Alerte rouge

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Alerte rouge
Alerte rouge
Michel de Pracontal
Le Nouvel Observateur
Les colères du roi Soleil
Les tempêtes solaires menacent
la Terre. Elles attaquent les
satellites, perturbent les vols
d’avions de ligne, provoquent
de
gigantesques
coupures
d’électricité.
Comment
les
prévenir ? Les météorologues de
l’espace veillent.
Eva Robbrecht pianote sur son
portable, jonglant avec les courbes
et les tableaux décrivant l’activité
du Soleil, recueillis par des
observatoires en Italie, en Norvège,
en Crimée, en Australie, aux EtatsUnis, au Japon... Ou par Soho,
le satellite américanoeuropéen
qui scrute en permanence
notre étoile grâce à une pléiade
d’instruments sophistiqués. Ce 14
novembre 2006, l’astre du jour
affiche une belle sérénité. Eva
montre un graphique aux lignes
régulières : « La géométrie du
champ magnétique n’est pas très
complexe, nous sommes dans une
période tranquille, explique-t-elle.
La probabilité de tempête solaire
est faible. Quand les lignes du
champ sont emmêlées et donnent
une figure complexe, le risque
est plus grand. Ainsi, fin octobre
2003, il s’est produit une violente
tempête solaire et on a même vu
des aurores boréales en Belgique
!»
En une dizaine de minutes, Eva
termine son analyse et rédige
un bulletin de météo spatiale,
renouvelé toutes les vingt-quatre
heures, qui indique une situation
calme pour la journée.
Jeune astrophysicienne formée
à l’Université de Louvain, Eva
travaille depuis 2003 au SIDC
(1), centre d’analyse de données
sur l’nfluence du Soleil, à
Bruxelles, où vient de se tenir la
troisième semaine européenne
de météorologie spatiale. « Cette
science nouvelle, qu’il vaut mieux
appeler «météo de l’espace»,
consiste à observer l’activité
solaire afin de prévoir ses effets sur
la Terre, voire sur l’ensemble du
Système solaire », explique Jean
Lilensten, planétologue à Grenoble
et directeur du projet européen
Cost 724.
Le SIDC, département de
l’Observatoire royal de Belgique,
ne comptait que trois scientifiques
il y a une décennie. Son effectif a
été multiplié par dix et il est devenu
le principal laboratoire européen
de météo de l’espace, concurrent
de celui de la Nasa à Boulder, dans
le Colorado. La discipline est en
plein essor. Si l’on a observé les
taches solaires depuis l’Antiquité,
il faut attendre le XIXè siècle pour
que Heinrich Schwabe, Edward
Sabine et Rudolf Wolf établissent
qu’il existe un cycle solaire d’un
peu plus de onze ans et que les
phases actives sont associées aux
aurores boréales (ou australes,
car il s’en produit aussi dans les
régions proches du pôle Sud).
Ces magnifiques halos colorés
sont produits par des particules
chargées venues du Soleil qui
pénètrent dans la haute atmosphère
et libèrent de l’énergie sous forme
de lumière. Comme les particules
sont canalisées par le champ
magnétique terrestre, les aurores
se produisent le plus souvent à
proximité des pôles magnétiques,
eux-mêmes proches des pôles
géographiques. Mais on peut en
voir à Bruxelles, à Paris ou même
au Texas. « Une application de la
météo de l’espace dont rêvent les
agences de tourisme, ce serait de
prévoir les aurores plusieurs jours à
l’avance pour faire venir les clients
juste au bon moment !, dit Jean
Lilensten. Cela dit, le véritable
enjeu de la discipline tient à ce
que nos sociétés technologiques
dépendent de plus en plus de
satellites et de systèmes qui utilisent
les ondes électromagnétiques et
sont vulnérables aux perturbations
produites par le Soleil. » (2)
En 1875, l’économiste William
Jevons avançait que les cycles de
l’activité économique étaient liés
à ceux du Soleil... La théorie était
farfelue, mais un point reste vrai :
les colères de l’astre du jour ont un
coût pour nos industries. Dès 1859,
on relevait la coïncidence entre une
éruption solaire et une grande panne
du télégraphe affectant l’Europe
et la Nouvelle-Angleterre. Mais
l’événement qui a lancé la météo
spatiale s’est produit en mars 1989
: une violente tempête solaire a
induit des courants dans le sol qui
ont détruit des transformateurs et
fait disjoncter des réseaux, privant
d’électricité 6 millions
d’usagers
québécois
pendant neuf heures et
affectant le New Jersey.
Coût total : plus de 30
millions de dollars !
Le Département à la
Défense des Etats-Unis
estime de son côté à 100
millions de dollars par
an le coût des pannes
provoquées par les
tempêtes solaires sur
les satellites militaires.
En 1994 et 1997,
l’agitation de notre astre
a mis hors d’usage trois
satellites de télécommunication
dont le remplacement s’est
chiffré à 200 millions de dollars
chacun. L’activité solaire perturbe
la navigation aérienne et cause
des déroutages dont le prix peut
atteindre 100 000 dollars pour
un vol ! Selon une évaluation
datée de 2000, améliorer de 1%
le fonctionnement du système
de navigation GPS - lui aussi
vulnérable aux influences solaires
- représenterait un gain de 140
millions d’euros par an. Enfin,
les courants induits par l’activité
solaire, en se propageant le long
des pipelines, accélèrent leur
corrosion.
Prévenir les conséquences des
tempêtes solaires est d’autant plus
difficile qu’on commence à peine
à comprendre leurs mécanismes.
« Il y a dix ans, on croyait que
les éruptions solaires étaient le
phénomène le plus important, dit
Eva Robbrecht. On pensait qu’elles
étaient la cause des «éjections de
masse coronale», ces nuages de
particules expulsés du Soleil à
grande vitesse et qui constituent la
principale source de perturbation
pour la Terre. On sait aujourd’hui
que les deux phénomènes sont
dissociés. »
Schématiquement, les éruptions
série de désordres. Les particules
énergétiques peuvent détruire les
panneaux solaires des satellites,
affecter leurs commandes ou les
« aveugler ». En entrant dans la
haute atmosphère, le nuage peut
déclencher un « orage magnétique
», une perturbation du champ
magnétique terrestre : c’est ce qui
a provoqué la panne d’électricité
au Québec en 1989.
Plus rares, les « événements à
protons » sont des flux de particules
énergétiques qui parcourent la
distance du Soleil à la Terre en
une demi-heure et peuvent irradier
gravement les astronautes dont
le vaisseau se trouverait sur leur
passage. « On ne sait pas les prévoir,
dit Eva Robbrecht. En revanche,
on peut calculer la vitesse et la
direction d’une EMC et indiquer le
moment de son impact sur la Terre
un ou deux jours à l’avance. »
Pendant la tempête de l’automne
2003 s’est produite l’EMC la plus
rapide jamais observée : 2 700
kilomètres par seconde ! Grâce à la
météo de l’espace, les sociétés de
télécommunication, d’électricité et
les compagnies aériennes ont pris
des mesures préventives et réalisé
solaires sont des « courts-circuits des économies substantielles. On
magnétiques » à la surface du Soleil, ne sait pas exactement combien,
qui entraînent une forte libération les chiffres sont confidentiels...
d’énergie. Seules les plus fortes
affectent les satellites ou brouillent
les communications. Mais le (1) Solar Influences Data Analysis
phénomène qui occupe désormais Center.
l’attention des astrophysiciens, (2) Voir « Sous les feux du Soleil »,
c’est celui des éjections de masse de Jean Lilensten et Jean Bornarel,
coronale : une EMC est un nuage EDP Sciences, 2001.
de plasma - c’est-à-dire d’un gaz
de particules ionisées - porté à une Illustrations photos : © SOHO
température de plus de 1 million de 1 - Protubérance solaire
degrés, d’une masse de l’ordre du 2 - Taches solaires
million de tonnes, qui est expulsé
de la couronne du Soleil à 2 000
kilomètres par seconde (7 millions Michel de Pracontal
de km/h), voire plus. Si le nuage est (Le Nouvel Observateur
orienté vers la Terre, il l’atteint en le 30/11/2006 page 110)
deux à quatre jours et provoque une

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