Communication sonore et créativité dans des groupes d`enfants
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Communication sonore et créativité dans des groupes d`enfants
Communication sonore et créativité dans des groupes d’enfants ISABELLE CUMONT Université René Descartes Paris V A Paris, des enfants de l’hôpital de jour qui n’auraient pas accès à l’école, pour qui aucun projet d’intégration n’est encore envisageable, peuvent être intégrés ponctuellement dans une classe ou reçus en petits groupes dans le cadre des enseignements assurés par les professeurs de la Ville de Paris, qui n’ont pour cela (je le précise) ni suivi, ni formation préalable... Certain de ces enfants bénéficient donc d’une séance hebdomadaire de musique, d’art plastique et/ou d’éducation sportive, la plupart sont sans langage et portent les divers diagnostics des maladies psychiques infantiles. Tous nécessitent des soins au long cours. La demande est grande tant les effets de cette “sortie” à l’école sont thérapeutiques, par la reconnaissance et la valorisation qu’elle leur procure. Chaque groupe est accompagné par une institutrice spécialisée qui reste présente durant la séance. Je fais partie de ce corps de professeurs et c’est le hasard d’une attribution sur mon poste de créneaux “Hôpital de jour”, il y a 6 ans, qui m’a décidé à m’engager dans une formation d’Art en thérapie et en psychopédagogie à l’Université Paris V. Cela m’a invité à réfléchir sur ma pratique d’enseignante et à introduire l’expérience de la “communication sonore” dans des groupes en difficulté . J’ai réalisé l’an dernier, une étude exploratoire et comparative, dans le cadre de mon mémoire de DEA, que j’ai axé sur l’observation et l’analyse des communications sonores de trois groupes d’enfants. Tous partageaient la même tranche d’âge, leurs seules différences se situaient au niveau de leurs troubles - psychopathologiques, sociaux, scolaires - ou absence de trouble. Aucun de ces enfants ne pratiquait la musique ou ne jouait d’un instrument à l’extérieur. Il s’agissait d’un sous-groupe d’une classe de CE2 située en zone d’éducation prioritaire, à la périphérie de Paris (la classe étant divisée en trois petits groupes) et constitué de 9 élèves, d’un groupe-classe AIS de 11 élèves (anciennement appelée classe de perfectionnement) et d’un groupe de 4 enfants de l’hôpital de jour voisin. Cette approche particulière qui favorise le non-verbal et l’écoute, tant dans un aspect prévention où le contexte relationnel est fondamental, que dans la constitution d’une aire transitionnelle propre au cadre psychopédagogique, m’a semblé particulièrement appropriée aux nécessités et besoins de ces enfants. Une place importante est laissée à leur subjectivité, à leur expérience sensorielle, la dynamique groupale y joue un grand rôle. Des temps de parole sont proposés avant et après l’écoute, car toutes les improvisations sont enregistrées et restituées. Les diverses conclusions de cette recherche exploratoire m’amènent aujourd’hui, à témoigner des transformations structurelles, relationnelles et musicales qu’elle induit tant dans le groupe que dans la production sonore et tenter de rendre compte de la créativité musicale comme processus engagé par la “communication sonore”, au sein de l’institution scolaire. J’insiste sur son aspect déontique: quelque soit la pathologie des enfants, au fil des séances j’ai assisté à l’émergence d’un code musical, à la production de règles, à l’organisation du jeu musical dans le temps et l’espace, à ses diverses configurations. Le rythme témoigne du passage de l’informe à la structure: le groupe Hôpital de jour témoigne dans son évolution de cette “naissance”. Avec le rythme, se révéle aussi toute la dimension de la communication: dialogue, répétition, unisson, polyrythmie... Pourtant la musique de manège discordant, la boite à musique, les automates, le pantin désarticulé sont des métaphores que j’ai pu entendre du travail des groupes aux pathologies les plus lourdes. Elles traduisent l’étrangeté entre l’instrument et le corps, comme d’autres peuvent tout au contraire en traduire la familiarité. On voit dans l’observation de ces groupes comment chacun a appris à “bidouiller” avec son instrument pour en conquérir plus ou moins l’intimité, passant de la manivelle du petit moulin, aux mailloches, à la main nue. C’est dans le geste de production sonore, dans la résistance de l’instrument que travaille la subjectivité de chacun, et en même temps, ce geste s’affine et se construit sur l’instrument, se dégageant petit à petit du mécanique. La subjectivité advient comme une conquête, par l’engagement du corps érogène, érotique, engagé aussi dans le rapport à l’autre. Je dirai même que jouer d’un instrument, c’est faire l’expérience de son corps, de son habileté, de ses limites. L’instrument sollicite le concret dans la relation, sa manipulation, la part active de la production sonore. L’implication du corps est très différente selon les instruments par les zones du corps sollicitées. Leur répartition va permettre la constitution d’un territoire propre ou son exploration et définir des alliances ou des oppositions par les phénomènes d’écho, d’imitation, de résonances. D’autre part, la représentation des instruments sollicite plus ou moins fortement les fantasmes. Je cite les expressions des enfants: “... les mamelles du balafon, les têtons rouges des baguettes du xylophone, le triangle qui fait penser aux vaches qui donnent du lait, le wood-block qui fait saigner, les “seins-balles”... Ceux qui ont des trous, ceux qui n’en ont pas (les claves, les wood-blocks), ceux qu’on tape, ceux qu’on caresse... ceux dont les sons se prolongent en vibrant, ceux au contraire qui n’existent que le temps de l’attaque. Cette activité fantasmatique et l’affectivité sont au coeur des attitudes et des gestes. Le geste sonore en est une expansion, une expression. Il y a là jouissance de l’activité , comme marque du moi, avec toute l’importance du corps, de son exubérance à son exaltation . Dans le groupe AIS ou CE2, l’instrument est dès le début un moyen d’échange et d’expression reposant sur la complicité, l’alliance, le consensus, la provocation: le jeu sur l’instrument coloriant l’échange affectif. Le groupe Hôpital de Jour, lui, a un fonctionnement plus “autistique”. La relation à l’ “objet instrument” est trop fusionnée pour être jouée dans l’imaginaire. Au début, certains enfants vont s’absorber dans leur jeu en présence des autres, ou utiliser l’instrument pour le mettre en mouvement et le faire basculer dans une autre réalité, pas forcément sonore. Mais progressivement se met en place le tonus affectif de base du groupe avec son répertoire d’instruments et d’émotions. L’imitation, le couplage venant parfois permettre des étayages dans de nouveaux investissements ou des places nouvelles. Avec le groupe de l’hôpital de jour, le contact sonore advient presque toujours par surprise, tellement les stéréotypies sont grandes au départ. Ce contact choque: il émerveille, il surprend, il ouvre des espaces nouveaux, même si cette relation à “l’objet- instrument” est encore trop fusionnée pour être “jouée” dans l’imaginaire. Quelques observations serviront d’illustration: Thomas souffle assez machinalement en gonflant ses joues, il est très sonore, très productif, il a dans le groupe une fonction de remplissage sonore qui fait “peau” . A l’opposé, simultanément, Jonas, avec une gestuelle et un vocal démesuré par rapport à une production sonore inadéquate, amène une dimension affective: il en crée les “plis”, dans une alternance de silence et d’action (forte, dense et expressive). Le maracas, il en joue sur son corps, par terre, le fait rouler sur le carrelage, en jubilant vocalement et physiquement. Il accompagne leur mouvement de tout son corps, et surtout de sa tête. Il se balance avec, oscille de droite à gauche. Il fait de même avec la chenille qu’il présente côté courroie et qu’il lance d’un côté puis de l’autre. Quand elle se déploie, il accompagne le mouvement de son corps. Sa voix, presque chantée, semble toujours retenue au fond de sa gorge. Il se pourrait qu’il joue là aussi de son élasticité, de son déploiement aussi comme d’un ressort, d’une “bobine”... Il a pris le balafon mais n’en joue pas, c’est seulement à l’écoute de l’enregistrement qu’il glissera ses mains sous les lames de bois pour en caresser les “mamelles”. Il joue plus avec les piquants en fer de la maillochebalai sur ses lèvres , que de sa cymbale. La gestuelle mécanique de Thomas, qui s’appuyait sur la mouvement de manivelle du moulin, s’est trouvé presque remise en question par la découverte fortuite des profondes résonances du métallophone basse. De même, les interactions avec Wanda dans le couplage autour du konga lui demandent un investissement physique plus grand, et lui font découvrir, presque à son insu, les sensations de sa main nue sur la peau de l’instrument qu’il détournait jusqu’à présent par l’usage des mailloches ou de la manivelle. Quant à Wanda, la production des résonances du métallophone basse ont modifié son approche de l’instrument, quand elle découvre qu’elles peuvent la “contenir”. Lorsqu’à nouveau, par surprise, elle découvre un nouveau son sur le konga, grave et sonore (en le couchant, elle a libéré la caisse de résonance du fut), sa “communication” en est changée, bouleversée même, et résonne sur le groupe. L’émerveillement “touche” le groupe. “T’entends là, ça fait de l’air”, dit-elle. Dans le silence attentif qui suit, on entend juste le sifflement de Jonas. Puis échanges entre Wanda et Thomas qui essaie de produire à son tour ce “vent” avec son instrument. “Ca fait du vent” lui dit Wanda. Jonas se tient à distance: il a sa façon bien à lui de produire du vent entre ses lèvres et le fait entendre. Jonas, quant à lui, intégre “ses” instruments dans des palettes, des tas, qu’il enrichit à chaque fois, ce qui lui permet d’en explorer de nouveaux. C’est comme s’il s’appropriait leurs qualités physiques (plastiques et sonores), ce qui lui permet à chaque fois, une nouvelle donne et une capacité de rencontre sonore nouvelle. Au cours des séances, il s’affirme dans sa présence physique face au groupe. Dans le groupe AIS, Martina joue de son baton de pluie comme d’un rouleau à patisserie; Karim fait tomber ses baguettes de différentes hauteurs sur la peau du tambourin, Djariel tape sur les ”mamelles” du balafon (les calebasses sous les lames en bois). Si l’idée de “théâtre musical” a spontanément été utilisé par une élève de CE2 pour parler des improvisations, avec le groupe AIS, il serait plus question de “théâtre de geste”. Le geste traduit le toucher, l’appropriation mais aussi la trouvaille du son, il invite à la production d’imaginaire en direct: le groupe AIS s’est ainsi plus servi de l’instrument pour “dire” que du langage, même lors des conflits. L’instrument, là plus qu’ailleurs, a été l’objet d’une gestuelle très poussée, même théâtralisée, soumise à une recherche de sensations à la base (chaleur, brûlure, douleur de la frappe, plaisir de la vibration) ouvrant tout un potentiel de dramatisation, d’intensification, d’expression. Leur inhibition intellectuelle a même disparu un certain temps pendant ces communications sonores, pour découvrir et délivrer à travers le geste et le son, une pensée en action, malgré une verbalisation assez pauvre mais très riche en lapsus... Progressivement le geste s’est comme décollé du jeu instrumental, “suffisamment enrichi” par ces plongées dans l’imaginaire, et s’est affiné dans le groupe au service de la communication non-verbale, pour entrer dans le code musical. Il n’est plus trop question là de l’instrument, mais du contact, du geste qui le met en vibration, de ce qui le précède comme du son mis en pensée... Une expérience a été proposée par un élève dans le groupe CE2 de jouer les yeux fermés , après qu’il l’ait avant spontanément découvert pour lui-même. L’expérience a acceptée par le groupe avec enthousiasme. Pris dans le jeu, certains enfants se mettent alors à jouer si fort que cela frôle l’insoutenable, ils diront après l’improvisation: “pour moi, ça n’a pas changé grand chose d’avoir les yeux fermés, parce que je n’ai jamais d’histoire, je n’arrive pas à imaginer”, comme si l’intensité était venue ici créer une enveloppe sonore compensatrice. Pour d’autres au contraire, avoir les yeux fermés est vécu comme une dilatation du présent, une condition pour entrer dans l’imaginaire, ils diront après: “J’entendais mieux, ça faisait comme dans un conte, comme si on était dans une histoire, un conte de musiciens..” ou encore: “en même temps je me racontais une histoire comme si c’était vrai”, “on peut mieux imaginer.” Une recherche récente de Mesdames Lapoujade et Lecourt ( Revue Enfance - 2001) a très justement souligné l’importance donnée au contact sonore à cet âge où se développe la relation sociale, dégageant la notion de “fonction phatique” du sonore. Il s’agit du temps de récréation à l’école. Celle-ci est en effet un moment important d’expression corporelle et groupale qui, néanmoins, peut devenir moment de surcharge sonore, d’excitation pouvant être apparenté à une agression sonore. Or ce temps de communication sonore m’est apparu vécu dans les classes comme un temps de récréation sonore, à entendre comme re-création sonore de la récréation. Un moment de restauration narcissique et de jeu, dans le plaisir et la découverte de gestuelles perdues, de rencontres sonores. La mise en “oeuvre” se situant autant sur le plan sonore que groupal. Il est vrai que les cours de récréation ne sont plus “enchantées”. Elles se sont privées par la mixité , des rondes, des jeux dansés et chantés d’autrefois. Mes vingt-deux années d’enseignement de la musique m’ont rendue sensible à la dégradation de l’environnement sonore scolaire et à son impact sur l’enfant qui souffre souvent d’une tension très grande et de grosses difficultés d’attention. Le mouvement d’intériorité demandé par des situations d’écoute fait l’objet de beaucoup de résistances, la relaxation est difficile voire impossible, ou alors les endormissements sont immédiats. C’est pour cela je crois qu’il faut continuer à lutter contre une certaine représentation “clivée” du cours de musique, où tout ce qui s’y passe doit être sous le contrôle de l’esthétique. Faire de la musique à l’école pourrait non seulement permettre une prise de conscience de sa liberté sonore et de son “intervalle” sonore entre soi et l’autre, mais aussi en permettre l’élaboration (dans et par le groupe) dans des temps de communication sonore, par exemple en “tentant d’entrer en communication par l’intermédiaire des sons”... Preuve en est, dans les trois groupes d’enfants de ma recherche, la suspension, l’intériorisation ont été rendues possible au fil des séances. La motivation et l’investissement se sont accrus. Dans le groupe Hôpital de Jour, le fonctionnement interpersonnel s’est amélioré. La diminution de l’angoisse est devenue nettement sensible, audible même par l’introduction de silences musicaux plus que jamais en attente d’une scène... Adresse de correspondance : ISABELLE CUMONT 54 rue du Vertbois 75003- Paris E-mail: [email protected]