Pourquoi l`apprentissage de l`électricité reste problématique

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Pourquoi l`apprentissage de l`électricité reste problématique
UNION DES PROFESSEURS DE PHYSIQUE ET DE CHIMIE
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Pourquoi l’apprentissage de l’électricité
reste problématique ?
par Jean-Loup CANAL
12000 Rodez
[email protected]
RÉSUMÉ
Nous mettons tout d’abord en évidence les difficultés que rencontrent les élèves dans
l’apprentissage de l’électricité et leurs origines, et les obstacles pédagogiques liés aux
programmes d’enseignement eux-mêmes. Par la suite, nous montrons comment une approche
énergétique est de nature à résoudre ces difficultés.
La représentation des phénomènes électriques dans un circuit simple n’est pas sans
poser des problèmes à nos élèves. Les responsabilités paraissent multiples. Les ouvrages
et articles sont-ils rigoureux dans leur écriture ? Les instructions des programmes permettent-elles une compréhension des grandeurs électriques, compréhension indispensable à
une maîtrise de ce domaine ? Quel langage utilisons-nous en classe ?
1. OBSTACLES D’ORDRE EXTRINSÈQUE
1.1. Difficultés liées aux médias
Il règne une grande confusion dans la dénomination des grandeurs électriques,
dans le langage de tous les jours comme dans les revues de vulgarisation, dans les documents diffusés par EDF, parfois même dans les ouvrages d’enseignement. Cette pratique
ne peut que jeter le trouble, inculquer des idées fausses. Si un mot en-soi n’est pas une
explication, encore faudrait-il que les mots-clés, les mots qui recouvrent un concept
fondamental, ne soient pas polysémiques ! Imprécision propre aux difficultés originelles
de la construction des grandeurs dans l’histoire de l’électricité, propre à la difficile conceptualisation de ces grandeurs ?
Quelques exemples pour illustrer ce manque de rigueur :
♦ Dans un numéro de Sciences & Avenir [1] :
« Ils [les câbles électriques qui alimentent les rames TGV] sont conçus, selon les normes
de l’époque, pour transporter du courant de 1500 volts, alors que sur les lignes
nouvelles, les TGV reçoivent une puissance électrique de 2500 volts ».
En quelques lignes, un courant puis la puissance s’expriment en « volts ». En quelle
unité s’exprimera la tension ?
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♦ Dans une autre revue de vulgarisation scientifique, Science & Vie [2] :
« Les essais avec des volontaires portant des sacs de vingt à trente-huit kilos ont
révélé que le courant produit peut atteindre les 7,4 W ».
♦ Autre exemple énigmatique dans un document EDF [3] :
« Pour définir un flux électrique, il existe essentiellement trois unités de mesure :
– le volt qui mesure la tension,
soit la quantité de courant circulant dans un circuit ;
– l’ampère qui mesure l’intensité,
soit la quantité de courant consommé par un appareil ;
– le watt qui mesure la puissance,
c’est-à-dire sa capacité de remplir ses fonctions ».
Les explications sur ces trois grandeurs multiplient la confusion.
♦ Parfois, ne sachant donner du sens aux grandeurs présentées, les auteurs utilisent un
autre mot connu de tous, mais utilisé à contresens. L’identification de la tension à une
force est fréquente et si son origine est due sûrement à l’expression « force électromotrice », elle ne saurait se justifier :
– Dans un document Promotelec [4] :
« Elle [la tension] est exprimée en volts (V) et représentée par la lettre U dans les
formules. C’est la force avec laquelle les électrons sont mis en mouvement dans les
fils électriques ».
– Dans une encyclopédie [5] :
« La tension mesure la force qui s’exerce sur l’électron ».
– Dans une autre encyclopédie [6] :
« La batterie fournit une force qui se mesure en unités appelées volts ».
– Et dans ce même ouvrage, la tension se transforme en « puissance de la charge »… :
« Un transformateur pousse le voltage (puissance de la charge électrique) jusqu’à
des milliers de volts ».
♦ Ne sachant comment s’exprimer, les auteurs donnent l’illusion de proposer une explication qui est en fait un leurre. C’est souvent la grandeur « tension » qui embarrasse
le plus :
– « La tension entre deux points d’un circuit électrique est la ddp entre ces deux
points » (Mémo encyclopédie, Larousse, 1993). Rien à dire si ce n’est qu’aucune
explication n’est fournie pour définir la différence de potentiel.
– « La tension électrique entre deux points mesure la différence entre les états électriques de ces deux points. Elle s’exprime en volts dont le symbole est V » (livre de
sciences physiques, sixième, 1990). Comme nous le verrons au paragraphe 2, le
libellé des programmes ne permet guère d’être plus explicite. Mais tout de même,
que peut signifier cette expression classique ? Comment des élèves de onze ans
peuvent-ils se représenter les états électriques de deux points, les distinguer des états
de la matière ?
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1.2. Difficultés liées à une mauvaise énonciation
Quels intérêts à avancer des causalités qui ne se justifient guère même si elles sont
fréquemment utilisées dans les ouvrages d’enseignement, des expressions courantes, mais
erronées, des analogies qui vont développer des idées fausses ?
♦ « Le courant est dû… »
La première concerne la définition du courant : « le courant est dû à une circulation
de charges électriques », « les courants électriques sont causés par le mouvement des
porteurs de charge » [7].
Il n’ y a pas de relation de cause à effet entre le courant et la circulation des charges.
Or, le courant apparaît dans ces expressions comme une conséquence du déplacement
des électrons alors qu’il est ce déplacement.
♦ « La différence de potentiel entre deux points, cause du mouvement des charges… ».
Une deuxième causalité utilisée abusivement concerne l’origine de l’avancement des
charges entre deux points d’un conducteur : « La différence de potentiel entre deux
points d’un fil conducteur est la cause du mouvement des électrons dans ce conducteur », « si la tension est nulle entre deux points A et B d’une portion de circuit sans
générateur, l’intensité du courant est nulle entre A et B » [8].
Or, la différence de potentiel dans un dipôle passif du circuit est la conséquence de la
circulation des charges qui le traversent (1). Elle exprime simplement une « consommation d’énergie » entre ces deux points. En quoi, une dépense d’énergie peut-elle
être la cause d’un avancement ? Un supraconducteur a une résistance nulle ; la différence de potentiel à ses bornes est donc nulle même s’il est parcouru par un courant
d’intensité très élevée.
♦ Le transport du courant électrique
L’expression « le transport du courant électrique » est si utilisée dans le langage de
tous les jours que l’on n’y prend plus garde. Elle se rencontre dans les ouvrages d’enseignement, en titre de chapitre dans un ouvrage du supérieur [10]. Dans un autre
ouvrage [11], c’est l’expression « transport du courant par les électrons » qui est
employée. Le courant électrique n’a d’intérêt que dans la mesure où il s’accompagne
d’un transfert d’énergie. Il ne se transporte pas, il circule et c’est l’énergie qui se transfère. En se permettant une analogie, imaginons la chaîne qui relie le pédalier au pignon
arrière de la bicyclette. Il ne viendra à l’idée de personne de parler du transport de la
chaîne : c’est de transport d’énergie dont il s’agit. L’expression « le transport du
courant électrique » est un contresens.
(1)
Dans de nombreux ouvrages, l’avancement des charges est justifié par la présence du champ électrique dans
le conducteur résistant qui exerce sur les charges une force qui est cause de l’avancement : « nous admettons que le responsable du mouvement des charges est un champ E… », « il existe une catégorie importante de conducteurs qui satisfont à une relation locale simple entre le champ E responsable du courant et
la densité j de ce courant » [9]. L’analyse est exactement la même : l’existence du champ électrique dans
cet élément conducteur est liée à une répartition de charges différentes entre l’entrée et la sortie de ce conducteur, différence due uniquement à la résistance du conducteur.
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♦ L’image d’une chute d’eau
L’image d’une chute d’eau pour symboliser la grandeur « tension » est intéressante,
mais encore faut-il l’envisager sous certaines conditions. Dans les trois cas des figures
1, 2 et 3, le parcours suivi par l’eau s’effectue à l’air libre : c’est exclure l’effet rétroactif de ce que contient le parcours pour moduler le débit. Il faut que la circulation
d’eau s’effectue à l’intérieur d’une tuyauterie pour que tout obstacle agisse sur le débit
comme c’est le cas dans le circuit électrique. L’image proposée par Sciences & Vie
Junior suggère en outre une proportionnalité immédiate entre la tension et le débit.
Tension électrique
Figure 1 : Un site extraordinaire : les chutes de l’Iguaçu, au Brésil.
Elles sont parmi les plus impressionnantes du monde.
Le mot tension fut inventé par AMPÈRE au début du XIXe siècle pour désigner une grandeur physique qui,
pour un circuit électrique, présente une grande analogie avec la hauteur de chute d’une cascade
(Physique, classe de seconde, Nathan, 1997).
Figure 2 : Elle peut être comparée à la pression de Figure 3 : Article « Poursuite à 100 000 volts »,
l’eau qui est fonction de la hauteur de chute : plus Sciences & Vie Junior, 1991, n° 30.
cette hauteur est grande, plus il y a un risque d’être
assommé (« Savoir vivre avec l’électricité »,
Promotelec, 2002).
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1.3. Des difficultés liées à certaines conceptions
♦ La « vitesse » du courant
« À quelle vitesse circule le courant ? ». Voilà une question que soulèvent souvent les
élèves du collège. D’autant que la question se complique quand il faudra imaginer que
toutes les charges dans un circuit élémentaire n’ont pas une même vitesse alors que
leur débit est constant ! Dans le fonctionnement du circuit, la question initiale est sans
grande importance pour la gestion des résultats des grandeurs électriques. Mais elle
est présente dans l’esprit des élèves. L’analogie qu’ils établissent avec le courant d’eau
les conduit immanquablement à s’interroger d’autant qu’ils sont convaincus de la
réponse : « Cela va vite ! La preuve ? Dès qu’on appuie sur l’interrupteur, les effets
sont immédiats, la lampe brille ». Cette conception est fréquente et s’ajoute à cela la
confusion qui apparaît dans certains documents entre la vitesse effective de ces
« particules électriques » et la vitesse du déplacement de l’énergie. Par exemple, voici
ce qui est écrit dans un document Promotélec [12] : « L’énergie électrique provient du
déplacement à très grande vitesse (la même vitesse que celle de la lumière) des grains
électrons qui s’entrechoquent ».
Introduire les chocs entre les électrons au lieu d’introduire leur faible vitesse moyenne
ne facilite guère la compréhension de ce qui se passe. Pour les lecteurs de ce document, un seul résultat : les électrons se déplacent à la vitesse de la lumière…
♦ « Plus la résistance est grande, plus elle chauffe »
C’est une conception bien ancrée. Elle est fréquente dans l’esprit des élèves, mais
aussi dans les écrits de certains vulgarisateurs anciens et modernes :
– Dans un ouvrage contemporain [13] : « La propriété par laquelle un matériau transforme une part de l’énergie électrique en chaleur s’appelle sa “résistance” - plus
l’énergie transférée aux atomes est importante, plus la résistance du matériau est
élevée ».
Outre l’affirmation contestable, logiquement il aurait fallu inverser les « plus », le
premier étant la conséquence du deuxième.
– Dans un document ancien [14] : « Plus la résistance du fil au passage de l’électricité est considérable, plus grand est le développement de chaleur ».
Si les générateurs étaient des générateurs de courant, les deux phrases auraient été correctes : l’intensité du courant serait constante et dans ce cas particulier, plus la résistance
est grande plus l’effet Joule le serait. Dans le cas de figure envisagé par les auteurs,
les résistances sont alimentées par un générateur de tension. La puissance dissipée est
alors inversement proportionnelle à la résistance. Par contre quand deux résistances
sont en série dans un circuit, à la plus forte correspond l’effet Joule le plus élevé.
2. OBSTACLES LIÉS AUX PROGRAMMES D’ENSEIGNEMENT
Les ouvrages d’enseignement sont dans l’obligation de suivre les instructions des
programmes. Voici quelques critiques relatives aux programmes du collège de 1999 (cf. [15]).
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Quant aux nouveaux programmes du collège, certaines des remarques suivantes restent
encore valables, mais il faut signaler qu’une partie des obstacles est tombée.
2.1. Des imprécisions dans le libellé du texte
♦ Courant électrique
Le titre même de la rubrique C classes de cinquième et quatrième peut surprendre :
« le courant électrique » alors que c’est de circuits électriques dont il s’agit.
Le titre d’un paragraphe qui suit interroge : que signifie « le courant électrique en
circuit fermé » ? Existerait-il un courant électrique en circuit ouvert ? La suite du texte
prouve que les auteurs veulent signifier que seront étudiés les effets électriques dans
le cas d’un circuit électrique.
♦ Intensité
Dans le paragraphe 2 de ce même chapitre, le mot « intensité » est employé en lieu et
place de courant : « concepts d’intensité et de tension ». Ceci expliquerait les difficultés de lecture, « l’intensité » en lieu et place du « courant électrique » et « courant
électrique » en lieu et place « d’électricité » ? Il faudrait définir exactement ce que
recouvrent ces termes. Le courant électrique correspond à une circulation d’un très
grand nombre de petits grains, de particules, d’électrons, de charges électriques (à
choisir suivant le niveau d’approche). Le terme « intensité » ne devrait pas s’utiliser
seul. Il s’applique à diverses grandeurs en définissant leurs valeurs (intensité d’une
force, d’un champ électrique, magnétique, de gravitation, etc.) ou en définissant un
flux (intensité du courant électrique). Si dans un circuit simple comprenant un rhéostat on déplace son curseur, le courant existe toujours, l’intensité de ce courant varie.
2.2. Une non prise en compte des difficultés intrinsèques
de l’électricité
2.2.1. Courant, tension, résistance, grandeurs liées
Les textes spécifient que le courant électrique (en fait, c’est du circuit électrique
simple dont il s’agit comme c’est spécifié au paragraphe précédent) est étudié en classe
de cinquième et l’intensité du courant et la tension en classe de quatrième. Quant à la
notion de résistance, son introduction est renvoyée à la classe de troisième. C’est croire
que des grandeurs liées peuvent se construire successivement. Comment apprendre
successivement les grandeurs électriques à des jours ou même une année d’intervalle ?
Comprendre l’électricité c’est pouvoir établir des liens entre ces trois grandeurs. La stratégie
adoptée est conforme au deuxième principe de DESCARTES « diviser chacune des difficultés
en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour les mieux résoudre ».
Cette parcellisation appliquée à l’apprentissage de l’électricité serait à mon avis, une des
causes des difficultés de son apprentissage. Il faudrait lui substituer dans ce cas celle de
PASCAL : « Je tiens pour impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non
plus de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties ».
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Il faudrait définir avec la tension, la résistance et le courant ce que BACHELARD [16]
dénomme « un corps de concepts, c’est-à-dire un ensemble de concepts qui se définissent
corrélativement ». Vouloir les présenter successivement, c’est se priver de toute possibilité de compréhension. Étroitement dépendantes les unes des autres, ces grandeurs doivent
se construire conjointement, elles forment un tout indissociable.
Dans les nouveaux programmes, cet obstacle est levé en partie. La notion de résistance est abordée en classe de quatrième. Regrettons que l’étude des associations de résistances soit spécifiée hors programme. Dans le texte du programme de cinquième constatons
que le mot « courant » est employé douze fois et le mot « tension » jamais…
2.2.2. L’électricité, c’est avant tout de l’énergie
Au point de vue pratique, l’électricité, c’est avant tout de l’énergie. Et c’est ainsi
qu’elle est perçue par les élèves. Quelle est la place de l’énergie dans les instructions ?
Dans l’étude de l’électricité ?
♦ L’énergie dans les instructions de 1999
La primauté est donnée à l’étude du courant. Or, comme le signalent très justement
ces instructions, les élèves font la « confusion entre la notion de courant électrique
(circulations d’électrons) et une image mentale intuitive (circulation “ d’énergie électrique ”) ». Enfin, les élèves, comme nous le verrons dans les énoncés de leurs représentations (cf. [17]), font souvent référence à cette notion de transfert d’énergie. Or
une conceptualisation de l’énergie faciliterait, à mes yeux, la construction des grandeurs électriques. L’énergie est introduite, tardivement, en classe de troisième de façon
diffuse sur des situations peu évidentes :
– « le terme chaleur désigne un transfert d’énergie sous forme microscopique désordonnée » (p. 141) ;
– « la mise en œuvre d’un fusible est une première occasion de constater la conversion d’énergie électrique sous forme thermique » (p. 146) ;
– « on commence sous cette rubrique [installations électriques domestiques] à donner
une signification quantitative au concept d’énergie en mentionnant l’unité d’énergie
et en reliant l’énergie électrique à d’autres grandeurs physiques » p. 149 ;
– « on évoquera le foyer et la distance focale à propos de la concentration de l’énergie
émise par une source éloignée » (p. 150).
Ces situations ne peuvent répondre qu’en partie à la demande du législateur (p. 154) :
– oui, on introduit le vocabulaire relatif à l’énergie ;
– non, on n’apprend pas à l’utiliser à bon escient.
♦ Apprendre l’électricité sans référence à l’énergie apparaît
comme une véritable gageure
Toute l’histoire de l’humanité est fondée sur la recherche d’une énergie disponible,
pas chère, commode. L’énergie animale, dès la domestication de certains animaux, a
été utilisée. Cette pratique se perpétue (cf. les attelages de bœufs pour les labours en
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Europe jusqu’au milieu du XXe siècle et ailleurs dans le monde jusqu’à nos jours).
Dans l’Antiquité, la pratique de l’esclavage empêcha de développer des techniques
basées sur les énergies naturelles. L’exploitation de l’énergie humaine perdura, malheureusement chez nous, jusqu’au milieu du XIXe siècle (cf. figure 4). Puis, après l’usage
du charbon pour produire un travail sur le lieu même de sa combustion, vint l’électricité dont l’usage permit de répondre à deux avantages inestimables :
– celui de dissocier le lieu de mise à disposition de l’énergie (le site source, le générateur) de son lieu d’utilisation (un ou plusieurs sites dissipateurs, les récepteurs) ;
– celle de mise à disposition d’une énergie en quantité, facile à utiliser.
Figure 4 : Reconstitution pour le film « Oliver ! » (2) d’un moulin mû par des enfants
au tout début du XIXe siècle.
Remarque : On passera ici sous silence le rôle que joue l’électricité dans tout ce qui
se rapporte à la transmission et au traitement de l’information. Constatons simplement
que sa participation est indispensable comme énergie nécessaire pour assurer ces
tâches, l’information étant la donnée centrale. Constatons qu’il en a été toujours ainsi.
L’annonce de la victoire des athéniens sur les perses ne fut connue dans la cité
d’Athènes que par l’effort du soldat Phidippidès au terme d’une course épuisante. Les
courriers à cheval qui allaient de relais en relais furent longtemps le seul mode de
transport des lettres entre les diverses provinces. De même, le télégraphe aérien de
CHAPPE n’a pu transmettre ses informations qu’à partir des hommes qui manipulaient
les « bras » au sommet des tours.
On ressent l’embarras des concepteurs des suggestions pédagogiques de ne pouvoir
s’appuyer sur l’énergie dans l’exploitation de l’analogie des ouvriers poussant les
wagons : « L’analogie est ensuite faite entre la tension aux bornes de la pile et l’activité des pousseurs ».
♦ Mon approche de l’énergie
Le concept d’énergie pourrait jouer un rôle intégrateur fondamental. C’est l’option
que j’ai choisie. Mais, le concept d’énergie étant, comme l’affirme FEYNMAN [18] « un
concept extrêmement difficile à bien saisir », la difficulté serait-elle simplement déplacée ?
(2)
Produit par John WOOLF, Columbia, 1968.
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Tout dépend des caractéristiques de l’énergie dont on a besoin. Plusieurs d’entre elles,
faciles à mettre en œuvre, seraient suffisantes. En voici quelques-unes, incomplètes,
pas entièrement satisfaisantes sur le strict plan de la physique, mais qui permettent de
faire les premiers pas dans un domaine complexe :
– L’énergie, c’est quelque chose qui permet d’effectuer un travail : modifier un mouvement, échauffer, produire de la lumière.
– L’énergie, c’est quelque chose qui peut prendre différentes formes ; ce n’est pas
nécessairement de la matière comme l’envisagent les élèves quand ils pensent aux
sources d’énergie (pétrole, gaz, charbon…). Il est important de leur proposer des
situations intégrant une énergie potentielle de pesanteur ou élastique et une énergie
cinétique.
– L’énergie, c’est quelque chose qui peut se garder, avec plus ou moins de facilité, en
attendant de l’utiliser.
– L’énergie, c’est quelque chose qui se consomme.
– L’énergie, c’est quelque chose qui coûte [19].
Comment dans les exercices conduits avec des élèves du CM ou des professeurs d’école
stagiaires avons-nous intégré ces caractéristiques ? Nous avons fait plusieurs types
d’étude. Voici quelques exemples :
– étude du carillon des anges (moulin à bougies) ;
– construction de petits objets élémentaires qui bougent mus par divers systèmes (une
pile, la chute d’un lest, la torsion d’un élastique) ou qui produisent de la lumière
(une petite lampe à pétrole) ;
– description de l’automobile qui nécessite de l’essence pour avancer ;
– l’observation d’une voiture à ressort, d’une voiture à friction qui en lançant un disque
permet de pressentir l’énergie cinétique.
Ce sont les analyses de leur fonctionnement qui permettent de construire l’idée d’énergie.
C’est ce que souligne Jean PERRIN [20] quand il écrit : « Des hommes tels que GALILÉE
ou CARNOT, qui possédaient à un degré extraordinaire cette intelligence des analogies,
ont ainsi créé l’Énergétique par généralisations progressives, prudentes et hardies
tout ensemble, de relations expérimentales et de réalités sensibles. Ils ont observé non
seulement qu’un objet tombe si on le lâche, mais aussi qu’une fois par terre il ne remonte
pas tout seul. Il faut payer pour faire monter un ascenseur, et payer d’autant plus cher
que cet ascenseur est plus lourd et monte plus haut. Bien entendu, le prix véritable
n’est pas une somme d’argent, mais la répercussion réelle extérieure (abaissement d’une
masse d’eau combustion de charbon, modification chimique dans une pile), dont cet argent
n’est que le signe ».
2.3. Des choix didactiques discutables
2.3.1. Mesurer une grandeur pour la conceptualiser ?
Il est écrit, dans le chapitre relatif à la classe de troisième : « les notions de circuit,
de tension, d’intensité et de dipôle ont été introduites au cycle central ». Comment la
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tension est-elle effectivement introduite ? Pour l’essentiel, c’est à la mesure qu’est assumée
la mission de donner du sens à cette grandeur. Comment croire que la mesure d’une
grandeur inconnue permet de la conceptualiser ? À nos yeux, c’est attribuer à l’acte
de mesure un pouvoir qu’il n’a pas : ce n’est pas l’usage intensif du voltmètre qui donnera
du sens à la tension. Comment la lecture de valeurs numériques sur un cadran à aiguille
ou numérique va-t-elle permettre de conceptualiser la grandeur « tension » ? D’autant que
rien ne ressemble plus à un voltmètre qu’un ampèremètre ; l’utilisation d’un électroscope
pour comparer les différences de potentiel permettrait de mieux distinguer la tension du
courant, il est regrettable qu’il ne dévie qu’avec des tensions élevées. La connaissance du
mot désignant une grandeur et la valeur de sa mesure n’apportent rien à la construction
de son concept. C’est bien ce que signale Thom [21] quand il écrit : « Il me semble que
l’on ne peut observer que ce dont on a préalablement le concept ». Construire le concept,
c’est bien ce que proposent les analogies qui sont proposées dans les suggestions pédagogiques des programmes (p. 98). Il est regrettable que ces analogies soient essentiellement destinées à donner du sens au courant électrique et non à la tension. Or c’est,
souvent cette dernière qui pose la plus grande difficulté de conceptualisation.
Les nouveaux programmes en classe de quatrième prévoient « d’introduire les lois
du courant continu à partir de relevés d’intensité et de tension par les élèves eux-mêmes
dans le cadre d’une démarche d’investigation » et même si cette partie « prolonge l’approche qualitative des circuits vue à l’école primaire et en classe de cinquième », les
concepts d’intensité de courant et de tension ne seront pas construits par ces seules
mesures.
Les projets des nouveaux programmes de troisième semblent tenir compte de cette
difficulté et suggèrent des situations d’enseignement permettant de détruire cet obstacle.
2.3.2. Besoin de comprendre
♦ Comment accepter d’en rester au phénoménologique ? La démarche scientifique ne
se satisfait pas du comment. Elle a besoin de rechercher le pourquoi. « Susciter
la curiosité des élèves », montrer que « le monde est intelligible » (deux recommandations de ces programmes) passent par la recherche d’explications sur les phénomènes découverts.
♦ Comment se contenter de constater que l’adjonction d’un résistor en série dans un
circuit électrique provoque la diminution de l’intensité du courant ?
♦ Comment se contenter du constat de l’augmentation de l’intensité du courant dans le
circuit principal d’un montage en dérivation avec le nombre de récepteurs en dérivation ? En effet, l’étude des associations de résistances n’est pas au programme.
♦ Comment se contenter d’utiliser la relation P = U # I ? Comment cette relation quantitative est-elle construite ? Comment se contenter d’imposer que W = P # t ? Si l’énergie
est une grandeur construite, la puissance se définit aisément.
♦ Les textes demandent d’« effectuer des prévisions qualitatives sur des circuits avec
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dipôles en série et en parallèle, ouverts ou fermés ». Pourquoi en rester au constat des
échecs des prévisions ? En rester à l’observation des résultats expérimentaux ne satisfait pas. S’apercevoir qu’ils contredisent les prévisions engendre des interrogations,
des questions et l’obligation de fournir un début de justification qui doit répondre au
besoin légitime de « comprendre ».
En analysant la façon dont sont proposés ces concepts physiques, on est obligé d’adhérer à ce qu’écrit Gérard FOUREZ : « ils sont présentés comme des concepts divins ou
plutôt comme des concepts de la Nature, expression qui est la traduction laïque de la
précédente ». La formulation des représentations et leur non-conformité avec la réalité
génèrent des besoins d’explications qui devraient passer souvent par la construction de
modèles explicatifs. Que ces représentations soient formulées ou non, si elles ne sont pas
remises en question, elles restent profondément ancrées et des lois, même mémorisées,
ne sauraient les détruire.
Donner le nom d’une chose n’est pas construire la chose. Donner le nom de ce qu’on
étudie ne construit pas le concept correspondant à ce nom. Comme le dit Richard FEYNMAN
[22] : « Il y a une différence entre le nom d’une chose et ce que l’on y met dessous. Bien
sûr, il est nécessaire d’apprendre le nom des choses. Mais ce n’est pas de la science, ce
qui ne veut pas dire pour autant qu’il ne faut pas enseigner les définitions… Il est bon
de savoir faire la différence entre ce qui est enseignement des outils de la science (les
définitions par exemple), et ce qui est de la science proprement dite ».
Ce besoin de comprendre devrait passer par un modèle explicatif, adapté au public,
modèle qui devrait être précisé dans les programmes. Or dans ceux de la classe de quatrième,
il est annoncé que « l’approche des deux grandeurs intensité et tension est opératoire. De
façon qualitative puis quantitative, on amène les élèves à identifier deux grandeurs… ».
Mais ces deux grandeurs sont-elles réellement identifiées, construites ? Et comment le
seraient-elles sans images, sans analogies ? Uniquement par des résultats expérimentaux
mêmes s’ils sont mesurés ? En outre, la démarche d’investigation telle qu’elle est décrite
ne peut se satisfaire de la seule formulation de conjectures et d’hypothèses et d’un suivi
d’une confrontation avec les observations des expériences. Le désaccord fréquent qui apparaît doit être levé à partir de modèles explicatifs.
CONCLUSION
L’incompréhension des phénomènes qui se produisent dans un circuit électrique
s’explique en partie par le laisser-aller de notre langage, la primauté que nous attachons
au quantitatif, la non-prise en compte du besoin de comprendre. Souvent, nous nous réfugions derrière des mots comme si leurs emplois suffisaient à construire les concepts
qu’ils recouvrent. Suggérons de ne les employer qu’après en avoir construit leurs sens.
N’en faisons pas des titres, mais des conclusions. N’hésitons pas à rechercher des
modèles sous forme d’analogies [23], de mécanismes [17] qui aideront à donner du sens,
même si leurs constructions sont longues et leurs champs de validation limités (ce qui est
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inhérent à tout modèle, mais la recherche des limites du modèle permet de mieux définir
le domaine étudié). Appuyons-nous sur l’énergie qui est le fondement de l’électricité.
L’acte d’enseigner comporte une part importante de vulgarisation, même s’il ne se
réduit pas à cela. Il est indispensable de proposer un minimum de compréhension d’un
phénomène nouveau que l’on veut étudier. L’enseignant va devoir choisir : la vulgarisation implique des simplifications. L’art d’enseigner consiste à choisir ces simplifications
et à prévoir des remises en cause. Vouloir enseigner sans simplification, c’est se résigner
à ne rien faire. Cela étant admis, il faut, bien entendu, convenir qu’il existe plusieurs
niveaux de vulgarisation et plusieurs niveaux dans la rigueur. La charge du professeur est
lourde. Il doit maîtriser largement le sujet d’étude, découvrir les représentations correspondantes des élèves et adapter son enseignement afin que les simplifications qu’il va
introduire ne risquent pas d’induire des idées fausses ou des erreurs.
Les programmes anciens, en classe de seconde, introduisaient la tension en électrocinétique après son introduction en électrostatique. Le passage était mystérieux : où se
trouvaient les charges électriques qui provoquaient tous les champs électriques dans les
éléments successifs du circuit ?
Le rapport établi sous la présidence de Jean-François BACH qui préfigure les futurs
programmes du collège ne répond pas entièrement aux attentes précédentes, il reconduit
et perpétue certaines des difficultés présentées ci-dessus.
Les programmes de 1999 soulignent que « l’électricité est présente dans la plupart
des actes quotidiens » : il est urgent d’expérimenter de nouvelles entrées d’apprentissage
de l’électricité (non pas en l’incluant immédiatement dans un programme, mais en l’expérimentant à une échelle significative). Sinon ce domaine fondamental va disparaître de
notre enseignement et deviendra encore plus mystérieux et incompréhensible.
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Pourquoi l’apprentissage de l’électricité reste problématique ?
Le Bup no 893
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425
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Jean-Loup CANAL
Retraité
IUFM de Midi-Pyrénées
Centre départemental de l’Aveyron
Vol. 101 - Avril 2007
Jean-Loup CANAL