Les reformateurs de l`ancienne France
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Les reformateurs de l`ancienne France
LES RÉFORMATEURS DE L'ANCIENNE FRANGE LE PRÉGURSEUR DE LAW : LA JONCHÈRE Au nombre des réformateurs principaux qui, après Boisguillebert et Vauban, sa sont occupés de l'amélioration des institutions financières de l'ancienne France, il faut placer La Jonchère. Il y a toutefois une importante distinction à faite entre les financiers qui ont produit leurs plans de réformes sous le règne de Louis XIV, et ceux qui comme La Jonchère, Boulainvilliers et Law ne les ont proposés qu'au moment de l'avènement de la Régence. Les premiers ne sont presque guidés dans leurs projets que par un but humanitaire. Leur préoccupation principale se réduit, tout en laissant intacts les revenus royaux, â trouve;' des combinaisons plus ou moins simples, plus ou moins heureuses, qui puissent remédier aux exactions de la taille, des gabelles et des droits d'aides. Au début de la régence, les plans de réforme doivent s'agrandir; un double problème se pose il s'agit, d'une part, de découvrir les ressources énormes qui pourront faire face aux charges écrasantes qu'a laissées le règne de Louis XIV, et, de l'autre, de trouver, suivant le langage du temps, un soulagement à la misère des peuples. C'est bien [â le problème que s'est posé La Jonchère et qu'il a prétehdu résoudre. Il s'arrête peu au plaisir toujours facile de critiquer; c'est un plan de gouvernement tout entier qu'il propose; et, à la précision de son plan, il est facile de reconnaître que ce n'est pas â un rêveur que nous avons affaire, mais à un esprit habitué de longue date aux conceptions mathéinatiques. La Jonchère était ingénieur, en effet; il avait consacré de longues études à un projet relatif au canal de Bourgogne; il avait voyagé, nous dit-il, dans les principaux pays de l'Europe, dans presque toutes les provinces de Document - D I I l Il H DVII Ulil I 110 0000005531639 - — L -- 4 la France, et recueilli -partout des documents précieux sur l'administration des finances et sur celle des travaux publies. Au moment de la mort de Louis XIV, son plan de réformes financières était sans doute suffisamment arrêté dans son esprit, puisque dés les premiers mois de la régence, il avait pu en présenter un aperçu général au régent. Ce projet fut peu remarqué et confondu sans doute avec ceux des faiseurs qui, de tout temps, ont choisi les moments les plus critiques de la vie nationale pour mettre au jour leurs élucubrations les plus sottes; les écrivains qui s'en occupèrent un peu â cette époque n'en mirent on relief que les côtés les plus défectueux, et l'opinion la plus commune que l'on en ait aujourd'hui sur la foi de biographes incompétents' c'est que le projet de La Jonchère n'était qu'une fantaisie bizarre, qu'une suite de propositions baroques, ne méritant que le dédain ou plutôt la pitié. La Jonchère a fait imprimer son projet; il nous en donne la raison: le conseil des finances ne l'avait écarté, le croit-il, que par suite de la négligence qu'il avait eue de ne pas présenter tous les calculs et toutes les justifications qui devaient en faire ressortir le côté éminemment pratique. donc fait tous ses calculs, il les a refondus dans son plan primitif, et, par dévouement pour le régent, qu'il voit s'engager dans un système nouveau (le système de Law), il a fait imprimer son oeuvre et la lui a offerte en cadean. d'étrennes. L'ouvrage, tiré â très petit nombre sans doute, est devenu tellement rare quo depuis quinze ans nous n'avons pu nous en procurer qu'un seul exemplaire, et qu'il a manqué â toutes les bibliothèques privées les plus importantes dont les catalogues ont été imprimés depuis le commencement du siècle. Il forme quatre petits volumes in-12, imprimés dans le courant de 1118 et de 1119 et portant la date de .1720 2 L'identité souvent absolue que l'on remarque entre les idées de La donchère et les pratiques financières de Law ne laissent aucun doute sur le peu de scrupule avec lequel ce financier s'est permis de s'approprier une grande partie du projet de La Jonchère, sans s'occuper en quoi que ce soit de l'ingénieur dont la position parait avoir été précaire pendant toute sa vie. -L'excessive rareté du livre de La Jonchère nous paraît donc pouvoir être Il 1. Voyez la Biographie générale de Didot, article La Jonchèrc. - Voyez le Dictionnaire d'économie politique de Guillaumin; l'auteur babituellement grave quia fait l'article relatif à La Jonchre en une douzaine de lignes, n'a vu dans le système de ce réformateur que l'idée de décorer l'bdtel do la compagnie d'un balcon de fer forgé; il s'amuse en outre b un assez mauvais jeu de mot sur les cascades que La Jonchère proposait de créer dans les Champs-Élsées. U est probable qu'il n rendu compte de l'ouvrage de La Jonchère sans t'avoir jamais lu, puisqu'il en appelle l'auteu La Jonchiri. 2. Système d'un nouveau gouvernement an Francs par M. de La .Jonchère; à Amsterdam chez François le -Bon, marchand-libraire, 1 720, 4 tomes in-12. -5— attribuée â ce fait quil a dû être détruit, sinon par ordre del, aw lui-même, au moins par les soins des partisans du système, qui avaient intérêt à ce que Law ne parût point un plagiaire aux yeux (le 5CC enthousiastes admirateurs. Le plan de La Jonchère consistait, nous l'avons dit, d'une part, à faire face aux charges léguées par Louis XIV (et même â employer des sommes considérables des travaux publics), et de l'autre, à mettre fin à l'arbitraire avec lequel étaient établis les impôts et aux vexations qui en accompagnaient la perception. Après avoir fait un retour vers le passé, après avoir étudié les vues de tous les ministres qui, selon lui, n'ont eu d'autre talent que d'entasser impôts sur impôts, La Jonchère examine l'oeuvre de ses devanciers Boisguillebert et Vauban. Le détail de la Franco l'a frappé : s Le stylo en est dur et embrouillé, ditil, il est outré, bien qu'on ne puisse dépeindre aux princes lesmalheurs des peuples avec des couleurs trop noires s, mais les modifications que Boisguillehert rêvait d'introduire dans les tailles seraient vaines; son dixième, sa capitation, seraient tout aussi arbitraires « parce qu'on ne pourrait empêcher que la faveur et les amis n'y entrassent pour quelque chose s. De plus, conserver les aides c'est perpétuer les commis, etc., etc. Le plan de Boisguillebert lui paraît donc mauvais. Quant à la dime de Vauban, il partage à l'égard de cet ouvrage l'opinion commune; cet ouvrage ne peut être de Vauban'. Vauban était incapable des détails puérils, des estimations vaines, des profits imaginaires et des exagérations sans fondement dont presque toutes les pages de cet ouvrage sont remplies 2. La dîme, adjugée chaque année, ne trouverait pas de fermiers, ou bien ils feraient promptement banqueroute et ne payeraient pas. Que dire des granges évaluées û 1,000 livres? qu'il faudrait dans chaque village, et cela aussi bien dans le Midi que dans le Nord, et qui, dansla réalité, coûteraient des sommes fabuleuses! Et comment contenir les variations du marché des blés? Quant â la dîme des maisons et des rentes, que d'arbitraire! Quelle injustice dans la dime de l'industrie! et comment taxer les arts libéraux, imposer un avocat! ce serait une véritable inquisition. Et le sel, que Vauban propose de mettre uniformément au prix de 18 à 20 livres! Quelle injustice pour ceux qui en sont exempts, et quel petit profit pour les autres! Car, ainsi que l'observe La Jonchère, non sans quelque raison, t' les peuples à qui l'on ôte les subsides croient que c'est unejustice qu'on leur rend et n'en ont point de reconnaissance s. Quant à sa taille réelle, que d'injustices encore, quelles opérations, quel cadastre, quelles difficultés d'évaluations, quelles mutations par change1. C'est aussi l'opinion de Forbonnais Recherches sur les finances, t. I, P. 511. 2. Graslin est encore plus dur envers Vauban; il considère son projet de dine eu nature comme la chose la plus injuste du monde et le traite morne 4e stupide. (Essai sur la richesse, P. 23). QUE —G— ment de cultures! Le cadastre ne donnerait d'autre avantage aux peuples i (lue la certitude de leur sort , et l'on voit, dit-il, après cette critique qui est presque toujours juste, que la dîme royale de Vauban, si elle était appliquée, serait un remède pire que le mal. La Jonchère en arrive donc â proposer son plan de gouvernement et, pour en dire de suite les avantages, il a pour résultat d'acquitter toutes les dettes de l'État, du clergé et des pays d'États, sans perte pour aucun rentier - de supprimer tous les octrois existants, la taille, les aides, les douanes, les péages, les surtaxes du sel et généralement toutes les surtaxes résultant des impôts actuels - de rembourser toutes les charges de justice et de finance - d'établir la liberté du travail pour tous et l'accès de tous aux fonctions publiques, - de réorganiser la justice, l'armée, la mariue, — d'amener presque subitement l'alsaissement du prix des denrées, et de donner à la Frange, au moyen d'une immense circulation monétaire et de travaux • publics très importants, nue prospérité inconnue jusqu'alors. Les grands travaux publics que La Jonchère projette, ce n'est rien moins que l'achèvement du Louvre avec établissement d'une rue monumentale allant du Louvre è l'Hôtel-do-Ville (110 millions), le creusement d'un canal qui, partant (Je l'arsenal et passant par les fossés Saint-Denis et SaintMartin, aboutirait à Cbaillot en longeant les Champs-Jflysées et en purifiant toute la ville (80 millions); puis la construction de 500 maisons neuves clans la ville (100 millions), l'achèvement des quais, du Pont royal aux Invalides, avec un pont nouveau (5 millions), l'érection d'un immense HôtelDieu à Chai1lot U et celui d'un abattoir central sur le quai en face (5 millions). Il faut en outre 100 millions pour la marine; les fortifications et les canaux demandent 50 millions. Enfla le siège du nouveau gouvernement doit être établi place Dauphine à Paris; il faut y construire un hôtel matinmental, et La Jonchère, entrant dans le détail de sa construction, fait une magnifique description des décorations somptueuses qu'on y prodiguera, (les colonnades, des salles d'assemblées, de la salle du trône, de la statue du roi et du régent, de manière à faire de cet hôtel l'Hôtel de la nation. Il y consacre 50 millions, et, comme il faut en toutes choses ici-bas s'assurer la protection des grands, La Jonchère fait entrer dans ses calculs le don d'une somme de 500 millions qui seraient remis au roi pour qu'il les dis1. Il est curieux de remarquer que ces critiques sont exactement celles qui ont été reproduites au commencement de ce 'siècle contre le cadastre et auxquelles 1-lennet a répondu dans son beau Rapport sur le cadastre; Paris, 1817, in-4', 2. Go canal d'assainissement devait être alinicutépar de grands réservoirs, placés sur les hauteurs de Chaillot et remplis par de puissantes machines élévatoires. Chaque jour une forte chasse d'eau devait servir au nettoyage de ce canai. On aurait utilisé cette énorme chute d'eau pour la décoration des Champs-Elysées au moyen do châteaux d'eau multiples, de cascades et de pièces d'eau. a. Cet emplacement est presq,i'identiquemeat celui qu'indique l'architecte Poyet et de reconstruire l'Hôtel-Dieu de Paris, dans sou Ménjoiro su,' Id nécessité de transférer 1785, in-4'. -7tribuèt aux princes du sang, ministres, présidents, avocats, procureurs, lieutenants généraux, etc. Enfin 800 millions sont consacrés à l'établissement de manufactures dans le royaume. Toutes ces propositions donnent en dépense un total de 4 milliards 900 millions. Avec six milliards La Jonchère estime donc qu'il est certain de rendre la France le pays le plus florissant de l'Europe. Quel est le plan financier (lui procurera ces six milliards? Le voici,: La Jonchère, après avoir fait table rase de taus les impôts existants, en fait autant pour l'organisation administrative. L'organisation financière du royaume doit faire place à l'établissement d'une compagnie qui sera chargée de la perception des produits financiers, du payement des dépenses, de l'administration des ponts et chaussées et des travaux publics. L'avantage qu'il y a à former une compagnie toute nouvelle, c'est de pouvoir créer de toutes pièces un rouage administratif simple et sûr sans avoir à compter avec les habitudes anciennes et les résistances passives du personnel administratif du règne précédent. La compagnie, présidée par le roi, aura à sa tête un grand maitre, quatre trésoriers nommés par le roi, un nombre de directeurs illimité (chaque possesseur de dix millions en actions de la compagnie étant directeur de droit), puis huit directeurs nommés par les actionnaires porteurs de cent actions au moins. Dans les trois cents principales villes du royaume, l'organisation, complètement uniforme, comprendra un inspecteur, un directeur, un contrôleur, un receveur, un caissier et des commis. Tout le personnel administratif de la France devra se composer de vingt-sept mille employés environ, et la fixité des principes administratifs sera telle que tout employé pourra passer du nord au sud de la France sans danger pour le service. Cette vaste compagnie, pour se procurer le capital de six milliards dont l'emploi a été exposé ci-dessus, fera des émissions d'actions, et, comme il importe que ces actions se placent facilement et qu'elles soient même recherchées, il faut que la nation comprenne exactement ce que c'est que l'or et l'argent et quel est leur râle dans les sociétés humaines. On voit que tout ce début est presque entièrement l'histoire du système de Law. Qu'est-ce donc, suivantLa Jonchère, que l'or et l'argent? L'or et l'argent ne sont rien par eux-mêmes', dit-il, puisqu'à côté d'un tas d'or l'on mourrait de froid, de faim ou d'ennui. C'est donc la rareté de l'or et de l'argent qui font leur seule valeur. Mais cette rareté même, elle est à la merci de la découverte d'une mine; les fortunes métalliques les plus grandes sont 1. Nous retrouvons cette opinion qui refuse à l'or et à l'argent la valeur de marchandise jusque dans un ouvrage d'ailleurs excellent de Dufposne Saint-LÔon Études du crédit public, etc.; Paris, 14, in-8', p. 172. — g donc à la merci de la rencontre heureuse d'un puissant filon de métal l• L'or et l'argent n'ont par conséquent que la valeur la plus incertaine. Leur utilité est grande néanmoins, car ils ont été choisis comme les médiateurs dans les échanges de toute nature. Mais cette utilité môme, par suite de quel compromis peuvent-ils prétendre au droit de l'avoir seuls? Ils ont été choisis comme médiateurs d'échanges, mais, ne peut-on pas choisir tout autre choie? Et cela existe même, dit-il, puisque les actions des banques de Venise, d'Amsterdam, d'Angleterre et de Hollande sont préférées à l'or et à l'argent. Dès lbrs,-si l'on convient une fois pour toute, par une sorte de contrat indélébile, qu'un papier de banque aura cours certain et obligatoire à jamais, que toujours il sera accepté comme médiateur universel et que par son intermédiaire on pourratoujours se procurerblé, vin, habillements, etc., que deviennent l'or et l'argent? La seule condition d'une telle mesure, c'est que les billets soient distribués à propos, commercés avec équité et conserves dans leur crédit; c'est là lii ferme résolution prise par la compagnie. Mais pourquoi la création d'actions, venant prendre la place du mimeraire et même s'ajouter 't lui? C'est que la circulation la plus abondante est le Plus grand bien d'un État, la source même de toute prospérité, que Les avares et les thésauriseurs en sont le véritable fléau. Tontes les mesures qui peuvent assurerunc rapide circulation sont donc légitimes, quels qtiè soient les moyens que l'on y emploie. Or le meilleur des moyens, c'est le droit de diminuer la valeur des espèces, c'est le droit de les refondre et d'annuler la valeur des vieilles espèces non repr.sentées A la monnaie. Un avare est un fléau qu'il faut bannir; les thésauriseurs sont les ennemis les plus évidents de la société, puisqu'en enfouissant leur numéraire, ils suppriment une partie de la fortune nationale et commettent le plus lûche attentat contre sa prospérité ils doivent être dénoncés. La compagnie aura-donc le droit de faire cinq diminutions successives I. Quelle aurait été la puissance de cet argument si nos pères avaient été témoins de découvertes de filons aussi puissants que ceux de la Californie pour l'or et ceux des mines de Comstock pour l'argent? (Voyez le rapport de M. Gosehen, Dtilletin et statistique; lmpr. nationale, 1877, t. I.) 2. Lé nombre des procédés violents ayant pour but de forcer la circulation des espèces est immense. Un des plus excentriques est celui de Sarrazin. Il consistait, après établissement préalable du cours forcé des billots, h infliger à ces mêmes billets une perte quotidienne. La perspective de ces pertes de chaque jour aurait contraint chaque porteur de billets h les remettre le plus têt possible en circulation (Appendice de la Vraie théorie de limpôt, par Sarrazin, 1816, in-8'). C'est exactement le contrepied des billets à rente proposés par Cieskowski (Du Crédit et do la. circulation, Paris, 19, in-8'); par Solère (Essai sur tes valeurs, Paris, an Vil, et par le comte de ]Jouhet, qui y cherche un produit financier et une CQncurjonce aux billets 4e la P?nque do France (Officiel, 7 avril 1874), n sur les espèces; la perspective des pertes' à éprouver sur les espèces déterminera chacun à les faire circuler le plus rapidement possible et à ne garder encaisse que des actions de la compagnie, dont la valeur sera absolument fixe et certaine à jamais. Une diminution sur les espèces, c'est un coup de fouet donné à la circulation. Toutes les craintes des porteurs de numéraire, relativement à la diminution des espèces (qui, tout artfflcielle qu'elle sera, pourrait être la conséquence de la découverte de mines), toutes ces craintes finiront par amener la conviction dans la nation que l'or et l'argent ne sontrien et qu'un titre aussi sûremenVgaranti que celui de la compagnie est la meilleure richesse mobilière que l'on puisse désirer. Les actions de la compagnie se placeront donc facilement, et les milliards qui sont nécessaires se présenteront évidemment tout seuls. Mais, quelles seront les garanties de ces actions? De quelles sources viendront les produits qui serviront à en acquitter les intérêts et â subvenir aux autres dépenses de l'État? Tous les impôts anciens se trouvant supprimés, quelles redevances, quels produits devront prendre leur place? C'est là le coeur même de la question. En homme pratique, La Jonchère ne hase 'pas ses appréciations sur te revenu éventuel d'opérations de banque ou d'opérations commerciales ordinaires; il sent du premier coup que les revenus de la compagnie sont solidaires, des impôts à établir, que le fondement même de ces revenus ne peut être autre chose qu'un impôt. Tout son système repose donc sur la découverte du meilleur et du plus productif inipdt. Cet impôt n'est autre chose que l'établissement: 1 0 d'une dîme en nature; ° d'un monopole. On réunit ainsi aux avantages les plus précieux de l'impôt direct les avantages non moins grands des impôts indirects de consommation les plus productifs. Voici le système de La Jonchère réduit à sa plus grande simplicité: Une dîme en nature est établie sur tous les produits de la terre. Elle est de 10 p. cent du produit brut: 1- des terres en blés, avoines et menus -grains; 2° des bois; 8° des vins; elle peut être établie sur les fourrages. Elle ne porte que sur les grains, les pailles étant jugées comme trop embarrassantes. La perception en est assurée de la manière suivante • Toute pièce de terre dôit être bornée au moyen de pieux solides portant un numéro de repère. Chaque année, au moment de la récolte, les gerbes sont entassées par dizaines et centaines dans chaque pièce de terre. La production moyenne en grain est établie par gerbe. Tout propriétaire doit déclarer, sous peine de • confiscation, le nombre de gerbes récoltées par chaque champ avec indication du numéro que porte chaque pièce. Des états en blanc sont imprimés d'avance sur un modèle uniforme, - 10 remis à chaque propriétaire, puis remplis, signés et transmis aux bureaux de perception par chaque propriétaire également. Personne n'a le droit d'enlever les gerbes de ses champs qu'après l'inspection rapide de's agents de la compagnie. D'après ces premiers états, la quotité en grains à fournir à la compagnie comme dîme, est fixée pour chaque propriétaire et inscrite sur son état. Cela fait, chaque propriétaire sait de la manière la plus exacte ce qu'il doit de dîme. 11 doit apporter soit eu une seule fois, dans le courant d'une période de cinq à six mois, jusqu'aux greniers de la compagnie situés à une distance maxima de cinq lieues, et embrassant ainsi une superficie de soixante-quinze lieues carrées. La dime du vin se récolte aux frais et par les voitures de la compagnie. La Jonchère est l'homme des simplifications; il u remarqué comme tout le inonde l'étonnante diversité ries fûts employés dans le commerce du vin. Il exige une réforme radicale tous les fûts seront égaux, et contiendront un muid (300 pintes), un demi ou un quart de muid. Au moyen de cette. simplification, le prélèvemenl de la dîme du vin, égale au 1/15°, se fera sur chaque tonneau avec la plus grande facilité. La dîme des bois n'offre aucune difficulté. Il y aura aussi une dime sur tous les autres revenus de la terre; ils pourront être affermés s'ils sont minimes. Quant aux maisons des bourgeois dans les campagnes et à toutes les maisons dans 'tes villes, elles paieront une taxe et un droit de mutation modérés. Oit que ce système, très longuement expliqué par La Jonchère, avec tablcau, états explicatifs et formules de toutes sortes, a l'avantage d'être éminemment simple. II a le défaut, jusqu'à présent, de ne frapper qu'une seule nature de produits, les produits directs de la terre, sans atteindre aucunement les produits pci'fectionnés de l'industrie et les bénéfices du commerce. D'antre part, que fera la compagnie de L'immense quantité de produits agricoles qui seront accumulés dans ses magasins? On semble se heurter aux mêmes impossibilités que dans le système de Vauban. La Jonchère, qui est pratique et calculateur, a paré à toutes ces difficultés. JI demande hardiment un monopole exclusif, dans les trois cents principales villes du royaume, pour la vente du pain, des grains, des fourrages et du vin, et généralement de tous les produits de la compagnie. En outre, un léger droit d'octroi sera perçu, à l'entrée de ces villes, sur un certain nombre de marchandises. Et, quand il demande un monopole, La Jonchère est loin de penser à l'établissement de prix excessifs tels que nous les voyons aujourd'hui par exemple pour la poudre, le tabac ou les allumettes. Son monopole n'est autre chose que le droit pour la compagnie de se substituer aux profits - ii souvent très exagérés que fait une certaine classe de commerçants sur le dos du public'. il accuse ces bénéfices d'être scandaleux ; à tel point, que l'exploitation de ces commerces par la compagnie aura pour effet immédiat, tout en lui laissant de grands profits encore, de procurer un abaissement de prix très sensible sur les principales denrées. C'est ainsi qu'à Paris, le prix du pain blanc sera fixé perpétuellement à 4 sous la livre, le pain de ménage à 3 sous et le bis à 2 sous; que le vin ordinaire sera vendu à 4 sous la pinte en gros et 5 sous en détail, que le Bourgogne sera du prix de 8 à 40 sous et même que le commerce des vins sera libre sous la seule condition de ne vendre au détail dans les villes que du vin de la compagnie. La conclusion qu'il tire de son système est donc qu'il est le meilleur au point de vue des campagnes, délivrées désormais, sous la seule condition d'acquitter un impôt modique, des exactions de la taille, des aides, des corvées, etc., etc., qu'au point de vue des habitants des villes il est le plus doux impôt, puisque loin d'aggraver leurs charges il doit an contraire aboutir à une modération sensible dans le prix des denrées, qu'au point de vue de la compagnie il est extrêmement productif, et qu'au point de vue de PELaI, c'est la prospérité même. La Jonchère passe ensuite à l'organisation de l'armée. Ses idées devancent de beaucoup celles de son époque; il a parfaitement compris l'importance des réserves et la nécessité absolue d'un recrutement direct et de contrôles nominatifs. Suivant lui, l'armée doit être divisée en deux parties l'armée active formant le tirs de l'armée totale, et la réserve de l'armée, en formant les deux autres tiers. Cette deuxième portion doit être formée de tous les hommes bons au service; elle doit être organisée eu armée territoriale, ayant ses cadres complets ; elle doït être exercée souvent, et prêle à marcher au premier ordre. L'organisation de cette armée doit être précédée d'un recensement, classant tous les disponibles par année de naissance, de manière à pouvoir les appeler successivement par ordre d'âge, en cas de mobilisation. La Jonchère calcule avec raison que ce plan si simple sera peu coûteux et qu'il fournira au roi, en temps de guerre, des centaines de mille hommes. Enfin, la solde de l'armée doit être confiée à des capitainestrésoriers. Il s'occupe ensuite tIc la police, qu'il veut réorganiser à merveille, des chemins, qui seront tous remis en état, des ports, qui seront améliorés, des grands travaux publics que nous avons énumérés plus haut et qui seront rapidement entrepris. Il demande expressément la liberté du taux de l'intérêt, la suppression de 1. La Jonchère parait détester les intermédiaires. Rappelons à ce sujet l'opinion de Melon sur l'utilité des commerçants Vendeurs de tout, dit-il, faiseurs de rien (Essai politique sur te commerce, éd. de 1736, in-12, page 07). - 12 la contrainte par corps, la codification générale de toutes les lois et la révision de toutes les hypothèques qui seront rétablies dans la plus grande clarté, une sorte de purge légale universelle. Abordant ensuite ]es questions relatives à l'assistance publique, il formule une proposition excellente, qui est à l'étude en ce moment même, et qui consiste à cantonner les pauvres dans leurs villes ou leurs villages d'origine. La compagnie doit les y entretenir à sa charge moyennant l'abandon qui lui sera fait de toutes les rentes des hôpitaux, dit exclusif de vendre la viande en carême, et dn es revenais nets (les opéras, bats et spectacles. C'est la demande formelle, et même plus étendue encore, de notre droit des pauvres. Il propose encore une organisation complète du service des postes qui desserviront toutes les paroisses de Franco an moins une fois par semaine. Le système est développé avec tous les calculs à l'appui. Le roi aura ê 36 millions de rente et m me davantage s'il le désire; les princes et princesses auront des rentes constituées en actions inaliénables formant une dotatiôn affectée à jamais aux princes dia sang les gentilhommes seront comblés d'honneurs; l'armée aura une solde meilleure, t'administration sera simplifiée, les fonctions mieux rétribuées, etc., etc. Les revenus de la compagnie seront de 578 millions lit les dépenses de 492 millions; il restera une somme annuellement disponible de 886 millions qui à 2 p. cent paieraient l'intérêt de vingt millards. Or il ne faut que six milliards et même (lue quatre milliards 900 millions pour élever la France à l'état de prospérité qui a été exposé précédemment dans le plus grand détail. Le système nouveau que je propose, dit La Jonchère, est le plus simple, le meilleur, le sent plan que l'on puisse suivre pour arriver à relever In Fiance, à payer toutes les dettes de l'ancienne monarchie, à faire de Paris le centre de l'univers et de la France la plus grande et la plus florissante nation du monde. II est facile de vair que le plan de La Jonchèrc reposait sur des idées connues, sur des procédés exploités déjà avant lui. Les théories spécieuses qu'il expose sur la valeur de l'or et de l'argent et sur la facilité avec laquelle les métaux pouvaient être remplacés par une monnaie de papier avaient été déjà énoncées, notamment par Law, dans les écrits peut-être inconnus de La Jonchère qu'il avait composés et publiés en Écosse a. Soit de dinie est une amélioration très remarquable et surtout très pratique du système de Vauban, à la seule condition toutefois de supposer et même d'admettre l'existence d'un monopole de vente. Son monopole, colossal il est vrai, n'est que te développement des idées qui avaient cours depuis longtemps sur les privilèges de vente ou d'achat J. Voir lçs brochures de 1700 et 1705, - - que l'on concédait si généreusement aux grandes compagnies maritimes'. La substitution d'une compagnie aux droits de l'ELat pour l'administration du royaume est l'idée la plus hardie de son système, une idée véritablement neuve et révolutionnaire, qui ne tendait. à rien moins qu'à refondre et à épurer l'administration tout entière. D'entrajnements en entraînements, on verra le régent, après avoir rejeté le système de La Jonchère, adopter, au moins pour la régie des finances, cette substitution d'une compagnie aux prérogatives les plus essentielles du pouvoir. Il est inutile, je pense, d'examiner un système financier des dernières années de Louis XIV en lui demandant compte des principes économiques qui avaient pu l'inspirer. Les théories de La Jonchère sur la valeur de l'or et de l'argent sont évidemment erronées; la meilleure prouve que l'on en puisse donner c'est l'opinion secrète qu'il en avait lui-même. L'or et l'argent ne sont rien, disait-il ; mais en homme avisé, que les séductions du système de Law n'ont pas dû ébranler, il avait bien soin d'inscrire, par une bizarre contradiction, sur le titre même -de soit le prix des quatre volumes est de vingt livres en argent. Quelle injustice encore dans l'inégalité avec laquelle sont distribuées les charges publiques Aux agriculteurs l'impôt direct, aux habitants des villes l'impôt indirect sur les denrées les plus essentielles à la vie de l'homme, avec surcharge d'un octroi et sans même rétablir l'équilibre, aux moyens d'autres impôts ou de dégrèvements, entre les charges du riche et du pauvre, du rnanouvrier et du grand industriel. Au point de vue financier, strictement pécuniaire, quelle était la valeur de ce système? Pouvait-il réussir? aurait-il procuré les sommes que La Jonchère en attendait? Il est certain qu'un tel système, tout simple qu'il fût, eût demandé plusieurs années pour s'implanter et pour devenir productif, et, qu'au point de vue politique, il eut rencontré les plus vives oppositions. Ces oppositions une fois vaincues et le système adopté, . quel en eût été le résultat financier? Nous 'croyons fermement qu'il eut été lucratif, forcément lucratif. Le système de La Jonchère en effet est fondé sur une série de combinaisons plus ou moins justes niais en tout cas évidemment très productives; elles avaient pour but de réunir dans les mains d'une même compagnie les produits de l'impôt, les profits d'un immense commerce maritime et intérieur et les profits non moins grands qui devaient forcément résulter des grandes 1. Voyez les lettres patentes dit 1 1, juin MOI, 2 mars 1611, 2 juillet 161, 24 juin 1642, 12 mai 1660,20 cl 30 mai 1664. sont 1664, juin 1666; arrêt du conseil du 22 janvier 1698; lettres patentes d'octobre 1705, 19 février 1713; édit de mars 1719, etc., etc. - (4 opérations financières d'une maison de banque à circulation presqu'entièreinent fiduciaire. Mais ce qui fait à notre avis la supériorité du système de La Jonchère sur le système de Law, qui lui a tant emprunté cependant, c'est l'attention avec laquelle La Jonchère avait pris soin d'assurer aux actions et billets de sa compagnie un revenu complètement certain et destiné par suite à en maintenir solidement le crédit. Les bénéfices principaux de la compagnie de Law sont plus ou moins arbitraires ils doivent provenir en effet d'opérations commerciales lointaines et de profits de banque éventuels; les bénéfices principaux de la compagnie de La Jonchère sont au contraire évidents pour tous ils résultent (le la dime et du monopole, et seront perpétuels comme eux. Il ne peut donc exister aucun doute sur la question de savoir si le système de La Jonchère eut été productif ; il aurait certainement pu faire face aux charges considérables qu'avait laissées Louis XiV. Mais il était trop radical pour pouvoir être accepté et pour pouvoir être mis en pratique. La Jonchère devançait son siècle dans toutes ses demandes de réformes. La liberté du travail, la suppression des corvées 4 , la suppression de la contrainte par corps, la liberté du taux de l'intérêt, l'amélioration de l'assislance publique, toutes ces réformes ne seront pas accomplies, en partie môme, que près de deux cents ans après que La Jonchère les aura demandées. Il faudra le même temps pour que s'accomplissent les grands travaux publics que La Jonchère n proposés lui-même dès (7(52; ce n'est que d'hier que sera terminée l'organisation des réserves territoi'iales de l'armée, presque sur le plan même que La Jonchère avait dressé. La construction d'un abattoir centra], proposée par lui, ne sera réalisée que de nos jours; l'édification d'hôpitaux modèles sera reprise vingt ans après La Jonchère par Chamousset 3 toutes les idées philanthropiques exposées dans les mémoires célèbres de Tenon auront été émises par l.1a Jonchère un demi-siècle auparavant. Il aura devancé de deux siècles les critiques si justes que Parent-Duchatelet e formulées sur la viabilité de Paris 5. Il n'est pas jusqu'à l'organisation générale des postes qui n'aura été demandée et exposée même dans le plus grand détail par La Jonclière ; il propose en effet l'installation de relais rapprochés, fonctionnant rapidement. dans toute l'étendue du royaume, de manière à ce que chaque paroisse $ 11 est très curieux de voir que presque toutes ces réformes seront demandées pion tard et en partie réalisées par Turgot qui n'a jamais cité La Jonchërc. 2. Le percement de l'avenue allant du Louvre â l'Hôtel-de-Ville n'est même pas encore terminé. 3. Voyez ses oeuvres Paris, l'i83, 2 vol. in-8'. 4. Mémoire sur les hôpitaux de Paris; 1'7, in-4-. 5. voyez Essai sur les cloaques 011 égoats de Paris; 1821, in. 8', et ses nombreux travaux dans les Annales d'hygiène. - 1$ soit desservie au moins une fois par semaine. Les taxes seront proportionnelles aux poids et aux distances, le secret des lettres assuré, le transport des ballots de dimensions ordinaires confié à la direction des postes. Nbus croyons que ces idées de réformes suffisent à assigner A La donchère un rang des plus honorables parmi les plus heureux réformateurs. Nous avons démontré, croyons-nous, que son système de finances, tout vicieux qu'il fut au point de vue économique, avait des côtés essentiellement pratiques et que l'idée maîtresse en était d'apporter partout dans l'administration financière une simplification qui fut la clarté môme. A tout prendre, s'il eût été adopté, il eût été de beaucoup préférable au système de Law, car il n'dut jamais abouti aux désastres qui ont été tout ensemble et la cause et la conséquence de la chute de cet aventureux financier. Nous venons d'exhumer en quelque sorte un réformateur inconnu; il était de lapIns grande justice, croyons-nous, de rapporter à leur véritable auteur les excellents projets de réformes qui seront repris par les réformateurs de la fin du dix-huitième et du dix-neuvième siècle, et d'en faire désormais honneur, dabs une équitable mesure, à La Jonchère. t'ontainebleau. - E. Bourges, imp. brevet6.