Ajouter quelque chose à la vue

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Ajouter quelque chose à la vue
MARDI 12 JUILLET 2011 LA CÔTE
LA CÔTE MARDI 12 JUILLET 2011
14La vue,RÉGION
le goût, l’odorat,
PHOTOS ET MONTAGE: CHRYS©ULA
SÉRIE ESTIVALE
le toucher et l’ouïe. Durant
cinq semaines, «La Côte»
décline les sens.
Cette semaine: la vue.
TECHNOLOGIE A l’avenir, la réalité augmentée pourrait bouleverser et «enrichir» notre vision.
Ajouter quelque chose à la vue
TEXTES: LUCA DI STEFANO
[email protected]
LES IMAGES NOUS TRAHISSSENT-ELLES?
On dit souvent qu’il faut voir la
réalité telle qu’elle est. Et si demain nous en voyions davantage? Et si demain, dans notre
champ de vision, des données
virtuelles venaient se superposer à notre perception de l’environnement? Cette vision d’avenir n’en est peut-être pas une.
Car la réalité augmentée est un
concept bien réel, en phase de
développement intense au sein
de centres de recherche ou d’entreprises prometteuses. «La superposition d’éléments virtuels à
des éléments réels existe depuis de
nombreuses années, explique
Vincent Lepetit, chercheur à
l’EPFL en vision par ordinateur,
mais elle est devenue accessible au
grand public grâce au développement des smartphones équipés de
caméras.»
L’image est un thème qui a toujours fasciné les penseurs et artistes. En 1929,
le peintre belge René Magritte réalisait son célèbre tableau au titre péremptoire: «La trahison des images». Sur celui-ci était représentée une pipe sous
laquelle l’artiste avait écrit «Ceci n’est pas une pipe». L’affirmation, troublante de prime abord, devient limpide lorsque l’observateur réalise qu’une
distinction existe bel et bien entre l’objet et sa représentation. En réalité,
René Magritte a vulgarisé le principe fondateur de la sémantique, discipline
apparue au début du XXe siècle questionnant les systèmes de relations entre les objets. Parmi les hypothèses fondatrices de la sémantique, notons:
«le mot «chien» ne mord pas» ou «une carte n’est pas le territoire qu’elle représente». Ces courants de pensées ou œuvres d’art contribuent encore aujourd’hui à développer un esprit critique face aux images et à notre perception de celles-ci. semble avoir atteint un stade assez avancé pour ce type de réalisations.
Exploitée par la publicité
Imaginez donc une balade en
ville. Grâce aux données stockées sur Internet, vous connaîtrez le nom de la rue dans laquelle vous vous trouvez, le
menu du restaurant devant lequel vous passez ainsi que les
avis des internautes sur tel ou tel
plat. Cette belle église? Placez
votre téléphone portable ou votre tablette dans sa direction les
informations s’afficheront sur
votre écran. En substance, la
réalité augmentée, c’est ça: exploiter les interconnexions infinies de l’univers numérique et
dépasser les perceptions en y
ajoutant des informations en
temps réel.
Selon les experts, la technologie pourrait bouleverser notre
rapport aux objets, mais pas seulement, car la vie de chacun est
de plus en plus exposée sur les
réseaux sociaux. Ainsi, la simple
DR
Les objets, les personnes
«
●Il y a cinq ans, j’étais convaincu que la réalité
augmentée ne parviendrait jamais à entrer dans
un téléphone portable» VINCENT LEPETIT CHERCHEUR EN VISION PAR ORDINATEUR, EPFL
vision d’une personne à travers
une caméra, grâce à la reconnaissance de visage, pourrait
suffire à fournir des informa-
tions personnelles. Bien entendu, cela pose des questions majeures en matière de protection
des données – imaginez qu’il
suffit qu’une personne vous fixe
avec son téléphone portable afin
qu’elle ait accès à vos photos de
vacances, mais la technologie
De fait, malgré les progrès et
les fantasmes, la réalité augmentée vit ses premiers balbutiements. Si ces succès liminaires
ont été atteints dans le domaine
militaire, et que la médecine
rêve d’en faire un outil fiable
pour ses chirurgiens, les champs
d’application sont encore limités. Le jeu vidéo s’y met et pourrait vivre une révolution qui lui
permettrait de surmonter sa dépendance à l’image de synthèse.
Mais le domaine le plus porteur
en matière de réalité augmentée
– et les développeurs l’ont bien
compris – est la publicité.
Friand d’innovation, le marketing saisit l’opportunité d’en
mettre plein la vue à ses clients
potentiels. C’est le cas du fabriquant horloger Tissot qui propose de se voir dans son écran
avec les différentes gammes de
montres qu’il propose. Devant
son ordinateur, le client imprime un bracelet en papier, le
met autour du poignet et sa propre image apparaît sur l’écran en
temps réel avec la montre de son
choix. Est-ce le réel qui envahit le
virtuel ou le contraire? Quoi
qu’il en soit, la marque horlogère a baptisé son opération
«reality». Or, il ne s’agit visiblement que d’une opération virtuelle.
Faut-il alors considérer ces visions augmentées comme des
leurres? Peut-être, car le terme
«réalité» est employé avec prétention. La richesse du monde
extérieur ne nous échappe-t-elle
pas si des machines nous indiquent ce qui doit être vu et comment il doit être perçu? En d’autres termes, l’incursion de
données à notre champ de vision n’est-elle pas une vision
unique, le prisme des développeurs d’un outil virtuel (lire encadré)?
Malgré l’immersion exponentielle de la technologie dans le
quotidien de chacun, Vincent
Lepetit se montre dubitatif lorsqu’on le questionne sur l’avenir
de la réalité augmentée: «je ne
vois pas quelle utilité elle pourrait
bien avoir dans les prochaines années. Je trouve que ses applications
relèvent davantage du gadget.
Mais je ne suis pas un bon devin. Il
y a cinq ans, j’étais convaincu que
la réalité augmentée ne parviendrait jamais à entrer dans un téléphone portable.» RÉALITÉ AUGMENTÉE L’un des leaders mondiaux est une société vaudoise. Rencontre avec le patron de Space 3D.
«Notre façon de voir les choses sera totalement transformée»
Devant une télévision munie
d’une caméra, un jeune ingénieur s’agite. Dans l’écran, au
cœur d’un paysage virtuel en
trois dimensions, son image apparaît, saisit des objets, les déplace. Comme s’il découvrait
cette technologie pour la première fois, John Miles, directeur de la société Space 3D
s’émerveille: «nous sommes les
premiers à faire ça. C’est magique
et le procédé sera au point dans
moins d’un an.»
Space 3D regarde constamment plus loin que demain.
«Pour nous, il est impératif d’avoir
six mois d’avance sur le monde,
explique le patron, car dans le
domaine de l’informatique, le
doublement des capacités a lieu
tous les deux ans.» L’entreprise
basée à Ecublens est l’un des
leaders mondiaux en matière
de réalité augmentée. La majorité de ses contrats, John Miles les
signe avec des marques désireuses de méthodes innovantes et
ludiques pour accrocher l’attention sur leurs produits. En revanche, 40% des activités de
Space 3D sont réservées à l’application «pure» de la réalité
augmentée.
Car au-delà de ces «gadgets»,
comme lui-même les qualifie,
John Miles martèle sans arrêt le
terme «utilité», il désirerait le
voir écrit partout sur les murs
qui l’entourent. «Les applications scientifiques et techniques
seront infinies. Tout devient possi-
ble», dit-il avant d’expliquer
comment cette technologie
pourrait par exemple enrichir
les œuvres détériorées dans les
musées ou mesurer avec exactitude la force du vent sur un bateau. «Les limites, seule l’imagination les fixe», s’enthousiasme
le chef d’entreprise.
Dépasser les sens
John Miles a débuté en produisant des images 3D. Aujourd’hui, il fait partie de ceux
qui saisissent la réalité augmentée pour mener la révolution
technologique des sens. «Notre
façon de voir les choses sera totalement transformée, prédit-il. Nous
stimulons l’œil et créons une vision qui ouvre sur un monde ex-
traordinaire. Mais dans tous les
cas, il nous faut une caméra et un
écran.» Ainsi John Miles imagine des lunettes transparentes
qui permettront de rajouter des
éléments à ce que l’on voit au
quotidien. Et en signant un partenariat avec l’EPFL, Space 3D
dispose d’ingénieurs prometteurs qui font de l’informatique
un terrain de recherche sans
bornes.
Quant aux risques liés aux réseaux sociaux et à la sphère privée, John Miles concède que la
technologie pose des questions
éthiques fondamentales que la
société devra aborder. En attendant, cette société pourrait vivre ce bouleversement d’une
vue qui dépasse la réalité. Un ingénieur teste une application de réalité augmentée. Sa caméra
le repère puis l’intègre dans un environnement 3D. LDS

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