Sergueï Prokofiev, Sonate pour piano n° 8, Op. 84

Transcription

Sergueï Prokofiev, Sonate pour piano n° 8, Op. 84
Sergueï Prokofiev, Sonate pour piano n° 8, Op. 84
La huitième sonate de Prokofiev Opus 84, composée entre 1939 et 1944, fait partie de ce que
l’on appelle communément les « sonates de guerre ». Il s’agit d’un triptyque de sonates
composées entre 1939 et 1944 qui portent les numéros d’opus successifs 82, 83 et 84. Deux de
ces trois sonates furent récompensées par un prix Staline : la septième, Op. 83, en 1943 et la
huitième en 1946.
La huitième sonate pour piano a été créée le 30 décembre 1944, à Moscou par Emil Guilels.
Elle comporte trois mouvements :
-Andante dolce
-Andante sognando
-Vivace
Malgré le fait qu’elle ait reçu un prix Staline, ou peut-être à cause de cela, la huitième sonate
pour piano fut censurée en 1948 par le Parti communiste pour cause de « formalisme ». Ce n’est
pas la seule œuvre qui fut jugée formaliste cette année-là. En effet, la sonate n° 8 fait partie
d’une longue liste mentionnée dans le Prikaz n° 17, ou ordonnance, du 14 février 1948, qui
contient des œuvres interdites par le Parti. On y trouve notamment des compositions de
Chostakovitch, Prokofiev, Miaskovsky, Khatchatourian, Chebaline ou Popov.
Cette ordonnance s’inscrit dans une démarche de glorification du réalisme socialiste et de
chasse au formalisme menée par le Parti communiste et incarnée par Andreï Jdanov entre 1934
et 1948. Cette période est appelée la Jdanovschina ou période de Jdanov (consulter sur ce sujet
la vidéo « Le « jdanovisme », politique culturelle de l'Union soviétique »).
Procédés compositionnels
Lorsqu’il compose ses sonates de guerre, Sergueï Prokofiev a environ 50 ans (il décède à l’âge
de 61 ans). Il possède alors une large palette de procédés compositionnels qu’il a acquis tout au
long de sa vie. Le survol de la huitième sonate permet d’illustrer les plus caractéristiques
d’entre eux :
1. L’autocitation
Le thème du deuxième mouvement de la huitième sonate est une citation de la musique
composée pour le film Eugène Onéguine, plus précisément le Menuet (voir fig. 1 et 2). Pour le
premier mouvement, Prokofiev utilise aussi des éléments thématiques de Liza (voir fig. 3 et 4),
musique initialement prévue pour le film La Dame de Pique, mais qui n’y fut finalement pas
associée. Le thème principal de Liza se retrouve ainsi dans son intégralité aux mesures 18 à 25
(de même qu’aux mesures 223 à 230 dans la réexposition ; voir fig. 5). De plus, la première
partie du thème est encore citée aux mesures 100 à 106 (voir fig. 6). Dans ce cas, Prokofiev cite
des thèmes qui répondent complètement aux attentes du réalisme socialiste. Chacun des thèmes
possède une mélodie « que l’on peut facilement retenir » et une harmonie assez simple.
2. Parallélismes
On trouve de nombreux exemples de parallélismes dans la musique pour piano de Prokofiev,
notamment dans le deuxième mouvement de la sonate n° 8, aux mesures 47 et 48 (voir fig. 7).
C’est un procédé assez fréquent chez les compositeurs du XXe siècle, mais Prokofiev en fait
une réelle marque de fabrique. Au sujet des parallélismes, Jdanov aurait probablement dit que
c’est un excès de virtuosité, puisque ce qui est cherché est plus la technicité que la musicalité.
3. Modulation dans des tonalités éloignées
Prokofiev est un compositeur du XXe siècle qui ne s’est pas intéressé aux techniques sérielles
– autant par manque d’intérêt personnel que pour des raisons liées à la censure dans l’Union
soviétique. Toutefois, son langage musical possède une instabilité harmonique, qui lui permet
de moduler de manière très abrupte dans une tonalité éloignée. On peut bien l’observer dans le
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deuxième mouvement de la huitième sonate à la mesure 8 (voir fig. 2) qui passe de la tonalité
de ré bémol majeur (5 bémols) à celle de ré (bécarre) majeur (2 dièses). Si la censure était faite
par des connaisseurs, cet aspect aurait certainement été pris en compte, car ce type de
modulation ne s’utilise normalement pas. Cependant, dans la majorité des cas, les censeurs ne
sont pas de grands connaisseurs. Il est donc possible qu’ils n’aient pas remarqué cet élément,
du moins à l’écoute.
4. Bitonalité
La bitonalité est un procédé que l’on retrouve constamment dans la musique de Prokofiev. Elle
contribue notamment à l’instabilité harmonique susmentionnée. Ce procédé consiste à avoir
simultanément deux tonalités, ce qui engendre forcément des intervalles dissonants. La
bitonalité semble être un point important de l'accusation de « formalisme ». Le Parti n’aime pas
les dissonances, la bitonalité ne pouvait donc qu'être censurée.
5. Création d’un nouvel accord par chromatisme sur une pédale
Ce procédé consiste à garder plusieurs notes fixes dans un accord et à faire « glisser » par
chromatisme l’une des notes de l’accord jusqu’au nouvel accord souhaité (voir fig. 8). Comme
pour la modulation dans des tonalités éloignées, si la censure n’a pas de connaissances
techniques, elle peut facilement ne pas s’en apercevoir.
6. Chromatismes
Prokofiev fait fréquemment usage du chromatisme. Il s’en sert dans des mouvements
mélodiques (voir fig. 9) ou dans des mouvements harmoniques (à savoir d’accords ; voir fig.
7). Les chromatismes sont utilisés depuis plusieurs siècles, et s’ils sont vivement critiqués par
Artusi lorsque Monteverdi les utilise au XVIIe siècle, il est peu probable qu'ils aient joué un
rôle majeur dans la censure de l'oeuvre de Prokofiev.
Conclusions
Les œuvres de la période soviétique de Sergueï Prokofiev (1937-1953) sont indubitablement
d’une grande richesse mélodique et harmonique. Avec celles-ci, Prokofiev atteint son style de
maturité. Les procédés susmentionnés ne représentent qu’un aperçu de la grande variété de
méthodes dont il se sert dans ses compositions, mais ils permettent de montrer l’ambivalence
du discours du Parti. En effet, à deux ans d’intervalle, Prokofiev gagne un Prix Staline de
première classe puis se fait censurer pour sa huitième sonate pour piano.
Les raisons qui poussèrent le Parti communiste à censurer cette œuvre de Prokofiev semblent
donc obscures. Toutefois, le formalisme étant un concept purement politique – il se résume à
une attitude insuffisamment enthousiaste envers le communisme –, il faut qualifier cette censure
d’aveugle. La mise au ban de certaines œuvres a pour conséquence directe un manque à gagner
pour les compositeurs, car leur nom se raréfie sur les affiches de concert. C’est le cas de
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Prokofiev qui avait, selon le Parti, une trop grande influence auprès de la jeunesse. Après 1948,
il n’a plus pu enseigner au conservatoire et a eu des difficultés financières. La censure provenant
alors de l’Union des Compositeurs empêcha Sergueï Prokofiev de présenter plusieurs œuvres
en concert et ralentit fortement le processus de publication de certaines de ses œuvres. Pourtant,
en 1937, Prokofiev, qui vivait et menait une carrière à l'étranger, s'était vu promettre une
publication rapide de sa musique, à côté de nombreux autres avantages. Ces promesses du Parti
ont certainement compté dans sa décision de revenir vivre en URSS, à une période où de
nombreux compositeurs cherchaient justement à fuir le régime, comme par exemple Alexandre
Glazounov. Malheureusement, à partir de 1948, ces promesses ne seront plus tenues, laissant
Prokofiev dans un grand désarroi.
David Burkhard, étudiant en première année de Bachelor de musicologie
Quelques conseils de lectures :
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BARTIG, Kevin, Composing for the red screen, New York, Oxford University Press,
2013.
FIESS, Stephen C. E., The piano works of Serge Prokofiev, Londres, Scarecrow Press,
1994.
MORRISON, Simon, The love & wars of lina prokofiev, Londres, Vintage, 2014.
Quelques suggestions d'écoutes :
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ASHKENAZY, Vladimir, Prokofiev, Piano Sonata n° 8, Londres, Decca SXL, 1968
- Premier mouvement (1/3) :https://www.youtube.com/watch?v=51Yjj2LzfRY
- Premier mouvement (2/3) :https://www.youtube.com/watch?v=f5krBBGdp0g
- Premier mouvement (3/3) :https://www.youtube.com/watch?v=Bt2mS2vSOIs
- Deuxième mouvement :https://www.youtube.com/watch?v=xwyLRLcz4lc
- Troisième mouvement :https://www.youtube.com/watch?v=7mw0J67A8mM
YABLONSKY Dmitry, Orchestre Symphonique de l’Etat de Russie, Prokofiev, Eugene
Onegin : Menuet
https://www.youtube.com/watch?v=pI3ZX8iTw-o
YABLONSKY Dmitry, Orchestre Symphonique de l’Etat de Russie, Prokofiev, Queen of
Spades : Liza
https://www.youtube.com/watch?v=6rBYQTGPg8A&list=PLFE1ED644C48DACA8
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Exemples
Fig. 1 : Eugène Onéguine, op. 71, Menuet, mes. 1-16 (orchestre avec réduction pour piano)
Audio : http://www.youtube.com/watch?v=eeW_4UUcFYQ
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Fig. 2 : Mvt 2, mes 1-16, modulation abrupte dans une tonalité éloignée
Audio : http://www.youtube.com/watch?v=EBvf3bNmMak
Fig. 3: La Dame de Pique, op. 70, « Liza », mes. 5-12
Audio : http://www.youtube.com/watch?v=y_xizDxkePo
Fig.4 : Manuscrit de « Пиковая Дама » (la Dame de Pique), page 3
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Fig. 5 : Autocitation de Liza, thème, mvt 1, mes. 18-25
Audio : http://www.youtube.com/watch?v=ht3RoFqil9U
Fig. 6 : Autocitation de Liza, première partie du thème, mvt 1, mes. 100-106
Audio : http://www.youtube.com/watch?v=fuRT2ypogiM
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Fig. 7 : Parallélismes, mvt 2, mes. 47-48
Audio : http://www.youtube.com/watch?v=pTMQqB7L1K4
Fig. 8 : Chromatisme sur une
pédale de trois notes (sol dièse,
la, do dièse), mvt 1, mes. 137139
Audio : http://www.youtube.com/watch?v=y3oVqTC5RRQ
Fig. 9 : Chromatismes, mvt 1, mes. 1-5
Audio : http://www.youtube.com/watch?v=EYuYQqLko1Q
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