Claude Debussy (1862-1918) Lettre (destinataire inconnu) Par

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Claude Debussy (1862-1918) Lettre (destinataire inconnu) Par
Claude Debussy
(1862-1918)
Lettre (destinataire inconnu)
Par Robert Ferrieux
Dimanche soir, 10 mars /
011.
Cher Monsieur,
Croyez-moi infiniment heureux de pouvoir participer à la fête consacrée à
Rimbaud. Ça ne pourrait être d'ailleurs qu'un très faible hommage rendu à celui
qui ouvrit tant de « fenêtres inédites » et auquel nous devons un héritage de
Beauté unique. Ne vous étonnez pas trop de cette opinion, venant d'un
musicien. Seulement, je l'aime beaucoup pour avoir pensé jamais à l'ornement
inutile de ma musique à quoi que ce soit de son texte… Je verrais plus
volontiers une chose s'en inspirant ?… - tout texte respecté. Surtout, il me
faudra savoir, tout de suite, la date de cette fête ; de cela dépendra ce que je
pourrai faire. Néanmoins, je puis vous assurer de mon dévouement à ce que
vous faites, et aussi de toute ma sincère sympathie.
Claude Debussy
[Sollicité par un correspondant, dont l'identité n'est pas connue, pour participer
à une « fête consacrée à Rimbaud » devant se dérouler à Charleville-Mézières,
Claude Debussy répondit fort courtoisement le 10 mars 1901.
Courte lettre, restée inédite jusque dans les années 1990, qui n'en dit pas
beaucoup sur Rimbaud, mais un peu plus sur Debussy. L'art de Debussy est
toujours construit sans que la moindre place ne soit laissée au hasard. Les
envolées jamais abouties et les rebonds vers l'ailleurs donnent l'impression
d'une inspiration vagabonde. Rien n'est plus inexact : chaque note, chaque
nuance, chaque départ est pensé, pesé et ajusté avec la plus grande
1
Graphie adoptée par Debussy.
méticulosité. Dans ces quelques lignes consacrées à Rimbaud se retrouvent
des mots de passe confirmant que le musicien se sentait très proche du poète.]
Commentaire
La fête eut bien lieu le 21 juillet. On y inaugura un monument de bronze
qu'avait sculpté le beau-frère d'Arthur Rimbaud, Monsieur Paterne Berrichon, et
une plaque de marbre sur la maison natale du poète. Il y eut des discours, des
poèmes, en particulier un de Francis Jammes (1868-1938). Le maire de la ville
fit une allocution et la fête foraine attira beaucoup de monde. Gustave Kahn
(1859-1936) évoqua les Illuminations, « {…} Des phrases radieuses, des
concisions extraordinaires, des indications où s'allument des horizons […] ».
Les deux derniers vers du poème de Jammes, assez pompeux, enflammèrent la
tribune officielle. Il est vrai que la riche rime, quoique amputée graphiquement,
et la quintuple allitération en « m » étaient du plus bel effet :
« […]
Que ce marbre du moins se lève et qu'il te plaigne
Mendiant mort dont les chiens mordent les pieds qui saignent. »
Une cérémonie très provinciale
En fait, dans le numéro d'août 1901 de la revue mensuelle d'art et de
littérature Sagittaire, le récit de la cérémonie présente une autre version des
faits, rien de plus banal. Lorsque tomba le voile recouvrant le buste, la Musique
du 91e de ligne fit retentir la Marseillaise. Monsieur Rameau, de l'Odéon, récita
Le Bateau ivre, Monsieur Lautner, du Théâtre Libre, dit des poèmes de Jammes
et de Ernest Reynaud. Pour clore la cérémonie, l'Harmonie du régiment exécuta
en première audition une œuvre de Monsieur Ratez, directeur du Conservatoire
de Lille, inspirée par le poème de Rimbaud. Parmi les personnalités invitées, on
relève les noms de Georges Corneau, directeur du Petit Ardennais, et de son
frère André Corneau, titulaire de la rubrique musicale dans Le Matin après avoir
tenu celle de La Revue Blanche.
Rien, pas un mot sur Claude Debussy.
Il est vrai que la réponse du musicien avait été, comme toujours chez lui, très
évasive. Les organisateurs ne pouvaient entretenir un grand espoir de sa
participation. Sa lettre avait-elle été adressée à cet André Corneau dont il était
le successeur dans les fonctions de chroniqueur musical à La Revue Blanche ?
Son premier article y avait été publié en avril 1901. Ce correspondant inconnu
était-il le poète symboliste Gustave Kahn dont les phrases enflammées ont été
citées plus haut ? Gustave Kahn a été assez mal traité par la postérité. On
n'entend plus beaucoup, en effet, parler de lui. C'est assez injuste, car on le cite
dans les manuels d'Histoire littéraire comme l'inventeur du vers libre, ce qui,
d'ailleurs, reste à voir : Walt Whitman, par exemple, poète américain né en 1819
et mort en 1892, semble bien l'avoir précédé (et il ne serait pas le seul) :
« […]
I Celebrate myself, and sing myself,
And what I assume you shall assume,
For every atom belonging to me as good belongs to you. »
(C'est moi que je célèbre et moi que je chante,
Et ce que j'endosse tu l'endosseras,
Car chaque atome qui m'appartient t'appartient tout autant.)2
Le cercle fermé des poètes
Quoi qu'il en soit, Gustave Kahn, auteur, entre autres, d'un beau Livre
d'images, fréquentait les mardis de Mallarmé (1842-1898), était lié d'amitié avec
Pierre Louÿs (1870-1925) et il est à peu près certain que Debussy l'avait
rencontré. L'Après-midi d'un faune qui, avec le musicien, devint le célèbre
Prélude à l'après-midi d'un faune, avait souvent réuni Debussy et Mallarmé, et
les mardis donnaient l'occasion de voir beaucoup de monde. Il y avait aussi la
librairie de L'art indépendant que tenait Edmond Bailly rue de la Chaussée
d'Antin, décrite comme un « antre obscure » au plafond si bas que les plus
grands par la taille devaient s'asseoir ou légèrement se courber. Là étaient
venus et venaient des poètes symbolistes, le marquis Villiers de l'Isle-Adam
(1838-1889), Mallarmé bien sûr, Viélé-Griffin (?-?), Claudel (1868-1955), Albert
Mockel (1866-1945) et… Debussy.
Henri de Régnier (1864-1936) a évoqué le souvenir qu'il avait gardé de lui :
« Il entrait de son pas pesant et feutré. Je revois ce corps mou et nonchalant,
ce visage d'une pâleur mate, ces yeux noirs et vifs aux paupières lourdes, au
front énorme singulièrement bossué sur lequel il ramenait une longue mèche
crépue, cet aspect à la fois félin et tzigane, ardent et concentré. On causait.
Debussy écoutait, feuilletait un livre, examinait une gravure. Il aimait les livres,
les bibelots, mais il en revenait toujours à la musique, parlant peu de lui-même,
mais jugeant avec sévérité ses confrères… Il intéressait, en conservant toujours
quelque chose de distant, d'évasif. »
Les mots de passe de M. Croche
Dans La Revue Blanche, entre le 1er avril et le 1er décembre de l'année
1901, Claude Debussy publia treize articles, en particulier l'Entretien avec M.
Croche. On y lit :
« […] la musique est un total de forces éparses… N'écoutez les conseils de
personne, sinon du vent qui passe et nous raconte l'histoire du monde… Savezvous une émotion plus belle qu'un homme resté inconnu le long des siècles,
dont on déchiffre par hasard le secret ? […] Avoir été un de ces hommes…
Voilà la seule forme valable de la gloire. »
De telles formules sont de véritables mots de passe pour pénétrer dans
l'univers de Debussy et des clefs de la poésie rimbaldienne. Dans une lettre à
Paul Demeny, datée du 25 mai 1871, le poète écrivait :
« Trouver une langue… Cette langue sera l'âme pour l'âme, résumant tout,
parfums, sons, couleurs. »
On dirait le sonnet de Baudelaire Correspondances :
« […]
2
Ma traduction
II est des parfums frais comme des chairs d'enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l'expansion des choses infinies,
Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,
Qui chantent les transports de l'esprit et des sens. »
« Fenêtres ouvertes », « fenêtres inédites »
.
Mots de passe revenant souvent chez Debussy. Lui qui avait lu avant 1893
les poèmes de Verlaine, de Laforgue, de Rimbaud, d'Edgar Poe et, bien sûr,
connaissait la poésie de Mallarmé, tout cela « à ne pas se tromper d'une
sensation », selon un témoignage de René Peter (1872-1947), l'ami à éclipses
de Proust, cet artiste-là était vraiment très proche de Rimbaud. S'il en était
besoin, la lettre du 10 mars 1901, bien que non suivie d'effet, le confirme.
Cette intensité de Rimbaud, c'est l'intensité de Debussy, une somme de
sensations et d'émotions condensées en un poème rapide ou un agile prélude
sans transitions, mais structuré par une logique interne échappant à la
représentation, la cohésion d'une densité infinie, des ouvertures sur le silence,
sur « le ciel libre ».
Il est donc vraisemblable que s'il en avait eu le loisir, Debussy eut aimé se
servir de la poésie de Rimbaud comme amorce d'une composition telle que
l'avait été son Prélude à l'après-midi d'un faune, c'est-à-dire libre envers le texte
et pourtant sans cesse sous-tendue par lui.
Conclusion
On peut faire bien des conjectures et s'amuser à rêver : quel texte de
Rimbaud aurait eu la bonne veine de l'inspirer ?
Puisqu'il s'agit de rêve, soyons personnel et lançons-nous dans une
hypothèse : Le Bateau ivre, à mon sens, dérive comme la musique de Debussy,
voyage, ne s'ancre pas à un rivage, car d'autres l'attendent et d'autres encore.
Debussy, c'est l'aventure toujours inconnue, toujours renouvelée, d'une
musique chaque fois bondissant vers un ailleurs lorsque s'offre l'occasion d'un
repos de l'oreille et, pour revenir à Baudelaire ou Rimbaud, transportant de
verdissants paysages sonores, des fraîcheurs de sens et s'offrant le luxe d'une
« ampleur infinie ».