J`ai croisé un ange, c`était un lundi
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J`ai croisé un ange, c`était un lundi
Hel J'ai croisé un ange, c'était un lundi Publié sur Scribay le 17/02/2015 J'ai croisé un ange, c'était un lundi J'ai croisé un ange, c'était un lundi Je me rappelle très bien de la première fois où j’ai vu Camille. C’était un lundi matin. Un matin pâle et triste. Un soleil timide en plein milieu. Dimanche soir mes parents se sont engueulés. Encore. Longtemps, tard et fort. Mon père était censé rentrer le bois pour l’hiver et la moitié des bûches livrées la veille trainaient toujours en vrac au milieu de la cour. Maman, ça l’avait rendue dingue. Mais vraiment. Qu’il parte pour chercher le pain du midi et son journal, et que pour finir on ne l’ait revu que le soir. Qu’en plus de tout ça, il rentre joyeux, comme si de rien n’était. Joyeux d’ivresse et parfumé de tabac froid. Il est comme ça mon père, parfois il oublie. Il rentre sur la pointe des pieds sans faire de bruit, il se faufile derrière ma mère pour l’embrasser dans le cou, et il ne comprend pas qu’elle le repousse, qu’elle pleure et qu’elle crie en même temps car elle l’a attendu toute la journée. Y’a pas d’oreiller ni de couette assez épaisse pour amortir les bruits, d’ailleurs je crois que les bruits étouffés ont un quelque chose de plus inquiétant encore. Y’a pas d’autre choix que de scruter le plafond en attendant le silence. Je suis certain que ma mère a été très belle, un jour. Même si ce matin elle se traine péniblement, je vois derrière la tristesse de ses yeux et sous ces cernes, les vestiges d’un autre temps. Sans doute un temps d’avant mon père. Elle est fatiguée ma mère, fatiguée de lui, fatiguée d’attendre, fatiguée de tout. Fatiguée des lundis matins, aussi. Dans sa robe de chambre en éponge rose passée comme le reste, les cheveux effilés, froissés bohème autour de son visage, elle me regarde avaler mes tartines sans un mot, peste contre le lait bouilli oublié un instant sur le feu trop chaud, sur la peau qui s’est formée sur le dessus du liquide. Elle ouvre la porte-fenêtre de la cuisine, allume une cigarette, et elle balance vers le dehors tout le gris qu’elle se traine à l’intérieur. Elle me sourit un peu, mais je vois bien qu’elle se force et que ça filoche de traviole sur les côtés. Je n’ai pas avalé ma dernière bouchée, que déjà l’éponge dans sa main entraine les miettes et boit les auréoles de chocolat. Elle me dit de me presser, de faire attention, de passer une bonne journée et elle m’embrasse sur le front. Juste assez près pour que je sente son parfum d’éponge lasse prête à se disloquer. Elle s’agite comme si elle avait plein de choses à faire, comme si elle avait prévu et planifié, mais je sais qu’elle va rester contre la fenêtre à regarder dans le vide et à attendre. Quoi, je sais pas trop. Moi aussi j’attends. J’attends Arnaud depuis six jours, mais il a choppé les oreillons ce couillon, et sa mère comme s’il était à l’agonie me dit qu’on ne le reverra pas de sitôt. Je pédale le long des vallons jusqu’au village, et j’attends des surprises dans le paysage, d’autres droites que celles des barbelés, d’autres courbes que celles que je J'ai croisé un ange, c'était un lundi connais. Je pédale vite même si je ne suis pas pressé d’arriver, je tire sur les muscles de mes mollets, ça s’échauffe et me tiraille dans les jambes. Le vent frais me fouette le visage. Je me sens libre et j’oublie quelques minutes tout ce que j’attends qui ne vient pas. Juste avant le point de côté, la sonnerie et les mathématiques. La barbe. J’aligne les colonnes de chiffres, la main gauche sur mon papier buvard qui a perdu son rose comme le peignoir de ma mère. Sous l’œil exaspéré de mademoiselle Bastide qui me demande de m’appliquer un peu pour une fois, alors que je fais de mon mieux. J’attends encore. D’autres heures, de pages jaunies et de trésors enfouis, des terres bleues comme des oranges, des histoires de mousquetaires et de moulin à vent. Chaque jour de classe, je fixe les moineaux au— dehors et j’attends de m’envoler par la fenêtre sous les rires moqueurs et le désespoir de l’institutrice. J’ai dix ans, mais c’est un peu comme si j’en avais cent. Moi je crois que j’ai déjà tout compris, du fin fond de la classe, du dernier pupitre, j’ai tout compris. Les zéros et les marques au Bic rouge n’y changeront rien, le plus éclairé dans ce merdier, c’est moi. Y’a rien à attendre. Rien du tout et encore moins des autres. La Bastide le sait au fond, et je lui dis de mes yeux plantés dans les siens, à ces sales yeux vicelards globuleux sous les carreaux, toujours à l’affût de me prendre en faute et à sa bouche qui se tord en un trait rigide. J’ai rarement vu une bouche de femme si sèche, si dénuée de pleins et de déliés. Sous ses airs, ses grands mots et ses gestes amples, je sais ce qu’elle cache. Et elle sait que je sais. J’attends qu’elle baisse le regard la première, et ça ne loupe pas. Camille je ne l’attendais pas, mais elle est arrivée, et comme un con j’ai tout oublié. Je me suis mis à croire. Vers neuf heures, y’a le directeur qui s’est ramené. Bruit de pupitres qui raclent le sol, colonnes bien droites, gorges serrées, discipline et tremblements. La Bastide tout sourire, avec son masque de fausse douceur. Le directeur a toussé d’un gros râle qui a fait tressauter le gras en vague dessous sa belle chemise blanche. Il fait toujours ça avant de parler, toujours ça me colle la gerbe. Et puis il a regardé en direction de la porte entrouverte, comme si y’avait un truc à voir dans l’encadrement. Il a fait un signe de la main encourageant pour inviter l’invisible. Un ange est entré dans la classe. Un ange oui. De boucles blondes étalées sur une robe immaculée, qui tenait ses mains serrées sur sa robe et ses yeux baissés. — Les enfants, je vous présente Camille, votre nouvelle camarade qui vient de Paris. Je compte sur vous pour lui faire bon accueil... Et il a parlé plus bas à l’intention de la Bastide qui hochait la tête gravement. L’ange Camille, les yeux toujours rivés au sol, triturait le bas de sa robe nerveusement et ça 3 J'ai croisé un ange, c'était un lundi chuchotait un peu dans les rangs jusqu’à ce que le directeur s’en aille et que notre chère institutrice demande à la nouvelle de se présenter à la classe. Mais elle ne bougeait toujours pas, et les autres ricanaient déjà, tandis que du haut de l’estrade La bastide commençait à hausser les sourcils, et à plisser des yeux derrière les hublots. — Eh bien, Camille nous t’écoutons ? Tu as perdu ta langue ? Tu m’entends ? Est-ce que tu comprends ce que je dis au moins ? Comme je la connaissais elle n’allait pas lâcher, même que ça devait la réjouir. Je sais pas pourquoi, sans réfléchir je me suis redressé et j’ai clamé : — Elle s’appelle Camille, elle vient de Paris. La Bastide s’est toute crispée d’un coup, me fusillant du regard, et j’ai vu Camille relever un peu la tête, un petit sourire se dessiner. — Bienvenue l’ange, bienvenue en enfer, j’ai rajouté tout fier. Tout le monde s’est mis à ricaner, un remue-ménage pas croyable tandis que la furie fonçait sur moi pour m’attraper par le bras en me plantant bien chacun de ses ongles dans la peau. — Ah tu te crois malin, hein ? Tu vas voir petit con, tu vas voir. Elle a chuchoté dans mon oreille avant de me coller au coin les mains sur la tête. Je m’en foutais bien à dire vrai, et en plus j’échappais aux mathématiques. Elle a envoyé Camille au dernier rang, le rang des demeurés, puisqu’elle ne voulait pas parler, évidemment. Qu’on n’allait pas y passer la matinée non plus. Je crois que Camille aussi s’en foutait, en tout cas je me suis dit qu’elle ne devait pas aimer les mathématiques non plus. Elle restait sans bouger, sans lever la tête de la feuille qu’on lui avait fait passer, son cartable vissé sur son dos et ses mains toujours dans les plis de sa robe. Je jetais des petits coups d’œil discrets en serrant les dents parce que ça commençait à me tirer dans les bras et le long de ma nuque. Y’a eu la sonnerie de la récré, et y sont tous sortis, même Camille qui semblait avoir hâte. Tous sauf la Bastide qui m’a dit de ne pas bouger. — L’enfer ne fait que commencer, elle m’a annoncé. J’ai rien dis, j’ai pas demandé pardon, même si je commençais à avoir mal, rien du tout. T’façon je savais qu’à un moment elle serait bien obligée de me laisser sortir, 4 J'ai croisé un ange, c'était un lundi mais la peau de vache a attendu jusqu’à midi en m’accompagnant jusqu’à la porte d’un sourire victorieux. L’ange Camille m’attendait juste derrière. Je savais pas quoi dire, alors je me suis tu et on est sortis de là comme ça, jusqu’à ce que je retrouve mon vélo et un air embêté sur son visage. Chaque histoire se rappelle ses premiers mots, la nôtre commence par « Moi ma mère travaille, alors je reste à la cantine. » Je ne prête même plus attention aux silences de ma mère, ils sont désormais habités par ceux de Camille. Je sais pourquoi je pédale vite, toujours plus vite, ce n’est plus pour faire tanguer le paysage, mais bien pour en éprouver les saveurs connues. Camille garde ses mots dans le fond de ses poches qu’elle ne lâche jamais. À moi seul, parfois, elle chuchote ses secrets. Au denier banc, place des reclus, son ombre me réchauffe. Si un jour je m’envole par la fenêtre, j’aurais sa main dans la mienne. La Bastide le sait, redouble ses jeux pervers et ses marques au Bic rouge. M’en fiche, y’a plus rien pour qu’elle s’agrippe, j’ai un ange à mon pupitre, j’habite les nuages. Elle aimerait bien trouver une nouvelle proie, je sais qu’elle a eu des idées. Mais l’ange sans parole collectionne les dix, lui pond des expressions écrites en trois pages, et la Bastide s’en émeut et se détourne. Je crois qu’elle l’a prend pour une sorte de génie, une curiosité qu’elle laisse prendre l’air au fond. Dépassée. Sans blague. Au début, les autres la molestent, la testent, elle a toujours les boucles en pagaille et les joues rouges quand je la retrouve l’aprem, mais Camille ne pleure pas, jamais. Elle les lasse, très vite. J’aimerais que ma mère travaille aussi, que mon père soit mort comme celui de Camille, pour passer les midis en sa compagnie. Je prie tous les soirs très fort, mais ça ne marche pas. Faut pas trop demander non plus. Et y’a les jours sans sonnerie, les mûres dans les buissons qui colorient nos sourires, et le poids de plume de Camille sur mon porte-bagage. Je croyais que ça durait toujours, j’avais oublié que tout ce que je savais, tout ce que j’avais appris sous les cernes de ma mère. Les belles choses ne durent jamais plus qu’un printemps. Cet autre matin, ma mère avait quitté son peignoir rose passé. Le regard ravivé, elle tournait en rond en hésitant. Tout occupé à ma distraction, dévoué contemplatif dans le sillage de Camille, je n’avais pas prêté attention. Aux placards qui se vidaient au profit d’un empilement de valises. C’était un autre lundi pourtant. Mais un lundi sur terre. Bien différent. Je n’irais pas en classe, je n’attendrais plus mon père, je ne défierais plus la Bastide, je ne dirais pas au revoir à Camille.T’façon à quoi bon ? Nous partions. Je donnais des coups de pied dans les pneus de la Clio, je recommençais à attendre. 5 J'ai croisé un ange, c'était un lundi Ailleurs ce n’était ni pareil ni différent. On a beau changer d’air, y’a toujours quelque part des rémanences de vieille éponge. Des morceaux qui s’éparpillent. J’avançais quand même, putain oui, j’avais même pris du galon. Au premier rang pourtant, la fenêtre m’appelait toujours, me parlait d’un ailleurs. Dix, douze, quinze, vingt, vingt-cinq, trente ans. Le temps a passé. Cette nuit j’ai rêvé qu’on était lundi, ce lundi-là, et Camille me parlait tout bas, de ces choses qu’elle taisait aux autres. Un truc qui cloche chez moi c’est certain, un fantôme habite mes nuits et je ne cherche pas à le chasser, pire, je l’appelle, le prie de ne pas s’effacer. J’ai trente ans mais c’est comme si j’en avais cent. Rien n’a changé. La tête dans le brouillard au-dessus de ma tasse de café, longtemps que j’ai déserté les tartines beurrées. Manger le matin me file la nausée. Une seule envie : me recoucher. Je me sens mal dans ce costume trop serré, vertige devant la journée à avaler. C’est la semaine anniversaire de l’enseigne, le boss nous a demandé de nous saper comme des pingouins pour booster les ventes, et déjà dans ma tête je dégueule toutes les conneries que je vais devoir débiter. Des primes ! Pourquoi faire ? Je me casserais bien mais pour aller où ? Tête à tête avec moi-même devant la glace, cravate à nouer, j’ai pas le goût. Aller aujourd’hui je sèche, pour la première fois depuis trop longtemps, je me casse, j’envoie valser le lundi. L’impératif, l’obligation. Bas les masques, finit la comédie, promis je reprends le costume demain, mais aujourd’hui c’est la quille. Je vais pas rester là, ce con de Thierry serait bien capable d’envoyer quelqu’un venir me chercher. Je fais semblant de ne pas savoir où je vais, mais je le sais très bien au fond. C’est un lundi matin. Un matin pâle et triste. Je cherche un soleil timide à coller en plein milieu. Punaise, ça n’a pas beaucoup changé par ici. Enfin je crois. Les éternels vallons verts, mais quand même des pavillons, neufs, bien alignés, tous jumeaux. Toujours le même bar-tabac-épicerie-mercerie, ça me rassure. La boulangerie à gauche, le boucher à droite, l’école... le portail est blanc, il était bleu avant. Y’a des fleurs de partout, et des réverbères en plus. Une rue piétonne avec de nouvelles boutiques. Je me gare sur la place. Marcher un peu, découvrir. C’est quand même différent. Dommage. Je sais pas, mais je crois que j’aurais bien aimé retrouver tout à l’identique, que je puisse superposer. Je m’approche un peu plus d’une curieuse boutique, une plaque en chêne noircie, dessus y’a écrit : « Camille Langlois, Sculpture et gravure sur bois, ouvert tous les jours sauf le lundi. » 6 J'ai croisé un ange, c'était un lundi Putain mais on va où, si même les anges désertent le lundi ?! 7