La France, terre de prédilection d`Alexandre Soljenitsyne

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La France, terre de prédilection d`Alexandre Soljenitsyne
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S T A L I N E
entretien* avec Natalia Soljenitsyne
conduit par Galia Ackerman**
La France, terre de prédilection
d’Alexandre Soljenitsyne
GALIA ACKERMAN : Natalia Dmitrievna, j’aimerais vous remercier, et exprimer ma reconnaissance post mortem à Alexandre Soljenitsyne. Adolescente, j’ai lu Une Journée d’Ivan
Denissovitch, La Maison de Matriona, Le Pavillon des cancéreux. C’est ainsi que j’ai été
vaccinée contre le pouvoir soviétique.
NATALIA SOLJENITSYNE : Je vous remercie de ces bonnes paroles, bien que je sois obligée de
décliner votre reconnaissance, pour ce qui me concerne. La Maison de Matriona et Une
Journée d’Ivan Denissovitch ont été écrits par l’ex-zek Soljenitsyne avant qu’il me
rencontre. J’ai lu ces œuvres au même moment que vous, et elles m’ont tellement impressionnée que j’étais prête à donner ma vie pour aider Soljenitsyne. Le Seigneur a comblé
mon vœu…
G.A.: Au cours du colloque consacré à l’écrivain, vous avez raconté que Soljenitsyne avait
une affection particulière pour la France.
N. S.: Soljenitsyne s’est mis à aimer la France de façon tout à fait inattendue pour luimême. Il pensait qu’il n’y était pas disposé. Au moment de son expulsion d’URSS, il était
sûr qu’il se sentirait à l’aise en Allemagne, en Suisse allemande, en Autriche. Il connaissait
peu la France et pensait que ce pays ne lui serait pas proche. Pourquoi cela s’est-il passé
autrement, je n’en sais rien. Alexandre Issaïevitch ignorait la présence en lui de cordes sur
lesquelles pourrait jouer le génie latin.
En fait, nous avons été expulsés directement en Allemagne. Tout y allait bien, mais notre
cœur n’y était pas. Et lorsque nous sommes arrivés pour la première fois en France, le
cœur a parlé. Bien sûr, au-delà des petites villes charmantes, de la beauté des paysages, de
la douceur de la nature, Soljenitsyne a été conquis par Paris, par le nombre incroyable de
* Cet entretien a été réalisé en marge d’un symposium universitaire consacré à Alexandre Soljenitsyne, en mars 2009,
à Paris.
** Galia ACKERMAN est spécialiste du monde russe et postsoviétique, est journaliste à Radio France Internationale,
essayiste et traductrice. Elle est l’auteur de Tchernobyl, retour sur un désastre (Paris, Buchet Chastel, 2006).
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gens qui n’étaient pas de simples amateurs, mais de vrais passionnés de la littérature. Il a
été aussi conquis par le nombre de ses lecteurs: des gens l’arrêtaient dans la rue, un épicier
ou un vendeur de fruits de mer, en tablier, voulaient lui serrer la main. Soljenitsyne
pensait d’abord que les gens le reconnaissaient après l’avoir vu à la télévision. Pas du tout.
Certes, ils l’avaient vu à la télé, mais ils avaient aussi lu Le Pavillon des cancéreux ou Le
premier cercle, avant la publication de L’Archipel du Goulag en France.
G.A.: Parmi ces cordes dont vous parlez, il faut peut-être mentionner les éditions d’YMCAPresse, à Paris. Le directeur de cette institution, Nikita Struve, publiait Soljenitsyne en russe
et faisait tout son possible pour que ces livres, imprimés en petits caractères sur du papier
très fin, puissent franchir la frontière et être secrètement diffusés en URSS. Et puis, c’est en
France que se trouvait votre remarquable éditeur Claude Durand, le patron de Fayard.
N. S.: En effet, Nikita Struve et Claude Fayard sont devenus nos amis avant même que
nous fassions leur connaissance et ils le sont restés. Mais il faut dire aussi que depuis ses
jeunes années, Alexandre Issaïevitch était très attiré par l’émigration russe. Or, la France
était historiquement le pays où vivaient des millions d’émigrés russes, bien plus
nombreux qu’à Berlin ou à Prague. Soljenitsyne a sillonné toute la France, pour rencontrer des « vieux », comme nous les appelions avec tendresse. Il était très pressé, et il avait
raison, car chaque année emportait des témoins de la révolution et de la guerre civile.
Nous avons rassemblé quantité de mémoires transcrits par Soljenitsyne ou écrits par euxmêmes, que nous avons ultérieurement transmis à la Bibliothèque de l’émigration russe
créée à Moscou sur notre initiative. D’ailleurs, c’est Nikita Struve qui a aidé Soljenitsyne à
rechercher ces « vieux ». On a vraiment parcouru tout le pays! C’était donc cela aussi l’attraction qu’exerçait la France sur Alexandre Issaïevitch. Il éprouvait une profonde reconnaissance envers la France pour avoir préservé la culture russe.
G.A.: Cependant, la France est un pays divisé. Il existe une France traditionnelle, positiviste, avec ses racines paysannes, mais il existe également une France aux racines révolutionnaires. L’attitude de Soljenitsyne à l’égard de cette dernière a été clairement négative.
Et je pense qu’il n’y a qu’en France qu’une discussion est possible comme celle à laquelle j’ai
récemment participé sur la chaîne Histoire: « Soljenitsyne, réactionnaire ou prophète? »
Or, si la France reste fortement divisée à ce jour, ses divisions ont été bien plus fortes encore
à l’époque où vous êtes arrivés en Occident et voyagiez à travers la France. Le Parti
communiste était encore puissant dans les années 1970 et Soljenitsyne régulièrement
attaqué. D’ailleurs, l’homme politique d’extrême gauche, Jean-Luc Mélenchon, fondateur
du « Front de gauche », participait à l’émission que je viens de mentionner pour y traiter
Soljenitsyne de réactionnaire. Comment Soljenitsyne tenait-il tête à cette France-là?
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N. S.: Comme vous le savez probablement, Alexandre Issaïevitch n’avait pas toujours eu
une attitude négative vis-à-vis de la Révolution française. Jeune homme, il était emballé
par l’œuvre de Lénine en tant que continuateur de Marx, il croyait que les révolutions
marxistes étaient porteuses du bien. Et il a changé d’avis après avoir étudié une masse de
documents. Soljenitsyne n’a jamais été un auteur qui écrivait pour étayer un point de vue
préexistant. Celui-ci changeait, au fur et à mesure qu’il assimilait les différentes sources. Et
dans son rapport à la Révolution française, sanglante, mais pour beaucoup une noble
flamme de l’humanité, c’est en se basant sur l’étude de documents et mémoires qu’il a fait
son cheminement, passant de la gauche à la droite.
Ce fut la même chose pour son interprétation de l’histoire soviétique. La France l’attirait
aussi en tant que champ de bataille. Il n’évitait jamais des confrontations directes, bien
qu’il n’aimât pas les débats télévisés.
G.A.: En France, L’Archipel du Goulag a joué un rôle énorme dans le changement idéologique au sein de l’intelligentsia de gauche, grâce à deux jeunes philosophes, BernardHenry Lévy et André Glucksmann, qui ont eu, les premiers, l’audace de proclamer
qu’aucun idéal ne pouvait justifier le Goulag. Le totalitarisme soviétique n’était en rien
meilleur que le totalitarisme nazi. Comment Alexandre Issaïevitch a-t-il réagi à ces changements survenus en France?
N. S.: Au début, il était très étonné. Naturellement, ce développement suscitait son intérêt
et sa sympathie, bien qu’il ne fût pas convaincu que ce tournant dans la société française
serait durable. Il se réjouissait que la réévaluation de l’expérience communiste se soit
propagée non seulement en France, mais aussi en Italie et en partie, en Espagne.
G.A.: Au cours de cette même discussion télévisée, Jean-Luc Mélenchon regrettait sincèrement que L’Archipel du Goulag ait compromis les idées de la gauche et les idéaux des
Lumières et imputait à Soljenitsyne la difficulté actuelle de construire une nouvelle
doctrine idéaliste.
N. S.: On pourrait consoler M. Melenchon, car s’il est difficile de construire une telle
doctrine en France, pays prospère malgré la crise, dans la Russie actuelle où la vie est très
difficile et où le passage du socialisme au capitalisme a été très brusque, la renaissance de
telles doctrines semble possible. D’ailleurs, Soljenitsyne avait toujours averti que ce
passage serait pénible et donc appelé à la prudence. Les idées de la liberté en Russie ont été
compromises, car on y avait tenté, de façon irréfléchie, d’imiter l’Occident. J’espère qu’il
ne se trouvera pas de leader charismatique en Russie pour séduire les masses par une
nouvelle doctrine révolutionnaire, mais si un tel leader apparaissait, il trouverait sans
difficulté des partisans. En Russie, il est facile de mobiliser des gens autour la justice
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sociale comme valeur suprême, il est facile de convaincre que le capitalisme sauvage n’est
pas meilleur que le Goulag. On vit un moment dangereux.
G.A.: Pour construire une doctrine capable d’« allumer » les masses, il faut tout d’abord
réécrire l’histoire nationale, rendre le passé soviétique plus « présentable ». Or, cette réécriture de l’histoire a déjà commencé. Lorsque, d’un côté, on lit l’étude récente de Nicolas
Werth, qui décortique les mécanismes monstrueux de la Grande terreur et que, de l’autre,
on parcourt des nouveaux manuels scolaires russes, on comprend à quel point l’intention
de « rationaliser » les purges staliniennes et de glorifier l’époque de Staline est injustifiée et
injustifiable. Une telle réécriture n’est-elle pas un prélude à l’apparition d’un nouveau
leader révolutionnaire charismatique?
N. S.: Ce qui s’est produit en Russie dans les années 1990 me semble irrévocable. On n’assistera pas à un retour au stalinisme, même sous une forme moins cruelle. Mais vous
parlez d’une réécriture de l’histoire, alors que le vrai problème de la Russie est ailleurs: sa
véritable histoire n’a pas été écrite. Ou plus exactement, on a empêché cette histoire véritable d’être reconnue.
C’est une énorme faute de la part de la direction eltsinienne, tant vantée par nos démocrates. Car elle pouvait alors condamner de façon claire et nette les crimes soviétiques et
s’en repentir. Mais elle ne l’a pas fait. Elle est donc lourdement responsable de la réaction
ultérieure, désormais soutenue par les difficultés économiques. Si on avait proclamé de
façon claire: « Oui, dans le passé, il y a eu des choses positives, mais on exterminait des
innocents par millions, c’était du cannibalisme, et nous condamnons ces atrocités », alors,
la réécriture de l’histoire aurait été impossible.
G.A.: Alexandre Issaïevitch et vous-même aviez des relations de confiance avec la direction
russe actuelle. Peut-être n’est-il pas trop tard pour se repentir de la période soviétique?
Avez-vous la possibilité d’influencer les dirigeants?
N. S. : Nous n’avons pas eu de relations de confiance avec qui que ce soit. Eltsine a
rencontré Soljenitsyne une seule fois, contre l’avis de ses conseillers. C’est tout. Pendant
toute l’époque eltsinienne, Soljenitsyne était très loin du pouvoir.
Quant au repentir, le moment a été tragiquement loupé. Sous Eltsine, le pouvoir surfait
sur une vague d’enthousiasme général, lorsque des milliers de personnes se rassemblaient
sur la place du Manège ou sur la place Rouge. Alors, le repentir exprimé par ce pouvoir
aurait été perçu comme la voix du peuple. Aujourd’hui, aucun homme politique pragmatique ne peut le faire, car il ne serait pas soutenu. Celui qui ferait une telle déclaration
aujourd’hui serait sifflé et hué. Qui oserait un tel suicide public?
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