nombre de mutations, mais très différentes les
unes des autres. Comme la sélection favorise
chacune, pour autant qu’elle soit économique, le
caractère concerné (la réduction des yeux, par
exemple) peut suivre des voies différentes dans
différentes populations et ici, l’influence
égalisatrice des mutations neutres est éliminée.
Ces deux auteurs s’opposent sur ce point, le premier
présentant des arguments en faveur de la seconde
hypothèse, tandis que le second penche plutôt pour la
première. Ici encore, nous ne prendrons pas position
de façon tranchée, car nous ne sommes que deux
biospéologues de base et nous n’avons pas les
compétences
en
Génétique
des
auteurs
susmentionnés. Il nous semble pourtant, qu’au vu de
ce qui précède, la perte de l’œil, par exemple, ne se
produit pas d’un coup, mais se déroule
progressivement. C’est sans doute globalement une
économie d’énergie pour un organisme vieillissant,
mais nous ne comprenons pas bien pourquoi la
première mutation, sans doute minime, aurait été
sélectionnée car devant mener à une économie future.
Pour en terminer avec ce chapitre, il faut encore
signaler que Howarth (1980), suivi par DesutterGrandcolas (1993), a proposé une alternative à la
théorie de la relicte climatique de Vandel. Etudiant les
faunes de grottes tropicales, en particulier des tubes
de lave (cf. supra), ils voient, dans la présence de
troglobies dans ces cavités récentes, la capacité des
animaux à coloniser rapidement de nouvelles niches
disponibles par simple opportunisme. Dans cette
optique, les grottes ne seraient plus un refuge mais
une conquête. Peck & Finston (1993) font justement
remarquer que les deux thèses ne sont pas exclusives,
mais pourraient être applicables dans des régions
différentes ou à des taxa différents d’une même
région.
5. CONCLUSIONS PROVISOIRES
Dans cet article, nous nous sommes efforcés de
présenter les multiples facettes et de mettre en relief la
complexité d’un phénomène sur lequel nous
disposons certes d’une certaine quantité de données
mais néanmoins encore souvent insuffisantes. De
M. Dethier & J.-M. Hubart
plus, ces données découlent de diverses disciplines
(Zoologie,
Génétique,
Phylogénie,
Géologie,
Pédologie, Paléontologie, Biogéographie,…) dont les
spécialistes ne se sont pas toujours donnés la peine
d’accorder le vocabulaire. Enfin, les recherches ont
porté sur des espèces non seulement cavernicoles,
mais aussi épigées, endogées, hypogées, interstitielles
et même abyssales. Il en résulte un certain désordre,
chacun cultivant son jardin personnel, sans trop se
soucier des autres.
C’est pourquoi, dans le but de recentrer et de
délimiter ce problème vaste et complexe, nous
proposons ici le terme de « troglobitude » qui devrait
englober, dans notre esprit, cette accumulation de
concepts. Certes, le terme n’est sans doute pas tout à
fait heureux et il sera probablement critiqué, ainsi que
l’ont été ceux de préadaptation et d’évolution
régressive. Il a cependant le mérite de mettre en
relation à la fois une tendance et son aboutissement,
l’état de troglobie, en englobant les stades
intermédiaires, parfois mal définis (troglophiles
avancés, troglobies récents et anciens, cavernicoles,
etc.).
Le concept de « troglobitude » n’a cependant pas la
prétention d’apporter la moindre solution au problème
car, comme nous l’avons vu, il reste bien des points
en suspens et des questions sans réponses. Il n’est
qu’une facilité de langage, que nous espérons
provisoire, qui ne doit en aucun cas nous dispenser de
chercher à affiner le vocabulaire sur la base de
nouvelles observations.
La classification proposée par Racovitza, exposée en
début d’article, reste, à notre point de vue, un outil
indispensable pour clarifier le discours. Elle souffre
cependant de faiblesses qui tiennent essentiellement
au fait que la caractérisation de certaines catégories et
les limites entre elles sont encore imprécises. A
diverses reprises, on a essayé de les affiner.
Christiansen (1962) a proposé quatre catégories
basées uniquement sur des critères morphologiques. Il
conserve les trogloxènes, à ses yeux facilement
reconnaissables, et les définit comme des hôtes
accidentels ou temporaires des grottes ne présentant
aucune modification. Il tente ensuite de contourner le
problème des troglophiles, plus difficile à cerner, en
distinguant les épigiomorphes, qui vivent et se
reproduisent dans les grottes, mais sans présenter de
modifications morphologiques, et les ambimorphes,
qui montrent quelques modifications, mais conservent
néanmoins la plupart des traits des espèces épigées.
La majorité des représentants de cette catégorie sont
cavernicoles mais quelques-uns se rencontrent aussi
en dehors des grottes, dans des habitats particuliers.
Enfin, il nomme troglomorphes les animaux dont tout
le corps est profondément modifié.
La troglobitude
Pavan (1950) a été encore plus loin en subdivisant les
habitants des grottes en sept catégories. Rien que pour
les trogloxènes, il distingue ceux qui subissent le
milieu avec difficulté, certains s’y reproduisant,
d’autres pas, de ceux qui supportent le milieu sans
difficulté, avec, à nouveau, des espèces qui s’y
reproduisent ou non. Nous suivrons Vandel pour dire,
qu’en raison de la pénurie de nos connaissances sur la
reproduction des cavernicoles, cette classification est
extrêmement théorique et d’application difficile.
Gnaspini & Hoenen (1999) conservent, eux, les trois
catégories de Racovitza, en y introduisant des critères
biologiques :
•
Les trogloxènes doivent obligatoirement quitter,
tous
et
périodiquement,
l’environnement
souterrain, car leurs caractéristiques biologiques
ne leur permettent pas d’y vivre tout le temps.
Selon les espèces, ces « migrations » s’effectuent
en fonction des saisons (comme c’est le cas chez
Scoliopteryx, par exemple, cf. supra), ou plusieurs
fois en quelques jours, ainsi qu’on l’a observé
chez l’Opilion Goniosoma (ces auteurs parlent
alors de trogloxènes « stricts »).
•
Les troglophiles peuvent effectuer leur cycle
complet dans ou en dehors de l’environnement
souterrain. Si une espèce se nourrit et se reproduit
indifféremment dans les deux milieux, on parle de
troglophiles « indifférents ». Si, au contraire, une
espèce ne se rencontre que dans le milieu
souterrain, mais qu’on l’observe dans diverses
cavités disjointes (non reliées entre elles), cela
implique l’existence d’individus fréquentant le
milieu épigé, au moins le temps nécessaire pour
passer d’une grotte à l’autre. On parle alors de
troglophiles « stricts ». Quelles que soient les
modifications subies par les troglophiles, elles ne
compromettent jamais leur survie dans le milieu
épigé. A nos yeux, il reste ici à démontrer le
passage d’une grotte à l’autre par le biais du
milieu épigé, dans lequel, le plus souvent, on n’a
pas encore observé ces espèces. S’agirait-il du
milieu souterrain superficiel ? Mais dans ce cas,
les grottes en question sont-elles réellement
disjointes et ne rejoint-on pas alors le cas des
troglobies ?
•
Les troglobies se rencontrent uniquement dans le
milieu souterrain. Chez les troglobies anciens, on
observe de nombreuses troglomorphoses, mais il
n’y
a pas de caractères biologiques
(morphologiques, physiologiques,…) typiques de
cette catégorie, certaines manifestations étant ici
statistiquement plus fréquentes que chez les
épigés. Chez les troglobies récents, on observe
une mosaïque de caractères, découlant de la
45
pression écologique subie par chaque espèce et de
son bagage génétique. Les troglobies ne se
rencontrent que dans une seule grotte ou dans des
cavités interconnectées (au moins par le biais du
milieu souterrain superficiel), car ils ont perdu la
faculté de survivre dans le milieu épigé. Nous
signalions plus haut que des recherches plus
fréquentes et des récoltes plus abondantes
mettaient de plus en plus souvent à mal la notion
« d’endémisme cavernicole ». Il y a peut-être là
les premiers indices d’exceptions à la définition
ci-dessus.
D’autres pistes pourraient encore être explorées.
Reygrobellet (1974) a étudié les caryotypes de
plusieurs espèces de Niphargus, particulièrement
délicates à séparer à l’aide des critères
morphologiques classiques. Il a malheureusement dû
constater que ces animaux présentaient une grande
homogénéité caryologique (2n = 50) et qu’il en était
de même chez les Proasellus cavernicoles du groupe
cavaticus. Par contre, il y a des différences
caryologiques nettes entre les espèces d’Aselles
épigées, ainsi qu’entre les espèces de Gammaridae.
Buzila & Marec (2000) ont fait la même constatation
en étudiant la garniture chromosomique de
Coléoptères troglobies de Roumanie, appartenant aux
genres Pholeuon et Drimeotus : à l’instar d’espèces
pyrénéennes
des
genres
Speonomus
et
Troglocharinus, toutes présentent le même caryotype.
Des analyses d’ADN permettraient-elles de faire
progresser la recherche et de « mesurer » l’ancienneté
des troglobies les uns par rapport aux autres ? A ce
jour, nous n’avons trouvé aucune référence de ce
genre de travaux.
Remerciements
Madame Danièle Uytterhaegen, bibliothécaire à la Maison
de la Spéléologie, nous a très efficacement aidés dans la
recherche de la documentation.
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