POSITIONS ET PROPOSITIONS

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POSITIONS ET PROPOSITIONS
POSITIONS ET PROPOSITIONS
Pour la troisième séance de ce séminaire, je souhaiterais aujourd’hui
réfléchir dans trois directions complémentaires : la situation moderne de
la poésie, le sort du poète, le travail du poème.
Il s’agit donc de repartir de la chute du lyrisme, de sa discordance et
de l’étranglement de son chant pour essayer de ressaisir la tâche du
poète. Prendre acte d’un empêchement et d’un état critique, d’une
idéalisation perdue et d’une déception de la parole lyrique pour affirmer
sa persévérance et sa persistance, c’est à mes yeux l’un des enjeux de ce
séminaire ?
La poésie a-t-elle encore, ou plus que jamais, quelque chose à nous
dire, voire à nous apprendre ? Peut-elle nous éclairer ? Donner sens à la
finitude ? Et cela lors même qu’elle s’obscurcit et s’éloigne du lecteur,
quand elle défait ses habitudes et dramatise son rapport au langage. Car
curieusement il faut d’emblée souligner ce paradoxe : c’est au moment
où les ponts apparaissent coupés entre le poète et ce qu’il faut bien
appeler « les foules » que l’art apparaît « pour la première fois comme
une recherche où quelque chose d’essentiel est en jeu1 ».
SITUATION DE LA POESIE
Depuis Baudelaire, la modernité a donné à entendre un lent
étranglement du chant. Ainsi que l’observait dès les années cinquante le
critique allemand Hugo Friedrich, elle s’est faite dissonante et
discordante, voire de plus en plus obscure. Déjà chez Baudelaire qui
affirmait « il y a une certaine gloire à ne pas être compris », et chez qui
la muse est dite « vénale » ou « malade », les yeux creux et le teint
verdâtre, on entend résonner un son de cloche fêlée :
LXXIV. - La cloche fêlée
Il est amer et doux, pendant les nuits d'hiver,
D'écouter, près du feu qui palpite et qui fume,
Les souvenirs lointains lentement s'élever
Au bruit des carillons qui chantent dans la brume,
Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux
Qui, malgré sa vieillesse, alerte et bien portante,
Jette fidèlement son cri religieux,
Ainsi qu'un vieux soldat qui veille sous la tente!
Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu'en ses ennuis
Elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits,
1
Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, p.292.
1
Il arrive souvent que sa voix affaiblie
Semble le râle épais d'un blessé qu'on oublie
Au bord d'un lac de sang, sous un grand tas de morts,
Et qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts.
Ce son de cloche fêlée ne cessera de s’amplifier dans la poésie
moderne après Baudelaire (notamment à travers les « couacs »
rimbaldiens qui implantent dans la langue des espèces de verrues), pour
conférer parfois un aspect « agressivement dramatique2 » à la poésie
moderne, de plus en plus obscure et expérimentale, moins faite pour
rassurer que pour provoquer le désarroi.
Non seulement elle a fait du retournement l’un de ses motifs de
prédilection, mais elle puise dans le négatif l’essentiel de ses énergies.
Elle se retourne avec perplexité sur elle-même et en vient à considérer ce
geste critique comme sa principale et peut-être son ultime raison d’être.
Elle met en cause aussi bien ses héritages, son identité ou ses traits
formels (le vers, la strophe, l’image), que les valeurs qui lui étaient de
longue date attachées : Baudelaire défait l’ancienne alliance du Beau et
du Bien, Rimbaud s’en prend à la Beauté idéale que l’auteur des Fleurs
du mal statufiait encore, Michaux écrit « contre Versailles, contre
Chopin, contre Mozart, contre le Nombre d’or3 », c’est-à-dire contre
toute forme d’harmonie, de grâce, d’idéalisation, ou de « bons
sentiments »… Des catégories considérées comme antipoétiques
(hésitation, dénuement, informe, banalité et prosaïsme…) en viennent à
constituer un refuge, un abri pour la poésie, voire ses principaux points
d’appui.
Et ce ne sont là que des points de départ ou des exemples d’une
chute qui n’a cessé de s’aggraver au cours du XXème siècle.
Géocide, génocide, « plus bas que ça on n’est jamais tombé »,
comme l’écrit Michel Deguy dans une lettre à Jacques Dupin4, en
ajoutant « Nous ne commencerons plus par le Haut (…) mais par le bas.
Se relever est la question ». Comment « refaire de la transcendance » et
de l’élévation ?
L’Époque contemporaine apparaît à maints égards comme le stade
terminal d’un mouvement de chute. Et même si la formule « Le monde
va finir » est ancienne, puisqu’elle est prononcée par Baudelaire, et
même si la poésie fait preuve d’un certain goût pour les apocalypses, il
ne fait pas de doute qu’un mouvement vers l’en bas s’accentue et se
radicalise tout au long de la modernité, résumé par la fameuse formule
de Mallarmé « il faut en rabattre ».
2
Hugo Friedrich, p. 16.
3 Henri Michaux, Passages, Gallimard, 1950.
4
Reprise dans Réouverture après travaux, Galilée, p.151.
2
En rabattre, voilà ce que n’a cessé de faire le poète, dans ses
prétentions comme dans ses espérances.
« Je ne peux presque plus chanter, dit le chanteur,
on a tranché les racines de ma langue5 »
Si elle chante encore, la poésie est devenue « chant d’en bas », pour
reprendre le titre d’un livre de poèmes de Philippe Jaccottet paru en
1977. Le poème a perdu de l’altitude. Il est « rendu au sol avec un devoir
à chercher et la réalité rugueuse à étreindre ». Il s’est fait plus que jamais
terrestre. « Comme si un homme très vouté lisait un livre à même le sol.
Sa dernière lecture » écrit Philippe Jaccottet dans Et, néanmoins. Ni dans
le temps, ni dans l’espace, le poète ne vole plus à sa guise. La parole
poétique n’est plus libre de son essor. Elle rencontre à tout bout de
champ des bornes, à la façon de cet être trébuchant qu’est le promeneur
qui s’en vient cogner sous un ciel « incompréhensible » contre de petits
buissons dans les premières pages des Ruines de Paris de Jacques
Réda6 :
Vers six heures, l’hiver, volontiers je descends l’avenue à
gauche, par les jardins, et je me cogne à des chaises, parce
qu’un ciel incompréhensible comme l’amour qui s’approche
aspire tous mes yeux. Sa couleur à peu près éteinte n’est pas
définissable : un turquoise très sombre, peut-être, l’intense
condensation d’une lumière qui échappe au visible et devient le
brûlant-glacé de l’âme qu’elle envahit. Sur des lacs filent sans
aucun bruit les convois de nuages, sans aucun bruit. La foudre
surprendrait moins que cette explosion de silence qui ne finit
plus. D’ailleurs des reflets d’orage secouent les pavillons en
matière de pâtisserie, et plus loin le théâtre se concentre
comme une poudrière prête à sauter. Partout l’amour dans sa
délicatesse et son tremblement de fournaise ; partout des
branches pour célébrer ce feu sourd de la nuit : en
subdivisions c’est l’obscur s’arrachant par la masse des arbres
qui chante, qui veut s’y perdre, mais qui bute à ses plus fines
pointes et casse dans l’aigu. J’ai la même voix dans la tête et la
même épaisseur monotone. Car il arrive qu’une obsession de
transmutation urgente nous possède : à force de le contempler,
passer du côté du spectacle, entrer dans la substance aveugle
qui sait, qui resplendit. Comme si l’homme en arrêt
momentané sur ses deux jambes, visant les cieux, ne débordait
pas l’invincible enveloppe d’étoiles. C’est l’instant où je
trébuche au bord des pelouses, dans les arceaux. Tant bien que
mal enfin j’atteins la place de la Concorde. L’espace y devient
tout à coup maritime. »
5
Philippe Jaccottet, Pensées sous les nuages, Poésie Gallimard,
p. 152.
6. Jacques Réda, Les Ruines de Paris, Gallimard, 1977.
3
Voici donc le chant retenu dans l’en bas, limité et contraint. Obligé à
un sévère cadastre, il ramasse des miettes de beauté, déchiffre des traces,
reconstruit comme le flâneur baudelairien7 des histoires à partir de
quelques indices et de silhouettes entrevues, et pose à ces existences de
hasard la question du sens de la vie. Un lyrisme appauvri parle bas et
s’attache aux objets les plus humbles de l’existence quotidienne. Ce
sont, sous la plume de Jacques Réda, des listes de courses à faire :
quelques timbres, quelques crayons, deux cahiers d’écolier, six
bouteilles de rouge ordinaire, trois paquets de cigarettes…
Le lyrisme à présent ne saurait ramender le tissu défait du langage et
de la subjectivité. Il n’a guère pouvoir d’enchanter. Plutôt obéit-il à
l'aléatoire et au précaire. Il connaît, reconnaît, examine et parfois exalte
la finitude. En quelque façon, il prête voix à l’incertitude et l’oubli du
sujet, laissé en souffrance dans la langue. « Je frappe à des portes
fermées », « je barbouille le mur de mes pleurs », « je ne comprends pas
le langage humain » écrit le poète hongrois János Pilinsky8. C’est de
cogner ainsi à des portes fermées et de poser à nu la double question de
l’être et du parler que le poème se fait critique.
Le maigre feu
En un temps de « maigre feu », voici le lyrisme contraint de
s’accommoder de ses contraires : l’ironie et la discordance, la brièveté,
l’impersonnalité et la sécheresse. Voici également qu’apparaissent à ses
côtés, ou pour le dire, quantité de formules restrictives qui marquent ses
limites. La poésie devient un « art du peu ». Le lyrisme qu’identifiaient
un puissant volume sonore et une chaleur immodérée du discours seraitil devenu laconique ? La tentation de l’oxymore est forte, mais y céder
conduirait à ne maintenir qu’artificiellement le mot même de lyrisme,
vidé de sa substance dès lors que tout rapport au chant et toute forme
d’ampleur lui seraient interdits.
C’est en vérité dans le lyrisme même qu’il faut aller rechercher les
marques d’un travail critique. Et c’est dans l’effort de maintien du fil
très fragile de la voix et de l’émotion que se décide son sort. Critique est
ce lyrisme qui creuse plus qu’il ne s’élève et qui interroge plus qu’il ne
célèbre. Critique, cette écriture qui se retourne anxieusement sur ellemême au lieu de chanter dans l’insouciance. Mais lyrique cependant,
puisque les questions qu’elle pose restent indissociables de l’émotion
d’un sujet et de la circonstance vécue.
7. Voir le poème « Les Fenêtres » dans Le Spleen de Paris.
8
János Pilinsky, Poèmes choisis, Gallimard, 1982.
4
Sur la corde de la langue
Si enclin soit-il à déplorer dans ses vers la perte et la séparation, le
poète lyrique continue de se soucier des liens. Encore sait-il à présent
qu’il n’est plus à même de célébrer, comme naguère, un ordre, une
harmonie universelle, non plus qu’emboiter l’intime dans le tout ou
remonter « l’unique escalier, par lequel l’Âme peut trouver le chemin
qui la mène à la source de son souverain bien, et félicité dernière9 ». Il se
trouve plutôt dans la situation de quelqu’un qui tirerait avec force sur la
corde de la langue pour éprouver sa résistance. À l’affût de ce qui
déchire, autant que de ce qui relie, il rend compte dans ses vers d’une
essentielle précarité. Le fait même qu’il y ait de l’être ne va pour lui
jamais de soi : le voici occupé à le vérifier, comme quelqu’un qui tâterait
son propre corps en reprenant conscience, stupéfait d’être là. C’est que
vivre et écrire, pour lui, ne font qu’un : il refuse que la scène de
l’écriture se referme sur elle-même, ou que l’observation du travail des
signes accapare l’essentiel de son attention.
Justesse, justice
La poésie cherche une justesse de voix, tout opposée aux excès du
pathos et de l’emphase. « Juste de vie, juste de voix10 », tel est l’espèce
d’accord auquel s’attache Philippe Jaccottet, désireux de parvenir à la
fois à la juste intonation, à l’intelligibilité, à « l’expression juste » qui
rend aussi bien justice à la vie, aux sentiments éprouvés, aux êtres et aux
choses mêmes. Le poème baisse le ton au lieu de hausser la voix.
La poésie demeure en quête d’un accord et vise bien davantage
qu’une improbable harmonie : ajuster d’aussi près que possible la limite
et l’illimité dans l’entre-deux qui est le nôtre.
****
SITUATION DU POETE
Le poète est un ignorant
Quel poète oserait encore revendiquer, à l’instar d’Arthur Rimbaud,
le titre de « suprême savant » ? Et qui oserait encore faire de la poésie, à
l’instar d’Hölderlin dans Hyperion une « institutrice de l’humanité ». La
poésie moderne donne plutôt à entendre la voix d’un ignorant, au sens
9. Pontus de Tyard, Solitaire premier [1575], Droz, 1950, p. 16.
10 Philippe Jaccottet, Observations et autres notes anciennes, Gallimard, 1998,
p.39.
5
où Philippe Jaccottet emploie ce mot11, c’est-à-dire d’un être sans aura
ni puissance, conscient de ne pouvoir percer ni le grand secret du monde
ni les raisons d’être de sa propre existence. Le poète adopte un profil
bas. C’est à force de dénuement que la poésie se fait attentive ; et c’est
dans l’obscurité qu’elle fraie son chemin.
Car si elle ne peut prétendre instruire, elle demeure cependant un
mode de connaissance, voire le lieu d’un savoir.
Plus je vieillis et plus je croîs en ignorance,
plus j'ai vécu, moins je possède et moins je règne.
Tout ce que j'ai, c'est un espace tour à tour
enneigé ou brillant, mais jamais habité.
Où est le donateur, le guide, le gardien ?
Je me tiens dans ma chambre et d'abord je me tais
(le silence entre en serviteur mettre un peu d'ordre),
et j'attends qu'un à un les mensonges s'écartent :
que reste-t-il ? que reste-t-il à ce mourant
qui l'empêche si bien de mourir ? Quelle force
le fait encor parler entre ses quatre murs ?
Pourrais-je le savoir, moi l'ignare et l'inquiet ?
Mais je l'entends vraiment qui parle, et sa parole
pénètre avec le jour, encore que bien vague :
« Comme le feu, l'amour n'établit sa clarté
que sur la faute et la beauté des bois en cendres... »
P. Jaccottet détermine conjointement dans ce texte une posture
poétique et une posture existentielle, une morale de l’écriture et une
éthique personnelle. On mesure en lisant cette page l’importance de
l’ombre portée par la mort sur l’expérience poétique, aussi bien que du
soupçon portant sur le langage, ses leurres et ses déficiences… De cela
résulte une poétique du moindre mot (et de la prétérition) où rien n’est
avancé sans prudence ni retenue. La poésie rapproche la parole de la
mort. La finitude est posée nettement, en conclusion du passage comme
condition de la beauté, de la parole et de l’amour. C’est bien « la fin »
qui « illumine » et rien d’autre. « Cette splendeur semble avoir sa source
dans la mort, non dans l’éternel ; cette beauté paraît dans le mouvant,
l’éphémère, le fragile » écrit PJ dans La promenade sous les arbres.
→ Mais dans d’autres textes, P.J exprime la réciproque à cette
« production » de clarté par le sentiment de la finitude, à savoir que la
clarté et la transparence (dans le style, dans l’expression) fait paraître la
finitude (au lieu de la dissimuler, de la voiler). Ainsi écrit-il à propos de
Mozart dans La semaison : « Plus sa musique est transparente, plus la
mort y est sensible. »
11. Voir infra, p.000.
6
On parlera volontiers d’une puissance ou d’une fécondité de
l’ignorance : c’est parce que l’homme ne sait rien de sa fin (dans les
deux sens du mot) que la poésie qui est un non-savoir existe : ou plutôt
vient elle occuper la place laissée vide par le savoir. Elle est « métier
d’ignorance », pour reprendre une formule de Claude Royet-Journoud.
L’autre
Plutôt que vers un inaccessible idéal, le poète se tourne vers l’autre.
Au lieu de s’évader vers les altitudes bleues, il demeure à l’intérieur de
la communauté des hommes. La mesure qu’il prend de l’expérience
humaine, si vertigineuse ou déchirée puisse-t-elle être parfois, aspire à
être partagée. S’il apparaît que le sujet lyrique ainsi désaffublé suspend à
l’oreille d’autrui l’entente de sa propre voix, c’est à un improbable
destinataire qu’il confie le soin de le reconnaître, en partageant son
identité précaire.
La poésie se tient au plus près du sujet : elle naît de sa division, de
son retournement sur soi et contre soi, de son absence de maîtrise.
La poésie est ce mode d’expression dans lequel le sujet manifeste le
plus directement ses sentiments et ses désirs. Ce n’est pas dire qu’il les
exprime : il les examine aussi bien fait subir à son propre discours
l’épreuve de la perturbation qu’ils y apportent. Ainsi pose-t-il dans le vif
du langage la question des liens, des affects, et du possible humain. Il
fait du cœur une espèce de creuset où paradoxalement la réflexion vient
se loger à même l’excitation lyrique de la langue. N’est-ce pas ainsi
souvent dans des états ou des situations de crise de la subjectivité, à
commencer par l’état amoureux et son cortège d’élans ou de chagrins,
que le lyrisme fructifie ? Les débuts et les fins d’amour affectent
l’articulation du langage. Ils tendent à modifier le volume de la parole
poétique qui s’anime de figures, submerge, et parfois passe les bornes.
Ainsi troublé et menacé par le pathos, le langage est porté jusqu’à un
point critique où il s’interroge et se corrige, s’évalue et se juge : réflexif
et délibératif, tel est volontiers le chant.
Le poète est en transit
Mobile, plutôt que penché sur le vierge papier, je le vois toujours tel
que l’avait perçu Platon : « chose légère, ailée, sacrée ». C’est, comme la
poésie même, une abeille qui va et vient sans cesse de la route à la
chambre et qui rapporte son butin dans « la ruche de l’invisible ». Et
c’est parce qu’il est lui-même une espèce d’œil double, partagé, divisé
de l’intérieur, qu’il ne peut trouver d’apaisement que dans le
mouvement. Toujours rêvant de laisser prospérer quelque part ses
7
racines, il n’est jamais que de passage, en chemin dans « son
transitoire ». Loin de s’établir et de se fixer, il varie au gré des aspects
des choses et des couleurs du temps. Étrangement perméable, il
s’identifie volontiers à ce qu’il voit :
J’ai toujours envie de m’identifier à ce avec quoi je
sympathise
et toujours je me mue, tôt ou tard,
en l’objet de ma sympathie, pierre ou désir,
fleur ou idée abstraite,
foule ou façon de comprendre Dieu12
Voilà ce qui vaut au poète d’être accusé de légèreté : s’il fait son
miel de tout, dit-on, c’est qu’en vérité il ne s’attache à rien.
Baudelaire appelle « vaporisation » cette légèreté rêveuse à laquelle
s’oppose la « concentration » opérée par le travail. Aspiré, plutôt
qu’inspiré, tantôt le moi s’abandonne au vague et n’est plus qu’un
instrument vibratoire sur lequel le monde semble jouer sa musique,
tantôt il se concentre ou se reconcentre sur soi par le travail critique de
l’écriture qui engage des « poursuites » contre les images mêmes dont se
délecte la rêverie.
Quelle valeur, quelle portée critique, accorder à un art dont chacun
sait qu’il prend naissance au plus près de l’angoisse ou de l’ivresse, du
sentiment, du sommeil ou de l’oubli, un art qui ne se dégage pas du
corps, qui procède par inflammations et par affections, et qui se définit
par un ensemble ou un système de préférences déclarées, un art de partipris, qui va par frappes et syncopes, quand ce n’est par kyrielles
d’images, un art qui met en branle et qui active la langue, qui secoue le
mot moins pour y éveiller l’idée que pour en aviver l’éclat, un art qui
souvent obscurcit davantage qu’il n’éclaire ?
La poésie est pensante ou pensive, d’une façon autre que la
philosophie. Par accident, disait Baudelaire. Elle constitue une manière
singulière de s’en aller puiser des clartés dans l’obscurité même.
Or, c’est par tout cela que le poème est critique – par cela même qui
l’écarte de l’ouvrage de la raison, par cette façon qu’il a de se soucier de
toutes choses et de frayer sa voie dans l’encombrement, tirant, nouant,
coupant son fil ou son filet de voix dans l’écheveau des biens qui nous
importent et des liens qui nous contraignent… Critique par ce qu’il met
en œuvre. Par ce qu’il met en crise. Par sa façon d’aller dans nos
difficultés et nos désirs, parmi les soucis et les choses, les amours, les
absences et les lignes de faille. Par sa pensée sensible.
12. Fernando Pessoa, « Passage des heures », Poésies d’Alvaro de Campos.
Gallimard, coll. « Poésie », 1987, p. 179.
8
LE TRAVAIL DU POETE
L'ouvrage d'un regard d'heure en heure affaibli
n'est pas plus de rêver que de former des pleurs,
mais de veiller comme un berger et d'appeler
tout ce qui risque de se perdre s'il s'endort.
*
Ainsi, contre le mur éclairé par l'été
(mais ne serait-ce pas plutôt par sa mémoire),
dans la tranquillité du jour je vous regarde,
vous qui vous éloignez toujours plus,
qui fuyez, je vous appelle, qui brillez dans l'herbe obscure
comme autrefois dans le jardin, voix ou lueurs
(nul ne le sait) liant les défunts à l'enfance...
(Est-elle morte, telle dame sous le buis,
sa lampe éteinte, son bagage dispersé ?
Ou bien va-t-elle revenir de sous la terre
et moi j'irais au-devant d'elle et je dirais :
« Qu'avez-vous fait de tout ce temps qu'on n'entendait
ni votre rire ni vos pas dans la ruelle?
Fallait-il s'absenter sans personne avertir?
Ô dame! revenez maintenant parmi nous… »)
Dans l'ombre et l'heure d'aujourd'hui se tient cachée,
ne disant mot, cette ombre d'hier. Tel est le monde.
Nous ne le voyons pas très longtemps: juste assez
pour en garder ce qui scintille et va s'éteindre,
pour appeler encore et encore, et trembler
de ne plus voir. Ainsi s'applique l'appauvri,
comme un homme à genoux qu'on verrait s'efforcer
contre le vent de rassembler son maigre feu…
LE TRAVAIL DU POEME
La poésie est un cadre : elle borde et découpe. Elle donne à la
réalité des bords et un fond. Elle entrouvre vers les lointains, comme
vers l’intime et vers l’obscur, ses soupiraux ou ses fenêtres. Elle dessine
avec les mots des carrés et des rectangles de vers ou de prose doués
d’une qualité optique particulière.
Si travaillé soit-il par le démon de l’absolu, désireux d’idéal et enclin
à passer les bornes, le lyrisme tend vers une espèce de mitoyenneté.
L’expérience extrême qu’il fait du langage le conduit à reconnaître entre
9
le réel et le songe des bords communs. S’il garde souvent au vers sa
fidélité, c’est qu’il marche sur un fil, à la façon d’un équilibriste, entre
les extrêmes. Et si, depuis Baudelaire, ces vers sont affectés d’une
espèce de claudication, c’est que le poète boite entre terre et ciel, jamais
résigné à tourner complètement le dos à l’idéal au nom de quelque vérité
objective, même lorsqu’il sait que celui-ci est inaccessible ou perdu.
Sans cesse, il continue d’aller et de venir entre la chambre et la rue, la
page et les vivants.
La poésie est une toile. Elle quadrille la page et y espace la langue
de façon très singulière. Dans le silence et dans l’ennui du temps elle
vient occuper le vide, à la façon de la toile d’araignée. Là où il n’y a
rien, là où rien ne peut être tenu avec certitude, il y a place pour ces
curieux pièges de langue que sont les poèmes : l’imprudence s’y laisse
prendre.
Cette sombre toile est faite de plus de vide que de plein. Le costume
de l’art se déchire à mesure que l’on avance dans la modernité. Il n’en
reste bientôt plus que quelques habits troués : guenilles et culotte
rimbaldiennes.
Propositiions
La poésie est une écriture résistante. Une écriture dont on pourrait
dire qu’elle vaut par ses qualités physiques : sa solidité, son tranchant,
son poids, aussi bien que sa résonance ou son éclat… Et puisque sa
forme tient, elle ne se laisse pas entamer ou éroder par le non-sens. Elle
résiste à l’absurde.
****
La poésie endure l’absence des dieux
Elle doit être capable de se montrer fidèle à une absence, c’est-à-dire
à ne pas combler artificiellement le vide qu’aurait laissé le retrait du
divin, ne pas se laisser tenter par le désir de l’autre monde, même si elle
répète avec Mallarmé que « nul ne peut se passer d’Eden ». Il s’agit de
faire, comme le voulait Nietzsche, de la mort des Dieux « un grand
renoncement », ou encore, comme l’écrit Maurice Blanchot dans
L’Espace littéraire, de « garder le ciel pur et vide13 », ce qui est
paradoxalement une façon de rester fidèle au divin, en affirmant par
exemple, pour reprendre une formule de Mallarmé « le conscient
manque chez nous de ce qui là-haut éclate ». Le poète doit se tenir
fermement « devant l’absence de Dieu14 ». « Stehen », se tenir, est l’un
13
14
Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Gallimard, éd. Folio, p.368.
Id., p.370.
10
des verbes-clefs de Paul Celan. Je voudrais m’arrêter ici un instant sur
son œuvre.
En ouverture de l’essai qu’il a consacré à Paul Celan, Laurent Cohen
pose avec force la contestation religieuse comme l’une des dimensions
fondamentales de son œuvre : « Tout s’y déroule comme si du tréfonds
de la foi, un homme tentait d’inculper Dieu du plus grand crime de tous
les temps ; avec « blasphème et prière », Celan échafaude une théologie
subversive où, sans aucune garantie d’acquittement, c’est désormais
Dieu que l’on juge1. » Sans rouvrir ici le débat sur le rapport de Paul
Celan à la religion2, force est de constater qu’il se développe dans son
œuvre un véritable drame mystique.
Dans le poème « Tenebrae » (p. 135), dont le titre renvoie aux
lamentations qui composent l’office des ténèbres de la Semaine Sainte,
le « nous » qui s’adresse directement à Dieu est celui des déportés,
« cramponnés l’un en l’autre » jusqu’à ne plus former qu’un seul corps,
dans les wagons à bestiaux qui les mènent vers les camps ou dans les
charniers. Ce sont ici les morts qui parlent, et parmi eux s’inclut le
poète. L’espèce de supplique qu’ils formulent est une prière inversée ou
renversée, puisqu’elle invite Dieu à prier, voire à les prier. Loin de
solliciter l’appui de Dieu, ils exigent de lui des comptes, voire le
pressent de leur demander pardon. Car ils ont bu dans une mare ou dans
un « trou d’eau » leur propre sang, qui évoque évidemment le sang du
Christ, le sang de la communion, mais d’une communion dégradée,
peut-être même négative. Ainsi, au corps symbolique de l’Église, tel que
l’accomplit virtuellement l’eucharistie, se substitue le corps des victimes
juives, le corps des exterminés, de ceux que Dieu a sacrifiés.
Paul Celan reprend le langage religieux en l’inversant, tout comme il
inverse dans ce même texte une référence aux premiers vers d’un célèbre
poème de Hölderlin, « Patmos », qui médite sur l’éloignement du divin
tout en faisant valoir la présence d’un dieu bienveillant dans l’univers.
C’est au double renversement d’un hymne et d’un psaume, à la critique
d’une image, à un retournement de valeurs, et à une reformulation de
l’énoncé que travaille l’écriture poétique de Celan qui rappelle par la
même occasion la préfiguration de la souffrance des juifs dans la passion
de Jésus, voire la sombre part de « responsabilité » que le rappel de
celle-ci a pu avoir dans le développement de celle-là. Dieu est-il
malveillant et criminel ? S’agit-il là d’une sorte de théologie négative ou
de « l’effort désespéré de renouer avec un Dieu perdu3 » ? Les questions
posées restent sans réponse. C’est au lecteur de recevoir ce texte et d’en
réfléchir mot à mot le sens… Il est sûr néanmoins que quelque chose
s’est produit dans l’histoire la plus récente de l’humanité qui étouffe
sous la quantité de souffrance réelle l’agonie symbolique du Christ, rend
patent l’échec de son sacrifice sur la croix, et confirme historiquement
l’inexistence de Dieu.
Dieu se révèle n’être personne comme le confirme le poème
« Psaume » (p. 181) dont le « nous » paraît à nouveau évoquer la
communauté des victimes, puisqu’une destruction a eu lieu dont aucune
11
Genèse ne viendra réparer le mal. Ce « nous » qui parle depuis le néant
adresse à l’absence sa prière. Et s’il répète le geste de la louange, c’est
absurdement. En mettant « Personne » à la place de Dieu, Celan donne à
celui-ci le seul nom qu’il lui soit désormais possible de porter. N’est-ce
pas « la majesté de l’absurde» (M, p.64), évoquée dans Le Méridien que
célèbre ce Psaume ? Que ce soit dans une optique proche de la mystique
juive pour laquelle le Dieu ne peut être nommé, ou pour rompre avec la
théologie chrétienne, la négativité libère la solitude de la créature qui
fleurit, comme la rose, sans pourquoi, mais en continuant d’élever
comme elle sa douloureuse solitude et sa beauté vers le ciel vide.
« Stehen »
S’il est un verbe que les poèmes de Paul Celan répètent aussi
obstinément que ses lettres, c’est le verbe stehen (tenir, se tenir). Quand
les nouvelles sont mauvaises parce que des forces adverses semblent
s’acharner contre lui, il répète « je tiendrai », « nous tiendrons » (Corr.,
p.158). Ce verbe qui donne son titre à l’un des poèmes de Renverse du
souffle (p.233), revient par exemple à plusieurs reprises dans le poème
« Mandorle » (p. 193) pour désigner paradoxalement la persévérante
présence du Rien, ou du Néant, dans cet ovale où s’inscrivait naguère la
figure du Christ ou de la Vierge en majesté. L’œil qui fait face à ce Rien
persévère dans ce face à face : il se contente de s’y tenir.
Là où l’absurde règne en majesté, toute transcendance est évacuée,
non seulement dans les croyances, mais dans les représentations, puisque
l’irreprésentable a eu lieu, ou dans les significations, puisque cet
irreprésentable est aussi l’insensé. C’est dire que celui qui écrit
désormais « marche sur la tête » et qu’il a « le ciel en abîme sous lui »
(M,, p.72).
Si la Shoah apporte la démonstration du néant de la parole, elle
conduit Paul Celan à imposer à la parole lyrique une ascèse qui en fait
un lieu de résistance. Et s’il entre de longue date dans les fonctions de la
poésie de prendre soin des morts, en leur dressant un tombeau, en faisant
entendre la plainte de ceux qui se souviennent, en formulant une
consolation, parfois en chantant la gloire, ce n’est pas à cette tâche que
se consacre la poésie de Celan : sous sa plume, le poème sonde la nuit
afin de rendre justice ; il exerce un jugement. « La poésie… nous tient –
nous maintient » écrit Paul Celan à Tania Sternberg4. Si elle conserve
une chance d’apporter quelque apaisement, c’est en accomplissant son
devoir de mémoire. Elle n’est en rien magique et ne saurait prétendre
éteindre les souffrances à la façon d’un chant orphique. La pacification
n’est guère que la terre promise de la langue : un tel horizon, gardé en
mémoire ou en vue comme un minuscule carré de ciel bleu dans la tête
du prisonnier, existe à proportion de sa privation, c’est-à-dire des réelles
ténèbres, de l’enfermement et du mutisme subis.
12
« Nous sommes hommes de reliques » écrit Michel Deguy et « la
véhémence contre ce qui sombre, dans la beauté persistante du
monde, nous emporte15 ».
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La poésie est une collection de particularités. Une collection
d'organismes verbaux singuliers, appelés « poèmes », où se configure
brièvement, par surprise, par éclats, dans le vif de la circonstance ou
dans l’éloignement de la réflexivité, l’existence même de qui écrit. Ce
rapport au monde, à soi et à autrui, que Mallarmé appelle « attitude
primordiale » est inséparable d’un certain rapport critique au langage.
En sa dimension « lyrique », la poésie suppose ou accomplit
l’implication directe d’un sujet dans l’écriture.
****
La poésie vise par principe à produire des effets expressifs qui usent
des ressources du langage. Mais elle est plus encore une affaire de
voix, une certaine diction de l’écrit. Ni la communication ni
l’imagination ne sont sa grande affaire, mais la tension et l’étirement du
langage dont il s’agit de faire apparaitre les propriétés et les possibilités.
La poésie pose ainsi sans cesse la question : Que peut-on écrire ?
Jusqu’où peut-on mener la langue, ou se laisser conduire par elle ?
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La poésie a affaire à une question sans fin : « Qu’est-ce que la
poésie ? » Elle ne cesse de réclamer, en son étrangeté même, que l’on
travaille en vue de sa définition. Fût-ce pour la récuser, la remettre sans
cesse en jeu, ou la déclarer impossible…
À tout le moins sollicite-t-elle la présence à ses côtés – quand ce
n’est en elle – d’un discours second qui en fasse valoir les enjeux. Le
poème aspire à se prolonger en sa critique, ou en son commentaire. Il lui
faut sans cesse revenir sur ce geste d'encre qu’il accomplit et sur cette
forme qu’il est.
« La poésie, comment dire ? », s’interroge James Sacré16. Comment
dire ? Telle est bien, en effet, la question que pose la poésie. Engagée à
la fois à s’interroger sur la possibilité d’un discours et sur le choix d’une
forme, elle répond à une expression difficile par une poétique
particulière.
15
Réouverture après travaux, p.153.
16. James Sacré, La poésie, comment dire ?, André Dimanche, 1993.
13
1
Laurent Cohen, Paul Celan, op.cit., p. 6.
Cf supra, p. 000
3
Id., p. 162.
4
Cité par Laurent Cohen, Paul Celan, Jean-Michel Place, 2000, p.29.
2
14