La cage du rossignol - Béthanie

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La cage du rossignol - Béthanie
La cage du rossignol
Etudiante en Ecole de commerce, de formation littéraire, je suis, comme tout un chacun, et
plus particulièrement comme tout catholique pratiquant, interpelée quotidiennement par ces
guerres qui déchirent les pays d’Orient où est née la religion que nous professons. Aujourd’hui,
les persécutions que subissent les Chrétiens d’Orient sont plus fortes encore que celles que
connaissaient les premiers chrétiens. Contre cela, il faut agir à sa mesure, certes. Mais les mots
devraient également nous guider, puisque nous professons une parole vivante. Face à une
situation qui nous laisse « sans mots », ouvrons à nouveau la Bible. Le Cantique des cantiques,
ce chant d’amour à la poésie pure, m’a profondément marqué en certains de ses versets : on
peut, selon moi, y puiser une beauté et une puissante espérance qui n’élude pas le mal et la
souffrance, mais l’accompagne. De là est née l’idée d’accompagner le calvaire d’une petite fille
d’aujourd’hui avec ces mots d’amour. Une sorte de Cantique des cantiques qui éclairerait
l’actualité. Ce texte n’a pas de vocation précise, si ce n’est d’amener son lecteur à se replonger
dans les textes qui doivent guider notre compréhension, nos paroles et nos actions : l’Ancien
et le Nouveau Testament. Et de prendre conscience que l’appel à la sainteté n’est pas une vieille
histoire oubliée dans un bouquin empoussiéré.
Chant 1
« Je suis noire et pourtant belle, filles de Jérusalem
Comme les tentes de Qédar,
Comme les pavillons de Salma.
Ne prenez pas garde à mon teint basané ;
C’est le soleil qui m’a brûlée. »
Elle était douce et belle, souriante à l’avenir serein, elle était vierge et pure, une enfant à la voix
cristalline du rossignol qui lance sa trille au soleil levant de l’orient. C’était une enfant du bonheur, une
enfant de l’amour fécond qui coule en miel sucré dans les oasis majestueux des vallées de l’Euphrate.
C’était une enfant de Mossoul la majestueuse, Mossoul aux tours d’ivoire, aux coupoles dorées par la
lumière drue. Une enfant du désert et des jardins opulents de Babylone, des terrasses ombragées de
Qédar. Elle riait sous les palmes fraîches et les amandiers en fleurs, elle courrait, libre, dans les ruelles
tortueuses de la grande cité. Elle s’appelait Myriam, elle faisait la joie de ses parents heureux, qui
l’aimaient et la regardaient grandir avec fierté. Elle était la seule fille, la promesse attendue après quatre
garçons grands et forts. Elle était belle, elle avait un timbre si clair…
Elle était née dans une rue calme de Mossoul, un quartier sans histoire, un quartier aux milles
histoires plutôt, qui font la richesse et la force d’un pays à l’héritage millénaire. Elle était née dans une
famille sans histoire, une famille qui puise sa sagesse et sa stabilité dans une promesse lointaine mais
bien vivante : la promesse d’un Dieu ressuscité qui l’aime et marche à ses côtés. Myriam était chrétienne.
Fille de Sion au cœur du croissant fertile, elle gardait en son cœur des paroles apprises depuis ses
premiers jours. Des paroles de poésie mystérieuse, des paroles de récits tumultueux, les paroles d’un
Testament, ancien et nouveau. Avec ses frères elle jouait en se faufilant entre les tréteaux bancals du
vieux marché. Elle était libre et belle, si belle avec sa souple chevelure de geai, volant au souffle chaud
du désert. Elle avait une force que d’autres n’auront jamais, elle savait contempler, et elle souriait aux
merveilles du monde qui s’ouvrait à elle. Son rire était clair comme les gouttes de lumière tremblantes
dans la moiteur de midi, chargées des parfums lourds de rose et de jasmin.
Qu’elle était belle, ma bien-aimée, elle rayonnait comme le soleil, emplie de confiance et de
joie, elle donnait tant d’espoir à ceux qui croisaient son regard. Elle n’avait jamais fait grand mal. Tout
au plus semblait-elle parfois vive comme un chat sauvage, pour se chamailler avec ses grands frères qui
la taquinaient. Ses grands frères qui jouaient à la guerre, pour faire semblant, mais devenaient si doux
avec leur petite Myriam. Juché sur les épaules de l’aîné, elle regardait en direction de la mer. On lui
avait dit que des navires partaient là-bas vers d’autres cieux, vers des continents froids où les hommes,
dans la pâleur des palais, avaient apporté la bonne nouvelle. On lui avait parlé de Rome où vit un Pape,
on lui avait parlé de Pierre et de ses successeurs éparpillés sur toute la surface de la Terre. Mais sa fierté,
c’était de venir du pays de Salomon, du pays de David, de ce croissant de terre féconde où toute histoire
avait germé.
Chant 2
« Lève-toi, mon amie, ma belle, et viens!
Ma colombe, qui te tient dans les fentes du rocher,
Qui te caches dans les parois escarpées,
Fais-moi voir ta figure,
Fais-moi entendre ta voix;
Car ta voix est douce, et ta figure est agréable. »
Mais un jour, une ombre s’est profilée sous le soleil paisible de mon rossignol. Un voile de
poussière et d’angoisse est tombé sur Mossoul aux milles coupoles, et les chants se sont tus. Myriam a
vu le front soucieux de ses parents barré d’un trait de fer, ce trait rude des jours mauvais. Des jours de
guerre. Le fléau avait un nom qui peu à peu s’est répandu sur toute la surface de la Terre, un nom comme
un aboiement de chien rauque. Dans des communiqués secrets, diffusés après les pires horreurs, au fil
d’attentats qui se multipliaient depuis la région des sables du désert. Daesh. Un nom qui s’est mis à faire
peur, parce qu’il portait avec lui le vent de la haine et de la destruction, caché derrière le saint nom
d’Allah. Myriam et ses grands frères ne l’ont pas cru d’abord. La guerre n’était qu’un jeu pour les jours
de soleil, entre les dédales plein de vie du marché de Mossoul. La guerre n’existait pas dans leur monde
d’enfant, où le père protecteur veillait à leur moindre besoin. Il y avait tant d’amour, et le reste importait
si peu.
Mon rossignol, jamais tu n’aurais dû connaître ce nom sale qui a détruit en ton sein la confiance
immense pour ce monde d’adultes. Jamais tu n’aurais dû prononcer ce simple mot de guerre, qui
désormais retentit chaque jour à tes oreilles, et effleure sans cesse tes lèvres d’innocente. Il s’est
multiplié, dans la rue, dans les journaux, à la télévision et dans chacun des quartiers de Mossoul. Mais
dans le quartier de Myriam, plus qu’ailleurs, il a enflé comme le crapaud pustuleux. Les premiers mots
d’adultes, Myriam ne les comprenaient pas. Des histoires sombres et compliquées de politiques et
d’influences. Mais la phrase enfantine est née un jour dans la cour de l’école : Daesh tue les chrétiens.
Ce sont des infidèles. Chaque jour que Dieu fait, chante, mon rossignol, ta fidélité au seigneur qui garde
ta vie. Il est ton rempart, ton roc, ta citadelle dans les murs de Mossoul où tu peux vivre en paix.
Il est ton espérance. Alors espère, fille de Sion, et refuse ces mots durs que l’on t’impose au coin
des rues de ta cité, parce que l’on meurt de peur et de doute, parce que l’on crève de jalousie et de dédain
pour ce monde lointain de palais et de Pape. Joue encore dans les rues de la vieille ville, cache-toi
derrière les étalages de fruits et d’épices, rie au soleil de Mossoul, pour ne pas leur donner raison, pour
leur montrer comme ils ont tort d’étouffer de rancœur quand ils pourraient simplement être libres et
heureux. Joue, comme avant, comme demain, pour toujours, parce que ça n’a pas d’importance d’être
montré du doigt pour sa foi, tant qu’au cœur toujours perdure cette petite flamme de la vie pétillante.
Chant 3
« Voici la litière de Salomon,
Et autour d'elle soixante vaillants hommes,
Des plus vaillants d'Israël.
Tous sont armés de l'épée,
Sont exercés au combat;
Chacun porte l'épée sur sa hanche,
En vue des alarmes nocturnes. »
Pour la première fois, aux portes de Mossoul, a retenti l’alarme qui prévient du danger. La
clameur sourde des haut-parleurs de la ville, qui psalmodient les paroles du prophète pour appeler
chaque jour à la prière, s’est transformée en un glapissement assourdissant qui glace le sang des habitants
de la cité dorée. Les bombes ont plu sur la ville, pour la première fois, et les chrétiens tapis dans leur
cave moisie ont attendu, comme tous, comme chacun, le soir sombre et le silence de mort qui conclue
la fin des combats. Myriam s’est blottie dans les bras de ses frères qui ne pouvaient plus jouer à la guerre,
maintenant qu’ils devaient survivre, au fond d’un trou obscur, pour échapper au pire.
Ils rêvent pourtant, ces frères vaillants, des trompettes de Jéricho qui ont fracassées les murailles
de la ville, de l’armure dorée du roi David qui s’est heurtée à grand bruit contre le corps morbide du
géant Goliath. Ils rêvent de mythes et de légendes, de contes où le mal serait toujours vaincu, dans un
combat grandiose. Ils ferment les yeux pour mieux voir les éclats de la gloire du peuple d’Israël, pour
ne pas remarquer la fumée des gravats qui s’infiltre à travers les dalles déchaussées de la cave. Ils rêvent
des palais de marbre des papes occidentaux, dont la blancheur lisse et glacée ne sera jamais fracturée
par le soufflement des roquettes. Ils rêvent d’un monde, ailleurs, où leur rossignol chanterait tout le jour
pour couvrir le bruit des explosions, pour transformer le chant de guerre en une balade d’amour.
Sans doute avez-vous raison de rêver, pour vous éloigner des querelles dont aucune gloire ne
pourrait sortir. Pour revenir à la paix, pour donner sur ces rives lumineuses toute attention aux fleurs, à
l’affleurement d’un sourire au coin d’une lèvre qui veut encore proclamer les louanges d’un Dieu terré.
Les remparts de Jéricho ont été démolis, la tour de Babel s’est effondrée à terre et les prophètes ont
essaimé du sel sur les restes calcinés de Gomorrhe, les ruines fumantes des maisons du bas quartier ont
empuanti l’air de Mossoul pendant plusieurs semaines. Mais en trois jours, le temple a été redressé,
Jérusalem restaurée, le Christ ressuscité. En quelques heures sur les lèvres de mon rossignol, un sourire
a pointé, et le chant est monté dans la lumière du soir, chant cristallin soutenu par les voix graves des
frères sauvés. Toujours la vie repart, mon rossignol, malgré l’alarme, parce qu’elle triomphera de tout.
Chant 4
« Comme un lis au milieu des épines,
Telle est mon amie parmi les jeunes filles.
Comme un pommier au milieu des arbres de la forêt,
Tel est mon bien-aimé parmi les jeunes hommes.
J'ai désiré m'asseoir à son ombre,
Et son fruit est doux à mon palais.
Il m'a fait entrer dans la maison du vin;
Et la bannière qu'il déploie sur moi, c'est l'amour. »
Myriam a lu dans le Coran que tous les musulmans et les chrétiens étaient frères, et
qu’ils se protègeraient, pour le salut du monde. Mais elle a entendu crier que les chrétiens étaient des
chiens, et qu’ils ne méritaient pas de vivre. Myriam n’a pas compris pourquoi la vie devrait être soumise
à cette condition, suivre Mahomet plutôt que Jésus, puisque tous, sur cette Terre, respirent sous les
mêmes cieux, invoquent le même Dieu. Mais elle est devenue infidèle, une petite infidèle, traître à la
Vérité. Petite fille infidèle… Mais mon rossignol n’a jamais menti, pas même à ses grands frères
lorsqu’elle jouait en se cachant entre les tréteaux du marché. Qui pourrait-elle trahir ? Comme elle est
loin de ces haines d’adultes, de ces conflits qui grondent aux portes des mosquées, au sortir des églises.
Tous, on les appelait les gens du Livre. Mais des livres, ils n’en veulent plus, ils ne veulent plus
que la parole dure et violente, la parole de la mort donnée pour le Djihad : « Allah akbar ». Oui, son
Dieu est puissant, mais il est aussi l’enfant de la crèche, Myriam en est sûre, l’enfant tout petit et tout
humble dont elle peut se rapprocher au soir de Noël. Sa force, c’est son amour, et il ne porte pas d’arme.
Sa force, c’est ce sourire et ces bras sur la croix ouverts au monde entier, aux plus pauvres et aux plus
malades, à tous les désarmés. Allah n’a pas besoin de bombes qui sèment la terreur dans les rangs des
infidèles. Dans le cœur de Myriam, Jésus meurt sur une croix, et en mourant, il se tourne vers celui qui
l’a renié, vers le bon larron qui vole parfois sur le marché, et qui lui demande, aux derniers instants :
« garde moi une place auprès de toi ».
Myriam n’a pas lu beaucoup, mais elle a entendu le Coran, elle a appris, furtivement, dans les
exemplaires de ses amis d’école, les paroles du prophète, et ses promesses pour le peuple élu. Elle sait
que ses amis ne lui veulent aucun mal, parce que personne sur la Terre ne voudrait tuer pour Allah. Elle
en est certaine, ils se trompent et disent sciemment des mensonges contre Allah. Mais mon rossignol
garde sa vérité pour elle, pour ne pas être confondue à l’école, pour ne pas être montrée du doigt comme
une traîtresse et une menteuse. Parfois, elle le sent : les hommes deviennent fous, dans les allées
rutilantes de Mossoul la magnifique. Mais elle n’est qu’une enfant : qui est-elle pour en juger ?
Chant 5
« Sur ma couche, pendant les nuits,
J'ai cherché celui que mon cœur aime;
Je l'ai cherché, et je ne l'ai point trouvé...
Je me lèverai, et je ferai le tour de la ville,
Dans les rues et sur les places;
Je chercherai celui que mon cœur aime...
Je l'ai cherché, et je ne l'ai point trouvé. »
Dans les jardins ombragés de la ville de Mossoul surplombant les collines de sable du désert,
mon rossignol si jeune admirait la beauté d’un garçon qui flânait, seul aux bords des remparts. Tu es
jeune mon rossignol, mais déjà tu sais bien que tu n’as que ce jour pour aimer, innocemment, pour
t’émerveiller de l’heure qui passe, et de l’autre qui vit encore lui aussi, tout simplement. Ce garçon, oh
comme tu l’aimes mon rossignol, comme il est charmant, et prévenant avec toi. Cette étincelle de respect
et d’admiration qui brille dans son regard, parce qu’il sait que tu es unique, avec ton rire si précieux et
tes boucles de geai. Comme votre amour est beau, Myriam, parce qu’il est chaste et pur, l’amour de
deux anges qui ne savent pas bien encore pourquoi ils sont sur terre, mais qui vivent de tout cœur et
jamais ne feraient aucun mal.
Ce garçon, comme il t’aime, mais comme il te regarde aussi, de son air triste et doux, et n’ose
pas poser sa main maladroite sur ton visage lumineux, par peur de trahir, de désobéir à ceux qui font les
lois. Il a peur de parler à une chrétienne condamnée, lui qui suit les préceptes de Mohamed. Il ne sait
pas très bien ce que Mohamed pourrait comprendre au feu qui brûle dans ses veines et à la pulsion sourde
dans son cœur, qui lui donne envie de bondir et de crier au monde entier que Myriam est la belle et
l’aimée. Mais il est droit et franc, il ne peut pas mentir, il ne peut pas cacher à sa famille, à ses amis,
qu’il voudrait prendre la main de cette petite chrétienne que tout le monde dévisage à l’école. Alors il
ne dit rien, il se tait mais contemple avec elle le soleil couchant sur le désert, vers l’occident inconnu.
Ils contemplent et comprennent, combien faibles les mots devant la beauté du monde, combien vains les
combats quand on aime et qu’on se sait aimé.
Aux premières ombres sur les coupoles de Mossoul, ils se quittent en courant dans le dédale
obscur des ruelles de la ville, avec cette amertume, mêlée d’espoir intense. Ils ne se reverront peut être
pas, Myriam n’a plus le droit de se rendre à l’école, il le sait. Mais il imagine la suite de l’histoire, et
dans ses rêves il prend entre ses bras forts mon petit rossignol, pour la protéger pour toujours des nuages
de Mossoul, pour ne plus jamais vivre qu’en contemplant le soleil couchant sur la ville, du haut des
remparts ombragés de laurier.
Chant 6
« Lève-toi, ma bien-aimée,
Ma belle, viens-t’ en.
Car voilà l’hiver passé,
C’en est fini des pluies, elles ont disparu.
Sur notre terre les fleurs se montrent.
La saison vient des gais refrains,
Le roucoulement de la tourterelle se fait entendre
Sur notre Terre ».
Mon rossignol lisait, dans le jardin tranquille de la maison de Mossoul. Dans la belle Bible reliée
de son père, Myriam apprenait la prière des psaumes, la profonde poésie de ces vers égrenés au son de
la harpe sur les terrasses ombragées du roi Salomon, elle buvait ces mots, comme un baume dans le
silence de l’après-midi. Elle regardait émerveillée les petites images d’or aux marges de l’écriture, les
dessins fins devant lesquelles elle rêvait, aux jours où elle ne pouvait pas encore lire. Myriam était une
élève brillante, lorsqu’elle pouvait aller à l’école sans craindre de se faire battre parce qu’elle est
chrétienne. Qu’elle aime ces longs après-midis au bord des reflets clairs du bassin, auprès de sa mère
qui lit aussi à l’ombre des feuillages. Mais dans Mossoul la tortueuse, le calme n’a pas duré.
Quelqu’un a crié dans le soir baigné des saveurs d’oranger : « la bibliothèque ! ». « Ils ont
attaqué la bibliothèque ! ». Une explosion vive a retenti au tournant de la rue, et Myriam s’est précipitée
sur les pas de son père et de ses frères ainés. Le feu gronde, il implose à l’intérieur des murs retournés
comme des écorces racornies, les explosions continuelles projettent l’éclat de verre des grands vitraux,
dans une violence inouïe. Les bouffées acres serrent la gorge, piquent les yeux. Des larmes noires de
cendres coulent sur le visage aveugle d’angoisse. Dans le tourbillon sombre, des feuillets entiers
s’éparpillent en fines particules dans le ciel délavé de Mossoul. Les plus beaux manuscrits dans le ciel
de leurs pères. Les plus précieux passages du Coran, les sagesses de Jéhovah et d’Allah, de Jésus et de
Mahomet. De la fumée soufflée par le vent. Tout cela, parce qu’ils ne savent pas lire.
Son père l’a saisi par le bras, il a protégé de sa manche le regard de mon rossignol. Il l’a caché
en tremblant. Mon enfant, mon tout petit, dans quel monde t’ai-je fait naître ? Dans quel monde détruiton les trésors de nos pères ? Ma fille unique, ma perle si précieuse, combien j’ai rêvé pour toi, depuis la
nuit d’amour où tu as vu le jour, combien j’ai tremblé devant ta fragilité d’enfant, combien j’ai espéré,
pour toi et pour tes frères, des jours où le miel coulerait en or fin, où tu serais la fleur de ce pays, le
réconfort de mes vieilles années, la fierté de ton sang, le lys qui embaume, fier et sensible. Le jour où tu
t’épanouirais sous le ciel sans nuage de Mossoul. Et maintenant la fumée des livres obscurcit l’horizon,
et mon espoir part en lambeau avec les copeaux fumants de parchemins. Il pleurait de détresse, ce père
chaviré de chagrin et de peur, il pleurait devant son enfant qui ne comprenait pas l’absurdité du monde.
Blottie contre son père, le rossignol a chanté dans la guerre sale et triste, dans la fumée des livres et le
sang des chrétiens : « si tu traverses les eaux de la mer, je suis avec toi, si tu traverses le feu, ne crains
pas ».
Chant 7
« Dis-moi donc, toi que mon cœur aime,
Où mèneras-tu paître le troupeau,
Où le mettras-tu au repos, à l’heure de midi ?
Pour que je n’erre plus en vagabonde,
Près des troupeaux de tes compagnons. »
Le voisin l’a dit l’autre jour, il faut fuir. Fuir de Mossoul, fuir les murailles protectrices qui vont
se refermer sur leurs proies. Là-bas, sur la côte, les plages de Syrie sont le refuge des innocents qui
partent sur la moindre planche de bois pour échapper à leurs bourreaux. Myriam imagine la mer. La
mer, cuirassée par l’éclat du jour, infinie, toujours, sous son regard éperdu de tristesse. Les navires qui
s’en vont, qui s’en viennent, chargés de chevaliers noirs bardés d’explosifs et de couteaux tranchants,
ombres furtives prêtes pour le combat, chargés d’enfants chrétiens, livrés pour le sacrifice de leur race.
La mer charriant les âmes épouvantées qui fuient pour vivre, dans l’occident lointain où l’on recueille
les migrants comme le père qui festoie pour son fils prodigue, dit-on dans les ruelles abandonnées de
Mossoul.
Myriam se souvient de ce grand arc-en-ciel, au-dessus de l’arche d’alliance, qui protégeait Noé
et les siens du tumulte des flots. Quand les animaux sont descendus de l’arche, ils ont repeuplé la terre,
ils ont été féconds et ils ont porté du fruit. A nouveau, Myriam le croit, les Hommes descendront de
leur arche frêle de bois, et de nouveau il n’y aura plus qu’une terre d’amour, une terre du Dieu tout
puissant et tout petit, du Dieu très humble et majestueux. Ce grand arc-en-ciel, il brillera de ses couleurs
pâles au-dessus des remparts de Mossoul, et le rossignol glissera sur ses voies légères, dans la lumière
aqueuse de ses rayons. Elle voit les mains tordus de son père qui ne sait que faire, elle sent la déchirure
de sa mère qui ne veut pas quitter la maison de Mossoul. Elle lit la peur du peuple de Moïse qui fuit
l’esclavage égyptien pour gagner la terre promise. Elle lit la peur de la Sainte Famille de Bethléem qui
fuit le massacre des enfants innocents pour trouver refuge en Egypte. Et tous ces va et vient, de siècles
en siècles, tous ces hommes chassés qui n’aspirent qu’au repos.
Dans les rues désertées de Mossoul, le rossignol a chanté, et les flots se sont ouverts. Les enfants
du Christ sont passés à pieds secs, sur le sable de leur terre. L’eau s’est dressée en remparts, l’eau de
leur baptême les a protégés de l’ennemi pressant. Le rossignol a chanté, et la mer a englouti avec fracas
les terroristes bardés d’armes, les ombres sombres des destructeurs. La mer a préservé les esclaves en
fuite, la mer a repris Pharaon et ses cavaliers, et l’Histoire de la promesse sans cesse se répète. Oh rivière
profonde ! Ma maison est au-delà de ses rives, entre des roseaux frêles pliés au vent. Ma maison où le
blé mûr danse sous la brise, où le calme et la sérénité sourient aux hommes de bonne volonté. Ma maison
est au-delà de ses rives, dans les bras de mon Père. Dans ma maison, chante le rossignol, je dirais les
louanges de la vie, et rirai tout le jour pour le soleil. Rien ne saurait me séparer du Dieu qui m’aime.
Chante rossignol. Aucune désespérance ne pourra venir à bout du projet de Dieu sur ta vie.
Chant 8
« J’ai ouvert à mon bien aimé,
Mais tournant le dos, il avait disparu !
Sa fuite m’a fait rendre l’âme.
Je l’ai cherché mais ne l’ai point trouvé
Je l’ai apelé, mais il n’a pas répondu !
Sa fuite m’a fait rendre l’âme ! »
Les cloches de Mossoul se sont tues. Les cloches ont cessé de sonner dans la nuit du Salut. Le
Christ est ressuscité, mais les chrétiens sont morts, ont crié les terroristes. Dans la nuit de Pâques, terrés
dans les sous-sols de leurs maisons, ils ont prié en silence, enfermés chacun dans leur peur. La ceinture
aux reins, les sandales aux pieds, le bâton à la main, ils mangent en toute hâte l’agneau pascal. Prêts à
partir pour vivre encore, pour vivre heureux et témoigner du ressuscité sans risquer toujours de mourir.
Cette nuit-là, a lu Myriam, le Seigneur a parcouru l’Egypte, il a frappé tous les premiers nés, hommes
et bêtes, dans le pays d’Egypte. Le sang était pour eux un signe, le sang de l’agneau immolé sur le
montant et les linteaux des portes. En voyant le signe, le seigneur est passé outre, et les esclaves d’Israël
ont été épargnés. Ce jour-là, Yahvé sera fêté, c’est un décret perpétuel. Alors, comme en ce jour de la
libération, les chrétiens reclus dans l’obscurité célèbrent la Pâques du Seigneur, sans cloche, sans
ostensoir, avec la simple force de leur prière désespérée. Le Seigneur a fait sortir son peuple opprimé
d’Egypte, et malgré tout, Myriam s’endort en paix entre les membres de sa famille.
Au matin sur leur porte, un signe sanglant est apparu : le signe du Nazaréen. Le sceau du
serviteur ironiquement tracé sur les maisons de ceux qui allaient mourir pour son nom. Au bout de la
rue, des cris ont retentis. Les hommes voilés de noir ont chassé les chrétiens de leur maison, ils ont
massacré les chefs de famille, froidement, d’une balle, et ont laissé fuir les femmes épouvantées. Les
frères de Myriam ont accourus, au-devant de la foule, pour protéger leurs amis. Myriam ne l’a pas vu,
elle était cachée par les silhouettes hautes des voisins, mais elle a entendu le bruit sec des balles. Et son
cœur s’est fendu comme une pierre sèche du désert. Elle s’est laissé porter par la vague mouvante des
hommes pris de folie. Elle avait perdu ses grands frères pour toujours. Pour le seul nom de Dieu.
Des corps déchiquetés devant ses yeux d’enfant. Du sang, partout, le sang de ses frères qui coule
sur la terre morte de sable. Des corps aimés devant les yeux de mon rossignol. Où prendra fin l’horreur
? Il n’y a pas d’autre Enfer que cette Terre, que cette ville où l’on meurt assassiné. Sans un regard, sans
une pensée. Sans protéger les enfants chavirés qui se noient dans la mare du sang de leurs parents. Mon
rossignol a couru, à perdre haleine, dans les ruelles sales de Mossoul, couru pour se perdre et oublier,
couru pour ne plus être elle-même. Couru pour ne plus souffrir, pour ne plus vivre et pour pleurer, de
toute son âme, de tout son corps sur le désastre de sa vie.
Chant 9
« Je dors, mais mon cœur veille,
J’entends mon bien aimé qui frappe.
Ouvre-moi, ma sœur, mon amie,
Ma colombe, ma parfaite !
Car ma tête est couverte de rosée,
Mes boucles, des gouttes de la nuit ».
Myriam a entendu à la radio que tous les Chrétiens étaient morts, et que l’Occident s’en fichait
bien, d’une poignée d’hommes abandonnés à leurs croyances absurdes. L’Etat a répété qu’il n’y avait
de salut que l’Islam qui tue pour conquérir. Les horizons de la terre se sont rétrécis en peau de chagrin
et Mossoul s’est renfermée sur sa tristesse et sa peur, dans la solitude morte d’une enfant perdue. Myriam
a entendu les hommes de foi mentir à la radio, détruire son espérance, et supprimer sa paix. Mais elle
rêve, mon rossignol, elle rêve de ses grandes ailes déployées dans l’air froid, au-dessus des mers, audelà du continent assoiffé de soleil, déployées vers ces terres du nord où l’on se fiche de Dieu et des
hommes qui meurent. Elle rêve de savoir s’il n’en reste pas un, qui, avec elle, pourrait chanter sa peine.
Elle pense à l’homme effondré au mont des Oliviers. Tous ses amis dormaient, sauf celui qui allait le
trahir. Les mains cachaient son visage et il criait vers son Père muet : « Pourquoi m’as-tu abandonné ?!
». Et Myriam crie, à son tour. Oh le cri étranglé de mon rossignol, elle s’étouffe de ne pouvoir pleurer
comme l’enfant qu’elle devrait être ! Peuples, laisserez-vous mon rossignol seule avec sa souffrance ?
Que faut-il pour briser enfin vos cœurs barricadés ?
Proclamez, enfants de David, proclamez, terre entière ! Allez par les sentiers perdus, entrez dans
toutes les villes, secouez la poussière de vos pieds et dites-le haut et fort, dites le bien clairement pour
que le monde entier entende : ils capturent et tuent mes enfants, ils réduisent à néant des familles, des
vies innocentes. N’ayez pas peur, ne craignez rien, mais osez parler : oui, le néant les habitent, et la
haine est leur seul soutien. Devenez ce que vous devez être, hommes de bonne volonté, mettez le feu au
monde ! Embrasez-le d’amour ! Ici, dans ce pays aride, le soleil noir marque au fer blanc son serviteur
soumis. Le soleil, aveugle de gloire, ivre de puissance, terrasse de ses rayons drus la nuque des
oppresseurs, il fait naître et rugir la violence barbare et la folie douce. Sous le soleil de leurs pères, les
extrémistes tuent pour la gloire d’Allah.
Elle se souvient de ce pays, mon rossignol, du pays de ses pères, depuis toujours. La bouche
amère, le sel sur la langue, la mer et le soleil, les pierres sèches et creuses, le désert, à l’horizon. Rien,
rien, à perte de vue, le vide et le néant, et au milieu de cette terre racornie, le Dieu créateur, qui élève et
rassure, qui console et promet : « ne crains pas, car je suis avec toi ». Elle se souvient du ciel étoilé audessus de Mossoul et la promesse faite à Abraham : « aussi nombreuses que les étoiles dans le ciel sera
ta descendance ». Les étoiles brillent toujours dans le ciel froid de Mossoul, et une à une, les têtes
tombent, fils de David, fils de Salomon, fils de Paul et fils de Pierre, gardiens de la promesse. Le sang
ruisselle en sillons noirs, mais les étoiles toujours brillent de leur éclat immortel ; chaque nuit sombre
de la foi, elles rappellent l’alliance de fécondité et d’amour divin. De quelle gloire vous enorgueillissez
vous? Quel pouvoir avez-vous sur ma bien-aimée ? Votre gloire est un filet de brume qui s’évapore dans
la fumée de vos massacres. Ma bien-aimée, mon rossignol si fragile et si doux, je lui ai donné sans
partage la vraie gloire éternelle : le droit d’aimer sans mesure.
Chant 10
« Tes joues restent belles, entre les pendeloques,
Et ton cou dans les colliers.
Nous te ferons des pendants d’or et des globules d’argent ».
« Que tu es belle, ma bien-aimée,
Que tu es belle !
Tes yeux sont des colombes. »
Tu restes belle, ma bien-aimée, malgré la guerre qui gronde, malgré tes parents déportés et tes
frères tués par les balles aveugles des islamistes. Tu restes belle, ma bien-aimée, avec tes pendants d’or
qui s’étranglent dans les chaînes d’aciers enserrant ton corps. Tu restes belle parce que je t’aime, parce
que tu m’aimes, depuis toujours et à jamais. Tes chaînes, tu ne peux pas les briser de tes mains, mais
mon alliance, ils ne la briseront pas de leurs bombes. Ils tuent, mais ils mourront, et toi, tu ne mourras
pas. Ils t’ont surprise, ceux qui gardent les portes de la ville, elles t’ont frappée, elles t’ont blessée, les
sentinelles de Mossoul, ils t’ont enlevé ton manteau, ceux qui gardent les remparts. Tu courrais entre les
tréteaux vides du marché de la ville, comme autrefois dans ton enfance, comme la petite fille que tu
étais, jouant, insouciante, avec tes frères. Qu’ont-ils fait de ma bien-aimée ?!
Ils l’ont traînée, les chaînes chatoyantes mordaient son jeune cou, ils l’ont traînée, sur la place
du grand marché de Mossoul. Dans sa cage aux barreaux de fer, mon rossignol chantait. Ils ont mis sa
tête à prix et partagé ses vêtements. Ils ont tondu sa chevelure de geai, comme une bête que l’on va
abattre. Que tu étais charmante, ma bien aimée… Ils ont donné un prix à sa vie, pendu sur une pancarte
sale, autour de ses épaules. Ils l’ont acheté comme une agnelle qui donne du bon lait. Ils ont crucifié les
ailes légères de sa jeunesse au bois épineux de la poterne du marché. Ils ont donné un prix à sa vie et
l’ont vendu en esclave comme une souillon de Gomorrhe.
Alors la terre a tremblé et dans la rougeur du crépuscule, le ciel ensanglanté s’est ouvert à
l’occident. Les hommes ont rugis de haine, et la poigne dure du marchand a brisé l’échine frêle. Il a
craché à la foule assoiffée de folie et de meurtre : « Quel prix ? », et les hommes ont hurlé, leur houle
écumante de rancœur, leur rire ivre de cruauté. Le rossignol a levé ses yeux perdus vers le ciel muet. Au
dernier rayon aride, une voix douce et ferme a soufflé, dans le frémissement d’une brise légère : « Tu as
du prix à mes yeux, et je t’aime. Ne crains rien, car je t’ai racheté ».

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