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Les faits relatés dans cette fiction sont imaginaires. Qu’ils le restent. Chapitre 1 On était entré depuis quelques années dans le troisième millénaire. À Aix-en-Provence, rien n’avait changé. Il s’en était rendu compte dès qu’il était descendu du bus. Une sale journée de fin d’automne, aussi humide qu’un tas de feuilles mortes abandonnées dans une cour d’école. Ce jour-là, Hugo Riccordi portait un sac de marin en toile bleue pour tout bagage. Sans oublier son Mulberry1. Sa bible. Sa RAM. Il remercia le chauffeur d’un hochement de tête. L’autre, un oiseau déplumé, l’ignora royalement et s’empressa de refermer la porte articulée. Hugo s’en mordit les lèvres. Il devait oublier cette foutue politesse. Ici, ça ne se faisait plus. Il devait se fondre dans la foule, ne pas se faire remarquer. Il contourna la poste, adressa un regard presque complice à la fontaine de la Rotonde, et s’engagea sur le cours Mirabeau. Des odeurs de café-crème montaient des terrasses de bars, enfilées comme des perles sur un collier de 1 Agenda anglais 9 goudron. Une vieille Gitane, toujours la même lui sembla-t-il, remoulait La valse à mille temps sur son orgue de barbarie. À chaque tour de poignet, la sébile tremblait, les quatre roues du landau couinaient avec un bel ensemble. Seules, les filles avaient pris un coup de jeune. À quinze, seize ans, elles trimbalaient déjà des corps de femmes épanouies. Leurs seins, nourris de lait survitaminé et de bifidus actif, bondissaient en avant. Elles remuaient sans malice des fessiers de madones moulés à la louche. La plupart suçaient indifféremment, avec une naïveté troublante, des Chupa Chups à la fraise ou des cigarettes mentholées. Les gamines d’aujourd’hui, avec leurs ventres nus et leurs semelles compensées, n’avaient peur de rien. Sans façon, elles vous détaillaient des pieds à la tête. Si vous ne leur plaisiez pas, elles affichaient ostensiblement un rictus de dégoût. Dans le cas contraire, elles bombaient le torse, souriaient à s’en décrocher la bouche. Ces petites vous foutaient la trouille. Hugo Riccordi s’accorda une pause au bar de la Belle Epoque et commanda un café. Sur le fronton de la caisse enregistreuse, dans le cadre réglementaire, l’affichette de la Faction Nationale annonçait sa réunion hebdomadaire, salle Sabatier. Depuis cette longue période, rien n’avait changé. Ou presque. Face à lui, il observa les platanes du cours Mirabeau jouer aux épouvantails avec leurs branches vides. Ni feuille, ni oiseau. Moineaux, corneilles et corbeaux 10 avaient fendu la Méditerranée pour griller de plaisir dans la douceur mauresque des palmeraies arabes. Il ne restait plus qu’un froid vif, piquant comme l’ortie verte promenée sur la peau. Les fontaines fumaient, les belles notables portaient des bas de soies sous des pelisses de louves. De l’autre côté, l’église Saint-Jean de Malte sonna sept heures. Il faisait déjà nuit. Sept coups de bronze. Ils résonnèrent dans son esprit comme sept coups de feu. Sept feux de joie. Aix-en-Provence, la vieille bourgeoise silencieuse repeinte en vert-de-gris, ne se méfiait de rien. -----------Comme prévu, un appartement l’attendait rue Goyrand, à deux pas des cinémas. Un rez-de-jardin spacieux dans un hôtel particulier en souffrance. Les plafonds étaient hauts, majestueux, dédaigneux des enluminures de plâtre et des gypseries finement ouvragées qui se décollaient par endroits. Arrachées par les précédents locataires, les cheminées de marbre avaient laissé deux trous béants par où le vent s’engouffrait avec des sifflements de plaisir. Au sud, trois grandes baies vitrées ne fermaient qu’avec une longue série de coups de pied. Les escaliers qui montaient à la mezzanine geignaient à chaque pas, des barreaux manquaient à la rambarde de pin rouge. Il y avait de l’espace. Trois cents mètres carrés répartis en huit pièces principales ainsi qu’une infinité de 11 placards, de niches, de renfoncements biscornus, inattendus. Plus le jardin, bouffé d’herbes folles, enseveli sous des générations de bogues de marrons pourries. Sur le mur d’enceinte, un lierre famélique. Cet appartement de la rue Goyrand lui allait bien. Vue de l’extérieur, la porte de bois lourd, sobrement vernie, patinée par le temps, faisait sérieux. Ses plaques en cuivre signalaient aux étages la présence d’un cabinet d’avocats et d’un courtier en assurances. La façade laissait imaginer des intérieurs tendus de soie, richement meublés. De ces appartements figés dans le temps, sertis de bibliothèques poussiéreuses, de bibelots surannés. Sans oublier les statues d’enfants nègres. Ces statues, rehaussées de rouge pour le turban, d’or pour les babouches. Les statues d’enfants nègres. Depuis des années, ça lui laissait un goût amer sur la langue. Dès que la fille trop apprêtée de l’agence immobilière eut quitté les lieux, il voulut défroisser son visage à l’évier de la cuisine. Il tourna sur la gauche le vieux robinet de cuivre. Soudain, une double détonation produite par la tuyauterie de plomb le fit sursauter. En une fraction de seconde, il se retrouva accroupi, les muscles tendus, les yeux accrochés dans le vide. Seul, le ruissellement dans l’évier de porcelaine lui répondit. Il secoua la tête, se redressa, maîtrisa un tremblement nerveux. Du col de cuivre, une eau rouge à reflets noirs s’écoulait avec des hoquets de noyé tiré sur la plage. 12 Il attendit plusieurs minutes, le temps de purger la tuyauterie de ses années d’inactivité. Puis, il s’aspergea à plusieurs reprises de cette eau fraîche, venue du centre de la terre. Plutôt que de ressortir à la recherche d’un restaurant, il préféra s’allonger à même le sol, la tête sur son sac de marin. Trois jours et trois nuits qu’il n’avait pas dormi. Trop de peurs. Trop d’angoisses, aussi. Maintenant, il était dans la place. Il devait tenir. Par la fenêtre, les branches basses du marronnier se détachaient dans la pénombre. Leurs extrémités griffues avaient quelque chose de menaçant. Il les observa avec un sourire bizarre. S’il l’avait pu, il les aurait cisaillées sur le champ. 13