Le train gratuit pour tous

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Le train gratuit pour tous
Le train gratuit pour tous
Une opinion d’Olivier Malay, navetteur et chercheur en
économie, et de Samuel Sonck, navetteur et ingénieur civil et
économiste.
Ce texte est paru dans LLB du 2 janvier 2015 : Source
Personne n’est pour les retards actuels, la fermeture des
petites gares et la hausse des tarifs. Chacun déplore la
baisse de satisfaction des usagers depuis 15 ans, constatée
dans les enquêtes, de même que l’allongement des temps de
parcours. Mais, si l’on ne fait rien, tout cela se poursuivra,
le gouvernement n’étant pas décidé à revenir sur les 2,8
milliards d’euros d’économie dans la SNCB, alors que ce
dernier poursuit le financement massif des voitures de
société.
On ne parvient à s’opposer efficacement que lorsque l’on a une
idée claire d’une autre manière de faire, d’un autre horizon
plus souhaitable. Si les plans des ministres tendent chaque
année vers un chemin de fer plus cher et avec moins de moyens,
c’est le moment de réclamer une toute autre SNCB, tenant en
deux mots : gratuité et qualité. Le tout financé par la moitié
des subventions actuelles aux voitures de société. Ce n’est
que par un réinvestissement massif dans la SNCB que l’on
pourra avoir plus de trains, plus sûrs, et plus ponctuels. Et
la gratuité permettra un rail massivement fréquenté et
accessible à tous.Cinq arguments justifient ce projet.
1. Du point de vue environnemental, les trains sont un moyen
de transport nettement moins polluant que la voiture, puisque
selon la SNCB, l’émission de CO2 par voyageur et par kilomètre
est 7 fois moindre en train qu’en voiture (jusqu’à 20 fois en
heure de pointe). Les objectifs que la Belgique a acceptés au
sommet climatique de Paris sont inatteignables sans un
transfert important de la voiture vers les transports en
commun.
2. Sur le plan de la justice sociale, les transports en commun
sont en avance sur la voiture. Avec le prix du carburant
restant élevé, malgré la chute des cours pétroliers, et 15 %
des Belges vivant sous le seuil de pauvreté, bon nombre de
gens ne peuvent plus se payer la voiture. Un rail de qualité,
a fortiori gratuit, permettrait donc de réaliser le droit à la
mobilité pour tous.
3. Si l’on veut inciter les usagers à utiliser le train plutôt
que la voiture, il faut en améliorer la qualité : réduire les
retards, augmenter les fréquences aux heures de pointe et en
soirée, redynamiser les petites lignes. La gratuité permet de
doper l’usage des transports en commun et la transformation
des automobilistes en passagers. A Aubagne (France), suite à
l’instauration de la gratuité des bus, la fréquentation a
bondi de 175 % en trois ans. A Hasselt, la gratuité des bus
depuis 1997 a permis d’enregistrer une diminution de 16 % des
voitures après deux ans seulement. Ici, il est souvent objecté
qu’à l’échelle d’une ville, un grand nombre des nouveaux
usagers générés par l’instauration de la gratuité sont
d’anciens piétons ou cyclistes. Comment ne pas en conclure
qu’à l’échelle d’un pays, la part des anciens automobilistes
devrait augmenter de façon encore plus drastique ?
4. Les usagers ne seront pas les seuls bénéficiaires. Un rail
plus fréquenté, c’est aussi un atout pour le tourisme belge,
moins de bouchons sur les routes, plus de valeur pour les
immeubles situés à proximité d’un arrêt, des coûts en moins
pour les employeurs et des commerçants mieux achalandés.
5. C’est un aiguillon pour amorcer un foisonnement
d’initiatives citoyennes ou associatives dans les transports
publics. Que ce soit en y invitant des assistants sociaux (ce
qui a été fait à Aubagne avec succès), en donnant une place à
l’art et aux artistes dans les trains, ou en donnant la voix
au navetteur dans la gestion de la SNCB via des mécanismes de
démocratie participative.
Combien ça coûte ? Qui paie ?
Dans le scénario où l’Etat compense le manque à gagner dû à la
gratuité de la SNCB, cela lui coûterait à peu près un milliard
par an (en sachant que la gratuité engendrera également des
économies : plus besoin de contrôles, ni de fabrication de
billets, etc.). Il faudrait ajouter à cela environ 500
millions par an pour augmenter le nombre de trains, la
sécurité et investir correctement, selon des calculs récemment
menés par Ecolo-Groen. Une augmentation de la dotation totale
d’un milliard et demi donc. Ce n’est pas rien, mais il est
évident qu’on ne pourra faire de transition écologique et
sociale sans revisiter notre fiscalité et nos priorités
politiques. Regardons par exemple du côté des voitures de
société, qui constituent un coût pour l’Etat à hauteur de 4,1
milliards d’euros (dont près de 2,5 milliards de subsides
directs) par an en Belgique, selon le Copenhaguen Economics
Institute. Il suffirait de prélever une partie de ce montant
pour payer l’intégralité de la gratuité de la SNCB et son
refinancement. C’est une question de choix politique :
continuons-nous à subsidier autant les voitures, alors que les
coûts indirects qu’elles génèrent en termes de congestion des
villes, de pollution atmosphérique et sonore et d’accidents
sont près de 13 fois supérieurs à ceux du train selon une
étude menée par le cabinet CE Delft?
Aux esprits chagrins…
Enfin, il nous faut répondre à trois critiques souvent
opposées à la gratuité des transports en commun.
D’abord, celle qui prétend que la gratuité va accroître les
incivilités. Deux études de l’Ademe rapportent que c’est peu
probable : les incivilités n’augmentent que lorsque le nombre
d’usagers des transports en commun croît rapidement et dépasse
leur capacité. En outre, les incivilités diminuent dans la
mesure où les agressions vis-à-vis du personnel roulant
découlant de constats de fraude disparaissent.
Ensuite, l’objection selon laquelle seuls les utilisateurs du
rail doivent participer à son refinancement. Comme dit plus
haut, un réseau de transports en commun de qualité bénéficie à
ses usagers, mais aussi aux propriétaires immobiliers, aux
commerçants, aux employeurs, aux usagers de la route restants
et à tous pour la préservation de l’environnement.
Enfin, certains préfèrent à la gratuité une diminution des
tarifs ciblée vers les plus pauvres uniquement. Plusieurs
arguments justifient au contraire une politique de gratuité
pour tous : critère de séparation arbitraire entre
bénéficiaires et non-bénéficiaires, stigmatisation des
bénéficiaires, lourdeur administrative et inadaptation à
l’intermittence des situations de précarité. On constate par
contre qu’une certaine partie de la population bénéficie
actuellement d’une gratuité partielle ou totale des transports
publics : mandataires politiques, membres des forces de
l’ordre et fonctionnaires, employés, indépendants (via
déductibilité fiscale) et demandeurs d’emploi, familles
nombreuses et personnes âgées, etc. Cette énumération réduit
d’autant l’ampleur du bond à effectuer pour passer à la
gratuité totale pour tous.
Cerise sur le gâteau, la gratuité des transports publics n’est
ni hors de portée, ni entièrement nouvelle. Elle est déjà
vécue, souvent avec succès, dans bien des villes à l’étranger
et cela aussi bien sous des exécutifs étiquetés à gauche
(Aubagne) qu’à droite (Châteauroux, France) ou centristes (à
Tallin, Estonie).

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